Comptes rendus

Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2013, 332 p.[Record]

  • Diane Lamoureux

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  • Diane Lamoureux
    Université Laval

Depuis quelques années, Nancy Fraser s’occupe de faire publier en français certains de ses textes. Les articles réunis dans ce recueil ont été écrits entre 1984 et 2010. Les chapitres 1, 6, 9 et 10 ayant déjà été publiés en français, tout en étant pas forcément très accessibles, aussi est-il utile de constater que leur reprise dans ce recueil permettra à un public varié (études ou recherche), qui s’intéresse à la pertinence actuelle du féminisme comme théorie émancipatoire, d’y avoir accès. Depuis plusieurs années, Fraser mène une réflexion féministe originale qui vise à comprendre les inégalités de genre dans une triple perspective : comme inégalités économiques, qui structurent un marché du travail sexué où le modèle du pourvoyeur familial masculin a progressivement été remplacé à l’ère néolibérale et « postféministe » par le modèle familial à double revenu; comme inégalités culturelles, dans la mesure où nous vivons dans des sociétés androcentriques qui sont fondées sur la dévalorisation du féminin et l’infériorisation sociale des femmes qui se traduit par toutes sortes de violences et de discriminations; comme inégalités politiques (auxquelles Fraser oppose l’idée de la parité de représentation), puisque les femmes ont plus été des objets de politique que des sujets politiques. Depuis quelques années, Fraser s’intéresse également aux effets de la mondialisation et à ses conséquences sur l’action politique féministe. Bien qu’il représente encore un certain intérêt dans la perspective de la critique féministe de l’androcentrisme des disciplines académiques, le premier chapitre a assez mal vieilli. Fraser y montre les limites de la théorie développée par Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel sur deux plans : il ne voit pas que la famille est un lieu de rapports sociaux inégalitaires et le lieu de l’exploitation économique des femmes qui y fournissent un travail non rémunéré. Fraser a ici pour objectif de montrer que les théories critiques de la société ne sont pas exemptes de sexisme et se révèlent à tout le moins incomplètes pour penser les rapports sociaux de sexe comme rapports de domination. Le deuxième chapitre est intéressant, même s’il se veut une critique de l’État-providence dans sa version étasunienne, si tant est qu’une telle chose ait pu exister. Fraser y soutient, d’une part, que formuler les politiques publiques à partir des besoins et non des droits crée (ou reconduit) des formes de dépendance. Elle distingue par ailleurs trois modes de formulation des besoins : 1) la politisation de certains besoins par les subalternes; 2) la « re-privatisation » de ces mêmes besoins par des fournisseurs marchands de services; 3) les savoirs experts. Elle analyse principalement la dynamique entre les deux premiers modes, ce qui a encore une certaine pertinence à l’ère néolibérale. Le troisième chapitre est consacré à la notion de « dépendance » et à sa généalogie, travail que Fraser a mené de concert avec l’historienne Linda Gordon. Fraser montre comment cette notion a évolué depuis les débuts du libéralisme, les luttes que les travailleurs industriels masculins ont mené pour devenir « indépendants » et donc acquérir des droits politiques, puis des droits sociaux, les revers de cette « indépendantisation » des travailleurs dans la notion de « salaire familial » qui construit la dépendance des femmes et des enfants à l’égard du pourvoyeur masculin. Elle analyse également comment le mouvement féministe a partiellement changé les choses en ce qui concerne la dépendance des femmes, tout en contribuant à perpétuer le stéréotype de la « mère noire, célibataire, adolescente et dépendante de l’aide sociale » (p. 143). Elle examine enfin les divers discours critiques sur la dépendance qui se sont développés durant les luttes …

Appendices