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« We fight, we dare, we end our hunger for justice. »

Collins (2008)

Qu’elles se nomment Ripley, Xena, Hermione Granger ou Daenerys Stormborn, plusieurs figures féminines fortes sont apparues récemment dans des productions culturelles populaires. Par son exploration des scénarios alternatifs de représentation du genre, la littérature populaire (particulièrement le merveilleux (fantasy) et la science-fiction) peut constituer un champ privilégié d’épanouissement des personnages féminins hors normes. Alors que la science-fiction a longtemps été considérée comme un bastion masculin, plusieurs auteures et auteurs contemporains de science-fiction ont envisagé des scénarios novateurs qui revisitent l’érosion des frontières et l’instabilité des catégories sociales et culturelles propres à la postmodernité en déconstruisant l’édifice culturel du genre[1].

Ainsi, dans son ouvrage Tough Girls :Women Warriors and Wonder Women in PopularCulture[2], paru en 1999, Sherie Inness décrit la science-fiction comme un « baromètre de changement social », comme un outil de questionnement des modèles traditionnels et de menace au statu quo. Elle observe que ces univers sont ceux qui s’avèrent le plus susceptibles de proposer des modèles alternatifs et nouveaux. Même si elle conclut que la plupart des personnages féminins qu’elle analyse sont ambigus, en ce que ces femmes remettent en question et confirment à la fois les stéréotypes de genre, Inness considère que, dans des mondes fictionnels, les héroïnes, qui sont de plus en plus nombreuses, créent de nouveaux modèles et qu’elles peuvent constituer un facteur de progrès social.

Cette tendance s’observe dans la littérature de science-fiction pour adolescents et adolescentes, notamment dans une trilogie populaire des années 2000, soit The Hunger Games, de Suzanne Collins. Bien que le genre des séries dystopiques pour un public adolescent ne soit pas nouveau (il existait déjà, notamment avec les tétralogies de Lois Lowry (1993-2012) et de Scott Westerfeld (2005-2007)), la trilogie de Collins est rapidement devenue un phénomène, un succès de librairie embrasant les ventes de romans pour jeunes adultes[3]. Elle a pavé la voie à un nombre impressionnant de nouvelles dystopies destinées au même public, pimentées de violence et d’intrigues amoureuses plus ou moins réussies[4]. Dès lors, considérant l’immense popularité de cette trilogie, on peut présumer de l’influence qu’elle exerce sur l’imaginaire populaire. Or, une question se pose pour les jeunes lectrices : qui sont les héroïnes décrites dans ces séries à succès? Si nombre d’entre elles triomphent d’épreuves terribles et font preuve d’un grand courage, peut-on vraiment dire qu’elles transgressent les stéréotypes liés au genre et qu’elles donnent à voir un modèle novateur?

Plus précisément, comment se dessine le monde imaginé par Suzanne Collins? La trilogie The Hunger Games décrit la nation postapocalyptique de Panem, née sur les ruines du continent nord-américain, où le gouvernement répressif du Capitole contrôle les douze districts formant la nation. À la suite d’une révolte durement réprimée, et afin de prévenir toute rébellion future, le Capitole a créé un jeu de téléréalité : chaque année, le nom d’un garçon et le nom d’une fille, âgés de 12 à 18 ans, sont tirés au sort dans chaque district pour participer à ce jeu où ils s’affrontent jusqu’à la mort : celui ou celle qui survivra gagnera les Jeux. Ainsi, sous les yeux des téléspectateurs et des téléspectatrices, les enfants de Panem s’entre-tuent, offrant une sorte de catharsis nationale directement inspirée du panem et circenses de Rome[5]. Pour sauver sa soeur Primrose dont, à 12 ans, le nom a été tiré au sort et qui est destinée à une mort certaine, Katniss Everdeen prend sa place et participe aux 74e Hunger Games, telle une Thésée futuriste, avec le tribut masculin du district Douze, Peeta Mellark. Alors que Katniss et Peeta gagnent les Jeux à la fin du tome I, ils seront forcés, dans le tome II, de retourner dans l’arène pour une édition spéciale des 75e Hunger Games. Enfin, dans le tome III, Katniss se trouve au centre d’une rébellion sanglante contre le Capitole[6].

