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Les violences conjugales concernent les femmes au premier plan et se présentent comme un processus de domination, chronique ou momentané, au cours duquel le conjoint installe et exerce une emprise sur sa conjointe par l’entremise d’atteintes physiques et morales. En Tunisie, le basculement, depuis l’indépendance, dans un contexte de transition marqué par le passage de la société traditionnelle à la société moderne a engendré une anomie sociale[1] et des difficultés d’adaptation. L’impression de perdre les repères et les valeurs collectives se manifeste ainsi par de la violence conjugale (Labidi 2008). Aussi, depuis 1990, la société civile et l’État tunisien ont travaillé pour assurer la protection des femmes contre toute forme d’abus[2]. Plus tard, l’article 46 de la Constitution de 2014 et le projet de loi global en vue de lutter contre les violences faites aux femmes[3] sont venus confirmer le souci des pouvoirs publics de combattre ce fléau.

Pourtant, en dépit du statut particulier qu’occupe la femme tunisienne dans le monde arabe[4], de son évolution juridique et de la création de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA)[5] en 2013, le terrain de la médiatisation des violences conjugales demeure marginalisé et inexploré. Cela pourrait être expliqué par la récente ouverture du panorama médiatique, par le contrôle qu’ont exercé les régimes de Bourguiba et de Ben Ali sur le champ médiatique et sur le militantisme féministe (Bessis 1999 : 5-6), ainsi que par le désintérêt de l’État pour la promotion de l’épistémologie du genre.

Pluridisciplinaire, ce travail tente subséquemment de combler ce manque en intégrant les études de genre dans les sciences de l’information et de la communication (SIC) (Julliard 2009). Si le genre est « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » (Bereni 2008 : 7), les sciences de la communication analysent ce type de rapports, ses mécanismes et ses représentations dans la production médiatique.

Notre intérêt pour la question de la médiatisation des violences conjugales repose également sur l’aspect suivant : le sujet commence en effet à investir une télévision tunisienne de plus en plus tournée vers le spectacle. Autrefois limitée et formelle (Touati 2012 : 141-142), la télévision a connu une transnationalisation qui l’a progressivement conduite à introduire, en 2005, une variété de séries télé et de talk-shows empruntant au modèle cathodique occidental « dominant » (Smati 2009) et n’hésitant pas à mettre en scène les sujets sensibles. Nous nous sommes ainsi appuyée pour mener notre recherche sur des exemples télévisuels concrets, directement visionnés à partir d’Internet. Nous avons retenu deux émissions de talk-show : Andi mankolek et Al mousameh Karim (cinq épisodes allant de 2011 à 2013) et trois séries télé : Maktoub, Naouret lahwa et Choufli Hal (six épisodes allant de 2009 à 2014).

L’étude des violences conjugales dans ces deux genres télévisuels mène, tout d’abord, à s’interroger sur la manière dont le phénomène est représenté. À cet égard, nous avons opté pour une analyse du contenu dirigée vers l’approche qualitative thématique (Negura 2006) et divisée en deux étapes : la première consiste à observer la totalité du contenu et à en extraire des segments énonciatifs et scénographiques en les catégorisant selon les champs sémantique et visuel de la violence, pour ensuite les décrire. La seconde étape interprétative consiste à analyser les données de manière à découvrir les significations et les motivations conscientes ou bien inconscientes des personnes qui les émettent.

Le choix de cette démarche méthodologique résulte de notre volonté de relever les messages latents, de les confronter à la problématique avancée et de tenter d’y répondre en fonction des axes soulevés par la recherche, à savoir :

  • le regard que portent les nouveaux genres télévisuels sur les rapports de domination au sein du couple;

  • le niveau de conformité de ce regard avec les mesures internationales en matière de prévention et de lutte contre les violences conjugales;

  • le statut du patriarcat comme structure culturelle fondée sur la domination masculine.

De par leur caractère récent et novateur, les séries télé et les talk-shows tunisiens bousculeraient-ils pour autant les représentations sociales qui s’articulent autour des impératifs du vécu conjugal? Et jusqu’à quel point ces représentations pourraient-elles refléter la manière dont la société et la législation tunisiennes appréhendent la question du genre?

Les violences conjugales vues par les séries télé

La série télé est un genre de fiction télévisuelle qui s’est développé aux États-Unis durant les années 50. Elle offre des épisodes divisés en histoires qui se déroulent sur plusieurs « saisons » (un ensemble d’épisodes).

En Tunisie, les séries télé sont apparues vers la moitié des années 2000. Ce sont des séries-feuilletons dont les épisodes construisent une histoire pouvant s’étendre sur des saisons diffusées durant les mois du ramadan[6]. Elles se distinguent par un contenu audacieux qui tranche avec les anciennes fictions tunisiennes et qui reprend les principaux ingrédients de la série télé : intrigue, action, multiplicité des héros et des héroïnes, ambivalence des personnages et recours à des thèmes d’actualité.

Nous emploierons donc l’expression « série télé » pour désigner toute fiction qui constitue une jonction entre la forme sérielle et la forme feuilletonesque (Nel 1990 : 65).

