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La souffrance, le vieillissement et le mourir sont des expériences qui impliquent souvent la nécessité de faire appel à la sollicitude de l’autre, qui nous rappellent l’importance de la bienveillance d’autrui et qui viennent chercher en nous ce qu’il y a de profondément humain : la compassion, le souci du bien-être de l’autre. Or, nous sommes dans un contexte social où le mourir, la souffrance et le vieillissement sont souvent mal accueillis, tantôt déniés, tantôt passés sous silence ou, en ce qui concerne le mourir, parfois source d’une fascination tout aussi mortifère (Bourgeois-Guérin 2013; Charpentier et autres 2010; Baars et autres 2013; Des Aulniers 2009; Membrado 2013). Cela s’explique peut-être en partie par le fait que nous sommes dans un contexte où l’accueil de ce que l’on ne comprend pas ou mal, de la souffrance et de l’incertitude, de ce qui se révèle complexe et nuancé est très éloigné des idéaux véhiculés aujourd’hui. Et cette difficulté semble s’ancrer profondément dans une histoire où l’on a graduellement instauré un système de valorisation qui fait la promotion d’une tout autre relation au monde et à l’autre. Or, tout comme le souligne Lagrave, nous croyons que le fait de « prendre le contrepied des visions normatives dominantes de la vieillesse » peut contribuer à la « ré-enchanter » (Lagrave 2009 : 113). L’éthique féministe propose une autre vision des choses et pose un regard critique sur ces normes dominantes du vieillir. Elle suggère un autre rapport à soi, aux autres et au monde. Nous croyons que la réflexion qu’elle offre est particulièrement riche et pertinente.

La relation entre les genres et la morale admise dans l’univers social sont deux réalités interreliées qui se présentent de façon concomitante, à travers l’histoire. C’est que la morale s’est toujours intéressée au contrôle de la sexualité. Par rapport à la morale socialement véhiculée et admise, l’éthique intervient lorsque la réflexion se mobilise dans l’examen critique et rationnel de la morale. D’une certaine manière, l’éthique est un domaine de connaissances, tandis que la morale est un domaine d’activités. Bien entendu, les idées sont asexuées, tout comme le sont les qualités morales, qui ne dépendent d’aucune façon du genre. Cependant, une perspective féminine de la morale est-elle alors possible? Si oui, qu’en est-il? Si cette perspective féminine de la morale s’avère pensable, quels sont les enjeux et les responsabilités qui s’attachent à elle? En ce qui concerne l’éthique, le qualificatif de féminin semble problématique puisque la réflexion et le schème logique qui permet d’en dégager un sens sont asexués. Cependant, une perspective plus féminine de la morale pourrait-elle ouvrir la voie à une éthique féministe qui responsabiliserait nouvellement l’humanité de manière universelle et fondamentale? Adopter une perspective féminine de la morale, si cette perspective est possible, fait-il de nous nécessairement des féministes? Répondre à de telles questions nous permettra de mieux comprendre la manière dont une perspective féministe peut éclairer la réalité contemporaine et contribuer à la transformer.

Notre réflexion sur l’éthique féministe sera mise en relation avec un projet de recherche qualitative dans lequel nous avons interrogé des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable à propos de leur souffrance (Bourgeois-Guérin 2013). Sans entrer dans les détails méthodologiques de cette recherche[1], nous voulons donner ici quelques repères qui permettent de mieux comprendre notre projet. Dans cette recherche qualitative, nous avons rencontré 10 femmes âgées de 65 ans et plus atteintes d’un cancer incurable et réalisé 19 entretiens semi-structurés avec ces dernières. Les entretiens portaient sur leur expérience de la souffrance en rapport avec l’expérience de leur corps, de leur interprétation du temps et avec la communication avec leurs proches. Nous avons effectué ensuite une analyse conceptualisante des données (Paillé et Mucchielli 2012). Les résultats de notre étude illustrent, notamment, divers enjeux de communication que vivent ces femmes, enjeux que l’éthique féministe peut nous aider à mieux comprendre. Nous verrons ci-dessous comment une perspective plus près d’un modèle patriarcal a été intégrée par plusieurs femmes âgées atteintes d’un cancer incurable, comment cela se lie aux souffrances de ces dernières et comment la perspective de l’éthique féminine pourrait les aider à voir les choses autrement, voire contribuer à diminuer leurs souffrances.

Notre article propose d’établir un dialogue entre différentes voix, qui sont, à notre avis, très complémentaires : d’abord celle de la psychologie humaniste existentielle, fondée sur une attitude d’empathie, de compassion, d’accueil et d’ouverture à l’égard de l’autre; ensuite, celle de la gérontologie critique, qui cherche à mieux comprendre les aspects sociaux et politiques du vieillissement, à dénoncer l’individualisation et ses répercussions sur l’expérience du vieillissement, ainsi que la réduction de l’expérience des personnes aînées aux aspects physiques du vieillissement; et, enfin, celle de l’éthique, en tant que réflexion et examen critique de la morale.

