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Pendant la quasi-totalité du temps à l’échelle de l’homo sapiens, l’enfantement et les circonstances qui l’entourent sont passés inaperçus. Et c’est encore le cas dans une large partie du monde aujourd’hui. Bien qu’il ait été entouré de rites et de pratiques magico-religieuses, l’événement de la naissance ne suscitait pas beaucoup d’attention, contrairement à ce qui se produit depuis quelques générations à peine dans les « sociétés contemporaines occidentalo-affectées », pour reprendre l’expression de la sociologue anglaise et épistémologue de l’obstétrique Jo Murphy-Lawless (1998 : 4). Pour les adeptes de l’accouchement non assisté (ANA) (freebirthers) – et j’en suis –, accoucher est une fonction normale et ordinaire de la vie du corps féminin qui n’a rien d’exorbitant (sauf situation exceptionnelle); enfanter seule répond à un besoin profond, atavique et mammalien d’intimité. Cependant, aux yeux de la majorité, ce choix est reçu au mieux comme un acte de courage, au pire, comme un geste de pure folie.

J’entends proposer ici un portrait sommaire de l’ANA (freebirth) ainsi qu’une réflexion sur la démarche s’appuyant sur les conclusions des rarissimes études ethnographiques et narratives menées sur cette frange radicale d’adeptes de l’enfantement naturel et à domicile en Amérique du Nord. J’y développerai une typologie thématique qui prend pour point de départ ma propre expérience articulée dans un dialogue avec le récit d’autres freebirthers qui ont rendu publics leurs témoignages et leurs histoires d’enfantement (blogues, zines, forums sur le Web, publications) dans des médias québécois. Occupant à la fois la position de chercheuse en périnatalité et d’autoethnographe par rapport à l’objet freebirth, j’ai adopté une perspective réflexive qui se nourrit inévitablement d’un argumentaire quant à la défense de cette « extrême » pratique, argumentaire que j’ai élaboré et remanié au fil des 18 dernières années, soit depuis la naissance de ma première enfant, et dont j’ai aussi l’intuition depuis mon plus jeune âge et mes tout premiers contacts avec l’univers de la naissance. Rattaché à une interrogation sociohistorique, épidémiologique et épistémologique, mon argumentaire – d’abord « intuitionné » – a trouvé sa formalisation par la rédaction d’une thèse de sémiologie proposant la « déconstruction de l’accouchement » tel qu’il est formaté depuis trois siècles par l’obstétrique-gynécologie (St-Amant 2013). La reprise à mon compte et l’extension des arguments à la défense de l’ANA relèvent sous certains aspects d’un projet autoethnographique continu, qui se poursuit toujours dix ans après cet « enfantement libre » qui a vu naître mon fils.

Une définition de l’accouchement non assisté

D’abord une définition : l’ANA signifie pour une femme de prendre la décision d’enfanter[1] à domicile, non pas seule dans l’absolu, mais sans assistance professionnelle, qu’il s’agisse de celle d’une sage-femme, d’un ou d’une médecin ou encore d’une autre personne détenant des qualifications obstétricales. Le terme le plus employé pour parler du phénomène est, en anglais, unassisted (child)birth (UB ou UC) et, dans sa version française, ANA. Afin de mettre l’accent sur le principe de base qui sous-tend la démarche – l’autonomie – plutôt que sur les conditions de son déroulement et une définition négative – la non-assistance professionnelle –, le terme freebirth est souvent retenu par les principales intéressées, mais aussi par la presse anglo-saxonne (à l’exception notable des médias étatsuniens), sans doute parce que la connotation « hippie » du terme sert l’intention de mise en garde et de discrédit de la pratique, la tonalité dominant les articles grand public qui en traitent (Freeze 2008 : 6-7).

Fruit d’une démarche volontaire, d’une décision mûrie, l’ANA doit être distingué des accouchements inopinés, ces naissances surprises et rapides (assez fréquentes) qui, par exemple, surviennent en route vers l’hôpital et qui alimentent la chronique des faits divers. Il importe également de le distinguer des cas parfois tragiques de « déni de grossesse » (souvent chez des adolescentes), où le choc de la naissance (survenant dans un lieu incongru, sinon en cachette) peut se conclure par l’abandon du bébé et, dans certains cas, par un infanticide, ce qui frappe vivement l’imaginaire. En ce sens, chercher à tirer des conclusions de l’interrogation de bases de données démographiques en fonction du critère « non-assistance professionnelle à la naissance » mènera inévitablement à une vision trompeuse de l’ANA, d’autant que plusieurs naissances officiellement déclarées sans assistance ne l’étaient pas (notamment pour protéger des praticiennes non reconnues par les autorités étatiques ou par un ordre professionnel d’accusations de pratique illégale, de charlatanisme, voire de crime contre la personne dans le cas où quelque chose tournerait mal).

Dans une zone plus floue de la définition se situent les enfantements non assistés par défaut, c’est-à-dire en raison de l’absence ou de l’indisponibilité d’une professionnelle ou d’un professionnel pour accompagner une naissance à domicile dans un territoire donné, parce que la pratique à domicile n’est pas autorisée aux intervenants ou aux intervenantes de périnatalité par la législation locale, parce que le cas clinique de la femme est soumis à des critères d’exclusion (tels qu’une grossesse gémellaire, la présentation du siège ou une césarienne antérieure), ou encore parce que les politiques en vigueur dans les établissements hospitaliers du secteur obligeraient la femme à subir une césarienne itérative contre son gré (on parle alors de VBAC-ban, c’est-à-dire de règles institutionnelles bannissant l’accouchement vaginal après césarienne (AVAC)[2]). Pour les ANA qui découlent de telles situations, bien qu’il n’y ait pas eu techniquement d’assistance professionnelle, on peut difficilement parler de freebirth, de décision prise en toute liberté…

« Freebirther un jour » ne veut pas dire non plus « freebirther toujours » : si, en règle générale, une ou plusieurs expériences précédentes d’accouchement plus ou moins insatisfaisantes, voire parfois traumatiques, ont mené à la décision d’un ANA, le contraire est aussi vrai. Tel est le cas de la spécialiste du sujet, Rixa Freeze, qui, après un ANA pour son premier enfant, a opté pour l’accompagnement d’une sage-femme libérale (à ses propres conditions : présence discrète et en retrait, approche sans intervention (hands off)) lors de ses trois grossesses suivantes[3].

Le freebirth dans la recherche universitaire

À part de rares articles récents (notamment l’analyse narrative de Miller (2009) dont je traiterai plus loin), on ne recense à ce jour qu’une thèse consacrée au phénomène, celle de l’américaniste Freeze (2008), en contexte nord-américain (Canada, États-Unis). On y apprend que le mouvement de la « naissance libre » a émergé au milieu du xxe siècle (alors que l’ANA constituait la seule alternative à un accouchement hospitalier endormie et attachée, isolée du conjoint ou d’une personne significative) et que son rayonnement en dehors de cercles très restreints et marginaux a grandement bénéficié au tournant du millénaire de l’arrivée d’Internet, avec la création de sites Web, de listes et de forums de discussion sur le sujet, lesquels ont conféré cohésion et sentiment d’appartenance à celles qui adhèrent à l’idée (Freeze 2008 : 22). L’existence de ces communautés de discussion a aussi donné les moyens à Freeze d’une recherche digne de ce nom en lui permettant une incursion au coeur des débats et des échanges qui y ont cours. De plus, à la faveur de la visibilité que permet Internet, le phénomène a fini par être intercepté par le radar médiatique, où il reçoit une attention grandissante depuis 2007.

