Article body

Il y a maintenant 30 ans[1] qu’en Amérique du Nord les femmes à l’intérieur des syndicats mènent une lutte pour faire reconnaître l’importance des revendications concernant la maternité, la garde et le soin des enfants, le harcèlement et la violence (sexuelle, sexiste ou discriminatoire), l’équité en emploi et l’équité salariale. Ce faisant, les femmes luttaient du même coup pour l’élargissement du champ des questions d’intérêt syndical et faisaient reculer les limites des aspects négociables. Avec chacune de leurs victoires, on a vu grandir le champ de l’intervention syndicale légitime, le champ des responsabilités des employeurs, les liens entre mouvement syndical et mouvements sociaux et la tendance au syndicalisme de transformation sociale (social movement unionism) (Briskin et Bernardo 2005).

Cet éveil succédait à une longue période où se disputaient, dans les deux grands regroupements syndicaux québécois à majorité masculine[2], l’opposition au travail des femmes, d’une part, et le déni d’une particularité de la condition des femmes au sein de la condition ouvrière qui justifierait des structures, une stratégie et une action qui leur seraient propres, d’autre part. L’analyse syndicale de la question des femmes, avant les années 70, reflète bien un courant idéologique d’inspiration maoïste influent à ce moment et en vertu duquel le capitalisme est traversé par une contradiction principale entre le capital et le travail, qui subsume les autres. Les travailleuses et les travailleurs, qui qu’ils soient, y subissent une exploitation dont la nature commune dépasse les différences locales ou catégorielles; l’exploitation des femmes s’y voit donc reléguée au rang de contradiction secondaire.

Le mouvement des femmes des années 70 s’inspirait du mouvement des Noirs américains et revendiquait des droits collectifs au nom d’une discrimination exercée collectivement, dite aujourd’hui « systémique », c’est-à-dire exercée universellement (ce qui ne signifie pas uniformément) sur les membres d’un groupe définissable par une condition commune et au nom de cette condition (Piore 1995 : 25). Comme les militantes féministes syndicales étaient appuyées et soutenues par le mouvement des femmes à l’extérieur des structures syndicales et liées à lui, les droits revendiqués étaient indéniablement collectifs plutôt qu’individuels. Ils dépassaient le simple droit d’exception ou « d’exister dans sa différence » et le droit de porter plainte individuellement en cas de discrimination, tel que cela est prévu dans la Charte québécoise, entrée en vigueur en 1977, ne satisfaisait pas l’esprit de ces revendications (Legault 1991). L’accès à l’égalité en emploi était l’une d’elles et retiendra ici mon attention.

L’un des acquis de cette période concerne l’équité en emploi et, plus particulièrement, l’accès à tous les emplois sans égard au sexe et aux mêmes conditions; il s’agit des régimes d’équité en emploi qui, aux deux paliers de gouvernement, permettent les programmes d’accès à l’égalité (PAE) dans le régime québécois et les programmes d’équité en emploi (PEE) dans le régime canadien[3].

Un bref rappel historique me permettra d’abord de resituer l’émergence de ces programmes d’équité (PAE et PEE) dans son contexte. Plutôt que d’en faire l’histoire dans leur ensemble (voir à ce sujet Lamarche (1990) et Legault (1991)), je focalise d’entrée de jeu sur la pièce la plus controversée de l’approche nord-américaine, soit les mesures de redressement. Je ne vise qu’à rappeler pourquoi la promulgation de ce dispositif juridique a créé un grand remous. Un exposé partiel des retombées des régimes canadien et québécois met ensuite l’accent sur le quasi-échec des programmes d’équité dans les emplois de cols bleus, soit en milieu industriel. Puis je réagis à quelques pistes d’explication mentionnées dans les milieux de pratique et d’action ainsi que par quelques chercheuses et chercheurs, peu nombreux, il faut l’avouer : je renvoie pour ce faire aux conclusions de mes propres travaux empiriques. Enfin, j’envisage une nouvelle piste de réflexion, soit celle du choc entre deux conceptions de l’égalité : celle qui a été retenue par le législateur et celle qui règne dans le milieu syndical. On ne doit pas sous-estimer l’ampleur de la proposition du législateur, car elle comporte rien de moins qu’une norme d’égalité et un programme pour l’atteindre. C’est là un objet au sujet duquel tous les citoyens et les citoyennes ainsi que leurs organisations entretiennent un « raisonnement juridique spontané ». L’initiative provoque ainsi une onde de choc fondée sur ce raisonnement préalable (et donc variable selon les acteurs et actrices), raisonnement lui-même fondé sur les intérêts des uns et des autres qui s’opposent et s’affrontent.

L’émergence des programmes d’équité : rappel historique

La reconnaissance de la discrimination systémique et ses conséquences

Au Québec, l’adoption en 1975 de la Charte des droits et libertés de la personne (LRQ, 1977, c. C-12) représente un premier pas vers l’équité en emploi dans la mesure où il existe désormais un recours en cas de discrimination; exercé par voie de plainte individuelle, ce recours limite forcément les progrès aux plaignantes, et parmi elles à celles qui peuvent en courir le risque. Il est conçu pour s’attaquer à des problèmes de discrimination qui constitueraient l’exception, car chaque victime demande une réparation à titre individuel. De cette première version de la Charte québécoise est issue la perception toujours répandue que la Charte québécoise ne soutient que des droits individuels : tel est en effet le cas jusqu’en 1982. Les avis sont partagés cependant à ce sujet : ainsi, la juriste Lamarche (1990) affirme notamment que les programmes d’équité ne modifient pas l’orientation strictement individuelle des chartes.

L’adoption de mesures de redressement, soit de mesures temporaires de réparation à l’engagement ou au moment de la promotion concernant les membres des groupes cibles dont on reconnaît leur statut de victimes de discrimination systémique, était illégale en vertu de la Charte québécoise. Dans les faits, l’implantation de PAE ne sera possible qu’à compter de la promulgation de la partie III de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec en 1982, soit cinq ans après la promulgation de cette Charte même. Ce n’est qu’à ce moment-là, à la suite des audiences de la Commission parlementaire sur la Charte des droits et libertés de la personne de la Commission parlementaire permanente de la justice tenues en 1981 en vue de réexaminer la Charte québécoise (déjà!), que le législateur, par la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne (LQ 1982, c. 61), a décrété l’entrée en vigueur de ce dispositif d’exception qui légitime les mesures de redressement. La partie III de la Charte québécoise (art. 86 et suiv.) posait de plus grands problèmes à certains acteurs sociaux (on le verra plus loin) que le reste du texte de cette loi, car elle allait permettre d’implanter des programmes concernant l’emploi qui accordent un avantage (au sens de l’article 10 de la Charte québécoise) aux membres des groupes cibles ou désignés en matière d’engagement et même de promotion. On appelle ces avantages des « mesures de redressement », car ils portent sur la correction d’une discrimination systémique passée. Il s’agissait là en effet de la reconnaissance d’un acquis sociologique et économique important, soit celui des rapports sociaux structurants qui hiérarchisent les individus selon un ordre social préalable à tout exercice de la « liberté individuelle », et qui influent sur leur parcours, tant en fait de travail que dans le reste de leur vie. Ces rapports sociaux, d’abord définis dans les thèses marxistes traditionnelles comme opposant capital et travail, opposent encore sexes, races, ethnies, groupes d’âge et d’orientation sexuelle (hétérosexisme), etc.