Ainsi, nous tenterons de mettre en évidence l’apport considérable de l’éthique féministe à l’interprétation de phénomènes contemporains. Notre contribution se situera plus précisément sur deux grands plans : 1) sur le plan théorique, nous clarifierons le sens d’une perspective féminine de l’éthique à l’aide de l’approche généalogique, puis cette approche sera réinvestie dans l’interprétation du vécu de femmes âgées atteintes d’un cancer incurable; 2) en nous fondant sur ces réflexions, nous montrerons, sur le plan pratique, la manière dont l’éthique féministe peut se réaliser concrètement et être vecteur de changements.

Qu’est-ce que l’éthique féministe?

Cependant, avant d’user ainsi des ressources de sens que nous offre l’éthique féministe pour éclairer l’expérience de ces femmes, il faut d’abord comprendre ce qu’il en est de cette perspective plus féminine de la morale. C’est d’abord Gilligan qui, avec la parution en 1982 de son ouvrage intitulé In a Different Voice, a remis en question la démarche méthodologique et le cadre théorique de la psychologie cognitive de Kohlberg et a soulevé la question de la relation entre les genres et la perspective morale admise dans la société occidentale, en science comme ailleurs (Gilligan 1982 et 2009; Gilligan et Paperman 2011). Plus de 30 ans plus tard, comme en témoigne la multitude de publications qui ont exploré ce champ de recherche, force nous est de constater que les thèses de Gilligan n’avaient mis en lumière en fait que la pointe de l’iceberg.

Pour comprendre comment il est possible de parler d’une perspective féminine de la morale et quelles sont les exigences morales qui ressortent de cette perspective, nous utiliserons d’abord la méthode généalogique. Nous poserons brièvement les ligaments principaux d’une généalogie de la morale qui associe la relation entre les genres et les valeurs. Comme Nietzsche le disait (1990 : 14) : « Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il nous faut commencer par remettre en question la valeur de ces valeurs et cela suppose la connaissance des conditions et des circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur mortification. » Certes, cette généalogie ne se basera pas sur la division supposée entre « les forts et les faibles », avec en toile de fond la notion de volonté de puissance, comme c’est le cas chez Nietzsche. Malgré l’intérêt de sa généalogie, Nietzsche nous offre une perspective très masculine de la morale, marquée, entre autres, par l’oubli de l’attention et du soin à l’autre et orientée presque exclusivement par la volonté de domination et par l’idéal du « surhomme » qui s’y associe. En ce qui nous concerne, nous montrerons que l’exclusion des femmes du champ politique et de la morale ainsi que l’émancipation masculine de la volonté de contrôle et de domination du monde ont un dénominateur commun : l’oubli de l’attention, de la sollicitude et du soin dans notre rapport à nous-mêmes, à autrui et même au monde. L’élément tragique de l’histoire de l’humanité réside cependant en ceci : l’attention, la sensibilité à l’autre et à la vulnérabilité est une des racines fondamentales d’une éthique profonde, complète et sincère. Ainsi, la « voix différente » (Gilligan 1982) à laquelle il faudrait désormais prêter attention ouvre de nouvelles ressources, de nouvelles voies, à la fois théoriques et pratiques en éthique. Et ces ressources seront ensuite réinvesties dans l’interprétation et dans la mise en route d’un projet de transformation de la réalité contemporaine et ici, plus humblement, dans une réflexion critique à propos de la recherche et de l’expérience de femmes âgées atteintes d’un cancer incurable.

Comme chez Nietzsche, notre généalogie de la morale ne doit pas être comprise indépendamment d’un projet quasi politique de transvaluation des valeurs. C’est ainsi que nous serons amenés à apprécier la responsabilité qui se dégage de la perspective nouvelle qui apparaît lorsque le féminin est pleinement réintégré à l’éthique. Cette responsabilité qui nous appelle tous et toutes va bien au-delà des normes morales et des calculs hédonistes : c’est de l’authenticité de l’existence humaine qu’il est question, de la justice et de l’humanité de nos institutions, de l’égalité non comme simple idéal, mais comme projet inachevé. Le travail pour la réintégration du féminin dans l’éthique revêt en soi une valeur morale et touche à la fois les spécialistes de la recherche et de la clinique, mais aussi plus largement le citoyen ou la citoyenne, bref l’être humain. Bien sûr, les façons d’intégrer le féminin dans le discours – tel que le préconise l’approche féministe – de manière à dégager une sagesse et une critique sociale fondées sont nombreuses. Une des voies possibles est de le faire en recherche. Par exemple, en ce qui nous concerne, nous avons décidé de donner la parole à des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable. En effet, lorsqu’il est question d’éthique, il faut, évidemment, prêcher par l’exemple. D’où la cohérence méthodologique d’une éthique qui prêche le dialogue, la rencontre, l’écoute, et de la méthode qualitative qui fait de même (comme nous l’aborderons plus en détail ultérieurement).

