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Le personnage d’Antigone est la figure emblématique du présent numéro de la revue Recherches féministes dont la visée est d’examiner l’expression de la voix des femmes en éthique. Mieux que quiconque, cette femme incarne les nombreux enjeux qui entourent la décision éthique, dont celui de la transgression. De même, il est plutôt remarquable que, dans cette tragédie grecque écrite en 441 av. J.-C., Sophocle, qui en est l’auteur, nous fasse part du peu d’intérêt que représente la voix des femmes dans tout ce qui dépasse les confins du foyer.

Dans une guerre où deux frères appartenant à des camps opposés s’entretuent, Étéocle est enseveli selon le rite qui lui assure un accueil honorable auprès des morts. Quant à Polynice, considéré comme mécréant, le roi Créon décrète que sa dépouille sera privée de sépulture. Antigone, leur soeur, ne peut accepter que des rites funéraires lui soient refusés (Sophocle 1999 : 42) : « Il faut l’abandonner sans larmes, sans tombe, pâture de choix pour les oiseaux carnassiers! Oui, telles seraient les décisions que Créon le juste nous signifie, oui à toi et à moi, oui à moi! »

Ayant décidé que le corps de Polynice ne doit pas être une proie laissée à l’abandon, Antigone invite sa soeur Ismène à se joindre à elle pour recouvrir de terre le corps de leur frère. Ismène n’y voit que folie, car elle juge inutile de s’acharner devant l’impossible. Tout en étant désolée de ne pas porter secours à sa soeur, elle ne pense pas pour autant que le sort réservé à son frère est juste, « mais désobéir aux lois de la cité, non : j’en suis incapable » (Sophocle 1999 : 44). L’obéissance aux ordres du roi est une obligation… Nous voici donc en présence de la préséance du droit sur l’éthique. De plus, Ismène ne manque pas de rappeler à Antigone leur statut de femme, qui les rend « incapables de lutter contre des hommes » (Sophocle 1999 : 44) qui sont aussi leurs maîtres. Néanmoins, Antigone choisit de défier les ordres du roi sachant très bien que son geste lui vaudra la mort.

La comparution d’Antigone devant Créon met en scène les valeurs à la source du conflit qui est à l’origine de la tragédie qui s’annonce. « Je savais bien que je mourrais », dira-t-elle, lorsque les gardes qui ont été témoins de ses efforts pour recouvrir le corps de Polynice la conduisent auprès de celui qu’elle a osé défier. Pour Créon, la sauvegarde de l’État est primordiale et quiconque s’y attaque n’a plus droit à la part du juste. Alors que, pour Antigone, laisser un corps sans sépulture, c’est le priver d’un passage vers l’au-delà et, par le fait même, violer des lois fondamentales qu’elle qualifie de divines. À ses yeux, outrepasser ce que ces lois nous prescrivent est un crime bien au-dessus de la désobéissance civile. Dans cette situation, la piété qui représente l’attachement au devoir à l’égard de la personne morte et l’amitié qui fait appel à la bienveillance pour la personne aimée sont le reflet des valeurs fondamentales sur lesquelles Antigone fonde son agir.

C’est donc en toute conscience qu’Antigone assume son destin : « Sans amis, seule en mon infortune, je descends vivante au tombeau des morts » (Sophocle 1999 : 82). Hémon, le fils de Créon à qui Antigone est promise, invite son père à se montrer moins absolu dans ses jugements : « Ne te crois pas l’unique détenteur de la vérité » (Sophocle 1999 : 71). Tirésias, devin et conseiller du roi, plaide, tout comme Hémon, pour un appel à la sagesse et insiste auprès de Créon en disant que c’est pour son bien qu’il souhaite le faire revenir sur sa décision. Ce dernier demeure intraitable, mais devant les malheurs que lui prédit le devin, il accepte enfin d’aller ouvrir le tombeau où Antigone a été emmurée : « Le mieux, je le crains fort, est de respecter, jusqu’à la fin des jours, les lois fondamentales. » Il sera malheureusement trop tard, seule la mort est au rendez-vous, celle d’Antigone qui s’est pendue, « le cou serré dans son écharpe de lin », ainsi que celles de son fils Hémon et de sa femme qui se sont enlevé la vie (Sophocle 1999 : 95).