Les éléments d’un portrait sociodémographique

De par la nature de la démarche – en rupture avec le système de santé – et parce qu’on ne peut se fier aux mentions indiquées sur les déclarations de naissance à la case « Accoucheur », il est impossible d’obtenir une estimation du nombre annuel d’ANA aux États-Unis ou au Canada. La seule chose que l’on puisse dire est qu’ils constituent une fraction du nombre de naissances à domicile, laquelle représente de 1 à 2 % du nombre total des naissances en Amérique du Nord. D’après Freeze, qui tire cette conclusion des annonces de naissance diffusées dans les communautés en ligne, le chiffre se situerait quelque part entre « plus de quelques centaines » et « quelques milliers (sans dépasser 5 000) » (Freeze 2008 : 8-9). On estime que le nombre d’ANA va augmentant, en raison du climat périnatal de plus en plus restrictif (VBAC-ban, limitations imposées aux sages-femmes, multiplication des tests diagnostiques et des interventions de routine, coût exorbitant d’un accouchement aux États-Unis pour les très nombreuses femmes dont les assurances ne couvrent pas ou en partie seulement la maternité (Rosenthal 2013), entre autres facteurs). Je n’ai pas fréquenté assidûment les forums virtuels exclusifs au freebirth, mais, en jetant un oeil rapide aux groupes Facebook actuels (une nouvelle réalité des échanges sur le Web), j’ai répertorié un groupe « secret » de 604 membres (Unassisted Childbirth) ainsi qu’une dizaine de pages sur le thème, dont la plus importante et active – Unassisted Birth/Freebirth – reçoit plus de 5 200 « J’aime ». Freeze a observé que les groupes consacrés à l’ANA en langue anglaise ont toujours accueilli des participantes de plusieurs pays européens et d’ailleurs dans le monde. En ce qui a trait à la francophonie (Québec et Europe surtout), d’après mes observations depuis le début des années 2000, l’ANA est un sujet discuté et revendiqué occasionnellement au sein des groupes défendant une approche « citoyenne » de la naissance[4], là où se concentre certainement le bassin le plus important de personnes susceptibles d’un intérêt pour la question. De ces rangs a émergé, en mai 2007, une petite liste de discussion nommée « GANA » (acronyme de « grossesse et/ou accouchement non assisté »), toujours active, et qui compte quelque 90 abonnées de tous les coins de la francophonie[5].

L’adhésion à un certain mode de vie alternatif et à des valeurs écolo-anarchistes semble rallier les freebirthers : éducation des enfants à domicile voire non-scolarisation, parentage proximal (allaitement, cododo[6], portage), utilisation des couches de coton entre autres choix écologiques, prédilection pour les médecines et thérapies dites complémentaires. Difficile de tracer un portrait socioéconomique type. L’échantillon très restreint des répondantes (61) au volet « Sondage » de la recherche de Freeze présente un profil uniforme : race blanche, classe moyenne, en relation de couple hétérosexuel stable, mères à la maison pour les deux tiers (du moins ponctuellement; et plusieurs disant retirer un revenu d’appoint). Les disparités observées chez les répondantes portaient sur l’âge, le degré de scolarité et le secteur d’activité professionnelle ou de formation. À l’exception de la prédominance du statut de mère à la maison, ce tableau est représentatif, à ma connaissance, du petit nombre de freebirthers québécoises que l’on rencontre ici et là, au détour de la fréquentation assidue des milieux où l’on soutient l’humanisation de la naissance, défend les droits reproductifs, le respect du choix des femmes et de leur autonomie décisionnelle en matière de santé, fait la promotion du modèle de soins « sage-femme » et, globalement, s’intéresse aux approches alternatives dans la sphère périnatale.

L’accouchement non assisté : sport extrême?

Il n’existe pas de statistiques fiables sur ces naissances au sens de ce que produirait une étude prospective en bonne et due forme. De l’échantillon analysé par Freeze, il serait présomptueux de tirer des conclusions hâtives, d’autant que ce sont des données autorapportées : inutile de souligner ici les innombrables limites et biais que l’exercice comporte. Deux sources ont été examinées : les données recensées par deux communautés en ligne, celle de MotheringDotCommune (MDC) (forums associés au magazine Mothering) et celle du site Web Unhindered Living (UL), pour un total de 601 naissances et 603 bébés (deux couples de jumeaux), soit, pour MDC, 400 événements entre 2003 et 2008; et pour UL, 201, d’une date inconnue à mars 2007. La première source est prospective (les ANA planifiés y étant annoncés); la seconde rétrospective (les ANA ayant été rapportés après coup). Voici une synthèse de ce qui en ressort, dans le tableau suivant, par source, respectivement :

Données concernant des naissances volontairement non assistées

Données concernant des naissances volontairement non assistées
Source : Freeze (2008 : 219, tableau 10)

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*Notons au passage que le taux de césarienne en 2009 s’élevait à 33 % aux États-Unis et à 26 % au Canada (à hauteur de la moyenne des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2012)). Des taux aussi élevés pour une chirurgie majeure se sont traduits notamment par un accroissement de 54 % de la mortalité maternelle aux États-Unis de 2000 à 2005, statistique explicable par le seul facteur de « la surutilisation [de cette] intervention utile » (Ford, Pascali-Bonaro et Declercq 2008). Sans compter les « accidents évités de justesse », c’est-à-dire les cas de complications maternelles si graves que la femme a frôlé la mort, ceux-là ayant augmenté de 27 % aux États-Unis de 1998 à 2005 (Coeytaux, Bingham et Strauss 2011), situation que les auteures de ce rapport sur la mortalité maternelle assimilent à une crise humanitaire. Au Canada, la même tendance s’observe : Santé Canada annonçait en 2004 l’augmentation imminente de la mortalité maternelle et de la morbidité maternelle grave en raison de la hausse constante des taux de césarienne au pays. Bien qu’elle soit moins dramatique, l’augmentation des taux de césarienne coïncide aussi, dans les pays à revenus élevés, à une augmentation de la mortalité et de la morbidité néonatales (Ford, Pascali-Bonaro et Declercq 2008).

**Ce chiffre est apparemment élevé, en regard du taux national actuel (environ 6/1000 à 7/1000 aux États-Unis et au Canada (U.S. Department of Health and Human Services (2013); Statistique Canada (2012)), mais à l’intérieur des limites de la variation « normale » au sein d’un échantillon statistique de 1000 naissances pris au hasard. Qui plus est, compte tenu du fait que la définition attribuée à « mortinaissance » n’est pas uniforme, les données populationnelles varient.

Quoi que l’on pense de la fiabilité de ces chiffres – et en prenant le parti d’une bonne foi minimale au sein des partisanes de l’ANA (surtout en ce qui a trait au volet prospectif de cette recension) –, ils restent néanmoins opposables aux accusations sans appel qu’elles essuient de « jouer à la roulette russe ».