Une brève généalogie des valeurs morales : des empreintes d’hier sur l’expérience d’aujourd’hui

L’approche généalogique employée ici nous permet de mettre en lumière les conditions d’élaboration de la morale dans la civilisation occidentale. Dans la lignée de la phénoménologie herméneutique (Ricoeur 1986), elle cherche à lier la perspective morale admise et véhiculée dans une société donnée et la relation entre les genres socialement acceptée. Tout comme chez Ricoeur (1986), le passage par l’explication ouvre cependant la voie de la compréhension, étape dans laquelle la signification révélée par l’explication est réactualisée autrement dans la réalité, réinvestie dans une pertinence nouvelle. Par exemple, si l’explication a pour objet de débusquer ce que la civilisation occidentale a oublié dans l’imposition du patriarcat, la compréhension nous révélera les nouvelles possibilités que la perspective féminine nous offre dans notre rapport au monde, à nous-mêmes et aux autres. Cela nous aidera du même coup à comprendre et à soulager autrement l’expérience de la souffrance des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable.

Les sagesses d’origine et la relation à la féminité

Dès l’origine, la morale admise comme valide est intimement liée à la relation entre les genres, à la conception de la sexualité, du féminin et des femmes. Comme on le sait, les comportements jugés socialement acceptables le sont par rapport à des croyances et à des valeurs collectivement admises. Cependant, ces représentations sont elles-mêmes liées à des modes de vie, à des conditions sociales, économiques et politiques. Comme l’affirme Marx (1965 : 272-273), « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, au contraire, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience ». Or, l’histoire économique et politique de l’Occident est marquée par l’exclusion des femmes de la sphère publique, et ce, dès l’Antiquité grecque (Mossé 1991 : 51), ce qui a eu pour conséquence de réduire la conscience morale de notre civilisation. Plus précisément, l’approche généalogique montre que la voix la plus féminine en morale a pour antipode non pas tant une morale normative, comme on l’a souvent dit, mais une morale de la maîtrise ou de la domination, morale guerrière issue de l’oubli de la sagesse féminine et de l’exclusion des femmes des rapports publics.

Dans son ouvrage Éros et religion, Walter Schubart (1972) montre les liens qui se tissent entre la position spirituelle et politique des femmes, la morale sociale et la conception de l’éros féminin au cours de l’histoire. Selon lui, la victoire historique des religions monothéistes du salut sur les religions panthéistes de la nature irait de pair avec le mépris accentué des femmes, car, dans les religions panthéistes primitives, on valoriserait la nature, la naissance, la maternité, la Terre-mère, la genèse, la fertilité, la fécondité et, en ce sens, la femme qui, par l’enfantement, est la source primitive d’une forme d’immortalité, celle du clan. Durant l’époque néolithique, on trouve d’ailleurs de multiples représentations de la femme que l’on a nommé les « Vénus », statuettes de femmes aux courbes exagérées, enceintes, allaitant, accouchant (Vallet 1994). Schubart (1972) remarque à cet égard que les premières représentations mythiques étaient presque exclusivement féminines. Si l’on revient à notre originel enracinement à la terre nourricière, au-delà des facteurs biologiques liés à la sexualité, à la fertilité, à la grossesse, à l’enfantement, à l’allaitement et à la maternité, l’accueil de l’autre, de l’enfant, la naissance, le soin et l’attention accordés à l’autre peuvent se situer au coeur d’une sagesse féminine. Nous croyons que cette sagesse s’enracine dans une disposition affective qui est à la fois écoute de soi, de l’autre et de l’être. Cette sagesse est apparentée à la première expérience métaphysique que tout être humain rencontre : la naissance, l’accouchement par lequel nous nous perpétuons. La naissance est une action qui est surtout un accueil, elle ne tient pas dans la logique de la domination et du contrôle total. Comme l’a vu Jonas (1990), l’enfant est un miracle qui, dans sa vulnérabilité, est l’archétype de notre responsabilité pour l’autre et l’être. Cette sagesse des peuples qui vivaient en harmonie avec la nature et qui leur faisait apprécier les paroles des ancêtres, a graduellement cédé le pas à une logique tout autre, celle qui voit dans la nature un réservoir de ressources exploitables et dans la femme âgée un être sans intérêt, voire dérangeant (Albou 1999; Freixas, Luque et Reina 2012). Que s’est-il donc passé?

La sédentarisation et le changement du rapport aux femmes : la naissance du patriarcat

La relation entre les genres commence à se préciser et à se détériorer avec la sédentarisation, les sociétés organisées, la propriété privée, la défense du territoire et l’héritage. Toutes ces nouvelles réalités nourrissent la volonté d’appropriation de la terre, le désir de possession, la soif de vengeance et la guerre. La figure de l’« homme supérieur » devient celle du guerrier et du roi; le dieu suprême des religions polythéistes possède avant tout la puissance (Albou 1999). Du coup, les femmes seront contraintes au foyer, devront être fidèles, obéissantes et on leur enlèvera aussi tout pouvoir politique (Albou 1999; Mossé 1991). Dans l’Antiquité, le féminin sera associé à la séduction, au don, à la fertilité et à la nature, mais aussi nouvellement à la passivité et à la faiblesse (Albou 1999). Le masculin, pour sa part, sera associé à la puissance, à la force, à la bravoure guerrière et, bien sûr, à l’activité (Albou 1999). Même dans la procréation, les femmes sont alors considérées comme purement passives, ainsi qu’on le voit dans le « traité de la génération des animaux » d’Aristote, par exemple (Louis 1913). C’est durant cette période que naît le patriarcat avec les valeurs qui le définissent et les manques qui font sa pauvreté morale. Cela vient aussi avec l’exclusion d’une sensibilité qui accueille, qui se soucie, qui veille : la douceur, la pensée attentive et sereine sont alors devenues faiblesse, tandis que la vanité, la soif de vengeance et de domination qualifient la noblesse (Albou 1999). La puissance, le contrôle de soi, la domination, la maîtrise du monde et les valeurs guerrières de compétition, de lutte pour la suprématie s’affirment puissamment. C’est aussi dans la nébuleuse de ces valeurs que l’autonomie moderne s’enracine.