Bien enracinée dans le mouvement des femmes, la Coalition des femmes pour l’accès à l’égalité, qui regroupe 160 organismes de femmes représentant 350 000 femmes, organise pour soutenir la revendication une campagne qui durera plusieurs mois en 1981-1982; les comités syndicaux de condition féminine y prennent alors une part très active (CSN 2000; FTQ 1981). Ce n’est pas là un événement banal, parce que la revendication était attachée au courant égalitariste plus libéral au sein du mouvement féministe (Descarries-Bélanger et Roy 1988; Moss Kanter 1998), soupçonné de réformisme auprès des partisanes d’une analyse plus radicale fondée sur la contestation du système patriarcal (Daune-Richard et Devreux 1992; Delphy 1970, 1975; Guillaumin 1978). La mobilisation n’allait pas de soi dans le mouvement des femmes autour de cette question, mais le débat a contribué à radicaliser la revendication, à mettre en évidence la notion de discrimination systémique et à exiger les mesures de redressement. La mobilisation s’est poursuivie jusqu’à l’adoption du Règlement concernant les programmes d’accès à l’égalité (D. 1172-86 118 GO II, 3416), dernière pièce nécessaire pour compléter la mise en oeuvre de la réforme telle qu’elle était souhaitée par le mouvement des femmes (Legault 1991). Néanmoins, les bénéfices ne touchaient pas que les femmes, mais quatre groupes cibles ou désignés (femmes, personnes handicapées, minorités visibles ou culturelles et autochtones).

L’entorse à l’interdiction de discriminer que représentent les mesures de redressement

Depuis l’entrée en vigueur de la Charte québécoise et avant celle des dispositions de la partie III, tout avantage conféré à un groupe en matière d’emploi pouvait être considéré comme de la discrimination en sa faveur, souvent nommée « discrimination à rebours ». Le Barreau du Québec s’opposait aux mesures de redressement pour cette raison et brandissait le spectre de l’inconstitutionnalité en commission parlementaire, position à laquelle se ralliait le patronat (Legault 1991 : 83-86). D’ailleurs, on parlait éloquemment à cette époque d’« action positive » ou de « discrimination positive »; ces termes n’ont pas disparu pour de seuls motifs linguistiques, mais aussi en vertu de la controverse qu’ils évoquent. En effet, selon l’article 10 de la Charte québécoise, par exemple, on ne peut distinguer, ni exclure, ni préférer sur la base des motifs de discrimination interdits, parmi lesquels on trouve le sexe. Il en va de même selon l’article 8 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) (LRC (1985), c. H-6) qui joue un rôle correspondant à la Charte québécoise dans l’appareil législatif canadien. En d’autres termes, la préférence temporaire (pour l’engagement ou la promotion) accordée aux membres des groupes cibles serait illégale et contestable par voie judiciaire au Québec, si ce n’était de la promulgation de la partie III de la Charte québécoise, et de même en régime canadien; c’est donc en vertu d’exceptions (article 86, Charte québécoise, art. 16 LCDP) que sont permises dans les deux régimes les mesures dites de redressement.

Le législateur québécois adopte néanmoins une attitude d’incitation et non de coercition en matière de programmes d’équité; les entreprises privées ne sont pas tenues d’implanter des programmes ni d’y inclure des mesures de redressement. Cependant, le tribunal peut imposer des programmes à la suite du dépôt d’une plainte ainsi qu’en vertu de l’obligation contractuelle fondée au Québec sur le Règlement cadre sur les conditions des contrats des ministères et des organismes publics; une semblable obligation s’impose aux organisations de compétence fédérale en vertu du Programme de contrats fédéraux. En outre, dans les entreprises privées de compétence fédérale qui sont régies par le Code canadien du travail et qui emploient au moins 100 personnes, la mise en place du PEE est imposée par la Loi concernant l'équité en matière d’emploi (LEE) (LC 1995, c. 44).

Pour leur part, les organismes publics (provinciaux ou municipaux), parapublics (santé, éducation) du Québec et la Sûreté du Québec sont tenus de mettre en place des mesures de redressement par la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics (LAEEOP) (LRQ, c. A-2.01) depuis avril 2001, lorsqu’ils emploient 100 personnes ou plus. Leurs pendants fédéraux y sont tenus par la LEE, y compris les Forces armées canadiennes et la Gendarmerie royale du Canada (alors que la partie n’était pas gagnée à l’avance dans ces deux derniers cas).

Toutefois, lorsqu’une direction d’entreprise (ou d’organisme public) implante un PAE, pour les entreprises de compétence québécoise, ou un PEE, pour les entreprises de compétence canadienne, le programme en question doit être conforme à l’approche des chartes et des lois pertinentes. Or, l’approche adoptée dans les régimes québécois et canadien (celle qui est désignée par l’expression « approche de l’équité ») fait la promotion des mesures temporaires dites de redressement qui privilégient l’engagement – ou la promotion en cours d’emploi – des membres des groupes cibles. Ces mesures font suite à un constat de sous-représentation statistique des femmes dans un milieu de travail donné[4]. Elles demeurent en vigueur jusqu’à l’atteinte d’objectifs quantifiés de représentation établis en concertation avec la Commission des droits de la personne au Québec – ou son pendant canadien – et ont pour objet d’augmenter l’effectif des membres des groupes cibles en emploi en vertu d’une obligation de résultats (quantitatifs) à l’échelle de l’entreprise (Legault 1998).

La réaction patronale

Loin d’être la bienvenue dans le monde patronal en général, cette approche a été durement contestée par les représentants des employeurs à cause de l’ingérence gouvernementale que représentent les mesures de redressement imposables en vertu des programmes obligatoires (Legault 1991). Elle a aussi été contestée par une direction d’entreprise en particulier, celle de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. En 1979, le groupe Action travail des femmes (ATF[5]) avait déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP), alléguant des pratiques discriminatoires envers les femmes au Canadien National (CN), entreprise de compétence fédérale. Après enquête, la CCDP a recommandé au CN d’implanter un PEE comprenant des mesures de redressement (temporaires) ainsi que des mesures d’égalité des chances (permanentes).

En 1981, le groupe ATF a dû s’adresser au Tribunal canadien des droits de la personne pour faire respecter la recommandation de la CCDP. Au terme d’une audience qui s’est étendue sur trois ans, le Tribunal a donné raison au groupe ATF et a conclu que les pratiques de recrutement, d’engagement et de promotion neutralisaient les possibilités d’emploi et d’avancement des femmes au sein de cette entreprise (Action travail des femmes c. Canadien National, [1984] 5 CHRR D/2327 TCDP). Le CN a contesté l’approche même devant la Cour suprême du Canada, plus haut tribunal du pays. Celle-ci a reconnu, entre autres, l’existence de la discrimination systémique envers les femmes sur le marché du travail et préconisé des mesures temporaires de redressement pour corriger des inégalités fondamentales dans l’accès aux emplois et dans le traitement en cours d’emploi (Action travail des femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 25 juin 1987, 1 RCS 1114). Cette décision de la Cour suprême mettait un terme aux velléités de contestation par voie juridique, mais le débat n’était pas clos pour autant.

La réaction syndicale

L’approche venait d’être consacrée par le plus haut tribunal du pays, mais la paix n’était pas faite autour de l’idée chez les gestionnaires, bien sûr, ni au sein des syndicats, et ce, pour des raisons différentes. On n’y entretenait évidemment pas d’opposition au principe même de l’équité en emploi (Legault 1991). Aux États-Unis, plus que le mouvement des Noirs (occupé ailleurs) et le mouvement des femmes (alors embryonnaire dans son organisation), c’est le mouvement syndical qui a milité pour les politiques d’équité en emploi et l’inclusion des PAE dans la Civil Rights Act en 1964 (Piore 1995 : 53-54). Au Canada et au Québec, les syndicats ont appuyé l’initiative.

À plusieurs reprises, par exemple, le comité de condition féminine de la CSN dans ses rapports d’activité en 1984, en 1988 et en 1990, annonce la priorité accordée à la lutte contre l’iniquité salariale et en emploi et à la mise en place de PAE (CSN 2000). De même, la CSN présente en 1981 un mémoire aux audiences de la Commission parlementaire sur la Charte des droits et libertés de la personne à ce sujet, dans lequel elle prend position notamment en faveur des mesures de redressement et demande en outre des modifications au Règlement concernant les programmes d’accès à l’égalité en ce sens, modifications qui ont été retenues (CSN 1983).

En 1979, le 16e Congrès de la FTQ se prononce pour la promulgation de la partie III de la Charte québécoise afin de permettre d’implanter des PAE et présente un mémoire aux audiences de la Commission parlementaire à ce sujet (FTQ 1981). La FTQ y salue les assises ainsi données à plusieurs revendications syndicales.