Outre qu’il est une figure emblématique pour la voix des femmes en éthique, le personnage d’Antigone nous permet de circonscrire les enjeux qui caractérisent l’éthique. Le premier enseignement de cette héroïne grecque, qui, de Sophocle à Anouilh, a été une source d’inspiration, est de nous rappeler que l’éthique réside dans l’agir. Cela signifie que le questionnement qui précède l’agir est dirigé vers l’action choisie pour répondre aux exigences qui s’imposent dans la situation. En affirmant « j’irai recouvrir de terre le corps de mon frère bien-aimé » (Sophocle 1999 : 44), Antigone nous informe de l’action qu’elle a choisi d’entreprendre et du fait que c’est son propre arbitre qu’elle engage dans sa décision. L’autonomie et la réflexion sont clairement les piliers de sa décision. Il en aurait été autrement si elle avait plutôt suggéré à Ismène qu’elles devraient recouvrir de terre le corps de leur frère. Ajoutons que la personne qui s’engage dans l’action est qualifiée de sujet par opposition à celle qui en devient l’objet. Le sujet éthique, précise Paul Ricoeur (1990), est animé par une visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes.

Cela va de soi, tous les agirs ne sont pas d’ordre éthique. Ainsi, prendre un repas est un agir qui comporte généralement des dimensions biologiques, voire émotives et sociales. Par contre, choisir de partager ou non les vivres dont nous disposons dans un contexte d’isolement et de survie suscite un questionnement quant aux exigences de la vie bonne dans cette situation, ce qui nous amène à nous interroger également sur les origines de ces exigences. Pour commencer, le fait de vivre ensemble comporte des contraintes et des obligations qui donnent lieu à des devoirs que chacun et chacune doit assumer. Le droit et la morale en sont les manifestations, lesquelles reflètent les valeurs d’une communauté. Il s’avère que les devoirs découlant des normes et des obligations peuvent entrer en conflit. Dans le cas d’Antigone, le devoir de sépulture s’oppose au devoir d’obéissance à l’État, d’où la réflexion requise pour déterminer l’agir. La morale jugée non complexe, selon Edgar Morin (2004 : 60), obéit à « un code binaire bien/mal, juste/injuste », alors que l’éthique qu’il qualifie de complexe « conçoit que le bien puisse contenir un mal, le mal un bien, le juste de l’injuste, l’injuste du juste ». À titre d’exemple, la soignante ou le soignant qui s’approprie des narcotiques destinés au soulagement de la douleur d’une personne malade commet un acte moralement et déontologiquement répréhensible, alors que l’attribution de ressources dans un contexte de pénurie comporte des conflits de devoirs.

Le deuxième enseignement d’Antigone consiste à démontrer que l’exercice de l’autonomie dans la prise de décision éthique aboutit parfois à la transgression. Pour saisir la portée de cette notion, nous nous référons à Jean-François Malherbe (2007 : 81) qui affirme que le principe éthique fondamental consiste à cultiver l’autonomie d’autrui, car, ce faisant, nous cultivons la nôtre par surcroît. L’exercice du jugement sagace constitue la voie qui nous y mène. Ainsi, guidé par un esprit de prudence, « le sujet moral tente d’appliquer avec discernement une règle universelle de morale dans une situation particulière, quitte à prendre la liberté de corriger la règle si son application mécanique devait conduire à un résultat par trop éloigné de la finalité qu’elle vise » (Malherbe 2007 : 89). La plupart du temps, l’application des cadres normatifs reflète l’intention morale sous-jacente, mais il se peut que, dans une situation particulière, l’application d’une norme contrevienne aux intentions premières. Ainsi, devant une loi juste, le jugement sagace peut mener à une transgression qui exige de relativiser la lettre de la norme. De même, dans une situation d’impasse morale, la recherche du moindre mal peut aboutir à une transgression d’une norme dont les fondements sont reconnus comme justes. Par contre, cultiver l’autonomie d’autrui, comme le recommande Malherbe, peut nous inciter à considérer que la loi est injuste et qu’il est de notre devoir moral de nous y opposer. C’est alors une transgression par sédition (Malherbe 2007 : 93). En recouvrant partiellement de terre le corps de son frère Polynice, Antigone viole l’interdiction du roi Créon et se rend passible du châtiment réservé à ceux et celles qui sont considérés comme ennemis de l’État.