D’ailleurs, ces valeurs ne seront jamais démenties jusqu’à aujourd’hui en Occident. Une morale qui s’enracine dans une perspective féminine devrait échapper à cette démesure. Non qu’il faille nier l’importance de la réalisation, de la maîtrise ou du dépassement de soi, mais cela ne devrait pas nuire à notre relation attentive et authentique à soi et aux autres, relation qui, comme l’a vu Ricoeur (1990), s’enracine dans une disposition fondamentalement réceptive.

L’institutionnalisation de l’inégalité

Pour justifier l’infériorité des femmes, on verra apparaître deux mythes dont la structure et la signification sont similaires : celui de Pandore dans la mythologie grecque ainsi que celui d’Adam et Ève dans le judaïsme. Ces deux mythes ont, entre autres, eu pour fonction de justifier l’infériorité des femmes par rapport aux hommes en les associant à l’apparition du mal dans le monde (Lavigueur 1994). Pandore est un cadeau empoisonné de Zeus qui veut se venger de Prométhée et des êtres humains; Ève, pour sa part, est créée à partir de la côte d’Adam parce que ce dernier s’ennuie et elle sera la cause de sa chute. L’absence de contrôle des premières femmes sur elles-mêmes explique la condition misérable dans laquelle l’humanité est plongée. En ouvrant la fameuse boîte, Pandore cause la maladie, la vieillesse, la mort, la guerre, la famine, la misère, la tromperie et la passion, et elle y enferme l’espérance. De son côté, Ève entraîne carrément la chute de l’humanité hors de l’unité primordiale du jardin : elle fait de l’homme un être mortel et lui sera pour cela redevable, elle devra lui être soumise. Ainsi, les femmes seront peu instruites et, à l’instar des esclaves, on les dépouillera graduellement de leur statut de personne, statut identitaire alors associé surtout à la position sociale, au droit et à la liberté quant à la prise publique de parole (Mauss 1938). Or, à cette époque, le mariage des femmes est le fondement de leur statut social. C’est pourquoi les femmes seront, à Athènes notamment, considérées comme d’« éternelles mineures » qui doivent nécessairement avoir un tuteur, que ce soit leur père, leur mari ou un membre proche de leur famille (Mossé 1991 : 51-52)

Ces deux mythes qui mettent en scène Ève et Pandore s’attaquent aux femmes, mais plus généralement à l’égalité des personnes. Ce faisant, ils abîment cette sollicitude fondamentale, disposition affective essentielle qui fait de l’autre une personne égale. Noyé dans de telles représentations symboliques, le rapport aux autres devient superficiel et teinté d’un pouvoir parfois abusif. À l’inverse, dans une perspective plus féminine, la reconnaissance de l’égalité de l’autre ne peut être située uniquement sur le plan des principes, mais doit plutôt être vécue dans le face à face d’une relation où l’autre personne n’est jamais réduite à une de ses qualités (par exemple, être femme). Cependant, cette reconnaissance de l’autre, couplée à la conscience historique de l’inégalité, conduit nécessairement la perspective féminine de la morale à une éthique féministe sensible au phénomène de la discrimination. En effet, une éthique féministe est précisément une éthique qui tente de réintégrer dans le discours éthique la perspective plus féminine – et les valeurs qui s’y associent – et qui milite pour la fin des discriminations en se basant sur ces valeurs.

Le christianisme, comme on le sait, n’arrangera rien pour les femmes. À cent lieues du message de Jésus, certains chrétiens n’ont pas renoncé à la violence et à la volonté de domination totale. Ils ont plutôt trouvé dans leurs textes sacrés ce qu’ils voulaient bien y voir : une justification idéologique et spirituelle à l’ordre patriarcal et à la guerre pour la domination totale. Beaucoup considèrent, à une certaine époque, que les femmes n’ont pour seule véritable fonction que de donner à l’homme des descendants, ce qui fait que jeunes, elles sont désirables, alors que vieilles, elles sont considérées comme méprisables (Albou 1999). L’absence d’égalité se cristallise dans le droit et dans l’ensemble des institutions, tout cela sous la licence de la révélation divine. Dans la même ligne de pensée, les femmes ne peuvent, sauf exception, écrire ou prendre la parole : par exemple, l’Église catholique réservera (et réserve toujours) ses plus hautes fonctions spirituelles (prêtre, évêque, cardinal, pape) aux hommes uniquement. Le féminisme a d’ailleurs mis en évidence le contrôle de la parole des femmes qui était alors exercé, l’impossibilité pour elles de dire autre chose que ce que l’on attendait de leur part, et de faire, en parlant, ce qui leur est interdit par convention.