Les trois types d’arguments contrenarratifs invoqués

Pour mieux contrer la rhétorique de l’« agitation du linceul » (shroud-waving)[7] assénée aux femmes qui veulent soustraire leur maternité au tout-médical et les décourager de critiquer le système en place, on peut avancer que les freebirthers procèdent à l’élaboration de « scénarios de risques » différents, modalité contrenarrative du doute réflexif, laquelle, dans le monde des personnes qui se portent à la défense de l’accouchement dit naturel, se traduit par des arguments qui se divisent en trois principales catégories[8]. La première est celle qui propose un déplacement de focalisation : il s’agit de faire la démonstration que des activités courantes – conduire une voiture, emprunter les escaliers de sa propre maison, traverser une rue à pied, etc. – sont associées à un risque de mort ou d’accident grave supérieur[9] à ce que l’enfantement dans l’absolu se traduise par une issue funeste pour la mère ou le bébé. Même dans les rangs médicaux où l’on fait la promotion de l’usage raisonné de l’intervention, ce type d’argument est avancé. Ainsi, le chef obstétricien-gynécologue français Paul Cesbron recourt à une analogie pour délier l’association permanente que l’on fait en ce domaine entre pathologie et physiologie : « Tout sujet bien portant peut faire une mauvaise chute dans une course en montagne, il ne viendrait à personne l’idée d’assurer un accompagnement sanitaire à toute randonnée. Les accidents y sont pourtant plus fréquents que lors d’un accouchement physiologique » (cité dans Cesbron et Knibiehler (2004 : 328)). Pourtant, on évite le plus souvent de prêter quelque attention au danger réel de ces activités usuelles.

La deuxième catégorie d’arguments met l’accent sur les risques associés aux protocoles et aux interventions obstétricales de routine ainsi que, ajouterais-je, aux impacts et aux interférences du milieu hospitalier sur le processus spontané d’enfantement (argument neurobiologique, évolutionniste et mammalien) : le simple fait d’être observée durant le travail stimule le néocortex, ce qui inhibe les réflexes (fonctions involontaires du corps, orchestrées par le cerveau reptilien), ce qui rallonge et souvent complique l’enfantement (Buckley 2004a et 2004b; Odent 2001). Les adeptes de l’ANA – et cela est valable aussi pour bon nombre de personnes qui défendent l’accouchement dit naturel – se donnent le droit d’appliquer le principe de précaution au même titre que la présomption d’innocence aux phénomènes de la naissance : « UCers believe that birth is innocent unless proven guilty and deem it prudent to leave birth undisturbed unless they find convincing evidence that something is wrong » (Freeze 2008 : 248).

La troisième catégorie d’arguments est de nature sociohistorique : ils mettent en lumière les forces politiques et sociales qui ont concouru à ce que l’accouchement devienne un événement médical et public plutôt qu’intime et communautaire, situent historiquement la déchéance du savoir et du modèle traditionnel de soins « sage-femme » dans le contexte d’un projet politique et, enfin, illustrent la manière dont la formation et la pratique médicales contemporaines, assorties au culte de la technologie, renforcent la position dominante de la médecine sur la naissance (Freeze 2008 : 242). Les freebirthers, pour leur part, en viennent à rejeter le modèle de soins « sage-femme » modernes et considèrent qu’il relève lui aussi du paradigme médical et constitue au même titre une intrusion ou une interférence dans le processus spontané, une irruption dans la bulle d’intimité garante de la sécurité telle qu’elles la conçoivent.

Le refus de la pathologisation du corps féminin et, par là, du construit de la dangerosité de la naissance

Je l’ai dit en ouverture, la naissance et l’enfantement n’ont pas toujours été perçus comme des phénomènes intrinsèquement dangereux. La construction des risques de la naissance se fonde sur une évolution épistémologique qui s’est cimentée au xxe siècle (St-Amant 2013). Les freebirthers n’achètent pas la rhétorique de la complication imprévisible et impossible à anticiper, où la pathologie fraie en permanence avec la physiologie, susceptible de faire basculer l’« heureux événement » dans le drame. Pour ma part, cette réfutation s’appuie notamment sur un corpus d’études qui démontrent que la médicalisation complète de la maternité, obéissant d’abord à des intérêts politiques et corporatifs, et non à des impératifs sociosanitaires, ne s’est pourtant pas traduite par une sécurité accrue. En Occident, la diminution spectaculaire de la mortalité dans toutes les couches de la population à partir de 1870 (y compris la mortalité et la morbidité maternelles, néonatales et infantiles) était en fait tributaire de facteurs non médicaux décisifs liés à l’amélioration des conditions de vie et de salubrité (« life-saving consequences of non-medical developments », selon Tew (1998 : 1-6, 27)). Cependant, on ne doit pas induire un rapport de causalité du simple fait que deux événements sont historiquement synchrones – telles la médicalisation des couches et la baisse de la mortalité maternelle et néonatale (Cesbron et Knibiehler 2004 : 123).

Propre à la cognition obstétricale moderne, concomitante de la « “ fabrication ” de la femme en tant que fait scientifique » depuis le xixe siècle (Duden 1996 : 124) et à l’affermissement des polarités genrées[10] (Jordanova 1989), la rhétorique de la dangerosité de l’enfantement envisage le corps féminin comme une boîte de Pandore : on doit en contenir les débordements, l’ordonner. À cet égard, l’accouchement obligatoirement médicalisé serait, à mon sens, l’illustration d’une extrapolation de la notion de performativité du genre conceptualisée par Butler (1993), soit une performance du genre féminin inapte et défaillant. Ainsi, dans la logique de bon nombre de freebirthers, si l’obstétrique n’a rien apporté de déterminant aux femmes, sinon leur assujettissement et une mainmise sur leurs fonctions procréatrices (voire une entreprise patriarcale mortifère, comme toutes les « gynécologies » dénoncées par Daly (1978)), si la gestion gynéco-obstétricale du processus relève sur le plan sociohistorique d’une vision masculinisée et androcentriste de la mise au monde qui s’exprime par la prise de contrôle et le ravissement aux femmes de ce pouvoir qui leur est particulier (Johnson 1997; Martin 1987; Oakley 1984; Rich 1976), autant s’en passer complètement. Que les femmes aient investi en masse depuis quelques décennies le domaine de l’obstétrique-gynécologie n’a pas modifié le paradigme et ne s’est pas traduit par une modification sensible des pratiques. En ce sens, la démarche de l’ANA se pose comme « une forme radicale et déviante de résistance au discours biomédical » (Miller 2009 : 60); j’ajouterais : une opposition frontale au biopouvoir. L’exercice d’indépendance et la réclamation d’une complète autorité sur son corps sont portés chez les freebirthers jusqu’à l’affranchissement de tout ou de toute dépositaire, qui que soit cette personne, du mandat de surveillance de la « femme en tant que génitrice » aux yeux de la société. Socialisées de nos jours à se soumettre à une telle surveillance, les femmes ont intériorisé qu’il en va de leur responsabilité au risque de ne pas se qualifier en tant que « bonne mère », responsabilité qui ne les place pas « en charge », mais, au contraire, dans une position de dépendance (Tsing 1990 : 286).