L’agir moral qui aboutit à une transgression par sédition entraîne nécessairement des conséquences, et c’est en connaissance de cause que le sujet moral accomplit le geste qui lui semble être le meilleur pour cultiver l’autonomie d’autrui et la sienne. En 1955, à Montgomery en Alabama, Rosa Parks, militante afro-américaine, refuse d’obéir au conducteur d’autobus qui lui demande de céder sa place à un homme blanc. Elle est aussi une figure emblématique de la transgression par sédition dans le contexte d’un agir moral. La loi l’y obligeant étant injuste à ses yeux, elle ose la défier, ce qui lui vaudra une inculpation par la police et une amende. Elle fera appel de ce jugement et, un an plus tard, la Cour suprême des États-Unis déclarera anticonstitutionnelles les lois ségrégationnistes dans les autobus.

La notion de libre arbitre qui est au coeur de l’agir éthique fait appel à la raison, laquelle se nourrit de la connaissance des motifs qui nous animent et qui, parfois, nous déchirent, d’où l’importance de la question suivante : « Au nom de quoi? » Une fois encore, nous trouvons dans la pièce Antigone l’essence d’un troisième enseignement qui nous permet de préciser ce qui caractérise la visée de la vie bonne et le souci de l’autonomie d’autrui. Rappelons que les rites entourant la sépulture d’un être humain ont pour objet d’honorer la dignité humaine. Il s’avère que l’affrontement entre Antigone et Créon se fait au nom de la dignité humaine. Pour Antigone, cela relève de lois divines, et « nul mortel » n’est autorisé à les violer, tandis que Créon considère que les crimes commis par les « ennemis de l’État » sont d’une gravité telle, qu’il est juste de les priver des rituels qui honorent la dignité humaine. « Le méchant n’a pas droit à la part du juste », affirme Sophocle (1999 : 63). Au nom de la justice, Créon choisit la punition ultime, soit la désacralisation du corps. Dans une situation pareille, il y a toutefois lieu de se demander si la haine et un désir de vengeance n’obscurcissent pas le raisonnement qui sous-tend la prise de décision. Il en serait de même dans ces trop nombreux incidents qui traversent les âges et les cultures où les décapitations sur la place publique et les pendaisons avec les corps exposés comme des gibiers témoignent du refus de dignité.

Poser la question « Au nom de quoi? » nous amène à nous interroger sur les valeurs agissantes dans une situation particulière et à mieux comprendre nos motivations. L’émotion que suscite un évènement est souvent le créneau qui nous permet de saisir la portée des valeurs qui nous animent et qui sauront guider notre agir dans des situations critiques où la visée de la vie bonne et le soutien de l’autonomie d’autrui comportent des conséquences difficiles à assumer. Par exemple, les valeurs d’amitié et de piété qui motivent la décision d’Antigone sont aussi importantes pour sa soeur Ismène, mais elles ne font pas le poids devant l’exigence de ceux qui ont autorité sur sa vie. Les valeurs d’amitié et de piété auxquelles se réfère Antigone sont le socle de l’humanisation. En affirmant qu’elle est faite « pour partager l’amour, non la haine » (Sophocle 1999 : 64), elle établit clairement les fondements de son agir.