De fait, Katniss représente une incarnation d’un état limite au féminin, en ce que, malgré ses 16 ans, elle est placée dans des situations extrêmes, où son corps est contraint de se plier aux exigences imposées par l’autorité. À priori, Katniss se présente comme chasseresse et pourvoyeuse de sa famille. Or, dès son arrivée au Capitole, Katniss devra jouer la comédie face aux caméras, tantôt pour le Capitole, tantôt pour les rebelles, opération qui exige une performance du genre, telle qu’elle est décrite par Judith Butler (2005). Enfin, Katniss s’affirme aussi comme guerrière et rebelle, alors qu’elle est placée dans des situations de survie, dans un contexte de guerre et de compétition brutale. Collins confronte donc son personnage à des épreuves physiques extrêmes et fait osciller Katniss entre la vie et la mort, ce qui altère ainsi la matérialité de son corps, notion que Butler a explorée et dont nous nous servirons pour analyser le portrait de cette fille des temps nouveaux. Nous aborderons la question du genre en nous inspirant de la pensée de Butler et de la théorie queer, mouvement féministe refusant les identités assignées, et qui en brouille les frontières en montrant la manière dont le sexe biologique est toujours travaillé par le genre social, lui-même résultat et processus d’une discipline hétérosexuelle (Wittig 2001 : 217). En effet, l’approche foucaldienne, par laquelle Butler a abordé la question de l’incorporation des normes et des caractères socialement reconnus comme mâles ou femelles (Butler 1990), se révélera sans doute fort pertinente.

Le corps performé : Katniss comme mannequin et vedette de téléréalité

Alors qu’elle ne portait aucun intérêt à son apparence quand elle vivait dans le District 12, Katniss est placée devant la nécessité de se construire un personnage dès son arrivée au Capitole, ville artificielle et opulente par excellence. Par la suite, Katniss sera surveillée par le pouvoir en tout temps : des caméras sont positionnées un peu partout, ce qui crée un certain effet de panoptique, dont le but est « d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » (Foucault 1975 : 234). Au Capitole, elle doit jouer à la mannequin et à la vedette, en s’exposant aux caméras dans des tenues extravagantes, et tenir un discours truffé de mensonges. Dans ces passages à la fois irritants et absurdes, Katniss s’inscrit clairement dans la dynamique de performativité du genre décrite par Butler (2005).

C’est dans l’unique but de survivre que Katniss accepte d’incarner le rôle artificiel, stéréotypé et réducteur que Panem attend d’elle. En ce sens, Katniss correspond, partiellement du moins, à ce que décrit Fassin (2005 : 15) :

La performativité est d’abord interpellation sociale. Elle est « assignation normative ». Elle n’est pas un acte isolé : elle est répétition, réitération, citation. C’est ainsi que nous sommes constitués en tant que sujet : le genre n’est pas notre essence, qui se révélerait dans nos pratiques; ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre.

Les rares moments où Katniss apparaît comme véritablement « féminine » sont ceux où elle joue le rôle qui est attendu d’elle. À cet égard, Katniss tient un discours paradoxal : d’un côté, elle critique la mascarade dont elle est l’objet et méprise l’attitude de la population du Capitole, de l’autre, elle sait que son apparence, qui détermine sa conformité avec le rôle qu’elle incarne et donc sa crédibilité, sera décisive pour sa survie : « The Hunger Games aren’t a beauty contest, but the best-looking tributes always seem to pull more sponsors » (Collins 2008 : 58).

Katniss doit donc se soumettre à des soins corporels extrêmes, qui la dégoûtent, au Remake Center : elle sera intégralement épilée, frottée, lavée, coiffée, manucurée, maquillée, exfoliée presque jusqu’au sang, et elle se comparera à un oiseau déplumé, prêt à être rôti (Collins 2008 : 61-62). Puis, elle paradera lors du défilé inaugural des Hunger Games, portant un costume de flammes synthétiques, devenant celle qui frappera l’imaginaire du public. D’abord terrorisée à l’idée d’être brûlée vive, Katniss reconnaît rapidement l’efficacité du concept imaginé par son styliste : « No one will forget me [...] Katniss. The girl who was on fire » (Collins 2008 : 70). Notons que la « mise en beauté » extrême du personnage (ou plutôt la réparation de son corps de plus en plus abîmé) sera répétée au début du tome II, alors que Katniss est reprise en charge par sa prep team pour une tournée dans tous les districts, puis au début du tome III. Enfin, on apprend que Katniss a échappé de peu à une chirurgie d’augmentation mammaire, ce qui met en lumière la réification de son corps par le Capitole[7]. Devant cette conversation absurde dont elle est l’objet principal sans qu’on lui demande son avis, Katniss décrit avec dégoût les chirurgies que la prep team envisage pour elle (Collins 2009 : 49) :

Do what? Blow my lips up like President’s Snow? Tattoo my breast? Dye my skin magenta and implant gems in it? Cut decorative patterns in my face? Give me curved talons? Or cat’s whiskers? I saw all these things and more on the people of the Capitol. Do they really have no idea how freakish they look to the rest of us?

