Article body

En 1995, le Barreau du Québec adopte la Déclaration de principe sur la conciliation travail-famille. Cette déclaration, innovatrice, affirme que le Barreau considère la conciliation travail-famille comme un enjeu collectif, qui peut non seulement avoir des répercussions sérieuses sur la santé de ses membres, mais aussi sur la qualité des services juridiques fournis à la population. La recherche exposée dans l’ouvrage intitulé Les avocates, les avocats et la conciliation travail-famille témoigne de la pertinence toujours actuelle de cette question pour les membres du Barreau, dont la majorité des membres sont maintenant des femmes.

L’ouvrage de Diane-Gabrielle Tremblay et Elena Mascova présente les résultats d’une recherche qualitative qu’elles ont menée en collaboration avec l’Alliance de recherche université communauté sur la Gestion des âges et des temps sociaux (ARUC-GATS) et le Barreau du Québec, en vue de comprendre l’expérience de la conciliation travail-famille chez les avocates et les avocats québécois. Leur approche est particulièrement originale, puisque peu de travaux s’attachent à l’expérience vécue selon le groupe professionnel. Il en ressort une meilleure compréhension des dimensions professionnelles qui interfèrent avec la vie familiale et personnelle ainsi que des différents milieux de travail. De plus, les résultats invitent à une remise en question de pratiques adoptées dans ces milieux de travail qui peuvent être négatives pour le maintien en emploi ou pour la santé de ceux et celles qui ont de jeunes enfants. Les résultats éclairent également la façon dont les rapports sociaux de sexe sont à l’oeuvre au sein de cette population, tant dans le choix de la spécialisation juridique que dans les stratégies de conciliation travail-famille.

Le premier chapitre décrit la situation actuelle de cette profession libérale au Québec, où sont survenus plusieurs bouleversements au cours des quatre dernières décennies. Le premier, significatif et très perceptible, est la féminisation de la profession. C’est en 1941 que les femmes sont admises en droit. Une soixantaine d’années plus tard, la parité est une réalité au Barreau : en 2010, 48,4 % des membres du Barreau sont des femmes, et elles représentent maintenant 60 % des membres ayant moins de dix ans de pratique. Cela ne signifie pas pour autant que le milieu soit aussi accueillant pour les femmes que pour les hommes : par comparaison avec leurs collègues masculins, les avocates sont toujours moins fréquemment associées ou cadres, ont des salaires inférieurs à l’intérieur d’un même segment de la profession et sont sous-représentées dans la pratique privée, mais surreprésentées dans les secteurs du droit les moins rémunérateurs, notamment dans le cas du travail salarié et du travail à forfait.

La segmentation de la profession est un autre bouleversement qui mérite une attention particulière. Les besoins de la clientèle ont engendré une plus grande spécialisation des avocates et des avocats, ce qui a créé de nouveaux champs de pratique. Une reconfiguration des emplois a également eu lieu : les spécialistes du droit sont maintenant présents dans les cabinets, mais aussi au sein de l’État et dans les entreprises privées. Les statuts professionnels qu’ils occupent peuvent inclure notamment ceux :

  • d’expert-conseil ou d’experte-conseil;

  • de collaborateur ou de collaboratrice;

  • d’associé ou d’associée;

  • de salarié ou de salariée;

  • de directeur ou de directrice des affaires juridiques.

Cette diversité de statuts et de lieux d’emploi est responsable des différences observées dans les conditions de travail offertes aux membres du Barreau, en fait de rémunération, de flexibilité d’horaire et de tâches effectuées. Un élément crucial demeure par contre valorisé par la plupart de ces milieux, à savoir la culture des très longues heures de travail. Alors que la féminisation de la profession aurait pu amener une remise en question de cet élément de l’éthos professionnel, la recherche montre qu’il demeure vivement ancré dans la culture juridique. Or, les longues heures de travail pénalisent davantage les avocates, qui sont généralement responsables du travail parental et domestique, ce qui pourrait engendrer dans leur cas des problèmes de rétention dans la profession.