Enfin, les membres de la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ, désormais CSQ) ont non seulement appuyé la création de la Commission des droits de la personne du Québec, afin de promouvoir les principes énoncés par la Charte québécoise et de veiller à leur respect, mais ont aussi milité sans relâche jusqu’à ce qu’en 1982 on ajoute à la Charte québécoise un troisième volet portant précisément sur les PAE. Par la suite, la CSQ s’est engagée activement dans l’implantation des PAE à l’intention des femmes, particulièrement dans les réseaux scolaire, collégial et universitaire (CSQ 2000).

De prime abord, le milieu syndical est donc bien disposé à l’égard du principe de l’équité en emploi et, en particulier, des mesures de redressement en vue de la représentation des femmes dans les secteurs d’emploi traditionnellement masculins. Cependant, les centrales syndicales s’opposent nettement à l’exclusion des syndicats de la démarche et elles l’ont fait valoir dans leurs représentations en commission parlementaire. En effet, à la différence de la Loi sur l’équité salariale (LES) (LQ 1996, c. 43, adoptée vingt ans plus tard), par exemple, la Charte québécoise[6] n’impose pas aux directions des entreprises de consulter les travailleurs et les travailleuses ou leurs syndicats avant d’implanter un PAE. De même, à la différence de la LES et de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) (LRQ, c. S-2.1), aucune des règles du régime québécois n’impose le paritarisme dans les comités de gestion des programmes d’équité[7]. Il en va de même dans le régime canadien, tant en vertu de la LEE que du Règlement sur l’équité en matière d’emploi (DORS/96-470, (1996) Gaz. Can II, 2970); tout au plus l’employeur est-il tenu de consulter les représentantes et les représentants des personnes salariées (art. 15 (1) LEE) et ces dernières sont-elles tenues de collaborer au programme d’équité établi par l’employeur (art. 15 (2) LEE).

Les centrales syndicales et les groupes de femmes n’auront pas gain de cause sur ce chapitre (CSN 1983; FTQ 1981). Les employeurs s’y sont radicalement opposés, à l’occasion de la Conférence sur la sécurité économique des québécoises (Sommet Décisions 85), où se discutait la teneur finale du règlement sur les PAE, pas encore adopté, mais nécessaire pour la mise en oeuvre des programmes d’équité (Legault 1991).

En vertu du droit du travail nord-américain, les syndicats ont l’exclusivité en matière de représentation des travailleurs et des travailleuses pour négocier les conditions de travail. Or, la mise en place de programmes en vue de l’équité influe sur ces conditions de travail, notamment parce que les mesures de redressement modifient (temporairement ou en permanence) divers mécanismes qui régissent l’engagement et la promotion interne. Par exemple, pour augmenter la représentation des femmes là où elles sont sous-représentées, on peut temporairement modifier la procédure de recrutement et de sélection afin de pourvoir à un poste de façon à favoriser la promotion interne des femmes, ce qui peut nuire aux règles négociées de la convention collective qui ont trait à l’ancienneté.

Les retombées des régimes d’équité : ségrégation persistante dans les emplois de cols bleus

Comme on l’a vu, les objectifs des deux régimes (québécois et canadien) ne comprennent pas seulement l’augmentation de la représentation des femmes sur le marché du travail en général, mais aussi la réduction de la ségrégation des emplois, soit l’accroissement de la représentation des femmes dans les emplois traditionnellement masculins. Les deux régimes ont pour objet de corriger l’iniquité en parvenant à une égalité de faits, dite aussi de résultats.

Beaucoup de travaux permettent de dresser un bilan mitigé des résultats des régimes gouvernementaux canadien et québécois d’équité en emploi, au double point de vue quantitatif et qualitatif en ce qui a trait aux femmes (Bernier 2000; CAFDM 2005; Chicha 2001, 1998, 1996 et 1995a; Chicha et Lambert 1998; CIAFT 1994; CDPDJQ 1998; Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne 2000; CSF 2000 et 1993; Day et Brodsky 2000; DRHC 1996 à 2002; FRONT 1997; Lamarche et Tougas 2001; Legault 2001b, 1999 et 1997; RHDCC 2003). Une vingtaine d’années après l’implantation des PAE et des PEE, il se dégage de l’ensemble de ces travaux un constat relativement uniforme : de modestes résultats des programmes d’équité en fait de représentation des femmes dans les emplois de cols blancs, mais, peu ou pas de progrès chez les cols bleus (emplois qualifiés de métier ou d’artisan, notamment les métiers de la construction, emplois qualifiés de production industrielle, emplois semi-qualifiés, dits d’opération). Dans ces derniers secteurs, la ségrégation professionnelle est bien ancrée (CDPDJQ 1998 et 2005; DRHC 1988-2002). Cela se fonde sur les rapports annuels de DRHC 1988 à 2002; RHDCC 2003).

Comment peut-on comprendre ce plafonnement? Malheureusement, il n’existe pas d’explication simple ni unique à un tel phénomène. Examinons trois pistes souvent mentionnées dans les milieux de pratique et d’action, dans les trois sections suivantes : selon la première piste, les femmes elles-mêmes n’ont pas envie d’occuper ces emplois; d’après la deuxième, les conventions collectives représentent un meilleur véhicule que les PAE pour faire avancer la présence des femmes dans ces secteurs; et, enfin, en vertu de la troisième piste, l’exclusion des syndicats relativement à la gestion des PAE serait un obstacle à leur acceptation dans le milieu. Enfin, j’envisagerai plus loin une quatrième et nouvelle piste, issue de mes travaux empiriques.

Première piste : Les femmes veulent-elles des emplois de cols bleus?

Le soutien du mouvement des femmes et des syndicats aux PEE prenait sa source dans un triple constat d’absence des femmes sur le marché du travail par rapport à leur poids démographique et de concentration des femmes dans quelques secteurs d’emploi restreints, de surcroît moins bien payés, moins souvent syndiqués que ceux des hommes (CAFDM 2005; Doeringer et Piore 1995; Legault 1998).

L’accès aux emplois traditionnellement masculins importe-t-il surtout parce que la rémunération y est plus élevée que dans les emplois de femmes pour un niveau de scolarité correspondant? Est-il problématique qu’un milieu de travail ne soit pas mixte si le travail des femmes est bien rémunéré? La société a-t-elle besoin de femmes dans la construction? Que veulent les femmes :  l’accès à tous les emplois ou de meilleures conditions de travail? Ne vaudrait-il pas mieux améliorer les conditions de travail des emplois traditionnellement féminins au moyen d’une loi sur l’équité salariale efficace? C’est l’enjeu d’un débat constant dans le mouvement des femmes autant que dans l’appareil d’État, chez ceux et celles qui élaborent les politiques sociales.

Parmi les revendications du mouvement des femmes, tant celles des syndicats que des groupes dont la mission est l’emploi chez les femmes, la lutte pour l’équité salariale et la conciliation entre l’emploi et la famille sont devenues les nouvelles priorités, alors que la lutte contre la ségrégation du marché du travail est passée au second rang. Quelques groupes voués à l’objectif particulier de soutenir l’emploi des femmes dans les secteurs d’emploi traditionnellement masculins maintiennent une garde aussi précaire que leurs moyens financiers. La préoccupation pour la mixité des emplois n’est pas invalidée pour autant, mais… Il y a donc un vieux problème de poule et d’oeuf entre équité en emploi et salariale dans les orientations syndicales, dont les termes pourraient se résumer comme suit :

  • briser la ségrégation d’abord et voir augmenter les salaires des femmes, ou

  • rétablir l’équité salariale d’abord et favoriser la rupture de la ségrégation qui en découlerait.

