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L’idée de ce livre-hommage consacré à Jeanne Lapointe est venue à Chantal Théry au moment de l’exposition intitulée « Pionnière de la Faculté des lettres de l’Université Laval » qu’elle a organisée en 2007 à la Bibliothèque Jean-Charles-Bonenfant de la même université. Ce livre a pour objet de faire connaître Jeanne Lapointe, intellectuelle précurseure, afin d’éviter que sa mémoire s’étiole dans le silence. Pour rendre hommage à cette libre-penseuse qui a contribué à la laïcisation et à la démocratisation de l’enseignement ainsi qu’à l’avancement des études littéraires et féministes, Théry a invité sept personnalités qui ont côtoyé Jeanne Lapointe à témoigner des circonstances de leur rencontre et de la relation qu’elles ont entretenue avec cette artisane de nombreuses révolutions. La carrière de Jeanne Lapointe est en effet ponctuée de toute une série de premières : elle est la première laïque à obtenir une licence ès lettres et une maîtrise ès arts de l’Université Laval (1938), la première femme récipiendaire de la Médaille d’or du français décernée par le Consulat de France à Québec (1938), la première professeure au Département des littératures de l’Université Laval (1940) et la première universitaire à signer des critiques littéraires dans la revue d’idées Cité libre (1954).

Dans l’introduction qu’elle signe, Théry rappelle la nécessité de revenir sur cette figure « [d’]intellectuelle exceptionnelle dont on découvre maintenant la modernité, l’audace et l’ampleur du travail. Ses proches, ses collègues et ses étudiants ignoraient d’ailleurs la plupart des étapes et des réalisations de sa vie professionnelle » (p. 9). Un des objectifs de cet ouvrage consiste donc à faire ressortir les lignes de force, la cohérence et le côté avant-gardiste de ce parcours intellectuel et militant. À cet égard, le curriculum vitae, la chronologie et la bibliographie qui recense ses publications ainsi que les études menées sur elle fournissent un éclairage aussi intéressant qu’utile sur la carrière de Jeanne Lapointe et permettent de situer dans le temps les jalons de son itinéraire académique et professionnel. Les « Témoignages et souvenirs », parfois accompagnés de photographies qui montrent Jeanne Lapointe à différents moments de sa vie, sont d’une grande richesse historique et littéraire.

Les deux premiers textes rappellent la participation de Jeanne Lapointe à deux commissions royales d’enquête qui ont marqué l’histoire du Québec. D’abord, le sociologue Guy Rocher souligne le rôle de premier plan qu’elle a joué dans les travaux de la commission Parent (1961-1966) sur la situation de l’enseignement dans la province de Québec de même que dans la rédaction du rapport éponyme. Le témoignage de Rocher l’amène à parler d’un « événement plutôt caché de l’histoire interne de la Commission Parent » (p. 36) et donne le ton à l’ouvrage, puisque chaque signataire nous fait pénétrer, par différentes portes, dans les coulisses de l’histoire politique, sociale, littéraire et intellectuelle du Québec. Pour sa part, Monique Bégin rend compte de l’engagement de Jeanne Lapointe dans la commission Bird (1967-1970) sur la situation de la femme au Canada, engagement qui aura un impact majeur sur les futures recherches de la professeure qui prendront par la suite une orientation nettement féministe. Bégin en parle d’ailleurs comme d’une « conversion » en évoquant la passion avec laquelle la professeure de littérature découvre les textes féministes phares, dont Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir et Feminine Mystique de Betty Friedan, récemment publiés ou connus au Québec au moment où la commission Bird amorce ses travaux.

Présenté sous forme de lettre adressée à celle qu’elle nomme « Jeanne la Magnifique », le texte de Louky Bersianik vient marquer une sorte de rupture naturelle entre les témoignages abordant les rôles plus officiels et les souvenirs plus intimes. C’est dans ces pages que l’on voit se nouer des amitiés féminines et que se dessine la figure de mentore intellectuelle et littéraire qu’incarne Jeanne Lapointe pour toute une génération d’auteures et de critiques. Un extrait d’une lettre réelle écrite par Bersianik le 10 juillet 1976, citée en note, met au jour la collaboration étroite de Jeanne Lapointe à l’écriture de certaines oeuvres, et ce, à la fois comme relectrice et comme source d’inspiration (p. 48) :

Vous savez, vos suggestions concernant ‘‘ les parleuses ’’ des Cahiers m’ont tout à fait charmée […] En parlant de ‘‘ parleuses ’’, j’en vois une dans mon ‘‘ pique-nique de têtes ’’ qui a votre voix chaleureuse, votre air moqueur et votre bonne humeur en plus de votre science psi! quelle pique-niqueuse! Puis-je m’inspirer de vous sans trop blesser votre modestie?

