Comptes rendus

Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises, 1890-1940, Paris, CNRS Éditions, 2013, 445 p.[Record]

  • Nicole Mosconi

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  • Nicole Mosconi
    Université Paris Ouest Nanterre La Défense

L’ouvrage d’Hélène Charron montre remarquablement en quoi une perspective de genre entendu comme « structure symbolique qui supporte une vision de l’ordre sexuel différentialiste et inégalitaire » (p. 421) renouvelle la sociologie historique des sciences sociales qui, jusque-là, « invisibilisait » les femmes. En faisant un dépouillement très complet de toutes les publications de sciences sociales qui ont existé de la fin du xixe siècle jusqu’à 1940, l’auteure montre à la fois que les femmes sont présentes et produisent des savoirs, mais que leur légitimité intellectuelle est restée contestée, même lorsqu’elles accèdent au doctorat. Dans ce milieu intellectuel masculin, les femmes se heurtent dans leur activité intellectuelle à « un processus de division structuré du travail intellectuel » (p. 15) qui tend à disqualifier ou, du moins, à dévaloriser les savoirs qu’elles produisent. La première partie de l’ouvrage, qui concerne la période 1880-1914, prend pour objet d’analyse les figures féminines non diplômées mais bien intégrées dans les sociétés organisées par les catholiques sociaux et les leplaysiens. Ceux-ci, en définissant les sciences sociales comme liant pratique réformatrice et production de connaissances, sont plus accueillants à l’égard des femmes que les groupes de sociologues, plus théoriciens en rapport avec l’institution universitaire. Ces milieux à la morale catholique naturaliste, qui implique une différence hiérarchisée des fonctions féminines et masculines, comme garante de l’ordre social et moral, s’opposent au travail salarié et intellectuel des femmes. Celles qui interviennent dans ces groupes ont donc un positionnement difficile « dans l’espace du savoir et de la science » (p. 64). Lorsqu’elles sont amenées à se prononcer dans ces sociétés, leur éducation et leurs convictions les poussent à se définir une place spécifique, complémentaire par rapport à celle des hommes et conforme aux qualités « naturelles » féminines : elles limitent leurs prétentions intellectuelles pour éviter d’entrer en rivalité avec les hommes. De leur côté, les autorités masculines évaluent leur contribution en s’appuyant sur une opposition entre le masculin, d’un côté, seul capable de science et de théorie, et le féminin, de l’autre, dont les productions seront caractérisées comme particulières, descriptives et essentiellement pratiques. Parmi ces groupes, celui qui accueille le plus de femmes est la Société d’économie sociale qui publie La Réforme sociale. Ces femmes qui appartiennent à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie sont présentes surtout en tant que fondatrices et organisatrices d’oeuvres sociales : elles interviennent particulièrement au congrès de 1901 dont le thème est « Le rôle et la condition de la femme dans la société nouvelle ». Jusqu’à la Première Guerre mondiale, elles contribuent par des communications, des essais, des rapports portant sur des sujets féminins, en particulier le travail des femmes et des monographies. Les autorités masculines portent sur leurs productions des jugements fondés sur des qualités morales (dévouement, amour, empathie) et esthétiques (grâce, élégance), ce qui est une manière de ne pas reconnaître chez elles les qualités intellectuelles, cognitives et rationnelles, qu’ils se réservent. Pour ce qui est de l’éducation des filles, l’accord qui se fait sur le besoin d’une instruction plus poussée des filles que celle que donnent les couvents ou les pensions, repose sur un malentendu : pour les hommes, il s’agit seulement de former de meilleures épouses et éducatrices; les femmes ajoutent à cette finalité le développement de leur personnalité et de leur potentiel individuel en vue de l’exercice d’une profession, thèmes que les hommes ne reprennent pas. De même, pour l’enseignement ménager, alors que celles qui l’encouragent y voient aussi un moyen de promotion professionnelle, les autorités masculines y voient seulement un moyen de maintenir toutes les femmes dans l’espace domestique : en fait, ils …