C’est lorsque Katniss se présente enfin aux caméras que l’épreuve véritable commence : elle devra se métamorphoser en comédienne, pour manipuler le public et les commanditaires. Après avoir suivi des leçons de maintien qui mettent en relief la régulation extrême à laquelle elle doit soumettre son corps, elle cherche, avec son mentor, le genre de personnage qu’elle aurait intérêt à se composer (Collins 2008 : 116) : « Are you going to be charming? Aloof? Fierce? » Or, cette tâche n’est pas de tout repos pour une personne aussi authentique que Katniss : « The next hours are agonizing. We try to play cocky, but I just don’t have the arrogance [...] I’m too ‘vulnerable’ for ferocity. I’m not witty. Funny. Sexy. Or mysterious. By the end of the session, I am no one at all » (Collins 2008 : 118). La situation empire après les Jeux et sous la pression du président qui cherche à dissimuler la portée politique des gestes accomplis par Katniss[8]. Celle-ci comprend alors qu’elle a intérêt à jouer la comédie pour sauver sa peau, pour faire croire que son geste n’était que l’acte désespéré d’une jeune fille amoureuse.

Ainsi, alors que la déclaration d’amour de Peeta envers elle ne faisait que la rendre plus « désirable », selon la remarque fort réductrice de son mentor, Katniss se voit forcée de donner suite à cette déclaration afin de survivre, situation plutôt ironique pour une jeune femme aussi peu sentimentale, et qui croyait, au départ, que l’amour de Peeta lui donnerait l’air « faible », image qui lui répugne… Ainsi, par les jeux de rôle qu’elles impliquent, les apparitions publiques officielles se construisent chaque fois comme une performance théâtrale avec ses protagonistes (Katniss, Peeta, Caesar Flickerman – animateur des Jeux), ses costumes, son texte. Ici, ce n’est pas le genre qui est joué, mais bien l’identité même de Katniss et son sentiment amoureux envers Peeta. Ce phénomène étrange par lequel l’essence de Katniss apparaît comme une « fabrication élaborée et soutenue par des signes corporels et d’autres moyens discursifs » fait penser aux travaux de Butler (2005 : 25) sur la performance et la théâtralité du genre :

De tels actes, gestes et accomplissements (enactments) au sens plus général sont performatifs, par quoi il faut comprendre que l’essence ou l’identité qu’ils sont censés refléter sont des fabrications, élaborées et soutenues par des signes corporels et d’autres moyens discursifs. Dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité […] En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive.