Le deuxième chapitre s’intéresse aux parcours professionnels des avocates et des avocats afin de comprendre l’origine des différences observées entre les sexes dans les recherches déjà réalisées sur ce groupe professionnel. Les auteures cherchent d’abord à déterminer si ces différences sont le résultat de choix délibérés ou de contraintes et ensuite à comprendre à quel moment ces choix ou ces contraintes se produisent dans la trajectoire professionnelle. Leurs résultats de recherche sont très révélateurs. D’abord, les avocates ont pris conscience très tôt dans leur cheminement professionnel, parfois dès leur formation, que la conciliation travail-famille constituerait un défi, ce que leurs collègues masculins ont peu anticipé. Le nombre d’heures de travail, que ce soit par l’entremise des heures facturables ou du temps de présence attendu au bureau (face time), est incompatible ou difficilement conciliable avec un projet de famille. Ensuite, la trajectoire de carrière des avocates suggère qu’elles vivent une moins grande satisfaction dans leur travail. Elles changent plus souvent d’emploi que leurs confrères, et certaines choisissent le travail autonome pour avoir un plus grand contrôle des heures consacrées au travail. Les femmes sont peu nombreuses à s’associer ou à travailler dans des grands bureaux et leur progression de carrière semble freinée par des normes ou des pratiques qui peuvent jouer en leur défaveur, notamment les activités de réseautage pour développer la clientèle qui se tiennent en soirée et durant la fin de semaine et qui ne constituent pas des heures facturables. Les avocats qui désirent s’engager personnellement auprès de leur famille notent aussi ces difficultés, mais, au contraire des avocates, ils bénéficient toujours de la croyance selon laquelle la mère sera la principale responsable de la famille. Par ailleurs, certaines distinctions liées au type de milieu de travail, à la spécialisation et à la localisation géographique méritent d’être soulignées. Elles suggèrent qu’il est possible de mettre en place des pratiques qui favorisent la conciliation travail-famille tout en permettant aux avocates et aux avocats de poursuivre leur carrière, et que ces pratiques pourraient être appliquées dans d’autres organisations de travail.

Le troisième chapitre s’intéresse particulièrement aux congés parentaux et aux stratégies de conciliation travail-famille utilisées par les avocates et les avocats qui ont de jeunes enfants. Les personnes interrogées sont majoritairement satisfaites des congés parentaux dont elles peuvent se prévaloir. Or, les données ne nous permettent pas de déterminer le temps ni le montant qu’elles touchent durant ce congé. Bon nombre ont affirmé leur droit au congé parental et leur désir d’en profiter. Les emplois à titre de salariée ou de salarié sont toutefois plus favorables à la prise d’un congé parental que ceux de travailleuse ou de travailleur autonome. La précarité financière et la crainte de voir sa clientèle partir pour un autre bureau sont bien réelles. Des avocates font aussi état du faible soutien organisationnel, que ce soit de la part de leurs supérieurs ou supérieures ou bien de leurs collègues, afin d’expliquer pourquoi elles ont restreint la durée de leur congé de maternité. Elles craignent l’effet qu’un long congé pourrait avoir notamment sur la rétention de leur clientèle et sur leur progression de carrière.

Le temps de travail constitue le facteur clé autour duquel s’articulent les stratégies de conciliation travail-famille. Bien que plusieurs répondantes et répondants aient exprimé un désir de diminuer leur temps de travail, cette option est rarement envisageable. C’est donc l’aménagement du temps de travail, possible grâce à la flexibilité des horaires et à l’autonomie dont disposent les avocates et les avocats, qui s’avère la solution pour accomplir leurs nombreuses heures de travail tout en assumant des responsabilités parentales. Les soirées et les fins de semaine étant de bons moments pour accueillir leur clientèle ou pour régler des dossiers, les avocates et les avocats peuvent dégager les fins de journée pour récupérer les enfants à la garderie ou à l’école et être en leur compagnie pour le souper. Cette stratégie implique toutefois une lourde charge mentale, résultat d’un horaire de travail condensé et de la pression à travailler intensément. Les exigences de la profession limitent aussi les possibilités d’aménager le temps de travail : les procès et les présences à la cour ne sont pas négociables et, lorsqu’il y a un report, cela implique des délais non négligeables dans le déroulement des dossiers, ce qui ne plaît pas toujours à la clientèle. La concurrence qui existe pour développer et fidéliser la clientèle limite le pouvoir qu’ont ceux et celles qui souhaitent moduler leur travail : les aménagements pour la conciliation travail-famille doivent donc être réalisés de façon à ne pas avoir d’incidence sur les besoins des clients ou des clientes.