Une typologie thématique autoethnographique

Même si mon article ne relève pas à proprement parler d’un projet autoethnographique, il en arbore néanmoins certaines couleurs. La typologie thématique dans cette section suivra donc le fil de mon propre parcours. Des théoriciens et des théoriciennes de l’autoethnographie, je retiens dans le présent cadre les aspects suivants : ce processus d’écriture mâtiné d’investigation scientifique demande de « jeter un regard rétrospectif et sélectif » à des « épiphanies » – moments qui ont eu un impact significatif sur sa propre trajectoire de vie, l’ont transformée – « qui découlent ou ont été rendus possibles par le fait d’appartenir à une culture ou de posséder une identité culturelle particulière » (Ellis, Adams et Brochner 2011). Pour les freebirthers, il y a l’ANA comme projet, comme rêve, et il y a cet « après » où l’on est « passée de l’autre côté » (Lapointe 2008a : 41). Il ne suffit pas de raconter son histoire : il faut analyser sa propre expérience épiphanique « en la comparant et la contrastant avec la recherche existante, avec des entrevues d’autres membres de la [sous-]culture ou en examinant des artéfacts culturels pertinents[11] » (Ellis, Adams et Brochner 2011). Aux fins de mon analyse, ces artéfacts sont les traces testimoniales laissées par les freebirthers dans le domaine public, qui rendent compte de leur désir ou besoin de prendre parole et de partager avec d’autres, de faire sentir – sinon comprendre – une expérience hors norme. Outre qu’elle sensibilise à la trajectoire et à la vision de gens différents, « possédant une assomption différente du monde » (Ellis, Adams et Brochner 2011), l’autoethnographie a notamment une visée « thérapeutique » : l’écriture doit donner sens à l’expérience et – dimension qui se rapporte plus particulièrement aux freebirthers – permettre de « remettre en question les récits canoniques – scripts conventionnels, “ projectifs ” et faisant autorité qui “ scénarisent ” la manière dont devrait vivre [ou se comporter] notre “ soi social idéal ” » (Ellis, Adams et Brochner 2011) : le récit se fait ainsi « source d’autonomisation (empowerment) et forme de résistance » en « injectant du savoir personnel sur le terrain des avis experts » (Wall 2008 : 50). La section « Les trois types d’arguments contrenarratifs invoqués » se référait étroitement à cet aspect.

Les premières intuitions

Quand j’étais enfant et que je m’imaginais un jour accoucher dans une cabane isolée (un peu comme dans le film Deux enfants qui s’aiment (Gilbert 1971) qui m’avait tant marquée petite) plutôt qu’à l’hôpital, perspective effrayante, ces paroles de ma mère avaient apaisé mes craintes et m’ont toujours habitée : « “ Pense que si toutes les personnes sur la Terre sont un jour nées comme ça, c’est parce que les femmes sont capables de le faire. ” Ça me rassurait vraiment, cette idée que tous les êtres humains sur terre sont un jour nés du corps d’une femme » (St-Amant 2004 : 404). Au fil des années, il m’est apparu comme une évidence que ce lien entre toutes les femmes de tous les temps s’établit au mieux dans la plus simple expression de l’enfantement, dans la stricte intimité, voire la solitude. De cette connexion, qui branche au ressenti, à l’attention aux « signes » (du corps, à l’intuition), émane un profond sentiment de sécurité. Pour Martine, se connecter à l’universel en « s’appropriant entièrement [s]on corps en toute conscience » sert aussi à trouver la confiance « d’outrepasser ces vieilles peurs de grossesse et d’accouchement entretenues par des générations de femmes avant [s]oi » (Quimper 2008 : 36). Me « livrer à moi-même » pour donner naissance, c’est aller à la rencontre de ce que j’ai envie d’appeler un « principe universel » de l’enfantement. C’est aussi une façon de contrecarrer l’idée répandue que la « nature » ou l’« évolution » aurait – en ce qui a trait aux affres de la grossesse et de l’accouchement – conspiré contre les femmes. Ces propos de Martine y font écho : « Ce qu’il y a à raconter, c’est tout le mystère et la grandeur de la naissance vécue par des femmes depuis la nuit des temps. À travers moi, comme à travers des milliards d’autres, la magie et la simplicité se sont incarnées le 17 juillet 2008 » (Quimper 2008 : 36).

Une grossesse non assistée

L’ANA peut être assorti d’une grossesse ou d’un postnatal également « non assistés », c’est-à-dire sans suivi médical[12] de la femme enceinte ou de son bébé après la naissance; mais les approches varient beaucoup sur ce chapitre parmi les freebirthers. Pour moi, il en allait de la cohérence dans la démarche de ne consulter aucun professionnel ni aucune professionnelle et de ma tranquillité d’esprit. Au lieu d’y trouver réassurance, le suivi de grossesse représentait, à mes yeux, un stress indu :

Cette fois [pour ma troisième grossesse], j’ai envie de garder mon secret, notre secret […] Comme quelque chose de précieux. Se savoir enceinte, avant que cela ne soit visible, est un temps très particulier […] Je vis une grossesse occulte. Je n’ai pas envie de consulter qui que ce soit. Je ne désire pas qu’on m’explore le continent noir. Être enceinte, à l’insu de tous comme si de rien n’était […] « rien » au sens où ma grossesse n’est pas scandée par le rythme des rendez-vous et des examens. La vie continue… et je suis enceinte. Comme ça. Tout simplement.

St-Amant 2004 : 417-418

Bien que Catherine choisisse qu’une « sage-femme [vienne] gentiment [les] visiter » après la naissance pour quelques examens, le choix de vivre sa grossesse sans suivi traduit chez elle également un besoin viscéral de quiétude dont elle sent, tout comme moi, que son bébé bénéficie :

Quand je repense à ma grossesse « non assistée », un sentiment de paix m’envahit, un sourire se dessine sur mes lèvres […] [Bien] qu’on ne puisse qualifier ma grossesse d’idyllique, et de loin s’en faut, je l’ai vécue et la revis en pensée aujourd’hui comme une grande bouffée d’air pur. Ces neuf mois furent le plus beau de tous mes voyages, et j’ai l’impression que ma passagère en a hérité la confiance et la sérénité.

Lapointe 2008a : 41

Pour Martine aussi, la grossesse non assistée est un temps béni d’introspection et d’autoprotection : « Je me préparai aussi physiquement et spirituellement à l’arrivée de notre enfant. Étant à l’écoute de mon corps et de mon coeur, je scrutai à la loupe tout ce qui pourrait entraver ce processus que j’avais décidé de vivre loin de tout suivi médical […] J’étais au sommet de ma féminité, je me sentais puissante, épanouie et très en forme » (Quimper 2008 : 36).

La protection de la dimension sexuelle de l’enfantement

Les travaux de Freeze nous apprennent qu’il n’est pas anecdotique chez les freebirthers étatsuniennes de revendiquer l’enfantement comme espace sacré de la sexualité du couple, laquelle s’appuie sur des motivations religieuses[13]. Mis à part le fait de situer l’enfantement comme un événement de la vie sexuelle féminine (et vouloir le respect et la protection de l’expression de la sexualité dans l’enfantement), cette approche de l’ANA est en opposition franche avec celle des freebirthers féministes que l’on peut qualifier d’« anarchistes » et dont je me réclame :

Accoucher est un événement sexuel. Plus l’intimité est grande, plus il est facile de s’ouvrir. Pour moi, faire « ça » dans un lieu public relève du défi surhumain. Cela implique de laisser sa pudeur et sa subjectivité au vestiaire (ce qui n’est pas évident), d’accepter de devenir momentanément un corps-objet, sous peine de trauma […] Plus la grossesse avance, plus la dimension sexuelle de l’accouchement prend de la place dans mon esprit et moins j’imagine la présence de mes filles. Encore moins le regard « parentalisé » ou « maternel » d’une personne responsable et qualifiée. Et jusqu’au moment où je serai bel et bien en train d’accoucher, je me poserai la question à savoir si je regrette qu’il n’y ait pas quelqu’une pour m’« assister ». Jusqu’au bout, la réponse a été « non ».