À chaque apparition publique, comme lorsqu’elle joue avec le public, dans l’arène, Katniss doit répéter cette performance, où elle joue un rôle imposé par la norme et le pouvoir afin d’obtenir de quoi survivre de façon immédiate. D’ailleurs, la description que fait Butler de la performance cadre bien avec le jeu de rôle imposé à Katniss : « comme c’est le cas pour d’autres comédies sociales de type rituel, l’action du genre requiert une performance répétée. Cette répétition reproduit et remet simultanément en jeu un ensemble de significations qui sont déjà socialement établies; et telle est la forme banale et ritualisée de leur légitimation » (Butler 2005 : 264). C’est dans l’idée de renforcer l’image d’innocence essentielle pour rendre sa performance crédible, et donc, lui sauver la vie, que son styliste choisit de lui donner « a very calculated look » (talons plats, robe bouffante, maquillage minimaliste), soit une apparence de toute jeune fille, pure et inoffensive. Pour l’héroïne, cette fiction devient une mascarade qu’elle répète tous les jours, au point de la mener à une confusion totale. Cela n’est pas sans rappeler la manière dont Kaye Mitchell associe la féminité à une mascarade : comme pour Mitchell, le féminin est dans The Hunger Games un rôle, une représentation artificielle et superficielle. Pour Katniss, le genre est moins une caractéristique essentielle d’elle-même qu’une série de gestes « performatifs » qu’elle apprend à reproduire (Mitchell 2006 : 6), dans le but de survivre. De fil en aiguille, on assiste à la répétition abusive de cet artifice. Cette manipulation de l’image de Katniss évoque ce que Inness décrit dans son étude analytique (1999 : 67) : « we discovered how toughness in women was repeatedly toned down by emphasizing the connection between women, sexuality and femininity ». En effet, bien que Katniss se soit montrée dure à cuire pendant les Jeux, le président Snow fait pression pour que sa féminité et sa beauté soient mises en valeur : mettre l’accent sur le désir sexuel qu’elle peut susciter revient donc à en faire une figure moins menaçante, car cela suggère sa vulnérabilité et sa disponibilité présumée (Inness 1999 : 135). Le lecteur ou la lectrice constate aussi la succession de tous ces rôles contradictoires selon l’occasion : Katniss alterne entre une apparence de jeune fille inoffensive affublée de « pink lipstick and ribbons » (Collins 2009 : 207), et celle d’une tueuse, celle de « Katniss, the girl on fire […] as deadly as fire itself » (Collins 2009 : 207). Cela devient étourdissant pour elle et lui donne le sentiment de participer à un « freak show » (Collins 2009 : 211).

Enfin, alors qu’elle a été sauvée par les rebelles du District 13 et qu’elle se trouve très loin du Capitole et des Jeux, c’est pour le compte des rebelles qu’elle devra incarner un nouveau rôle, celui du Mockingjay, symbole de la révolution :

What they want is for me to truly take on the role they designed for me. The symbol of the revolution. I must now become [...] the face, the voice, the embodiment of the revolution [...] They have a whole team to make me over, dress me, write my speeches, orchestrate my appearances – as if that doesn’t sound horribly familiar – and all I have to do is play my part.

Collins 2010 : 10-11

Comme Katniss se sait indispensable au mouvement rebelle dont elle se méfie, et qu’elle veut à tout prix faire tomber le régime du président Snow, l’héroïne acceptera ce rôle à certaines conditions (dont l’immunité pour certains prisonniers du Capitole, comme Peeta). La chef des rebelles, Alma Coin, accepte ses conditions en ces mots : « All right […] But you’d better perform » (Collins 2010 : 41). Vêtue d’un costume mi-oiseau, mi-armure, Katniss participe à des topos de propagande rebelle, pour lesquels on manipule les moindres aspects de son apparence (Collins 2010 : 44) : « Let’s find the most stunning Mockingjay look possible [...] Is she scarred and bloody? [...] Just how grimy can we make her without disgusting people? » Alors commence un processus des plus absurdes : « With my acid-damaged hair, sunburned skin, and ugly scars, the prep team has to make me pretty and then damage, and scar me in a more attractive way » (Collins 2010 : 59). Comme Katniss n’arrive pas à jouer ce rôle, son équipe la filmera sur le terrain, malgré le danger, la laissant agir de manière spontanée. Notons que, même si la dynamique est différente de la mascarade imposée par le Capitole, Katniss reste associée à des stéréotypes du genre féminin, ne serait-ce que par la protection dont elle est l’objet et par le souci esthétique qui demeure associé à sa personne.

Bref, ces rôles contradictoires et « joués brillamment » pour le compte de différentes causes sèment la confusion dans son esprit : plus la trilogie avance, plus l’identité de Katniss se fragmente. Elle a l’impression de se perdre, de ne plus sentir de quelle matière son corps est fait. Comme le souligne Mitchell (2006 : 6), c’est par la matérialisation ainsi que par le processus continu et normatif de répétition, de réitération que la matière du corps sexué vient à exister, mais, en raison du paradoxe de sa situation, Katniss finit par ne devenir qu’une surface sur laquelle s’inscrivent des signes qui n’ont plus aucun sens. Son corps en vient à ressembler à ce que Butler décrit en ces mots (2005 : 139) : « the body is not a being, but a variable boundary, a surface whose permeability is politically regulated ». À la fin du premier tome, Katniss réussit à se retrouver : « I begin transforming back into myself. Katniss Everdeen. A girl who lives in the Seam. Hunts in the woods. Trades in the Hob. I stare at the mirror as I try to remember who I am and who I am not » (Collins 2008 : 370-371). C’est seulement en se dépouillant de tous les artifices qui soutenaient la fiction « performée » que Katniss se retrouve et se « retransforme en elle-même », processus qu’elle aura plus de difficulté à reproduire à l’avenir.