Selon un raisonnement économiste couramment utilisé, l’atteinte de l’équité salariale réglera le problème de la ségrégation sexuelle sur le marché du travail en la rendant inutile (Hadley 2001). Si les niveaux de rémunération des femmes et des hommes sont établis en fonction d’une évaluation non sexiste des emplois, l’engagement des femmes cesse d’être un expédient pour réduire le coût de main-d’oeuvre (dans le secteur des services, par exemple, ou dans les autres secteurs d’emploi à faible valeur ajoutée), car on doit reconnaître la qualification, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail de leurs emplois à leur juste valeur (Bisson 1987 : 30-31; Chicha 1995a; Dussault 1987 : 70-71; Gingras 1989; Petersen et Morgan 1995).

Néanmoins, le raisonnement économique ne fondait pas seul la revendication de l’accès équitable à tous les emplois; un argument juridico-philosophique, reposant sur les droits de la personne, la lutte contre la discrimination et la liberté de choix, soutenait la demande. Or, ce second argument est présentement marginalisé; n’était-il invoqué qu’à l’appui de la revendication économique? Tombe-t-il en caducité du fait de la démarche nationale d’équité salariale?

C’est là faire bon marché de la liberté de choix et de la discrimination dans l’accès aux emplois, car cela présuppose que les femmes occupent par choix les emplois traditionnellement féminins, que c’est volontairement qu’elles n’optent pas pour les professions traditionnellement masculines. En outre, la question d’une éventuelle différence fondamentale ou biologiquement inscrite entre les hommes et les femmes, partie prenante d’une thèse essentialiste, n’est jamais bien loin dans un tel scénario selon lequel les femmes, au fond, n’aiment pas en général les emplois traditionnellement masculins, mais qu’on les y entraîne peut-être contre leur gré… L’étude approfondie des thèses sur les différences ou les ressemblances entre hommes et femmes démontre de nombreuses variations historiques au cours des derniers siècles. Mieux, les différentes thèses à ce propos sont utilisées à titre de ressources dans de nombreux débats soulevant des enjeux d’intérêt. La science prend tour à tour des directions opposées à plusieurs moments et dans divers lieux dans l’histoire, selon le locuteur ou la locutrice, la conjoncture et les buts visés… (Kimball 2001 et 1995).

Bref, les fondements d’une thèse essentialiste sont très relatifs. Cultiver le doute s’impose en l’absence d’information appropriée. Soutenir que les femmes sont contraintes à s’orienter vers certains secteurs, notamment les emplois de service, parce que le travail par quarts, typique des emplois industriels, n’est pas compatible avec leurs responsabilités familiales ne revient pas du tout à la même chose.

Un autre argument est souvent invoqué pour expliquer l’absence de progrès dans les emplois de cols bleus. Grandement syndiqué, le milieu industriel travaillerait différemment à atteindre l’équité et utiliserait la négociation collective et les conventions collectives pour faire valoir ces revendications. J’aborde cette question dans la section suivante.

Deuxième piste : Les conventions collectives représentent-elles une solution de rechange aux programmes d’équité?

Les syndicats, tant au Canada qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pays de semblable tradition sur le plan de la négociation collective, ont été régulièrement critiqués dans l’histoire pour leur exclusion des femmes dans les postes de responsabilité (Briskin et McDermott 1993; Kumar 1993; Lester 1991; White 1993) et pour leur négligence des intérêts propres aux femmes au travail, leur complicité même dans la segmentation du marché du travail (Briskin et McDermott 1993; Creese 1999 et 1996; Frager 1983; Kumar 1993; Milkman 1980).

L’organisation distincte des femmes dans les syndicats, notamment les comités de condition féminine et les « fauteuils désignés », a eu un effet de redéfinition des enjeux importants du syndicalisme en y incluant les intérêts des femmes dans les structures, les politiques, les pratiques et la culture syndicale (Briskin 1999 : 73; Brown 2003 : 658-659; Creese 1999; Gapasin 1998). Cet effet se reflète-t-il concrètement dans les conventions collectives?

Selon des observatrices de la négociation collective des mesures d’équité et du rôle des syndicats à ce propos, la recherche en vue d’inventorier et d’analyser le contenu des conventions collectives en matière d’équité est peu développée au Canada (Briskin et Bernardo 2005; Gagnon 1983b : 139). Les études qui existent ont toutefois permis certains constats.

En Ontario, selon une étude des dispositions concernant l’équité entre les sexes contenues dans les conventions collectives en vigueur en 1989, les femmes auraient matière au pessimisme (Kumar et Acri 1992). En effet, selon cet inventaire, très peu de conventions collectives comportent des dispositions concernant les avantages sociaux proportionnels pour les personnes qui travaillent à temps partiel (qui sont souvent dans les faits des travailleuses), des programmes pour promouvoir l’engagement de membres des groupes cibles, la lutte contre le harcèlement sexuel, les services de garde des enfants financés par l’employeur, les congés parentaux et, en particulier, les congés prolongés. En revanche, ces syndicats parviennent à négocier diverses formes de protection contre la discrimination fondée sur le sexe, le cumul de l’ancienneté pendant les congés de maternité, d’adoption ou les congés pour raisons personnelles. Creese (1999) démontre cependant fort bien comment un syndicat peut soutenir et promouvoir un système profondément sexiste d’évaluation des emplois qui creuse le fossé entre les salaires des hommes et des femmes tout en favorisant des mesures d’équité en emploi au moment de négocier les conventions collectives.

D’autres auteures saluent tout de même les syndicats canadiens pour leurs plus grands efforts d’organisation dans les secteurs d’emploi traditionnellement féminins, pour leur plus grande préoccupation quant aux intérêts des femmes au travail et pour leur plus grande créativité dans les mesures d’équité (Date-Bah 1997 : 211). Date-Bah rattache cette particularité canadienne aux plus grands liens des militantes syndicales avec le mouvement des femmes et rejoint en cela des analystes québécoises (Gagnon 1983b).

Selon un inventaire récent de conventions collectives canadiennes de grandes unités (Jackson et Schellenberg 1998), la part d’entre elles qui comportent une disposition :

  • contre la discrimination est maintenant de 60,5 %;

  • contre le harcèlement est passée de 20 à 50 % pendant la période 1985-1998;

  • prévoyant une rémunération égale pour un travail équivalent est passée de 5,4 à 27,6 % pendant la même période;

  • prévoyant l’engagement privilégié de membres des groupes cibles est passée de 5,9 à 11,8 % pendant la même période.

Jackson et Schellenberg (1999) ont aussi constaté que les dispositifs de congé de maternité et de congés pour responsabilités familiales ont augmenté significativement de 1985 à 1998. Les syndiquées en tirent aussi des bénéfices en matière de rémunération : leur salaire moyen est supérieur de 31 % à celui de non-syndiquées de secteurs comparables en 1995.

Les progrès en cette matière dans les conventions collectives sont toutefois nettement liés à certains facteurs précis; les travailleuses du secteur public sont mieux protégées que celles du secteur privé et plus grandes sont les unités, mieux sont protégées les travailleuses. Les conventions collectives d’unités de 500 personnes et plus protègent plus souvent les travailleuses de la discrimination et font plus souvent la promotion de l’équité que celles des plus petites (Brown 2003 : 655).

La mixité du milieu de travail importe aussi, car le fonctionnement démocratique même du processus de négociation à l’intérieur des syndicats, plus particulièrement l’adoption au vote majoritaire des ententes de principe négociées à titre de convention collective, nuit aux revendications des femmes lorsqu’elles sont minoritaires dans l’unité d’accréditation (Crain 1994; Legault et Ross 2002; Lynk et Ellis 1992; Swinton 1995 : 726-727). Les dirigeantes et les dirigeants syndicaux doivent tenir compte de la hiérarchie de priorités de l’ensemble des membres, telle qu’elle est exprimée en assemblée générale. La tendance générale des décisions se situera au centre, soit près de la majorité, plutôt que vers les revendications de la minorité (Weiler 1980), à moins que l’on ne modifie le mode de prise de décision de façon à attribuer arbitrairement un poids particulier aux membres de groupes cibles.