St-Amant 2004 : 420

L’espace du freebirth ménageait également pour moi la possibilité de laisser libre cours à l’expression sensuelle et sexuelle dans le cours du travail. Même si la naissance a été rapide et que le travail est devenu rapidement trop intense, le papa et moi avons pu nous livrer à d’intenses baisers et lui me gratifier de caresses intimes, ce qui m’a procuré une grande détente[14]. Je n’ai pas connu l’enfantement orgasmique rêvé (j’en connais qui l’ont vécu), mais ces gestes ont été lénifiants, en harmonie avec ce que je conçois de l’enfantement et de ce qui le facilite (laisser-aller, ouverture, libération optimale du cocktail hormonal endogène favorisant le « réflexe d’éjection du foetus » (Newton 1987)). Dans une atmosphère préservant la dimension sexuelle et intime de l’enfantement, c’est la tonalité de « puissance » qui, pour moi, prend le pas sur toutes les sensations, dont la douleur.

Une performance politique de la féminité, une performance féministe de la maternité

Le privé est politique; également, le politique est privé. Ce renversement de la proposition est de l’autoethnographe Lesa Lockford (2004). Lorsqu’elle s’engage dans des performances hautement connotées et à priori normatives de son corps et de la féminité (par exemple, en s’inscrivant au programme Weights Watchers ou en s’adonnant au strip-tease), elle appelle à mettre en suspens une lecture féministe prompte à disqualifier de manière univoque de telles expériences comme jouant le jeu de l’aliénation. Elle invite à une (re)lecture sensible qui permet de saisir la composante réflexive de la performance, la dynamique de transgression/subversion inscrite dans un projet de « réécriture de l’identité de genre ». Pour Lockford, les conceptions tant culturelles que féministes de la féminité conditionnent les choix performatifs des femmes : certains arguments féministes sont tellement tenus pour acquis qu’ils fonctionnent idéologiquement; le politique est privé, donc. La démarche de Lockford relève autant de la critique culturelle féministe qu’elle la confronte. Cette perspective confère un éclairage nouveau à ce que j’écrivais en 2004. Avant même de réaliser mon ANA, j’appréhendais l’enfantement à la fois comme l’occasion d’une performance féministe de la maternité et comme la mise en acte d’une affirmation politique de la puissance féminine – tout en sachant que cette performance ne serait pas unanimement saluée comme féministe :

À ce point-ci de ma vie, quand je pense à mes accouchements, il me vient souvent à l’esprit de les qualifier d’« accouchements féministes ». Car c’est féministe que d’accoucher dans son plein pouvoir de femme et dans des conditions qui n’atteignent pas l’intégrité physique et psychologique. C’est féministe d’être le centre du monde au moment d’enfanter. C’est féministe de ne vouloir faire aucun sacrifice ni accepter aucune concession là-dessus. Si plus de femmes avaient l’occasion de vivre une expérience d’une si grande intensité, si plus de femmes qui choisissent la maternité avaient la chance d’y rencontrer leur puissance plutôt que d’en être complètement dépossédées, elles auraient, je le crois, beaucoup plus de pouvoir socialement, et peut-être même politiquement. En un sens, la naissance [libre] de Vladimir aura aussi la valeur d’un geste politique.

St-Amant 2004 : 417

Dans cette optique, le choix (entièrement personnel) de l’ANA peut être lu à titre de performance transgressive et subversive de la maternité qui – accessoirement mais sans pour autant en minimiser la portée – interpelle frontalement une certaine idéologie féministe qui salue la nécessité de la médicalisation des couches comme une libération du tribut que les femmes paieraient à l’espèce humaine du fait de leurs grossesses ainsi que de la « malédiction biblique » et qui, par là, omet de s’interroger sur l’entreprise de domination dont relève cette médicalisation (que nombre de féministes ont pourtant vue et étudiée).

Chose certaine, la réflexion féministe entretient historiquement un rapport trouble avec la maternité et avec l’enfantement :

Le mouvement féministe nous a surtout habitués-es à appréhender la domination des femmes sous l’angle de l’obligation à la fécondité ou de la restriction de l’accès à la contraception et à l’avortement, mais une part de celui-ci est très réticent à investiguer le contrôle des femmes et la dépossession de leur corps dans l’expérience même de la grossesse et de l’accouchement dès lors qu’elles y ont librement consenti (grossesse désirée) et qu’elles ont accès à un suivi médical et aux services obstétricaux de pointe. Comme si la [prétendue[15]] « sécurisation médicale » de l’accouchement et le soulagement pharmacologique de la douleur étaient les conditions suffisantes et ultimes de la libération des femmes désirant la « maternité charnelle » (selon l’expression de l’historienne Yvonne Knibiehler) et que, ce droit étant désormais acquis, il n’y aurait plus rien à revendiquer en cette matière, hormis la préservation desdits acquis, d’où le sobriquet de « femelléistes » accolé parfois aux féministes du mouvement d’humanisation de la naissance. Comme si la défense des droits des femmes dans la maternité était assimilable à une exaltation de la théorie essentialiste ().

St-Amant 2013 : 3-4

Décider de jouir librement de son corps et de toutes les sensations de l’enfantement (dont la douleur) exclut bien entendu une quelconque anesthésie, option que beaucoup de féministes voient complice des diktats qui oppriment les femmes : tantôt l’adhésion à un écologisme aliénant la femme aux besoins et au mieux-être de l’enfant doublé d’un rejet du progrès; tantôt une soumission à une volonté divine tenant les femmes à leur place dans le monde; ou encore une incarnation de la macho mom qui veut se montrer supérieure aux autres; ou l’expression d’un masochisme féminin intériorisé… Ce à quoi je suis tentée de répondre en reprenant les mots d’Adrienne Rich (1976 : 171) : « Cette “ libération de la douleur ”, comme la “ libération sexuelle ”, place physiquement la femme à disposition de l’homme, tout en la maintenant à distance des potentialités de son propre corps. Sans modifier d’aucune façon sa sujétion, la chose est publicisée comme une innovation progressiste. » Accepter l’éprouvé de la douleur ne signifie pas accepter de souffrir et s’en tenir à son plan quoi qu’il advienne. Ne pas sentir la douleur ne prémunit pas non plus contre la souffrance et les expériences traumatiques de l’accouchement, extrêmement fréquentes (St-Amant 2013 : chap. V).

Une réappropriation des signes et un exercice de responsabilisation totale (ou presque)

J’aborderai maintenant une approche dans la démarche des freebirthers que je nomme « sémiotique féministe » : la réappropriation unilatérale, par la femme elle-même, des signes du processus de la gestation/naissance, de l’interprétation de ceux-ci et du privilège de décider de la conduite à tenir en fonction de cette interprétation.