Le corps endurci et éprouvé : Katniss comme guerrière et rebelle

Malgré toutes les manipulations dont Katniss est l’objet, et la mascarade féminisante qui lui est imposée, sa personnalité est coriace (tough) et endurcie et elle cadre mal avec les stéréotypes traditionnellement assignés aux jeunes filles. D’abord, on note que Katniss n’a aucun intérêt pour les sujets qui, selon les clichés les plus irritants, passionnent les filles : « Other girls our age, I’ve heard them talking about boys, or other girls, or clothes. [I am not] gossipy and clothes bore me to tears » (Collins 2009 : 87). Après les Jeux, chaque tribut victorieux doit se faire valoir en exerçant un « talent », mais Katniss comprend que ses seules options sont des talents féminins antiques : « Cooking, flower arranging, playing the flute » (Collins 2009 : 39). Or, elle n’en a aucun, puisque son seul talent est celui qui consiste à chasser. Par ailleurs, Katniss déclare à plusieurs reprises qu’elle refuse de se marier et d’avoir des enfants, même si ses motivations sont discutables d’un point de vue féministe[9]. Cependant, à quelques exceptions près, son attitude reste celle d’une femme autonome, solide et coriace. Elle correspond, du moins partiellement, au portrait de la femme tough, selon la définition qu’en donne Inness dans son chapitre intitulé « Beyond Muscles : What does it Mean to be Tough? », où elle explore les caractéristiques des personnages tough, soit l’endurance physique, la persévérance, la solidité, l’entêtement et l’endurcissement. On constate que Katniss présente les quatre traits dont Inness fait mention (1999 : 24) : elle se distingue par son corps peu musclé mais fort, endurant et rapide, par son attitude peu émotive, par sa capacité à garder son sang-froid, par ses actions généralement réfléchies, par l’autorité qu’elle projette dans son environnement et, enfin, par sa capacité de survivre à un nombre incalculable d’épreuves physiques extrêmes. D’entrée de jeu, Katniss est présentée comme la pourvoyeuse de sa famille décimée (par la mort de son père et la dépression de sa mère), et la survie des siens dépend totalement d’elle. Avec l’aide de son ami Gale, elle tente de suffire à la tâche, et elle ne peut se voir autrement que comme le pilier de la maison. Quand Gale lui dit qu’ils pourraient s’enfuir ensemble, ils ont une pensée commune (Collins 2008 : 9) : « We could make it […] if we didn’t have so many kids [...] They’re not our kids, of course. But they might as well be. [...] Who would fill those mouths that are always asking for more? » L’amour que Katniss porte à sa soeur Primrose, et qui justifiera son sacrifice subséquent, se rapproche beaucoup de l’amour d’une mère pour son enfant[10]. Cette situation de survie précoce fait en sorte que Katniss se définit comme une chasseresse (Collins 2008 : 316). C’est d’ailleurs ce talent qui lui permettra de gagner les Jeux puis de survivre à ses multiples traumatismes psychologiques. Jusqu’à la toute fin de la trilogie, elle continuera à chasser : si la chasse n’est plus une condition de survie physique, cette activité lui permet néanmoins de survivre mentalement et de se reconstruire.

Un paradoxe apparaît ici : certes, c’est son amour pour sa soeur qui a incité Katniss à devenir chasseresse. Or, le fait que sa rébellion envers le Capitole soit motivée par son désir de défendre les enfants qu’elle aime[11] peut affaiblir son côté tough. En cela, Katniss semble se conformer au rare modèle traditionnellement acceptable de femme forte, soit celui de la femme prête à tout pour protéger ses proches. Effectivement, Inness (1999 : 20) dit ce qui suit des personnages féminins protecteurs : « they are often tough only in order to protect their children and families, a form of toughness that our society assumes is ‘natural’ for women; thus, their toughness does not call in question gender roles ». Selon Inness (1999 : 125), un tel personnage « is tough only because her family is being threatened [her] toughness is controlled by her reinscription as a mother ». Ainsi, quand Katniss fait alliance avec Rue puis avec Peeta, elle agit de manière protectrice envers eux. Si l’on adopte le point de vue d’Inness, on pourrait conclure que Katniss est inégale dans sa façon d’être coriace et qu’elle ne laisse pas toujours voir une persona explicitement masculine, et qu’elle adopte des attitudes que l’on pourrait qualifier de « typiquement féminines[12] ».