Swinton soutient aussi, afin d’expliquer l’absence ou la faiblesse des dispositifs d’équité pour les membres des groupes cibles dans les conventions collectives, que la syndicalisation est d’office un facteur d’équité pour les femmes (1995 : 729), car la négociation collective des conditions de travail, en elle-même, permet déjà d’améliorer l’équité, même en l’absence d’objectifs particuliers concernant l’équité pour les femmes et étiquetés comme tels. En général, les études tant nationales qu’internationales indiquent que l’écart salarial entre hommes et femmes est plus réduit dans les emplois syndiqués que non syndiqués, par la simple recherche, du côté syndical, d’une moins grande distribution des taux entre les postes et de l’équité interne, même sans égard au sexe (Akyeampong 2002; Card, Lemieux et Riddell 2003; Doiron et Riddell 1994; Folbre et autres 1991; Freeman et Medoff 1984; Jackson et Schellenberg 1999; White 1993). De même, Julie White (1993) conclut que les femmes tirent toujours parti de la syndicalisation, liée à l’augmentation brute des salaires et au versement de primes pour les quarts de travail irréguliers.

Or, 29,4 % des femmes sont maintenant syndiquées au Canada, alors que 30,6 % des hommes le sont (Statistique Canada 2003). Dans le secteur privé, cependant, là où travaillent bien des femmes qui détiennent des emplois traditionnellement masculins, 13,1% des travailleuses sont syndiquées, alors que 22,6% des travailleurs le sont (Statistique Canada 2003).

Bref, les conventions collectives contemporaines ne se substituent d’aucune façon aux PAE, non pas parce qu’elles ne peuvent pas le faire, mais parce que la proportion de celles qui s’attaquent à la question de l’accès égal à tous les emplois et à l’augmentation de la représentation des femmes dans les emplois masculins est très réduite. En fait, il y a lieu de revenir à la recommandation faite par Briskin et McDermott (1993) soit de pratiquer l’analyse différenciée selon le sexe en matière de négociation collective, de conventions collectives, de politiques et de pratiques internes des syndicats.

Si les syndicats intègrent peu la question de l’équité dans les conventions collectives et ne négocient pas de dispositifs détaillés en cette matière, sont-ils toujours en réaction contre leur exclusion du processus selon les régimes juridiques mis en place?

Troisième piste : L’exclusion des syndicats de la démarche peut-elle expliquer la stagnation chez les cols bleus?

Comme on l’a vu plus haut, le législateur a exclu les syndicats de la mise en place des PAE, en invoquant pour ce faire que l’équité est si importante qu’il ne faut pas en faire un enjeu de relations de travail. Des études de cas menées en milieu syndiqué dans des secteurs d’emploi de cols bleus (Legault 2001b) me suggèrent qu’un tel argument pour exclure les syndicats de la démarche pose bien mal le problème. Ce n’est pas d’en faire un enjeu de relations de travail qui nuira au programme, car c’en est un de fait, que l’on en exclue ou non les syndicats. En revanche, si le syndicat ou les travailleurs dans l’entreprise sont opposés à l’entrée des femmes, ou au programme tel qu’il a été conçu par l’employeur, et utilisent leur syndicat pour manifester leur opposition, cela nuira au programme.

Leur exclusion de la démarche autorise des décisions unilatérales de la direction qui peuvent donner lieu à des entorses aux conditions de travail négociées; en vertu même de l’exclusion des syndicats du processus d’implantation, les PAE sont devenus suspects aux yeux des travailleurs syndiqués et de leurs représentants interrogés dans une précédente enquête (Legault 2001b). On ne prend pas au sérieux un programme établi unilatéralement en milieu syndiqué et les travailleurs, du fait de leur exclusion, ne se sentent pas responsables de sa réussite. Les travailleurs et les travailleuses ou leurs représentants entretiennent l’une ou l’autre, et même plusieurs à la fois, des craintes suivantes dans les milieux syndiqués étudiés dans cette enquête.

L’une des plus importantes, et qui n’est pas toujours sans fondement, est que l’implantation du programme d’équité sera utilisée comme prétexte pour « jouer dans les conventions collectives », soit en modifier, en suspendre ou en interrompre certaines dispositions, notamment l’effet des droits d’ancienneté, car le programme en question permet de pratiquer temporairement la promotion privilégiée des femmes. Cela n’est pas sans éveiller le ferment de la lutte contre l’arbitraire en milieu syndiqué, auquel les syndicats opposent l’ancienneté comme un rempart protecteur. Pour bien des analystes du syndicalisme, en effet, les systèmes fondés sur l’ancienneté sont en soi un facteur d’équité interne (Swinton 1995 : 731 et suiv.).

On redoute aussi de voir modifier les préalables requis pour occuper les emplois, lorsque, par exemple, les recrues sont admises sur la foi de diplômes ou d’accréditations différentes, parfois supérieures à celles des anciens travailleurs qui occupent les mêmes postes qu’elles. L’approche nord-américaine de l’équité en emploi préconise en effet de rendre le plus neutre possible les préalables exigibles et, pour ce faire, favorise la sélection méritocratique des recrues (bien souvent, cela signifie de se fonder sur les diplômes et les crédits de formation) plutôt qu’informelle (bouche-à-oreille au travail) (Piore 1995 : 54-57). Lorsque la direction emprunte cette voie, il arrive en effet que les femmes recrutées détiennent plus de crédits formels que l’employé moyen; cela s’explique par le fait qu’elles empruntent la filière la plus officielle, n’ayant pas de modèle dans leur entourage. Les groupes d’aide à l’emploi pour les femmes font la promotion de la formation de pointe et reconnue menant aux emplois convoités et parfois même ils la donnent.

Les travailleurs craignent en outre que l’entrée des femmes ne fasse baisser les salaires des hommes et que l’implantation du programme ne soit utilisée par la direction des ressources humaines pour ce faire. Précisons que nulle part, dans les organisations qui font l’objet de mes études de cas, le programme n’a eu un tel effet; il ne s’agit pas ici d’accréditer les fondements d’une telle crainte, mais de la rapporter. En revanche, cette crainte est répandue et le caractère unilatéral de la démarche d’implantation ne favorise pas l’instauration de la confiance chez les travailleurs.

Les travailleurs craignent aussi de voir s’ajouter de nouveaux motifs de sanctions disciplinaires avec l’entrée des femmes, pour le harcèlement par exemple. Cela n’est pas sans fondement : d’abord, l’interdiction du harcèlement psychologique fait maintenant partie des conditions de travail dans tous les milieux de travail (Loi sur les normes du travail (LNT), (LQ c. N-1.1, art. 81.18 et suiv.). Pire, certains risques de violence en milieu de travail sont particuliers aux membres des groupes cibles : femmes, membres des minorités ethniques, notamment, dans les situations où ces personnes se retrouvent isolées dans un milieu qui leur est hostile. Les risques subis prennent les diverses formes du harcèlement : sexuel, sexiste, raciste, psychologique, administratif, etc. (Legault 2001a, 2001b, 2001c et 2003).

Avec la menace de sanctions pour le harcèlement vient aussi le sentiment de ne plus être chez soi, de ne plus contrôler son environnement, de ne plus être « dans un monde d’hommes ». Par exemple, perdre la tolérance de l’affichage pornographique représente un enjeu symbolique que l’on ne saurait sous-estimer dans un milieu traditionnellement masculin. Plusieurs en font un enjeu de liberté d’expression (Legault 2001c et 2003). Outre l’importance symbolique qu’il a pour les hommes, l’affichage pornographique soulève, entre autres, le problème de la position délicate du bureau du syndicat en cas de contestation par les femmes. Les représentants et à les représentantes syndicaux seront souvent très réticents à intervenir en ces matières, car la tradition syndicale de prise de décision démocratique incite à tenir compte de l’opinion majoritaire, en l’occurrence masculine.