La modernité : l’autonomie et la relation à l’autre

Bien sûr, en affirmant des valeurs telles que la liberté, l’égalité et la fraternité, la modernité permet aux femmes de reprendre peu à peu leur place politique et culturelle. Ainsi sont nés les mouvements féministes et la lutte pour une reconnaissance des femmes et des personnes qui ne serait pas que formelle mais concrète. Cependant, avec la modernité, la volonté de devenir « maître et possesseur » de la nature trouve aussi de nouveaux alliés : la science et la technique. Comme l’a remarqué Hanna Arendt (1983), la condition moderne coïncide avec l’épanouissement de l’homo faber qui veut construire et trouve sa valeur dans le faire. Beaucoup semblent encore gouvernés consciemment ou non par cette volonté de domination dont les femmes et les personnes exclues ont fait les frais. Ainsi, on construit des machines pour savoir, contrôler et détruire et on s’en sert. Les deux guerres mondiales révéleront avec beaucoup de clarté la logique de domination totale, l’absence de sollicitude et l’incapacité à prendre soin des êtres vulnérables et, plus généralement, de l’être même.

Associé avec la valeur de l’autonomie, cette volonté de domination s’est aussi insérée dans le mythe moderne par excellence : celui de l’autonomie et de la puissance totale. En effet, la volonté de ne dépendre que de soi laisse parfois dans l’ombre notre inévitable dépendance au politique, au social et au relationnel et cautionne des comportements égocentriques, marqués par leur évidente carence d’attention, de sollicitude et de souci pour autrui. Gilligan et Paperman (2011) dépeignent bien l’illusion de cette autonomie à tout prix. Elles proposent une tout autre avenue que celle de la valorisation tous azimuts de l’autonomie, c’est-à-dire celle du soin (care)[2]. Elles rappellent notamment l’idée de Martin Luther King qui disait que « nous naissons dans un réseau de mutualité, noué en un unique vêtement du destin. Ce qui affecte directement une seule personne touche indirectement tout le monde » (Luther King cité dans Gilligan et Paperman 2011 : 38-39). Dans un même ordre d’idées, les deux auteures ajoutent que « nous naissons avec une voix et dans une relation – qui sont les conditions de l’amour et également de la citoyenneté dans une société démocratique » (Gilligan et Paperman 2011 : 43). C’est sans doute un autre aspect fondamental que l’éthique féministe doit mettre en avant, voire qui peut contribuer à transformer un projet collectif.

En bref, au fil de l’histoire, la position sociale des femmes, jumelée à leur infériorisation, s’est soldée par le mépris de certaines valeurs. Ainsi, des valeurs importantes se sont davantage imposées, soit celles qui sont associées à la position sociale de l’homme : réalisation de son plein potentiel, autonomie, puissance, efficacité sont le legs de cette perspective. Cependant, l’autre voie du sens moral, davantage associée à la position donnée à la femme, est restée dans l’ombre : attention, sollicitude, souci d’autrui et mutualité relèvent de cette voie. Voilà les valeurs que l’éthique féministe veut réhabiliter et promouvoir pour rendre le discours éthique plus complet.

Une relecture de l’expérience de la souffrance des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable à la lumière de l’éthique féministe

Notre réflexion historique sur l’éthique féministe permet également d’apporter un éclairage nouveau à divers phénomènes contemporains. Nous réinvestirons ici cette analyse dans une réflexion issue d’un projet de recherche qualitative mené auprès de femmes âgées atteintes d’un cancer incurable. Nous nous pencherons d’abord sur la place de la recherche qualitative et ses liens avec l’éthique féministe, puis nous examinerons divers enjeux de communication qui peuvent être compris différemment à la lumière de l’éthique féministe.

L’éthique féministe ne peut être séparée, comme l’a bien vu Gilligan (2009) et ainsi qu’en témoigne la brève généalogie des valeurs morales que nous avons réalisée plus haut, du système patriarcal et, plus généralement, d’une prise de conscience des systèmes sociaux d’exclusion. La perspective des femmes en éthique est marquée par des siècles d’exclusion de la parole publique, par la négation de leur statut personnel et par la non-reconnaissance de leur liberté. Ce n’est pas sans raison que l’égalité et la liberté sont associées à la liberté de parole. Le contrôle de la personne passe normalement par le contrôle de ce qui peut être dit, par qui, dans quelles circonstances, c’est-à-dire par le contrôle du cadre de pertinence[3].