L’aptitude à déterminer s’il y a motif à croire que quelque chose ne va pas durant leur grossesse, leur enfantement ou avec le nouveau-né ou la nouveau-née (et à chercher assistance professionnelle, le cas échéant), les freebirthers croient qu’elles en sont dépositaires au premier titre, puisqu’elles ont la connaissance intuitive, sensitive, immédiate (non médiatisée) de ce qui se passe en elles. Une Québécoise nommée Vanessa, qui donne naissance à son premier enfant sans assistance dans une commune du Maine et dont l’histoire est l’une des dix qui constituent la trame du film documentaire Le premier cri (Maistre 2007)[16], le traduit ainsi : « Mon raisonnement est que, si un problème se présente, je le sentirai. Les femmes ont toujours eu l’intuition. C’est donc une affirmation féministe, et anarchique : personne n’est mieux placé que moi » (Disney France 2007). Et voici ma propre réflexion, à l’époque :

Je me sens bien. Je reconnais tout ce qui se passe en moi, comment mon corps se remémore les sensations qu’il connaît. Je m’observe. Dans la vie de tous les jours, nous ne consultons pas en l’absence de malaise. Je suis une femme en santé. Je ne crois pas qu’on puisse me trouver quelque signe ou paramètre inquiétant que je ne saurais reconnaître moi-même. La grossesse est un phénomène normal du corps féminin. La grossesse n’est pas une maladie et pour cette raison, je ne veux pas de suivi médical – évaluation de la tension, prises de sang, tests d’urine, pesée, etc. – même de la part d’une sage-femme. J’aviserai si je « sens » que quelque chose ne va pas. Je suis capable de vivre avec la notion d’incertitude, sans avoir d’image du bébé que je porte dans mon portefeuille pour me rassurer. Il y a des risques en tout, et la grossesse en comporte bien moins que tant de choses que nous faisons quotidiennement sans qu’aucune inquiétude affleure à notre esprit. Je me sens incroyablement sereine. Je vis au jour le jour. J’ai confiance. Oui, j’ai confiance en moi. Pas en tout, bien sûr, mais en ce moment, j’ai confiance en mes perceptions et en mon bien-être dans cette maternité […].

Ma décision [d’ANA] est réfléchie. Personnelle, instinctive, viscérale. Elle émane d’un désir si ancien qu’il m’est impossible à dater. L’idée de défi n’a rien à voir : je me suis abondamment interrogée là-dessus, pour que mes motivations soient « les bonnes » […].

Je ne fais pas dans l’angélisme et je ne [prétends pas] l’aventure […] sans risque. Là n’est pas la question : la vie n’est pas faite comme cela. L’idée, c’est de prendre la responsabilité sur nos épaules, plutôt que de demander à qui que ce soit de nous garantir quelque chose, pour le bébé ou la naissance, quelqu’un-e qui soit justiciable de la tournure des événements. Faire un enfant est un choix et implique l’exercice de responsabilités. C’est un choix qui appartient aux parents et les responsabilités leur incombent. Pour moi qui mets au monde, le choix va jusqu’au terme de la grossesse, jusqu’à la naissance, car mon corps est la condition sine qua non de la vie de cet enfant. Ce corps m’appartient, et comme j’accepte d’y accueillir cette nouvelle vie et que j’accepte aussi les responsabilités qu’elle amène avec elle, j’ai le droit, nous avons le droit comme parents, de décider jusque-là, jusqu’à ce qu’il devienne individu, avec ses droits et nos devoirs à son égard.

St-Amant 2004 : 418-420

Rompant avec ce que j’appelle l’« économie du conflit foetomaternel[17] », les freebirthers avancent que le bien-être de l’enfant qu’elles portent, qu’elles enfantent, est intrinsèquement lié au leur. Pourquoi en serait-il autrement? C’est ce que je défends. Pourquoi l’évolution aurait-elle fait en sorte que les sensations qui imposent à une femme de prendre telle ou telle position, de bouger de cette manière qui la soulage, de respirer à tel rythme, qui lui procurent telle envie ou tel dégoût, ne seraient-elles pas les signes qui ont leur nécessité propre? Pourquoi les conditions qui mettent la femme en confiance et à l’aise ne seraient-elles pas « bonnes » pour le naissant ou la naissante à qui elle permet la vie? Et inversement, pourquoi n’aurait-elle pas raison de croire nocifs les gestes, les présences ou les interventions qui lui créent un surcroît de douleur ou d’inconfort, ou encore qui provoquent chez elle de l’inquiétude, de la peur, de la détresse? En fait, pourquoi la rhétorique du conflit foetomaternel serait-elle plus valable que celle de la convergence des intérêts?

Une prise de conscience des perturbations lors de naissances précédentes

Dans la démarche d’ANA entre souvent en ligne de compte la prise de conscience de l’effet perturbateur de gestes cliniques accomplis dans le cours du travail lors d’un enfantement antérieur. Cela a été mon cas. Après une première naissance précipitée, la deuxième me donne l’occasion de connaître les examens habituels effectués par les sages-femmes : écoute du coeur foetal, évaluation de la dilatation[18], décompte des contractions… et de les ressentir comme autant d’interférences, allant jusqu’à m’instiller le découragement St-Amant (2004 : 415) :

On demande à quelqu’un de noter l’heure à chaque contraction et sa durée. Je sais aujourd’hui que ça m’a énervée, ces minutes et intervalles à compter. Tout comme ces fréquents touchers pour mesurer une dilatation qui se fait lentement cette fois-ci. À ce rythme, j’en ai jusqu’au lendemain. Déprimant. Quel effet nocébo, tous ces chiffres!

(Il m’apparaît clair aujourd’hui que je ne voudrai plus être mesurée, quantifiée, estimée pendant un accouchement… Je souhaite un jour une grossesse et un enfantement number free […] Un enfantement certifié sans parasites cognitifs, une gésine non modifiée organisationnellement et organiquement intouchée […].)

Dali fait face à une révélation alors qu’elle découvre que le souvenir de son troisième enfantement à domicile – pourtant réparateur de ses deux premières expériences lourdement médicalisées – est ineffable et nimbé d’un voile obscur. Ainsi, à l’occasion d’une discussion avec une amie, « des ressentis sous-terrains incompréhensibles se sont mués en évidences absolues » (Milovanovic 2008) :

Je me suis souvenue des incursions intempestives, foetoscope en main, de ma sage-femme dans la chambre où je m’étais isolée, pour « écouter le coeur du bébé », des quelques positions inconfortables qu’elle m’a fait adopter, des indications de poussée que j’ai reçues. J’ai compris aussi pourquoi je ne me souvenais que de ces « interférences » de la sage-femme. En effet, lorsque je me retrouvais seule, j’étais comme « débranchée », les seules occasions de me reconnecter au monde extérieur, dans une modalité rationnelle, ayant été précisément ces interventions […] J’ai aussi compris comment j’ai occulté un ressenti désagréable face à un interventionnisme évident, simplement en effaçant de ma mémoire « consciente » les événements s’y rapportant […].

Même révélation chez la blogueuse anglophone Melissa :

Having people observe and having people around makes my labour stall, makes me go into the ‘fight or flight’ response. The more stressful the situation, the more my body shuts down and labour is hindered and being with the exact people that are hindering the birth by their presence alone, then they decide to start intervening and the cycle starts to spiral. It has already happened twice to me. The second time, my power was given back to me by the words and encouragement of a visiting midwife and I was able to get my power back, tell everyone to leave me alone and soon after I was giving birth to my second son. That experience showed me that being alone is what I need […].

It has nothing to do with being brave but with making an informed decision that I believe is best. It is about staying within my comfort zone and choosing what I believe is the safest place to give birth.

I would be brave if I did the opposite of what I am comfortable doing.

Bellemare 2009

Des choix pour se protéger dans l’avenir des éléments perturbateurs

À l’instar de Melissa, plusieurs femmes en sont venues à l’ANA en découvrant que leur zone de confort se situait en elles-mêmes. Pour Dali, la révélation – comme une sorte d’épiphanie par anticipation – achève de la détourner du désir d’assistance pour l’avenir (Milovanovic 2008) :

Selon mon besoin d’autonomie, la présence d’une sage-femme à domicile, c’est déjà trop[19]. On est déjà situé dans l’intervention, on est déjà dans le risque de court-circuiter, d’orienter « le mouvement », dans le risque d’être induite dans ses comportements, d’être détournée de ses ressentis. Même quelque chose d’aspect aussi peu directif qu’une suggestion peut amener à se couper de ses sensations pour se connecter à une conscience « annexe » et étrangère […] On peut bien sûr penser avoir été totalement libre de danser sa propre danse en dépit de cette « surveillance » médicale. En ce qui me concerne, je ne le pense pas […].

