Présentation

Femmes extrêmesParoxysmes et expériences limites du féminin… et du féminisme[Record]

  • Sylvie Bérard and
  • Andrea Zanin

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La citation qui précède, tirée de l’essai-pamphlet de Virginie Despentes (2006), montre bien de qui elle parle : de celles qui ne sont jamais convenables – auraient-elles souhaité l’être. Les premières pages de ce livre soulignent aussi la position d’énonciation de l’auteure : non pas hors de ce groupe, mais bien parmi celles qui seront toujours « trop » ou « pas assez », à la fois excessives ou insuffisantes pour la société où elles évoluent. L’essai King Kong théorie, dont la citation est tirée, n’a pas été reçu de manière toujours positive par la presse bien-pensante française. Cependant, il a été relativement bien accueilli par la critique anglo-saxonne et certaines féministes états-uniennes, comme en témoignent notamment les commentaires de la quatrième de couverture de l’édition parue chez Feminist Press. Ce qui ressort surtout du passage en question, c’est la cohabitation des images. La liste de Despentes, sans hiérarchie, qui n’est pas sans rappeler celles que l’on trouve dans L’Euguélionne de Louky Bersianik paru trois décennies auparavant (1976), où sont réunies les images les plus disparates et parfois contradictoires, se situe dans l’esprit de la disjonction postmoderne telle que la décrit Ihab Habib Hassan dans The Postmodern Turn (1987). Cependant, cette cohabitation révèle aussi la désorganisation de la pensée sociale dès que l’on sort de l’image hégémonique de « la femme », encore bien présente malgré des décennies de féminisme. À ce modèle dominant et virtuellement creux, l’auteure oppose un fouillis taxonomique dont les éléments, en soi et dans leur accumulation, frappent l’imagination par leur crudité, leur excès, leur « extrémalité » (pour emprunter un mot issu du vocabulaire des mathématiques). Lorsque vient le moment de nommer les choses, le moins que l’on puisse dire, c’est que Despentes appelle un chat un chat. Dans son esthétique de l’image extrême et de la sensation forte, cette auteure est bien de son époque. Par les temps qui courent, tout peut être qualifié d’extrême : les sports, les conditions climatiques, et même les produits cosmétiques. Les voitures vont plus vite, la technologie est de plus en plus miniaturisée, et on dirait que chaque minute doit être vécue dans l’intensité ou ne pas être. Nos identités aussi se construisent et se modèlent dans l’idée d’une performance extrême, vers les limites de nos possibilités, réelles ou idéalisées, oscillant entre l’infiniment gros et l’excessivement maigre, le toujours plus rajeuni ou la plus grande longévité, les sensations fortes de tout acabit. La littérature et les mondes fictifs en général (cinéma, jeux vidéo, etc.), parce qu’ils s’affranchissent des contingences du monde réel, permettent de repousser davantage les frontières de l’extrême et nous donnent à penser, à espérer ou à craindre que, dans un univers futur ou potentiel, il n’y aurait plus de limites à la notion même d’être humain. Par son refus de la rigidité idéologique et identitaire, Despentes s’inscrit quand même dans la mouvance du discours féministe actuel parfois dit « de troisième vague » (voir Kinser (2004), Showden (2009) et Snyder-Hall (2010)), qui subit fortement l’influence du discours postcolonial, donc qui est méfiant à l’égard des modèles hégémoniques (voir Dubosc et Lal (2006)) et aussi marqué par un courant prosexualité (sex-positive) (voir Butler (1990) et Glick (2000)), courant qui a pu aller dans certains extrêmes aussi, avouons-le – que l’on songe aux déclarations de Camille Paglia à propos du viol comme « risque à prendre » (Despentes 2006 : 46) ou aux performances d’Annie Sprinkle. Pour le présent numéro de la revue Recherches féministes, nous avons voulu nous pencher, dans une optique féministe, sur les images de femmes extrêmes de la culture …

Appendices