Le dernier chapitre porte sur la gestion des temporalités familiales et domestiques. Les services de garde et le réseau familial sont des soutiens cruciaux pour ces jeunes familles. La recherche a permis de dégager trois modèles d’arrangement au sein des couples. Le modèle normatif adopte un partage traditionnel du travail entre le conjoint et la conjointe et rejoint l’éthos professionnel traditionnel. Ceux et celles qui adoptent un cheminement de carrière classique et les avocates travailleuses autonomes qui travaillent à partir de leur domicile s’inscrivent dans ce modèle, qui donne lieu à des trajectoires professionnelles très différentes pour les femmes et les hommes. Le modèle transitionnel, le plus répandu, tente d’adopter des pratiques plus égalitaires dans les couples. Or, certains comportements présents dans ce modèle demeurent fidèles au modèle traditionnel, notamment la charge principale de la famille assignée à la mère. Le modèle égalitaire, quant à lui, vise une plus grande égalité entre les parents, qui se partagent également les diverses tâches parentales. Ce modèle, qui ne se réalise pas sans effort, est surtout possible pour les couples dont les partenaires ont des statuts professionnels comparables.

Les résultats de la recherche démontrent ainsi que le poids de la conciliation travail-famille pèse plus lourd sur les épaules des avocates, bien que de jeunes avocats se détachent du modèle traditionnel pour s’investir auprès de leur famille. Plusieurs trajectoires de carrière demeurent très, voire trop exigeantes pour les parents de jeunes enfants, notamment celles qui sont liées aux grands cabinets. Des spécialités ainsi que certaines formes d’emploi, entre autres à titre de personne salariée, semblent constituer des milieux plus accueillants pour les avocates et les avocats qui ont des responsabilités familiales. Le rapport au temps est définitivement un élément clé sur lequel devraient se pencher les organismes employeurs et le Barreau s’ils désirent faciliter la conciliation travail-famille, puisque ce rapport est au coeur à la fois des défis que relèvent les parents et de l’éthos professionnel.

La recherche de Tremblay et Mascova a le grand mérite d’éclairer la question de la conciliation travail-famille sous un angle peu exploré, soit celui du groupe professionnel. Il serait d’ailleurs très intéressant d’appliquer une telle stratégie de recherche à d’autres professions dont l’éthos professionnel est très clairement défini et dont l’admission est balisée par un ordre professionnel, notamment les professions liées au génie ou à la médecine, pour comparer comment ces professions, aussi exigeantes en fait d’heures consacrées au travail et de responsabilités, se sont transformées pour répondre aux besoins de conciliation travail-famille de leurs travailleuses et travailleurs. Cette recherche ouvre également la porte à des questions très actuelles, notamment l’effet des technologies de l’information et des communications sur la conciliation travail-famille : sont-elles des outils pour faciliter cette conciliation par le télétravail ou, au contraire, constituent-elles une forme d’intrusion difficile à baliser dans la vie personnelle et familiale? Finalement, les résultats de cette recherche nourrissent le questionnement à savoir ce qu’est une bonne avocate ou un bon avocat et ce que signifie « réussir sa carrière » dans le monde du droit, et ils invitent les organisations de travail à examiner leurs pratiques et leurs règles, non seulement pour favoriser la conciliation travail-famille, mais aussi pour s’adapter aux besoins actuels et divers des avocates et des avocats qui y évoluent.