Qu’il s’agisse de lettres citées, de lettres rêvées par Madeleine Gagnon qui semble regretter l’absence d’échange écrit entre elle et Jeanne Lapointe ou de lettres évoquées (« nous ne cessions de nous écrire », confie Marie-Claire Blais (p. 81)), les lettres traversent ce livre-hommage et nous font espérer une édition prochaine de la correspondance de Jeanne Lapointe. Une édition critique des lettres nous renseignerait sur ses impressions de lecture et sur ses réflexions théoriques, tout en nous permettant d’apprécier davantage les idées modernes ainsi que les qualités indéniables de sa plume. Une fois publiée, cette correspondance, adressée – on peut l’imaginer – à de nombreuses personnalités et écrivains ou écrivaines, ouvrirait un nouveau chantier de recherche sur cette artisane de la Révolution tranquille, mais également sur les amitiés et les affinités féminines qui paraissent, à la lecture de l’ouvrage de Théry, occuper une place privilégiée dans la vie de Jeanne Lapointe. Outre qu’ils mettraient au jour des réseaux intellectuels et littéraires, ces échanges épistolaires éclaireraient peut-être autrement des périodes ou encore des acteurs ou des actrices de l’histoire des idées et de la littérature québécoise.

Dans la même veine, le texte de Madeleine Gagnon donne à voir ses liens d’amitié et raconte des anecdotes personnelles dont l’une, particulièrement touchante, concerne Anne Hébert. Le récit de ces histoires privées permet de circonscrire un peu mieux « l’individu et sa trace » pour reprendre l’expression d’Alain Corbin. Le témoignage du critique Gilles Marcotte partage également cette dimension plus personnelle du fait que l’invitation à retourner dans le passé pour décrire le contexte de la première rencontre avec Jeanne Lapointe fait jaillir des souvenirs intimes. Marcotte se rappelle que, lors du voyage à Québec où il a fait la connaissance de Jeanne Lapointe, il s’était arrêté à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, au manoir des parents d’Hector de Saint-Denys Garneau, et c’est pendant cette visite « un peu magique » qu’il a eu le bonheur de passer quelques instants dans la bibliothèque du poète et de feuilleter çà et là des livres qui lui appartenaient (p. 57).

La contribution de Gabriel Gagnon, neveu de Jeanne Lapointe, est peut-être celle qui permet d’aborder de manière plus directe la question de l’héritage que lui a légué sa tante. Cependant, l’ensemble de l’ouvrage parle, à différents degrés, de cet héritage : héritage plus politique, avec la participation à deux importantes commissions d’enquête : héritage intellectuel et littéraire, qui s’est transmis plus particulièrement dans l’enseignement; et héritage de la pensée, par les études et les articles publiés. Il est également question d’héritage dans le dernier texte du livre-hommage, « Pour une morale de l’intelligence » de Jeanne Lapointe elle-même, où elle cite cette phrase de Malraux : « Un grand héritier ignore ou dilapide les objets de son héritage, et n’hérite vraiment que l’intelligence et la force » (p. 90). Cette citation fait écho, en quelque sorte, à tous les textes qui figurent dans l’ouvrage Jeanne Lapointe. Artisane de la Révolution tranquille, dans la mesure où chaque signataire se rappelle la vive intelligence et la force des idées neuves de la première professeure de littérature de l’Université Laval et les voit comme son héritage.

Enfin, le plus long texte du livre, celui de Marie-Claire Blais, aborde également le thème du legs par l’entremise du soutien indéfectible qu’a apporté Jeanne Lapointe à toutes ces femmes d’intelligence et de talent qui, grâce à elle, ont pu mener de brillantes carrières et transmettre, elles aussi, leur héritage. Parmi ces femmes, certaines mériteraient assurément que l’on s’y intéresse davantage en se penchant sur leur parcours intellectuel; c’est là un des mérites de l’ouvrage de Théry que de servir d’exemple à cet égard. Non seulement cet ouvrage nous incite à poursuivre les recherches sur Jeanne Lapointe, mais il nous invite également à tracer le portrait d’autres carrières féminines qui ont laissé une marque dans la société québécoise.