C’est lorsque Katniss est seule dans l’arène qu’elle subvertit le mieux les codes du genre; alors qu’elle est traquée par Cato, le tribut le plus menaçant en raison de sa corpulence et de sa capacité à manier les armes, Katniss réfléchit à sa stratégie, puis se montre arrogante et moqueuse :

Until I work out exactly how I want to play that, I’d better at least act on top of things [...] Certainly not confused or frightened […] So […] I pause a second, giving the cameras time to lock on me. Then I cock my head slightly to the side and give a knowledging smile.

Collins 2008 : 164

D’ailleurs, on note que Katniss contient toujours ses réactions émotives, notamment quand elle se porte volontaire pour les Jeux : « I don’t want to cry. When they televise the replay of the reapings tonight, everyone will make note of my tears and I’ll be marked as an easy target. A weakling » (Collins 2008 : 23). Comme le souligne Inness, puisque les femmes sont supposément émotives, l’apparente absence d’émotions de Katniss contribue à l’éloigner du modèle féminin, lui conférant un caractère plus androgyne, voire masculin. C’est aussi dans ces moments-là que Katniss est la plus dangereuse, car elle va au bout de la logique de la lutte pour la survie, lutte où le sexe de la personne qui mène le combat ne compte pas.

Dans l’arène, Katniss doit donc réussir des épreuves physiques extrêmes et se bat à égalité contre des adversaires tantôt masculins, tantôt féminins, parfois même contre des machines. Après avoir échappé à la mort par déshydratation, elle sera piégée dans un feu de forêt. Avec force détails frôlant le sadisme, Collins décrit la première blessure grave de Katniss au mollet. Or, celle-ci trouve la force d’avoir une pensée ironique en se rappelant son costume de flammes : « Katniss the girl who was on fire. What a good laugh the Gamemakers must be having over that one » (Collins 2008 : 176-177).

Tout ici se passe comme si le supplice de Katniss était un « opérateur de pouvoir », en ce qu’il « assure l’éclat du pouvoir » et « la cérémonie où triomphe le souverain », soit le président Snow (Foucault 1975 : 68). Par la suite, Katniss est piquée par des guêpes mutantes, piqûres décrites avec maints détails répugnants. Vers la fin des Jeux, elle deviendra sourde d’une oreille en provoquant une explosion et son front sera tailladé à coups de couteau. Enfin, dans l’aéronef qui la ramène au Capitole après sa victoire, elle ne se décrit plus qu’en termes sauvages et déshumanisés (Collins 2008 : 348).

Lors des seconds jeux, Katniss subit encore des épreuves extrêmes, dont l’attaque d’une brume empoisonnée qui crée des lésions terribles au contact de la peau et atteint son système nerveux. Elle reçoit également un coup de massue à la tête qui provoque une commotion cérébrale. Enfin, c’est dans Mockingjay que le corps de Katniss subira les pires épreuves : à la fin du roman, elle se décrit comme une créature hideuse au corps ravagé par le feu. Après avoir reçu un éclat d’obus dans le genou et un coup dans les côtes qui lui causera une rupture de la rate, Katniss passera à deux doigts de mourir étranglée par Peeta, qui a été secouru par les rebelles, mais qui a été torturé et conditionné pour l’attaquer. En effet, Peeta, dont les souvenirs de Katniss ont été altérés pour susciter le meurtre, est l’objet de ce que Foucault (1975 : 69) appelle « la mécanique du pouvoir » qui s’exerce directement sur son corps. Pour Peeta, la « loi prohibitive » de Panem est inscrite dans son corps, non pas intériorisée mais incorporée à son être (Butler 2005 : 257), notamment par le poison des tracker-jacker qui altère ses souvenirs. Toutefois, c’est surtout après le dernier assaut de son commando décimé que Katniss subit la pire de toutes ses blessures physiques quand une grande partie de son corps est brûlée, ce qui lui cause d’atroces souffrances. Dans le miroir, son corps ravagé lui apparaît comme une courtepointe de peau à moitié fondue, vision qui lui rappelle la perte de sa soeur, morte brûlée :

It’s not the water I mind, but the mirror that reflects my naked fire-mutt body. The skin grafts still retain a newborn-baby pinkness. The skin deemed damaged but salvageable looks red, hot, and melted in places. Patches of my former self gleam white and pale. I’m like a bizarre patchwork quilt of skin. Parts of my hair were singed off completely […] I wouldn’t much care except the sight of my body brings back the memory of the pain [...] And how I watched my little sister become a human torch.