En éthique, la recherche du meilleur chemin passe par le dialogue : la lecture d’Antigone éclaire également ce quatrième enseignement. Le dialogue prend racine dans la rencontre, et ce qu’en dit Aline Giroux (1997 : 176) nous permet d’en saisir le pourquoi : « L’existence humaine est une odyssée menant de soi à soi… mais l’éveil et la connaissance de soi passent par la rencontre. » Quant aux conditions du dialogue, nous nous tournons vers Socrate, dont les propos sont rapportés par Platon (1999). Ainsi, savoir, franc-parler et bienveillance sont les assises d’une démarche pour trouver le meilleur chemin. Dans les échanges entre Créon et le devin Tirésias et, d’une certaine façon, entre Créon et son fils les conditions du dialogue sont, pour ainsi dire, respectées. De part et d’autre, tout en étant en désaccord, chacun reconnaît à l’autre le droit de parole. Toutefois, il n’y a pas de rencontre possible entre Antigone et Créon pour la simple raison que, du point de vue de ce dernier, le statut de femme est en soi une forme d’exclusion : « En vérité, c’est elle qui serait l’homme si je la laissais triompher impunément » (Sophocle 1999 : 62).

Notre analyse d’Antigone comme figure emblématique de la voix des femmes en éthique a suscité la question suivante : cette tragédie de Sophocle aurait-elle été aussi poignante si le protagoniste avait été masculin? Peut-être que oui, mais le geste de transgression se révèle d’autant plus grave et subversif qu’il est commis par une personne dont la reconnaissance sociale et le droit de parole sont niés. Dans les faits, la transgression d’Antigone est double. Elle ose s’opposer à l’autorité et elle ose s’affirmer comme sujet dans une société qui lui refuse ce droit.

Présentation des textes

Nous sommes fières et enthousiastes à l’idée de présenter ce numéro de Recherches féministes intitulé « Éthique et voix des femmes ». Nous avons voulu un appel de textes large et ouvert sur diverses manières de considérer ces voix de multiples provenances, exprimant diverses préoccupations et incarnant le dialogue avec cette volonté si précieuse de faire du monde un objet de dialogue au sens de la philosophe Hannah Arendt et de changer la tonalité de la conversation en considérant les paroles des femmes au sens de Carol Gilligan (1982).

Nous avons divisé les articles répondant à notre appel de textes en trois catégories. Nous présentons d’abord des textes qui examinent explicitement l’éthique du prendre soin (care) sur les plans philosophique et politique. Ces articles entrent en résonance mutuelle par une certaine convergence de la dynamique des sphères publique/privée et par les enjeux suscités par la réalité de la dépendance et de l’interdépendance. Nous verrons ensuite quatre articles qui traitent des dimensions plus particulières du rapport des femmes à divers objets interpellant l’éthique. Enfin, trois articles hors thème complètent ce numéro.

Sophie Bourgault étudie l’éthique du care en se servant notamment des écrits de la philosophe Hannah Arendt à la fois comme moteur de réflexion et miroir critique des apports du care à la pensée contemporaine. Si Bourgault reconnaît d’entrée de jeu une certaine influence d’Arendt sur le care, elle défend davantage l’idée selon laquelle l’irruption du care dans le politique est l’une de ses grandes contributions à la philosophie politique. Elle reconnaît également aux théories du care l’importance déterminante de la dimension relationnelle originellement nommée et promue par Gilligan dans In a Different Voice. Bourgault s’applique dans son article à remettre en question l’influence concrète du care sur le politique afin qu’il soit plus que théorique, qu’il soit institué en « des institutions et des règles » (Garrau 2009 : 26). Et Bourgault doute que, pour ce faire, Arendt soit la meilleure source d’inspiration, d’où l’« improbable amitié » (p. 1) entre le care et la pensée politique de cette philosophe.