Malheureusement, nous avons été conditionnés à démissionner de la gouvernance de notre propre corps face à l’« expert ». La seule présence d’une sage-femme (même passive) représente donc un risque possible de démission ou d’« oubli » de soi, est une situation potentiellement aliénante, de renoncement à son principe intérieur. C’est pour cette raison et étant consciente de ma propension, conditionnée à ployer sous le rouleau compresseur de l’autorité experte, que, pour une prochaine naissance, il n’y aura pas de « professionnel » prévu à mes côtés […].

Dans son analyse narrative des récits de freebirthers, la chercheuse Amy Chasteen Miller (2009 : 65) a observé le même mouvement de constat puis de rejet des sources d’interférence : « I can’t stand the idea of giving someone else the power to decide what happens to me! »; « My main focus was on creating an absolutely uninterrupted, undisturbed process of birthing, controlled entirely by me. I wanted no input from anyone else while giving birth. I wanted no suggestions, no instructions, no checking, measuring, or labeling » (Miller 2009 : 64).

La persistance de la référence aux paramètres médicaux

Paradoxalement, en rupture apparente avec cette « sémiotique intime » de l’attention à l’instinct, tant Miller que Freeze ont observé la fréquence chez les freebirthers des références aux paramètres obstétricaux d’évaluation de la grossesse et de l’accouchement, un fait qui m’étonne : elles accomplissent sur elles-mêmes certains gestes cliniques et diagnostiques (certes choisis par elles, tels que l’évaluation de l’âge gestationnel, de la dilatation, la prise de la tension, le minutage des contractions). En ce sens, plusieurs font un suivi de grossesse et postnatal des plus traditionnels, leur démarche se limitant au désir d’enfanter dans la plus stricte intimité. Plutôt que de rompre avec le paradigme médical et les évaluations chiffrées, elles s’en approprient les codes. Catherine s’en sert comme d’une parade au stress projeté sur elle par le monde extérieur : « J’ai menti. Je me suis choisi une date prévue d’accouchement (DPA), que j’ai fixée pratiquement un mois après le terme. J’avais gardé un trop mauvais souvenir de l’anxiété de mon entourage et des tentatives de déclenchement “ naturel ” pour dépassement de terme lors de ma précédente grossesse » (Lapointe 2008a : 41). Pour Martine, c’est dans un moment d’impatience qu’elle multiplie les autoexamens, réflexe sur lequel elle pose à posteriori un regard critique : « Et puis, vestige d’une pensée trop rationnelle, je vérifiais fréquemment la dilatation de mon col, ce qui accentuait l’impression de lenteur » (Quimper 2008 : 37).

Une requalification des signes impartageables de l’expérience féminine du corps

Si l’évitement des formes d’interférence est un aspect négatif de la démarche, la réappropriation des signes de ce qui se déroule en soi en est le volet positif. Intuition, prémonition, connaissance incarnée (embodied knowledge) : autant de signes auxquels les freebirthers accordent sens et valeur et dont l’écoute est garante, à leurs yeux, du déroulement optimal de la naissance. À la suite de la sémiologue allemande Barbara Duden (1996), qui a décrit le processus d’effacement et de disqualification, depuis le xviiie siècle, des signes invisibles et impartageables du corps féminin liés à la grossesse, j’ai tenté, dans le contexte de ma thèse, d’en démontrer l’application aux signes et à la naissance où j’ai proposé une analyse, à partir de témoignages, de la dimension actuelle de cette disqualification/interdit de signification. Il appert que, de la même manière que l’on accorde une plus grande valeur de vérité – voire la seule valeur véritablement admissible – à ce qui se passe sur l’écran de l’appareil d’échographie plutôt qu’à ce que la femme perçoit en son sein, ce sont aussi tantôt les doigts de l’accoucheur ou de l’accoucheuse qui savent à quel stade de son accouchement une femme en est, tantôt le moniteur foetal qui atteste si les contractions existent et si celles-ci sont aptes à faire naître. Lorsque quelqu’un d’autre ou une machine est investie du pouvoir d’émettre les signes, la femme enceinte, la parturiente en vient à ne plus prêter attention à ses symptômes (au sens sémiotique premier du terme), ni même à les ressentir. Non pas qu’elle ne ressente plus rien, mais elle semble perdre accès (mon analyse de récits de naissances médicalisées récents le laisse croire) à une grande partie de ce qui appartenait au registre des sensations féminines en d’autres temps de l’histoire (ou qui y appartient en d’autres lieux, notamment celui de l’ANA). Ainsi, du fait de ne pas déléguer l’interprétation des signes à une tierce personne, des freebirthers racontent leurs perceptions décuplées, rapportent souvent une acuité de senti inédite. De mon opinion, qu’aucun signe provenant de l’extérieur n’ait été mêlé à mes perceptions m’a permis de sentir très subtilement l’engagement du bébé, chaque stade de sa descente, sa présentation et l’effacement du col utérin, et d’« entendre » – littéralement – la poche des eaux se rompre à l’intérieur de moi, avec fascination (St-Amant 2004 : 421).

Le témoignage de l’omnipraticienne australienne Sarah Buckley va dans le même sens. Mère de quatre enfants (quatre naissances à domicile, l’ANA étant la dernière), Buckley relate un type d’expérience similaire lorsqu’elle décrit sa réaction à la présentation surprise du bébé par le siège : « I had an exquisite awareness of her body inside me and of exactly where I was in labour. For me, this was clearly because I had no observers or assistants, and because I trusted my own instincts and body knowledge. » Plus encore, le fait d’être la seule interprète des signes de son enfantement, expérience non médiatisée par le savoir d’autrui, lui a permis d’avoir cette « “ réponse instinctive ” de se tenir debout et pousser rapidement son bébé ». Elle ajoute :

What happened at that moment was my instinct kicked in, and I did the thing that was totally appropriate […] If I compare what might have happened if I’d had a more medicalized form of care, it would have been very difficult at that time, in the year 2000, to avoid a cesarean […] I think that the outcome for my daughter and for me and for my whole family was really enhanced because we made a very – you could say extremely – low-technology choice (entrevue radiophonique citée dans Freeze).

2008 : 170-171

Une autre femme, reprenant à son compte le langage en vogue de la cybernétique, témoigne de la façon dont opère l’intuition pendant un ANA et décrit ce processus comme un « subconscious computing of years of acquired information » (Freeze 2008 : 173), qui fait en sorte que l’on « sait quoi faire ».

L’instinct de renoncer au projet

Agir en fonction des signes ou de son intuition peut aussi vouloir dire se tourner vers les services hospitaliers bien avant un symptôme inquiétant ou une urgence confirmée. Un tel exemple nous est offert par la blogueuse Lia Joy qui, après trois ANA, se résigne à un enfantement à l’hôpital : « But the thing is, being intuitive doesn’t mean things are going to go your way. You’re bound to the same reality, even if you’re able to sense more of it » (Rundle 2011). Et même si la naissance aura lieu dans le contexte hospitalier, elle prépare et négocie avec le personnel soignant ce qu’elle appelle une self-directed birth (avec succès au final), sans rogner de son autonomie ni céder son rôle actif et décisionnel (Rundle 2012).