La science et le savoir

En Occident, le cadre de pertinence est marqué par plusieurs facteurs : la valorisation parfois excessive des comportements associés à la virilité, comme le dépassement de soi, la productivité et l’autonomie; l’association de l’empathie, du soin et de la pensée attentive à la faiblesse; l’exclusion de la parole des femmes hors du domaine public et l’inégalité instituée, tous des facteurs qui ont contribué à engendrer une communication défaillante et éthiquement problématique. Il n’est pas facile de changer des cadres de pertinence que l’histoire a sédimentés dans l’âme humaine. Effectivement, ces cadres peuvent s’immiscer partout, même là où on ne les suspecterait pas. C’est d’ailleurs à Gilligan que revient le mérite d’avoir perçu que ces cadres patriarcaux contaminaient la psychologie du développement. Pour Gilligan, la psychologie du développement moral chez Kohlberg « était en réalité une lecture de la culture comme nature, une traduction des dualités de genre et des hiérarchies patriarcales en langage psychologique » (Gilligan et Paperman 2011 : 19). Cette situation s’explique parce que, comme l’a vu Armengaud (1981 : 10), les cadres de pertinence déterminent même le champ du questionnable et, ainsi, englobent « autant le non-savoir que le savoir ». C’est pourquoi, selon elle, « le Maître du savoir cède le pas au Maître de la pertinence » (1981 : 10). Ainsi, la science se fonde généralement aussi sur un modèle d’accès plutôt unilatéral de la connaissance où la rencontre et le dialogue avec autrui sont plutôt rares et souvent moins valorisés.

Pour sa part, l’éthique féministe s’accorde avec un rapport à la connaissance qui serait beaucoup plus près d’une relation dialogique : elle se rapproche ainsi davantage de la recherche qualitative. En effet, la décision de partir à la rencontre de l’autre, de situer son récit dans une perspective contextuelle, d’en reconnaître la richesse et la complexité, de chercher à faire entendre sa voix vient faire écho aux propositions de l’éthique féministe. La recherche qualitative appelle effectivement un dépassement de soi pour partir à la rencontre d’autrui. Elle implique une curiosité, comme toute recherche, mais une curiosité bienveillante, ancrée dans une attitude de care, dans une sensibilité profondément éthique, où le désir de comprendre l’autre est inextricable de celui de le faire pour son bien, en tout respect de son expérience. L’éthique féministe invite effectivement à développer une connaissance qui serait construite avec autrui, qui tendrait à considérer l’autre comme partenaire plutôt que comme objet de recherche. C’est peut-être là une des amorces possibles de réflexion sur la responsabilité même du chercheur ou de la chercheuse qui se penche sur l’expérience humaine. Le choix d’adopter une méthode qualitative vient aussi rejoindre le souci de redonner la parole à des personnes souvent exclues du discours social, par exemple, dans le cas de notre recherche, des femmes, âgées et en phase terminale, trois conditions d’existence trop souvent à l’origine d’exclusion dans nos sociétés contemporaines (Bourgeois-Guérin 2010; Charpentier et autres 2010). En effet, l’éthique féministe, et notamment l’éthique du care, prête particulièrement attention à ce que la voix de chacun et de chacune soit écoutée et entendue (Gilligan et Paperman 2011). Elle se fonde sur l’idée « qu’on sera attentif à chacun, que personne ne sera exclu, ni abandonné, ni blessé » (Gilligan (1982) citée dans Friedman (2011 : 80)). Plus précisément, Gilligan (2009 : 76) ajoute que dans son projet « l’idée était de faire revenir la voix des femmes dans la conversation humaine, et ainsi de changer la tonalité de cette conversation, en donnant voix aux aspects qui n’étaient ni parlés, ni vus ». Intégrer le féminin dans le discours est en soi un enjeu éthique qui se justifie par les normes et les vertus de justice : la reconnaissance de la personne dans son intégrité, sa singularité et sa corporéité, qui constituent le coeur d’une éthique féministe centrée sur la personne, nous permet de repenser l’autonomie et de réinterpréter l’expérience.

L’autonomie et ses revers

Puisque le mourir s’inscrit en porte-à-faux avec la dynamique de puissance et qu’il en va de même pour le vieillissement (jusqu’à un certain point du moins, notamment lorsque les personnes aînées sont en fin de vie), ces expériences illustrent les limites d’une vision du monde qui serait centrée sur une volonté de domination, d’autonomie, d’action et de puissance. En effet, les gens qui vivent de grandes pertes d’autonomie en fin de vie et qui adhèrent à cette vision du monde sont alors souvent confrontés aux limites de ces valeurs, ce qui engendre de grandes souffrances (Bourgeois-Guérin 2013).