L’article de Patricia Paperman apparaît en toute logique comme une suite de la réflexion de Bourgault. Paperman défend la perspective que la voix différente de Gilligan ouvre la voie sur une épistémologie permettant « d’inclure les points de vue moraux “ ordinaires ” » (p. 3) se distinguant d’une conception politique et philosophique héritée des Lumières et divisant les sphères publique et privée. Elle nous rappelle que la voix différente n’est pas la voix des femmes, laquelle pourrait induire une sorte de nature féminine, mais bien la non-considération du point de vue des femmes. Cette voix différente – point de vue des femmes – non entendue par l’enquêteur fait en sorte que le compte rendu et l’interprétation sont partiels et partials, au moins par omission. Paperman insiste avec Gilligan sur le fait que l’écoute de la voix différente modifie le rapport à la connaissance et qu’elle inaugure le care dans les activités concrètes et quotidienne du « prendre soin » en l’inscrivant, de ce fait, dans la sphère politique et au sein de la division du travail. Paperman se penche aussi sur l’influence des frontières disciplinaires sur la production de la connaissance et, par là, sur la production d’une épistémologie renouvelée par le care.

L’article de Pascale Molinier s’inscrit littéralement – tant dans l’esprit que dans la lettre – dans le sens de notre appel de textes. Cette auteure analyse la voix des femmes au sens littéral du terme. Ses multiples exemples trouvent d’ailleurs écho pour peu que l’on fasse l’effort d’observer la vie quotidienne où la voix des femmes n’est pas entendue ni écoutée, donc non considérée. Combien de fois a-t-on assisté à cette invisibilité, notamment en classe ou en milieu politique? Molinier le démontre par son étude du travail de soignantes et d’« encadrantes » dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Tout comme Paperman, Molinier nuance l’interprétation « genrée » de Gilligan en faisant intervenir les oppressions de classe et de race en plus de celle du genre. Elle fournit alors un exemple de conduite transgressive : les soignantes ne se comportent pas selon le modèle professionnel en vigueur, celui qui prône un certain détachement thérapeutique et qui favorise l’inverse du modèle domestique lié à l’affectivité dans un milieu d’intervention. Molinier montre la complexité des rapports de classe entre femmes dans une lutte pour la reconnaissance et le pouvoir. Fournissant une définition psychosociale de l’hystérie, résultat d’une parole non écoutée et disqualifiée, elle prône une déconstruction de la division de classe du travail et une remise en question radicale par la promotion d’une organisation féministe du travail du care.

Le dernier article sur l’éthique du care vient de Naïma Hamrouni : celle-ci défend l’intégration de l’éthique du care – qui donne une place centrale à la relation de soin incorporant nécessairement la réalité de la dépendance – dans la théorie de la justice de John Rawls. Cette dernière a considéré que le contrat social se négociait entre deux parties égales, libres et indépendantes. Hamrouni, pour sa part, s’appuie principalement sur la théorie éthico-politique de Eva Feder Kittay qui non seulement reconnaît, à l’instar d’autres théoriciens ou théoriciennes, l’inégalité des personnes comme une dimension qui les défavorise dans la négociation du contrat social, mais qui considère également les personnes qui « prennent soin » pas tant à titre de citoyennes ou de citoyens qui font le « choix » de prendre soin mais plutôt d’« êtres-en-relation » qui, motivés par le sens des responsabilités, assistent une personne de leur entourage en situation de vulnérabilité. L’argument de Kittay conduit à repenser la réciprocité individuelle et surtout sociale illustrée par le devoir de l’État de reconnaître et de soutenir de manière appropriée les personnes dans le travail du care. Hamrouni met en évidence les risques d’une application non éclairée de la théorie de Kittay, dont une réification de la famille comme milieu de vie idéalisé minimisant les dynamiques familiales parfois délétères.

Les quatre autres articles portent sur des sujets particuliers et permettent ainsi de jeter un regard éthique sur d’autres considérations d’importance pour les femmes. Dans son texte, Maria De Koninck pose la question fondamentale de l’éviction du corps féminin par les techniques de reproduction. L’analyse de cette auteure est riche et éclairante sur les effets de l’évolution technoscientifique sur les rapports sociaux de genre, en particulier sur la reproduction : elle livre ainsi un article de réflexion qui critique une « tendance lourde ». Posant d’abord un regard historique et anthropologique, elle dégage l’enjeu majeur de la reproduction humaine : la différence sexuelle traduite en inégalité sociale et sexuelle et sa conséquence fondamentale qui édifie les rapports immémoriaux d’inégalité entre les sexes par l’appropriation de la fécondité féminine par les hommes. Bien que les avancées sociales et médicales aient permis d’améliorer globalement la santé des mères et des enfants, l’idéologie de contrôle accompagnant l’évolution technique transforme profondément le rôle des femmes dans la reproduction humaine. De nécessaire, le corps féminin devient de plus en plus accessoire jusqu’à se trouver instrumentalisé pour répondre à des préférences (détermination de caractéristiques, mères porteuses, utérus artificiel ultimement) et au « service d’une reproduction commandée ».