Par ailleurs, l’inconnue que représente la position que vont prendre les femmes dans les conflits internes officieux est un objet de crainte moins bien documenté. Les femmes vont-elles témoigner de solidarité, vont-elles avoir le sens du collectif ou vont-elles « faire leur affaire »? Le « zèle », par exemple, par rapport au rendement au travail, est présumé dans les collectifs ouvriers industriels témoigner d’une position plutôt individualiste que collectiviste et, par conséquent, d’une distance par rapport au syndicat. La nouvelle travailleuse soucieuse d’atteindre une performance exemplaire peut devenir suspecte. Comme en certains endroits plusieurs tâches sont exécutées en groupes, le rendement est celui du groupe; ce dernier doit donc s’entendre sur un rythme commun… Ce qui divise inévitablement les uns et les autres. Or, lorsqu’elles sont minoritaires, les femmes subissent une pression et souhaitent faire leurs preuves. Pour éviter de choisir un camp quant à la question du rendement et de subir le conflit qui en résulte, la seule possibilité semble parfois de travailler seule, mais la travailleuse est alors stigmatisée. Lorsque les femmes se reconnaissent peu dans la vie syndicale telle que celle-ci se présente à elles, leur réaction consiste alors à se tourner plus promptement vers la direction en cas de problème, et cela ne peut que consacrer leur exclusion (Legault 2001b).

Dans toutes ces situations, le caractère unilatéral de la démarche d’implantation ne favorise pas la confiance du groupe majoritaire. L’exclusion du syndicat nuit souvent au progrès du programme d’équité et à l’atteinte de résultats, car si le syndicat ne participe pas à la démarche, il sera mal disposé à son endroit et le PAE deviendra de fait un enjeu de relations de travail. Même exclus, les travailleurs ont les moyens, le plus souvent officieux, d’exprimer leur désaccord à l’égard de certaines dimensions ou même de l’ensemble de l’initiative (Legault 2001a, 2001b, 2001c et 2003).

D’aucune façon, je ne propose que cela épuise l’explication du plafonnement concernant la représentation des femmes dans les emplois traditionnellement masculins de cols bleus. Mieux, les syndicats ne sont pas forcés pour autant de subir la décision d’implanter un PAE, car rien n’empêche un syndicat d’amorcer la démarche du PAE ou d’exiger d’y être associé, par voie de négociation collective.

Les représentants syndicaux peuvent en effet demander l’engagement de femmes ou l’implantation d’un PAE négocié, et certains le font avec succès[8]; ils peuvent ensuite accélérer l’aménagement des infrastructures (vestiaires, toilettes) pour les femmes en milieu industriel, ainsi que l’adaptation des équipements de santé et de sécurité au travail; ils peuvent faire pression sur la direction pour modifier le comportement de certains contremaîtres au besoin, notamment mettre en place des programmes de formation à l’équité; ils peuvent s’approprier la maîtrise des problèmes d’affichage pornographique et de harcèlement, notamment en instaurant une politique syndicale contre le harcèlement; ils peuvent amorcer la réflexion sur l’effet des systèmes d’ancienneté sur la mobilité interne des femmes; ils peuvent favoriser la création d’un réseau interne de femmes; ils peuvent lutter contre la perception de traitement de faveur et éduquer quant aux transformations du milieu liées à l’intégration des femmes; ils peuvent agir lorsque se met en place un mot d’ordre d’exclusion ou de boycott à l’endroit des recrues; ils peuvent encourager la participation des femmes aux instances décisionnelles syndicales… et bien d’autres choses encore.

Bref, un syndicat engagé quant à l’équité peut faire un succès du programme à ce sujet, empêcher la méfiance des membres en s’appropriant la démarche. Encore faut-il que le collectif y adhère, et cela n’est pas chose faite. Car tout cela étant dit, l’adhésion des syndicats au principe des programmes d’équité – principalement aux mesures de redressement – et à l’entrée des femmes dans les emplois de cols bleus n’est pas acquise, selon moi. Cela m’amène enfin, après avoir mentionné quelques pistes d’explication répandues dans les milieux de pratique et d’action, à proposer ici une autre lecture du même phénomène de plafonnement de la représentation des femmes dans ces secteurs.

Quatrième piste : La notion d’égalité et la pratique syndicale

Le raisonnement juridique spontané des cols bleus interrogés

Tant en matière de santé et de sécurité au travail, de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle, des règles de promotion que des aménagements des infrastructures, la direction bien disposée à l’endroit de son programme d’équité mettra souvent en place de nouvelles dispositions pour accommoder les recrues : équipement de protection individuelle adapté au corps et à la taille des femmes, aménagement du temps de travail en fonction des obligations parentales, aménagement temporaire des règles de progression interne, modification des exigences d’engagement lorsqu’elles sont discriminatoires, aménagement de nouvelles installations sanitaires, etc. Les directions sont aussi amenées à satisfaire des demandes de retrait préventif pour la femme enceinte ou qui allaite, de congé pour raisons personnelles, de travail à temps partiel, de prolongation de congé de maternité, d’exemption même partielle du travail de nuit, etc.

Dans un secteur d’emploi traditionnellement masculin de cols bleus, ces nouveaux dispositifs sont régulièrement perçus comme un « traitement de faveur » pour les femmes. Même lorsqu’on propose des mesures aux deux sexes, si les femmes en sont les principales utilisatrices (notamment celles de conciliation entre l’emploi et la famille), les mesures en question sont vues comme des privilèges par leurs collègues masculins dans les secteurs d’emploi traditionnellement masculins qui en étaient exempts. Peu importe que ces hommes puissent s’en prévaloir et choisissent de ne pas le faire, peu importe que ce soit en vertu de la division sexuelle des tâches au sein du ménage que les femmes s’occupent davantage des enfants, ces mesures sont ainsi perçues.

Le seul fait de privilégier l’embauche de femmes, même temporairement, ou d’autres membres des groupes cibles, constitue encore de la discrimination à rebours pour une part importante des travailleurs que j’ai interrogés dans des milieux de travail syndiqués de cols bleus, malgré les analyses du marché du travail et le raisonnement juridique qui fondent les mesures dites de redressement dans les régimes d’équité canadiens et québécois (Legault 2001b; pour l’analyse de l’argument, voir Dworkin (1978) et Fullinwider (1980); Lamarche 1990).

Les travailleurs interrogés sont d’avis qu’il faut se soucier d’implanter une procédure d’embauche neutre et sans préjugé sexiste, d’inviter les femmes à postuler, de leur donner d’égales chances d’être sélectionnées, d’éliminer les effets des préjugés sexistes dans les entrevues, les tests, les exigences de qualification, etc. Mais cela suffit. En d’autres termes, selon le vocabulaire de l’équité en emploi, l’égalité des chances est un principe acceptable et suffisant, mais les mesures de redressement qui concernent l’atteinte de résultats précis et préétablis par une préférence temporaire ne sont pas acceptables à leurs yeux.

Chez les travailleurs que j’ai interrogés (Legault 2001b), on ne s’est pas du tout approprié le raisonnement juridique à l’origine de l’entorse que constitue la partie III de la Charte québécoise qui autorise les mesures de redressement[9]; la thèse d’un avantage temporaire qui s’impose pour réparer un dommage historique n’a pas pénétré le groupe. On y résiste encore beaucoup, au profit de la lettre de la Charte québécoise, soit l’interdiction de distinguer et d’exclure autant que de préférer les membres des groupes cibles.

En outre, même s’il est très clair que le principe de l’embauche privilégiée des femmes en vertu d’un PAE prévoit qu’à compétence égale on engage une femme et qu’il dispense explicitement les employeurs d’engager une personne non qualifiée pour un poste, une part importante des travailleurs de la majorité manifeste un scepticisme fortement enraciné et résiste fermement à croire que toutes les femmes engagées détiennent une compétence égale aux candidats. On confond le principe des objectifs quantitatifs d’engagement des PAE avec le principe des quotas américains qui ont acquis une mauvaise renommée, tant dans les syndicats que dans la population, jusqu’à ce que l’on en réduise sérieusement la portée. Rappelons que plusieurs travailleurs américains ont contesté devant les tribunaux le système des quotas, principalement en vertu du fait que les nombres étaient imposés de façon rigide et que, de ce fait, on a parfois favorisé leur atteinte sans égard à la compétence des personnes engagées (voir l’analyse qu’en fait Piore (1995 : 54-57); lire aussi Swinton (1995)). Lorsque les travailleurs sont sceptiques devant l’exigence de la compétence égale, cela nourrit le sentiment qu’ils sont placés devant une mesure de préférence, donc inéquitable.