Les écueils et les pièges

Une telle appropriation des signes et des conditions de la mise au monde peut parfois être assimilée à un accaparement, un désir de tout contrôler. Freeze a plutôt observé chez ses répondantes un désir de « contrôler plusieurs des variables entourant la naissance – environnement, croyances, participants ou participantes – […] en embrassant la biologie et les fonctions physiologiques dans tout leur chaos et leur désordre » (Freeze 2008 : 320). Il y a souvent des leçons à tirer de l’ANA, où l’on se retrouve confrontée à soi dans ses derniers retranchements, ses dernières résistances, à l’impossible abandon. Avec un an de recul, Catherine se remémore ceci (Lapointe 2008b) : « je me rappelle […] aussi ma non-acceptation, que tout ne se passe pas comme je m’y attendais... La douleur, une poussée qui n’en finit plus, ma Lili qui pleure, et ce placenta que je m’obstine à “ attendre ” […] Moi qui croyais être dans le lâcher-prise!... une vraie control freak, oui! »

Néanmoins, pour des femmes qui se présentent à travers leurs récits comme « exceptionnellement indépendantes, autodéterminées », confiantes en elles (Miller 2009 : 64), il est paradoxal de constater qu’elles sont nombreuses à concéder le pouvoir à une puissance qui les dépasse, qui, pour les croyantes, à leur Dieu, qui, à leur corps comme une entité quasi distincte, thème que Miller nomme le « pouvoir du corps naturel ». Selon ses observations, beaucoup entrent dans un étonnant dialogue – voire en confrontation – avec leur corps : « Women describe “ listening to ”, “ talking with ”, “ responding to ”, “ working with ”, and “ fighting against ” their bodies […] The body in these cases is clearly emblematic of the natural, something with which they must negotiate and surrender to in some cases. In either event, the body is a separate being » (Miller 2009 : 69). Peut-être le corps a-t-il ses raisons que la science obstétricale occidentale ne connaît pas… Tant qu’il ne s’agit pas de troquer le positivisme pour un autre dogme, remplacer le pouvoir de l’expert ou de l’experte par une autre forme de domination. Le risque est bien présent. À cet égard, Freeze (2010) sert rétrospectivement une mise en garde fort pertinente :

Over-reliance on any one type of knowledge can be dangerous. No one source of knowledge about birth is infallible or complete. Even if intuition is believed to be inherently accurate, it is not omniscient or omnipresent […] For UCers [de UC pour unassisted childbirth], the challenges are to sufficiently refine one’s intuitive skills and to balance education and preparation with a trust in intuition. This is a difficult process – walking the knife’s edge of embracing intuition as a “ knowledge that matters ” without falling into the trap of intuition becoming “ the only knowledge that matters ”.

La portée sociale de l’accouchement non assisté

S’il est facile de jeter le discrédit sur la démarche de l’ANA et l’opprobre sur ses partisanes, il est heureux, en contrepartie, qu’une recherche comme celle de Freeze ait pris le parti d’examiner la légitimité et la viabilité de leurs motivations. En même temps, comme la chercheuse l’exprime si bien dans son article paru en 2010, défendre d’autres cadres heuristiques à l’égard de la naissance, du risque, de la sécurité n’est pas une licence pour faire l’économie d’une véritable préparation ou pour aplanir la complexité des réalités sous une vision idéalisée. Car Freeze dit avoir remarqué au fil du temps l’émergence de certaines tendances au sein des communautés de freebirthers en ligne : dogmatisme, méfiance à l’égard des sages-femmes, voire leur démonisation, refus de toute formation ou acquisition de connaissances (en vue de parer à diverses éventualités), déni du risque au profit d’une insistance univoque envers l’intuition ou la confiance en son corps au détriment de tout le reste… Inutile de dire que le bât blesse pour qui revendique l’ANA comme exercice d’« extrême » responsabilisation. Autonomie n’est pas synonyme d’aveuglement volontaire.

Chose certaine – le constat est de Freeze –, la portée de l’ANA (de par l’attention que le phénomène a suscitée au cours des dernières années) s’étend au-delà du cercle restreint de ses adeptes : les critiques qui y ont cours ont forcé la réflexion quant à la nécessité d’ouvrir les options offertes aux femmes et d’assouplir un système qui est plus au service de lui-même qu’au service de la personne qui requiert les soins (pour paraphraser le texte de la loi-cadre québécoise sur la santé et les services sociaux (Gouvernement du Québec 1991)). Elles ont aussi instillé chez certaines sages-femmes comme chez d’autres spécialistes et personnes-ressources en matière de périnatalité une introspection[20] quant à leur rôle et à leur pratique et relativement au fait d’admettre que leur présence, tout « humanisée » et délicate soit-elle, peut représenter un facteur de perturbation, qui soulève le défi de réintégrer à leur formation clinique et à leur approche la dimension délaissée de l’intuition et d’accorder à celle-ci le respect qui lui est dû (Freeze 2008 et 2010). Car qui n’est pas à l’écoute de son instinct est susceptible de compenser son insécurité par la multiplication des actes…

J’aimerais enfin souligner un aspect particulier : avoir envie de parler de l’ANA comme d’une option existante dans le spectre des possibles ne doit pas être assimilé à du prosélytisme. Lors d’une présentation à Montréal en 2007, Catherine et Melissa précisaient à l’audience que leur « démarche d’autonomie […] n’était pas le seul chemin valable, mais que c’était le [leur], qu’elles n’étaient pas là pour [en] vanter les mérites […] ni pour faire un concours » (Lapointe 2007). De toute façon, la plupart des gens « accueillant » l’idée de l’ANA avec scepticisme et rebuffade, supposer alors que l’on puisse « influencer » quelqu’une vers cette façon de faire si elle n’y était pas déjà sensible m’apparaît improbable. On ne « milite » pas pour l’ANA comme on milite, par exemple, pour l’humanisation des pratiques obstétricales ou pour un meilleur respect de l’autonomie décisionnelle des femmes en ce qui a trait à la maternité lorsqu’elles naviguent dans un système fondé sur la prise en charge. Néanmoins, l’empressement testimonial dont bon nombre d’entre nous ont fait preuve ne cache pas non plus une intention d’éveiller chez d’autres femmes un intérêt, une revisite de leur(s) propre(s) expérience(s) d’enfantement, un questionnement par rapport aux interférences que créent – inévitablement à notre sens – toute forme d’assistance et le suivi de la grossesse en général. Cela ne veut pas dire que cette assistance soit mauvaise dans l’absolu, incompatible avec l’autonomisation ou encore qu’il soit injustifié pour les femmes d’y recourir ou d’y trouver sécurité. Je crois que la nuance est importante. Dali également apporte une distinction essentielle « entre “ être assistée ” et “ être soutenue ” : besoin de soutien ou besoin de radicale autarcie sont tout aussi légitimes sur le chemin de la réalisation de soi » (Milovanovic 2008).

Quoi qu’il en soit, la démarche des freebirthers force chaque femme, chaque féministe à se poser certaines questions fondamentales : même si je considère cette option comme irrecevable pour moi-même, suis-je prête à accepter que des femmes aillent jusque-là, à défendre leur choix? Y a-t-il une seule minute dans le cours d’une grossesse ou de l’enfantement où je crois qu’il serait justifié de consentir à l’idée de restreindre l’autorité de la femme sur son corps au bénéfice (supposé) d’un tiers, au motif que la femme désire mener la grossesse à terme? Et à qui accorder le pouvoir de définir ce bénéfice? Selon quel cadre?