De leur côté, Valérie Bourgeois-Guérin et Simon Beaudoin soulèvent dans leur article les enjeux fondamentalement humains du vieillissement, de la souffrance et de la mort en s’appuyant sur les résultats d’une recherche portant sur la souffrance des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable. Leur texte met en dialogue « différentes voix », celles de la psychologie humaniste existentielle, de la gérontologie critique et de l’éthique féministe par l’entremise d’une perspective féminine de la morale. Ici, comme dans le texte de Maria De Koninck, on se réfère aux origines de l’humanité afin de montrer l’évolution anthropologique des rapports humains, une généalogie des valeurs morales, la naissance du patriarcat, les mythes fondateurs et les fondements des inégalités sociales et sexuelles. L’exclusion de certaines valeurs morales associées au féminin force une relecture de l’expérience de la souffrance des femmes âgées atteintes d’un cancer et restaure la pertinence d’une éthique féministe. Celle-ci redonne crédibilité et visibilité à la voix de ces femmes, libère leur parole pour qu’elles puissent enfin parler à partir de leur place de grande vulnérabilité sans en être empêchées par la peur de déranger leurs proches ou les institutions par l’indicible expérience de la souffrance et des pertes.

Nous sommes dans un tout autre registre avec les deux articles suivants : l’un porte sur l’éthique organisationnelle, et l’autre, sur l’éducation. La sensibilité éthique examinée en rapport avec la communication et la qualité des soins de fin de vie dans une unité de soins intensifs constitue l’objet de l’article de Lyse Langlois, Dominique Tanguay, Lise Filion et Marie-Anik Robitaille. On se concentre dans cet article sur le choix de l’intervention dans le contexte d’une approche participative, plus particulièrement sur la sensibilité éthique en relation avec le pouvoir. Les auteures précisent notamment des facteurs de stress organisationnels, professionnels et émotionnels vécus par les infirmières dans la prestation de soins de fin de vie en unités de soins intensifs. Elles axent leur intervention sur le développement de la sensibilité éthique comme vecteur de réflexion et d’action pour un « mieux agir ». Selon les écrits, la sensibilité éthique s’exprime mieux dans un milieu où la répartition du pouvoir entre les groupes professionnels est moins hiérarchique. Les auteures commentent les résultats d’une recherche empirique en décrivant le processus d’intervention mis en oeuvre et en détaillant des résultats qui concernent l’intervention mise en place pour susciter la sensibilité éthique, mieux comprendre les enjeux éthiques des soins de fin de vie et favoriser la participation au changement organisationnel favorable à l’amélioration de la qualité des soins de fin de vie.

Dans le domaine de l’éducation, Claude Gendron entend montrer comment les écrits de la théoricienne et philosophe Nel Noddings sont utiles pour formuler une analyse critique du programme Éthique et culture religieuse (ECR) implanté au Québec depuis 2008. Gendron montre que le volet éthique du programme privilégie la voix rationnelle et « désincarnée » de l’approche éthique plutôt que celle qui est contextualisée et liée aux sentiments et aux besoins des personnes, inspirée en cela de l’éthique du care. Le volet « culture religieuse » du programme voile ainsi les courants de pensée séculière, évite l’analyse critique du fait religieux en insistant sur la « compréhension » du phénomène religieux et en « invisibilisant », selon Noddings, les torts particuliers faits aux femmes par les grandes religions. Si l’auteure s’inspire avec pertinence de Noddings pour réaliser une analyse critique du programme, elle se distancie sensiblement de sa conception du care lorsque son apport est envisagé à l’égard des femmes dans une éthique du care.