Collins 2010 : 352

Étrangement, c’est sa peau, organe-frontière par excellence, qui est la plus atteinte, ce qui peut être lu comme une métaphore de la métamorphose de son corps en tant que frontière entre le vivant et le non-vivant, entre le corps animé et le cadavre, alors qu’elle oscille entre la vie et la mort et qu’elle se décrit comme une morte-vivante. Enfin, cherchant à se suicider en s’empoisonnant lentement à la morphine et en cessant de manger, elle devient méconnaissable, effrayante, pareille à un cadavre ambulant, et il ne lui reste presque plus que des bribes de son corps originel, dont la matérialité a été altérée de la façon la plus radicale possible.

Alors qu’on la croyait perdue, Katniss reprendra lentement goût à la vie, en meublant son quotidien par des actes familiers : « We learn to keep busy again. Peeta bakes. I hunt » (Collins 2010 : 387) – on remarque ici une inversion des rôles traditionnels, qui s’harmonise parfaitement aux personnalités singulières des personnages. C’est aussi grâce à un projet de livre rendant hommage aux gens qu’elle a perdus et qui la hantent que Katniss surmonte son traumatisme et renaît : « I come back to life » (Collins 2010 : 387). Enfin, avec Peeta, dont elle partage les moments d’égarement (il a des attaques de panique et elle fait d’atroces cauchemars peuplés par des créatures mutantes et des enfants perdus), elle finit par réapprendre à vivre malgré le souvenir de ses traumatismes : « We grow back together » (Collins 2010 : 388). Outre qu’il illustre sa capacité de survie, et donc son caractère coriace, ce portrait non idéalisé offre une nouvelle représentation du corps féminin. À travers la résilience de Katniss qui revient de si loin, il est permis de croire que Collins donne un modèle féminin nouveau à son lectorat, celui d’une femme qui a perdu ses attributs esthétiques, mais qui retrouve sa capacité à vivre : « The bright yellow means rebirth instead of destruction. The promise than life can go on, no matter how bad our losses » (Collins 2010 : 388). Avec Peeta, Katniss peut enfin ressentir le désir et même, chose qui était pour elle inconcevable, envisager la maternité[13], malgré ses cauchemars qui ne disparaîtront jamais.

Katniss, héroïne féministe ambiguë

Ainsi, outre qu’elle est contrainte de se soumettre à une série de performances, où sa personnalité et même son genre sont l’objet de mascarades, si Katniss repousse sans cesse ses limites, c’est surtout sur le plan corporel qu’elle touche aux frontières du vivant. Quand elle frôle la mort à répétition, son corps couvert de cicatrices devient une surface malléable, une matière modelée à l’extrême, il subit des épreuves terribles, dont elle garde des cicatrices physiques et psychologiques permanentes. Au final, force est de constater que le sadisme de Collins envers Katniss, qu’elle « abîme » au point de la mener au bord du suicide, met en avant le caractère coriace de son personnage : bien qu’elle soit une grande brûlée traumatisée à vie et rongée par le deuil, Katniss survit, guérit et trouve même une certaine forme de paix et de bonheur, ce qui fait de l’épilogue doux-amer du roman une splendide réussite.

C’est peut-être son extraordinaire résilience[14] qui rend cette héroïne aussi inspirante pour un jeune lectorat : Katniss montre qu’il est possible de survivre au traumatisme et, en plus, elle encourage l’engagement politique et social des jeunes dans un monde en dérive, même si la description des systèmes de Panem et du District 13 peut apparaître peu réaliste et simpliste. Par son refus d’être manipulée, tant par le Capitole que par les groupes insurgés et par son ultime geste de rébellion qui est d’assassiner Alma Coin, chef de la révolte, Katniss débarrasse son peuple de deux tyrans. En déclenchant ces changements radicaux, ce personnage fait croire qu’il est possible d’agir sur sa société pour la transformer. Notons que telle était l’intention de Collins qui, avec ce roman, espérait encourager l’engagement de la jeunesse dans le monde :

It’s crucial that young readers are considering scenarios about humanity’s future, because the challenges are about to land in their laps. I hope they question how elements of the books might be relevant in their own lives [...] how do you feel about the fact that some people take their next meal for granted when so many other people are starving in the world? What do you think about choices your government, past and present, or other governments around the world make? [...] Was there anything in the book that disturbed you [...] if there was, what can you do about it? Because [...] even if they’re not of your making, these issues and how to deal with them will become your responsibility[15].