Or, l’autonomie est une valeur très populaire actuellement et fortement valorisée par (et dans les discours qui portent sur) les personnes âgées (Grenier 2012). Cependant, souscrire à cette valeur n’est pas sans revers. En effet, sous les souhaits de plusieurs personnes qui désirent maintenir leur autonomie le plus longtemps possible pourrait se cacher une difficulté à accepter d’obtenir de l’aide, la crainte d’être un poids (Pitrou 1997). Et lorsqu’ils sont atteints de maladies dégénératives ou incurables, l’autonomie, du moins fonctionnelle, des gens âgés est souvent difficile à maintenir (Bourgeois-Guérin 2013). Or, pour des personnes qui accordent beaucoup d’importance au maintien de leur autonomie, ce genre de perte peut être particulièrement souffrant à vivre. En effet, plusieurs des femmes que nous avons rencontrées dans le contexte de notre recherche valorisent l’autonomie, et la perte de cette autonomie est conséquemment très difficile à vivre pour elles (Bourgeois-Guérin 2013). Une des participantes a été jusqu’à dire que la souffrance, pour elle, c’est de dépendre des autres, de ne plus pouvoir faire les choses par elle-même. On voit clairement ici l’association négative à la posture de réception (par exemple, de soins, d’aide) et, en contrepoint, la valorisation d’une posture beaucoup plus active qui rejoint les injonctions à rester actif ou active en vieillissant (Membrado 2013). Ici, l’éthique du care pourrait permettre de soutenir autrement ces femmes, voire de les inviter à interpréter différemment leur expérience. Effectivement, la vision négative du besoin de soutien de ces femmes pourrait avoir été teintée par une dévalorisation du care, du souci et du soin d’autrui, ce qui pourrait avoir déteint sur cette vision négative de ces femmes quant au fait d’avoir besoin de soutien. Sans nier les grandes souffrances qui peuvent découler de la perte d’autonomie, nous croyons que la revalorisation de l’entraide, du souci d’autrui, du soin pourrait possiblement contribuer à atténuer, du moins en partie, cette souffrance. Effectivement, c’est probablement l’équilibre entre ces deux postures (don et réception) qui peut engendrer un réel soulagement de la souffrance.

L’indicible : ce qui ne peut être dit ou entendu

La valorisation d’une attitude de force, de puissance est peut-être aussi liée à certaines difficultés de communication qu’ont vécues les femmes que nous avons rencontrées. En effet, l’adoption (et la valorisation) d’une attitude de combat devant la maladie rend parfois plus difficiles l’accueil et la mise en oeuvre d’une parole plus fragile, plus éprouvée, qui porte, par exemple, sur la souffrance, la peur, l’incertitude, l’ambivalence ou encore la déception vécue par les femmes âgées atteintes d’un cancer incurable. Certaines se sont d’ailleurs fait dire par leurs proches qu’ils ou elles ne voulaient pas entendre parler de leurs souffrances, de la maladie. C’est là un exemple clair de moment où la sensibilité qui accueille et qui se soucie de l’autre semble de toute évidence faire défaut… Aussi, l’annonce de la maladie a parfois été faite de manière très sèche, au téléphone ou encore fort rapidement. Voilà un autre exemple de parole qui est efficace et directe, mais qui manque cruellement de compassion et d’empathie, de care (Watson 2009) pourtant si crucial au moment de l’annonce du diagnostic d’un cancer incurable.

Avec la liberté d’expression dont on fait amplement l’éloge aujourd’hui dans les sociétés occidentales, on pourrait croire que la parole des femmes est désormais libérée. Toutefois, cette libération reste encore bien partielle… Nous avons constaté dans notre recherche que la parole des femmes peut être entravée, notamment par différentes peurs et craintes. Les peurs que ces femmes vivent sont nombreuses : peur de la douleur, peur de la souffrance, peur de la mort, peur du futur, etc. Elles nous ont aussi raconté avoir peur de déranger, peur que la souffrance soit « contagieuse », peur d’être exclues, des peurs qui rejoignent plusieurs constats d’auteures féministes et pourraient témoigner de la présence d’entraves à la libération de la parole des femmes.

Les peurs de déranger ou de contaminer autrui de leurs souffrances, dans lesquelles on trouve un fort désir de protéger l’autre de ces souffrances, rejoignent dans une certaine mesure l’idée de l’empathie relevée par Gilligan (citée par Friedman 2011). Nous avons compris que c’est effectivement par empathie pour autrui que certaines femmes décident de garder le silence sur des pans de leur expérience, voire sur l’expérience de la maladie en entier (certaines ne disent pas à leurs proches qu’elles sont atteintes d’un cancer incurable). De cette manière, elles tentent de « protéger » leurs proches contre une souffrance qu’elles pourraient engendrer à leur égard, contre une souffrance qui, dans cette mesure, pourrait être contagieuse…

Cela pourrait toutefois aussi s’inscrire dans la même logique que ce que notait Gilligan (1982), c’est-à-dire que, avec le patriarcat, les femmes ont appris à se taire, à perdre leur voix, à perdre la capacité de se raconter. Ici, ces femmes pourraient avoir intégré le message qu’il faut protéger autrui de discours qui pourraient « déranger ». En effet, plusieurs nous ont clairement dit qu’elles craignaient de déranger les gens en leur parlant de leurs souffrances et de la maladie (Bourgeois-Guérin 2013). Nous pouvons également nous demander si parler de la maladie incurable ne pourrait pas aussi déranger, car cela vient rompre ou remettre en question la possibilité d’un vieillissement qui resterait autonome à tout prix, l’illusion que la science peut nous protéger, voire maîtriser la mort, ou encore qui viendrait briser la convention selon laquelle la voix des femmes n’est pas forte ou, du moins, dérangeante…