Cette question, à son tour, pose celle de la conception de l’égalité promue dans la tradition syndicale et à laquelle se heurtent les initiatives telles que les PAE.

Le choc de deux conceptions de l’égalité

L’approche de l’équité en emploi adoptée en Amérique du Nord fait la promotion, entre autres, de l’attribution temporaire de privilèges à des groupes dans le but de réparer les effets d’une discrimination systémique passée. Ces privilèges sont désignés comme des mesures de redressement, selon un raisonnement fondé sur la justice compensatoire (Killenbeck 1997; Koggel 1994; Lamarche 1990 : 48-53; Lepofsky 1995; MacLeod 1994; Swinton 1995 : 744-745).

Or, selon le droit libéral, on respecte l’égalité formelle des citoyens et des citoyennes lorsqu’une loi, une politique ou une pratique traite toutes les personnes de la même manière. Le caractère démocratique des décisions s’appuie sur le respect des voeux de la majorité, agrégation de voeux d’individus égaux en droits. C’est une conception conforme à l’idéal républicain, qui fonde l’égalité formelle mais abstraite entre les citoyens et les citoyennes au sein d’institutions démocratiques, à prédominance délibérative (Duchastel 2003 : 73). On estime que les femmes et les hommes sont considérés comme égaux s’ils obtiennent rigoureusement le même traitement dans les lois, les politiques ou les pratiques, et si ces dernières sont appliquées de façon universelle. Dans ce cadre, on parle d’égalité de traitement ou des chances plutôt que d’égalité de résultats. Or, on l’a vu, c’est justement en vertu des piètres résultats des mesures d’égalité des chances que le législateur a consenti à promouvoir des mesures de redressement temporaires, malgré l’entorse qu’elles représentent à l’article 10 de la Charte québécoise (selon lequel on ne peut préférer sur la base des motifs de discrimination interdits, parmi lesquels on trouve le sexe).

Les syndicats font généralement la promotion de l’égalité formelle des membres au sein de leurs rangs ainsi que dans les conditions négociées. Les mesures mises en place à la faveur des PAE soulèvent des difficultés dont on avait vraisemblablement sous-estimé l’importance dans les milieux syndiqués (et sans doute ouvriers en général) où ces privilèges – même temporaires – soulèvent de vives réactions (Legault 2002 et 2005).

Trop conscients des inégalités réelles dans les sociétés libérales dites démocratiques, les militants et des militantes syndicaux ne souscrivent en général pas à l’idéal républicain de l’égalité présumée de tous les sujets politiques en démocratie, pour ce qui est de la société globale. Cela ne les empêche pas, et il n’y a pas là d’incohérence, de postuler l’égalité formelle au sein de leurs rangs, à des fins de régie interne, en se fondant sur une similitude d’intérêts de classe entre leurs membres. La primauté de la « contradiction principale » entre les classes sociales sur toutes les autres « contradictions secondaires », héritée d’une tendance maoïste du matérialisme historique, influe encore en profondeur sur l’idéologie et sur les moeurs syndicales. Une analyse de classes ne s’oppose pourtant pas au traitement distinct de la question des femmes, comme le démontrent certains analystes contemporains, tout en notant la profondeur de la résistance à la notion d’équité dans les rangs syndicaux (Gapasin 1998).

Or, en vertu des chartes des droits de la personne, des lois protégeant ces mêmes droits et de la jurisprudence qu’elles engendrent, les femmes (comme les autres membres des groupes cibles et les autres catégories de travailleurs et de travailleuses protégés de la discrimination en vertu des chartes) manifestent à l’occasion des intérêts particuliers et distincts du collectif de travailleurs syndiqués auquel elles appartiennent, parfois au point de contester certains acquis syndicaux importants (par exemple, l’ancienneté comme fondement de l’attribution de bénéfices universels ou mettant en concurrence plus d’un travailleur ou certains choix syndicaux s’appuyant sur une majorité des voix (par exemple, les priorités de négociation). Les revendications des femmes sont parfois si distinctes de celles de la majorité du collectif syndiqué local qu’elles en heurtent la cohérence et entraînent des conflits (au sujet du défi lancé aux syndicats contemporains, voir Crain et Matheny (1998).

Il arrive néanmoins que les femmes insistent et maintiennent leurs revendications au sein de leur syndicat, parfois en usant de recours aux instances judicaires du travail (en déposant une plainte pour manquement au devoir de juste représentation en vertu de l’article 47.2 du Code du travail du Québec, par exemple; voir Coutu (2000) ou des droits de la personne (pour discrimination ou harcèlement; voir Beaudet et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Genest), [2001] JQ no 12, JEL/2001-61 no 500-09-004729-976 (705-53-000005-960) TDPJ; Goyette et Voyageur Colonial, [1997] TDP, Canada, DT 8/97, 1997-10-14, réf. 97T-1469).

Dans de récents conflits intrasyndicaux d’une ampleur peu commune, on a vu des travailleuses et des travailleurs lésés par les clauses de disparité de traitement (dites « orphelin ») mettre sur pied des organisations de défense en marge de leurs syndicats : par exemple, personnel enseignant, corps policiers, fonctionnaires provinciaux (Brunelle 2002). On a aussi vu, notamment, 13 400 enseignantes et enseignants réunis dans une autre association que leur syndicat, soit l’Association de défense des jeunes enseignants et enseignantes du Québec (ADJEQ), demander de faire entendre leur cause devant le Tribunal des droits de la personne du Québec plutôt qu’en arbitrage de grief et demander d’y être entendus à titre de partie distincte, au lieu d’y être représentés par leur syndicat ou par leur employeur. Si la Cour d’appel en 2002 leur a donné tort, la Cour suprême du Canada a rendu une décision importante qui leur donne gain de cause[10] (arrêt Morin, Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), 2004 CSC 39, no du greffe : 29188, rendu le 11 juin 2004).

Les femmes présentent depuis longtemps des demandes distinctes; elles l’ont fait au cours du débat précédant l’adoption de la partie III de la Charte québécoise et du règlement sur les PAE. Les groupes autonomes de femmes et le Conseil du statut de la femme soutiennent alors la demande de comités d’implantation des PAE où l’employeur doit négocier le contenu et les modalités du programme, mais, au lieu de comités paritaires patronaux-syndicaux, ils demandent des comités tripartites où les femmes sont représentées à titre distinct, sans l’intermédiaire de leur syndicat (Legault 1991 : 84-85). Ces comportements bouleversent deux importants postulats syndicaux, soit celui de l’égalité formelle de tous les membres du syndicat et celui du monopole syndical de représentation, qui fait du syndicat le représentant exclusif des intérêts des travailleurs et des trvailleuses en matière de conditions de travail.

Ces revendications remettent en effet en cause la conception de la démocratie syndicale, fondée, entre autres, sur la primauté du vote majoritaire en assemblée générale, et où chaque individu jouit d’une voix d’égale portée. Une telle conception exclut la possibilité d’inégalités au sein du collectif des travailleuses et des travailleurs syndiqués qui puissent justifier des traitements différents par la direction syndicale même (pour une étude de cas, lire Gapasin (1998). Le postulat du monopole syndical de représentation, quant à lui, est mis à mal lorsqu’un groupe prétend avoir des intérêts distincts de son syndicat en matière de conditions de travail négociées. Si des femmes contestaient devant les tribunaux l’effet discriminatoire des mesures d’ancienneté, par exemple, exigeaient des mesures de promotion préférentielle annulant temporairement les mesures d’ancienneté et demandaient que leurs intérêts propres en cette matière soient représentés par une association distincte de leur syndicat, on atteindrait alors le seuil maximal de la contradiction intrasyndicale entre ces deux conceptions de l’égalité, tout comme on l’a atteint dans l’exemple précédent de l’ADJEQ, en contestant à la fois l’égalité formelle entre les membres – et les effets du vote majoritaire dans l’unité d’accréditation – et le monopole syndical de représentation. On l’a peu vu au Canada certes, mais davantage aux États-Unis (Dulude 1995).