En ce sens, la création de Katniss peut être perçue comme une amélioration substantielle par rapport à des héroïnes incolores comme Bella Swan, de la série Twilight (Meyer 2005), qui dépend d’un héros pour la protéger et la sauver. Par son autosuffisance, il semble que Katniss incarne un nouveau modèle féminin pour la jeunesse, bien qu’elle ne parvienne pas toujours à dépasser certains stéréotypes. Ainsi, Katniss demeure une héroïne féministe ambiguë, car sa rébellion contre le Capitole est motivée par le désir de défendre ses proches – ce que certaines personnes pourraient considérer comme un geste maternel[16]. De plus, elle reste parfois coincée dans des lieux communs du roman jeunesse, dont l’incontournable triangle amoureux (que l’on retrouve par exemple chez Meyer, Westerfeld ou Condie). Cependant, même si son hésitation amoureuse entre Gale et Peeta occupe une place importante dans le roman, Katniss reste insensible à toute forme de mièvrerie et se laisse rarement dominer par son coeur. Peeta, qu’elle considérera longtemps comme un ami, ne gagnera pas son coeur par une mise en scène romantique, mais bien par la chair[17] : en cela, Katniss se révèle au lecteur et à la lectrice comme un personnage qui est proche de son corps et de ses sens.

On peut également se demander si le portrait final du personnage ne fait que reproduire le modèle traditionnel du mariage hétérosexuel et de la maternité, offrant ainsi un destin assez convenu à une héroïne hors du commun. En fin de compte, Katniss n’est peut-être pas une icône féministe parfaite, mais elle est le produit d’une auteure qui valorise le féminisme, du moins assez pour mettre en scène un personnage qui déroge aux clichés sur le genre et qui offre une image de force et d’indépendance associée au féminin, ce qui permet de défier le statu quo des représentations offertes par la science-fiction[18]. Il est donc plausible de croire que les auteurs et les auteures pour la jeunesse n’ont pas encore exploité toutes les possibilités concernant des héroïnes qui seraient coriaces jusqu’au bout, dont les tergiversations amoureuses prendraient moins de place et dont le devenir ne se solderait pas par une union traditionnelle. Or, avec le succès que connaît la vague de romans dystopiques pour le public adolescent, on voit apparaître des personnages de plus en plus singuliers[19]. Bref, au pays de la dystopie, il y a de l’espoir pour les héroïnes radicales, mais il reste encore du chemin à faire…

Cependant, par le simple fait de remettre en question l’exclusivité masculine du modèle tough, des héroïnes actuelles telles que Katniss Everdeen – mais aussi Daenerys Stormborn et Arya Stark (Martin 1996), Hermione Granger (Rowling 1997), Tally Youngblood (Westerfeld 2005) et Tris Prior (Roth 2011) – mettent en doute la traditionnelle division entre les genres en offrant des modèles inexplorés qui, à leur tour, alimentent les créations culturelles populaires. En permettant au jeune public de penser les rôles masculins et féminins comme des performances plutôt que comme une essence biologiquement définie, ces filles de demain viennent enrichir les moules féminins possibles et l’ajout du modèle tough, même s’il demeure parfois imparfait ou ambigu, comme dans Hunger Games, peut changer la manière dont les jeunes femmes envisagent leur rôle social futur, leur capacité de leadership, leur désir de se faire valoir. En effet, si les productions culturelles parlent des filles et aux filles, leur message est souvent faussé, en particulier dans les magazines féminins pour adolescentes[20]. Les oeuvres littéraires telles que celle de Collins deviennent une façon alternative de rejoindre un jeune lectorat, de faire changer les perspectives de l’intérieur et de faire pression sur le contrôle social exercé sur les femmes : ainsi, de nouvelles perspectives s’ouvrent pour la jeunesse dans le monde de demain.