Les trois articles hors thème que nous présentons complètent fort bien ce numéro. L’article d’Annabelle Seery porte sur la valorisation du travail de reproduction par de jeunes féministes et contribue à élargir la réflexion sur le mouvement féministe québécois. La reconnaissance du travail de reproduction au sens propre et figuré du terme resurgit comme une préoccupation centrale à remettre à l’ordre du jour du féminisme québécois. Seery retrace historiquement, au fil des années 60 et 70, les revendications autour de l’invisibilité du travail domestique réalisé par les femmes et ses stratégies qui divisent le mouvement féministe. Les jeunes féministes actuelles vivent dans un contexte social et économique différent. Les conditions de travail et de réalisation professionnelle lorgnent la sphère privée où les femmes sont encore, malgré tout, principales responsables de l’entretien familial. Les jeunes féministes considèrent que la valorisation du travail de reproduction est quasi absente des enjeux du mouvement féministe actuel; en outre, il semble davantage vu comme un travail qui comporte un risque de dépendance économique ou même d’aliénation. La diversité des points de vue et des stratégies au sein du mouvement féministe est également discutée. La population étudiante et les parcours d’études universitaires ont beaucoup changé au cours des dernières décennies. Les limites de la conciliation travail-famille, les critères de performance au travail et la centralité du travail constituent des critiques pertinentes qui, selon les propos recueillis par Seery, devraient être mis à l’ordre du jour du mouvement féministe québécois.

Dans leur article sur les études universitaires, Mélanie Julien et Lynda Gosselin traitent du fait que les femmes sont majoritaires dans les parcours à temps partiel, les retours aux études et la parentalité : selon ces deux auteures, les avantages et les risques associés à ces réalités sont à examiner de plus près. Plus globalement, elles articulent une réflexion sur l’accès aux études en rapport avec les conditions d’études et de vie actuelles des étudiantes à l’aide du concept « rapport aux études » compris comme un mode d’engagement dans les études et un mode de fréquentation. Il en résulte que le rapport aux études non traditionnel principalement expérimenté par les femmes est semé d’embûches et d’un manque de reconnaissance, notamment pour l’obtention de bourses d’excellence et pour ce qui est de l’accès au Régime québécois d’assurance parentale.

Pour sa part, Hajer Zarrouk analyse les représentations de la violence conjugale véhiculées dans les fictions et talk-shows à la télévision tunisienne. Force est de constater non seulement l’exposition des préjugés les plus rétrogrades et une banalisation des relations violentes, mais aussi une normalisation de comportements de violence et leur justification, y compris par l’humour. Cette auteure examine plusieurs émissions de talk-shows dont le sujet est une réconciliation dans un couple, où, par un effet de retournement de sens, la violence du mari devient mieux comprise et justifiée et les actes de violence minimisées. La télévision-spectacle soulève, selon Zarrouk, des enjeux d’éthique professionnelle et appelle à la mise en oeuvre d’un cadre de travail législatif régulateur qui prenne en considération l’approche du genre en vue de faire progresser l’égalité entre hommes et femmes en lieu et place de la reproduction d’une mentalité patriarcale qui excuse la violence et qui risque de porter préjudice aux femmes physiquement et psychologiquement.

Faire entendre la voix des femmes en éthique est une nécessité et il est heureux que la revue Recherches féministes consacre un numéro au regard particulier des femmes sur les enjeux que requiert le souci pour une société plus égalitaire, plus libre et plus compatissante. En cela, Antigone est une figure de proue et nous rappelle les exigences de l’éthique. Nous remercions les auteures qui ont su mettre en lumière les enjeux éthiques et féministes contemporains dans leurs domaines respectifs. Nous remercions également les personnes qui ont participé au processus d’évaluation et dont les remarques ont enrichi les textes qui font écho à la voix des femmes en éthique.