Cependant, en proposant une lecture des conflits intrasyndicaux en termes d’opposition entre le principe de l’égalité et celui de l’équité, je ne souhaite pas proposer que là se situe le foyer essentiel de ces conflits, car une lecture supplémentaire, matérialiste cette fois, s’impose. En faisant de l’égalité des résultats l’objectif d’une loi prééminente et en reconnaissant légalement les mesures de redressement en faveur des groupes cibles, le législateur bouleverse l’ordre social d’attribution des « places », dans lesquels j’inclus les emplois, et heurte de ce fait les intérêts de la majorité en la forçant à partager un territoire selon de nouvelles règles. Par conséquent, les positions (favorables ou non aux programmes d’équité) renvoient à une définition préalable de l’égalité sociale qui justifie ou dénonce la transformation de l’ordre social proposée dans les programmes d’équité. De ce fait, les dénonciations de la discrimination à rebours, malheureusement, témoignent de ce que l’on évalue le résultat des politiques d’équité « non pas en fonction de leurs incidences sur les groupes sociaux minoritaires, auxquels elles sont pourtant destinées », mais bien à partir de leurs effets néfastes pour le groupe majoritaire, ce qui en dévoie l’objectif (Pietrantonio 2002 : 70).

Les cols bleus sont, selon moi, dans cette position tout autant fâcheuse qu’explicable de constater qu’au moment où décline l’emploi industriel (Mainville et Olineck 1999) et grandit la menace de fermetures, de licenciements et de chômage, survient la mobilisation des femmes pour accéder à ces emplois. L’augmentation des candidatures sur le marché du travail arrive à un bien mauvais moment … et l’analyse que produisent les cols bleus et leurs représentants syndicaux quant aux programmes d’accès à l’égalité en fait de discrimination à rebours est focalisée sur les effets délétères du processus sur la majorité masculine. Ils n’en ont pas l’exclusivité, d’ailleurs, puisque certaines analystes de l’effet des mesures d’équité en milieu syndiqué s’en inquiètent tout autant (à titre d’exemple, voir Swinton (1995 : 722) et que l’ensemble des analyses produites quant à l’effet des programmes d’équité est de même nature (Pietrantonio 2002). Pendant ce temps, toutefois, des observatrices de la scène syndicale constatent à quel point la conjoncture économique provoque toujours la marginalisation des revendications des femmes (Creese 1995; Curtin 1991; Dickens 1998).

Il est bien sûr que, en principe, tant les directions internes que les appareils syndicaux sont en faveur des droits de la personne et des chartes qui les protègent; là n’est pas la question. J’ai souligné plus haut comment le syndicalisme travaille à sa façon pour l’équité. Cependant, en fait, en proposant les régimes d’équité et leurs mesures de redressement, le législateur (canadien comme québécois) faisait un geste d’une grande portée, si l’on prend en considération la structure sociale préexistante à la promulgation des dispositifs d’équité. En effet, si l’on accepte la présence de rapports sociaux aussi fondés sur la race et le sexe, notamment, le législateur propose ni plus ni moins de transformer l’ordre social entre le groupe majoritaire (hommes blancs sans handicaps) et certains groupes minoritaires sur le marché du travail. En fait, les syndicats, jadis constitués de travailleurs à temps plein, de race blanche, de sexe masculin (Creese 1996 : 454), de religion catholique ou protestante, dans la force de l’âge, généralement mariés, chefs de famille et hétérosexuels (Fudge 1996 : 252), semblent éprouver une certaine difficulté à répondre aux besoins des nouveaux salariés et salariées (Zeytinoglu et Muteshi 2000).

Conclusion

Il y a dans la diversification progressive de la main-d’oeuvre un potentiel à la fois de destruction et de relance du mouvement syndical, selon la capacité d’adaptation dont celui-ci saura faire montre. En effet, genre et origine ethnique sont parmi les principales sources de fragmentation de la classe ouvrière; démocratie syndicale et lutte contre la discrimination raciste et sexiste sont parmi les principaux enjeux de luttes internes dans les syndicats (Gapasin 1998).

Les groupes qui appuient leurs revendications particulières sur les chartes et les lois concernant les droits de la personne se multiplient, comme en témoignent Briskin et Bernardo (2005) qui, à l’occasion d’une conférence syndicale organisée sur le thème des revendications d’équité, ont traité à la fois des revendications des femmes, des minorités ethniques immigrantes, des autochtones, des gais et des lesbiennes… auxquelles les spécialistes invités du Québec ont ajouté les victimes des clauses de disparité de traitement, dénoncées devant les tribunaux en prenant appui sur la Charte québécoise.

On pourrait ainsi croire que le mouvement des femmes s’est, d’une certaine façon, institutionnalisé, son organisation étant tellement plus ancienne que celle d’autres groupes. Le Conseil du statut de la femme conseille le gouvernement en matière de lois, de programmes et d’actions; le Comité-aviseur Femmes en développement de la main-d’oeuvre fait de même auprès du ministère de l’Emploi; les comités de condition féminine se répandent dans les syndicats. Si bien qu’au sein des syndicats le mouvement des femmes est la cible de critiques de la part d’autres groupes minoritaires réclamant comme elles un traitement distinct, qui font des femmes une minorité dominante et déplorent leur faible propension aux alliances avec les autres groupes cibles (Briskin et Bernardo 2005; Gapasin 1998).

Il y a 30 ans, les femmes remettaient en cause la primauté de la « contradiction principale », refusaient de voir reléguer la discrimination dont elles faisaient l’objet au rang de « contradiction secondaire » et exigeaient que les syndicats s’attaquent sérieusement à leurs problèmes. Maintenant, non seulement les syndicats reconnaissent officiellement le caractère distinct de leur exploitation mais encore les femmes font l’apprentissage de multiples contradictions entre elles… Dans les structures syndicales, les femmes dans les secteurs d’emploi traditionnellement masculins ont des revendications si différentes des femmes dans les emplois traditionnellement féminins qu’elles se reconnaissent parfois mal dans les comités de condition féminine nationaux, trop préoccupés des problèmes des infirmières, des enseignantes, des employées de bureau et des services… Doublement minoritaires, plusieurs se reconnaissent davantage dans des groupes extérieurs aux syndicats, propres aux femmes des secteurs d’emploi non traditionnellement féminins. Lorsqu’elles sont lesbiennes et qu’elles travaillent dans les secteurs d’emploi non traditionnellement féminins, elles appartiennent alors à deux groupes identitaires en matière de droits de la personne et sont alors triplement minoritaires (Chamberland et Paquin 2005).

De fait, avant même d’avoir connu la résolution de certains problèmes importants, comme la ségrégation professionnelle et l’accès égal aux emplois, l’égalité de traitement, l’équité salariale, l’équité en emploi, problèmes toujours présents (CAFDM 2005), les femmes comme groupe cible côtoient dorénavant plusieurs autres groupes cibles officiels (minorités visibles, minorités ethniques, autochtones, personnes handicapées) et non officiels (nouveaux travailleurs et travailleuses payés en vertu des clauses de disparités de traitements, gais et lesbiennes, pour ne nommer que ces groupes). C’était du moins l’enjeu de houleux débats lors du colloque « Advancing the Union Equity Agenda : Inside Unions and at the Bargaining Table[11] », réunissant plus d’une centaine de chercheuses et de chercheurs universitaires ainsi que de militantes et de militants syndicaux autour des défis que posent les droits d’équité soutenus par les chartes dans les syndicats. Indéniablement, dans un proche avenir, la réflexion sur cette question doit s’inscrire dans le débat sur la légitimité (pragmatique autant que sociale) et les enjeux éthiques de l’action syndicale, alors qu’elle n’y figure encore que timidement, par comparaison avec la question de la protection de l’économie locale dans un contexte de mondialisation, la question écologique, la question du droit à la santé, toutes questions où les syndicats ont inscrit leur action dans le contexte d’enjeux plus larges que celui de la négociation à l’échelle locale (Chaison et Bigelow 2002).