Enfin, une autre forme de peur habite certaines des femmes rencontrées. Quelques-unes décident de ne pas parler de leurs souffrances et de leur maladie par crainte d’être exclues. Elles nous ont raconté avoir peur de perdre leur emploi, peur de perdre la possibilité d’être en couple, peur de perdre des relations (Bourgeois-Guérin 2013). Leur crainte de l’exclusion vient rejoindre une part de la critique que formulent l’éthique féministe et, plus généralement, le courant féministe : la critique de l’exclusion des femmes. On devine aussi que le fait que ces femmes sont âgées (ce qui est confirmé par la gérontologie féministe : voir, par exemple, Freixas, Luque et Reina (2012)) et atteintes d’une maladie incurable les met, en quelque sorte, à l’écart d’un idéal de productivité, de rentabilité et d’efficacité valorisée dans une perspective plus patriarcale. La maladie semble ici les renvoyer à une posture d’impuissance ou de relative passivité que le discours patriarcal leur prescrivait déjà.

Conclusion

La voix différente que propose d’écouter Gilligan, qui est essentiellement une voix relationnelle, a engendré de larges débats opposant une éthique du care et une éthique de la justice d’inspiration kantienne[4]. Ce débat, bien qu’il soit fertile, n’attaque peut-être pas cependant le bon adversaire puisqu’il est tout à fait possible de faire coexister sans contradiction dans la même personne une éthique de la justice et une éthique du care : c’est d’ailleurs l’objectif de Gilligan de proposer une éthique plus synthétique, une voix « qui unit raison et émotion, soi et relation, esprit et corps, nature et culture » (Gilligan et Paperman 2011 : 27). Il n’en est pas de même, cependant, du care et de l’éthique de la domination totale, axée sur des idées de réalisation, de croissance, de pouvoir, de compétition et d’efficacité. Nous croyons que cette éthique est celle qui oppose le plus de résistance à une transformation en profondeur de la société sur le plan moral. Ainsi, prendre conscience de la pauvreté d’une éthique qui ignore le care mène presque nécessairement, dans le contexte d’une culture démocratique, à une éthique militante, à une éthique féministe (Laugier 2010) :

[C’est pourquoi,] dans une société et une culture patriarcale, le care est une éthique féminine, qui reflète la dichotomie du genre et la hiérarchie du patriarcat. Dans une société et une culture démocratiques, basées sur l’égalité de voix et le débat ouvert, le care est une éthique féministe : une éthique conduisant vers une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés, le racisme, le sexisme, l’homophobie et d’autres formes d’intolérance et d’absence de care.

Gilligan et Paperman 2011 : 25

Nous pourrions ajouter à cette liste de tristes conséquences l’âgisme, voire l’invisibilité des femmes âgées (Membrado 2013) et la conspiration du silence imposé aux gens en fin de vie, des expériences que l’éthique féministe pourrait également contribuer à changer. Ce n’est pas un hasard si l’éthique du care veut repenser la tolérance, la justice et le droit en réintégrant, au coeur de l’éthique, sa raison d’être : la protection de la personne humaine dans son intégrité personnelle et dans son droit à une égalité et à une reconnaissance concrète dans le cadre politique, social et relationnel. Les voies de cette éthique ont ainsi pour objet l’amélioration des conditions de vie des personnes exclues et encouragent une authenticité personnelle et relationnelle.

Cependant, comment, devant cette prise de conscience, peut-on changer les choses et contribuer effectivement à l’avancement d’une éthique féministe? Évidemment, il y a plusieurs façons de le faire. Adopter une posture de recherche qui permet la véritable rencontre de l’autre, dans ce que la personne a de similaire et de distinct par rapport à soi, être capable d’accueillir les différentes facettes d’autrui, de reconnaître la complexité et les nuances de sa pensée et de véritablement écouter une parole souvent passée sous silence peuvent être des manières de mettre en oeuvre cette éthique particulière. Engager cette attitude dans notre relation aux autres et aux femmes âgées atteintes d’un cancer incurable, par exemple, peut également permettre d’accompagner différemment les personnes en fin de vie ou plus généralement celles qui vivent des souffrances. Enfin, promouvoir des valeurs d’entraide, de sollicitude et d’accueil de l’autre (tout en restant à l’écoute de soi, pour ainsi éviter de sombrer dans un déséquilibre où l’on s’oublierait), s’inscrit en continuité avec l’approche de la psychologie humaniste et peut également contribuer à soulager la souffrance de ceux et celles qui doivent, à un certain moment, demander de l’aide. Le fait de reconnaître les difficultés et les souffrances que cela peut engendrer, d’admettre la possibilité qui est nichée dans cette action de recevoir l’aide d’autrui pourra peut-être contribuer à faire de l’expérience de la perte (de l’autonomie ou d’un autre aspect) quelque chose qui n’est pas que souffrant, qui reste ancré dans une relation riche et véritable avec autrui. Parce que l’expérience d’être atteint ou atteinte d’une maladie incurable et peut-être encore plus le mourir nous rappellent qu’ultimement nous avons souvent besoin d’autrui pour nous soigner, nous veiller, nous accompagner, comme le disaient Hirsch et Salamagne (1992), jusqu’au bout de la vie.