Les violences conjugales : une norme relationnelle

L’une des premières séries télé à avoir abordé le sujet de la violence conjugale est Maktoub (« Destin »), lancée en 2009. Cette série télé a bousculé la fiction traditionnelle et les habitudes cathodiques de l’auditoire dans la mesure où elle a dévoilé les « dessous » de la société tunisienne comme l’infidélité, le racisme et les violences conjugales, notamment chez les jeunes ménages des milieux bourgeois. Dans le couple formé par Elyas et Cyrine, le personnage du conjoint violent renvoie au stéréotype du « gosse de riches » : bel homme, gâté et capricieux. Quant à l’épouse, elle est le stéréotype de la femme soumise qui, malgré la brutalité et la toxicomanie de son mari, ne le quitte pas et continue à lui être loyale. La dimension psychologique et complexe des deux personnages rend, cependant, difficile au téléspectateur ou à la téléspectatrice la construction d’un quelconque préjugé : le conjoint tient sa violence et sa jalousie morbide d’un environnement familial disloqué et d’une carence affective (une mère décédée et un père accaparé par son travail). L’épouse est la victime d’une société masculine qui la réduit aux archétypes d’Ève et de Pénélope : elle est, d’un côté, l’appendice de l’homme et, de l’autre, celle qui doit faire preuve de « sagesse » en restant fidèle à un conjoint abusif.

En cassant les tabous sociaux, la série télé Maktoub 1 a connu un succès qui a ouvert les horizons à la fiction tunisienne et l’on voit, depuis, le sujet des violences conjugales apparaître dans la suite de la série et dans d’autres fictions sérielles.

Dans ces fictions, les violences conjugales peuvent être physiques ou morales, avec la prédominance du stéréotype du couple conflictuel. En effet, dans la plupart des scènes, le conjoint et la conjointe paraissent se mépriser « mutuellement » et se parlent d’une manière agressive : la mésentente, le langage rustre et l’absence de sentiments semblent être un dénominateur commun. Les séries télé sont ainsi loin de montrer l’exemple en faisant de la violence la norme relationnelle au sein des ménages tunisiens. Qu’il s’agisse de l’éducation des enfants ou bien de la gestion de la maison, toutes les raisons sont bonnes pour mettre en scène une situation de conflit. Les personnages de la mère d’Aïcha et de Mondher, dans la troisième et la quatrième saison de Maktoub, illustrent ce portrait télévisuel peu éloquent de la vie conjugale. Perdus dans leur quotidien de parents quadragénaires, les deux partenaires n’arrivent pas à s’accorder sur la relation amoureuse de leur fille. Dans l’épisode 13 de la troisième saison[7], le père désapprouve cette relation, contrairement à la mère. Or, le consentement de cette dernière trouve son origine dans sa cupidité. Dans une scène de l’épisode 3 de la quatrième saison[8], la mère semble heureuse de voir sa fille épouser un richard et imagine déjà vendre son héritage pour organiser une somptueuse fête à l’occasion du mariage. Réprouvant les propos de sa femme en silence, le mari finit par réagir en l’insultant : « Qu’une calamité s’abatte sur toi et ta fille! » L’antagonisme du genre est ici véhiculé par une dichotomie stéréotypée (Badinter 1986) : au masculin, la sagesse et la prudence; au féminin, la convoitise et l’avidité. Du coup, la femme se trouve être à l’origine du couple conflictuel, un rapport que l’on trouve dans d’autres fictions de la télévision tunisienne.

Les violences conjugales : une sanction légitime

Dans la série télé Naouret lahwa (« La girouette d’air »), diffusée en 2014 durant le ramadan sur la chaîne publique Al wataniya 1, le cinquième épisode compte trois scènes de violences conjugales, dont deux finissent par de la violence physique[9]. Nous examinerons ces dernières. Dans la première scène, le personnage de Zohra domine et fait preuve de résistance envers les excès d’un époux dilapidateur : elle l’insulte, le bouscule et le chasse du foyer conjugal. Quant à la seconde scène, ce sont les violences inaugurales de l’épouse qui poussent finalement le conjoint à réagir et à répondre par de la violence physique. Le feuilleton représente ainsi la femme comme première responsable du déclenchement de la spirale de la violence conjugale. Poussé à bout, l’époux n’a de choix que d’exercer sa brutalité pour retrouver son « honneur » bafoué. Battre l’épouse insolente devient, en conséquence, la punition justement méritée et ramène le rapport de domination au sein du couple à sa configuration canonique.

Outre le fait de charger la femme dans l’apparition des premières violences conjugales, la série Naouret lahwa conforte l’idée reçue selon laquelle les brutalités physiques régulières prédominent au sein des couples qui évoluent dans les milieux populaires. Pourtant, plusieurs études indiquent que ce phénomène n’épargne aucune classe sociale (ONFP et AECID 2010 : 61), d’autant plus qu’il s’installe plus insidieusement dans les milieux aisés de par la honte d’en parler et le paradoxe existant entre la brutalité de l’acte et le profil des partenaires (un couple d’un certain niveau de scolarité et d’apparence émancipé).

On peut accorder aux fictions leur souci de mettre en lumière les problématiques liées au paradigme marital dans une société conservatrice projetée dans la modernité : émancipation de la femme, passage de la famille élargie à la famille nucléaire et vacillement de la structure patriarcale (Chebbi 2008). Toutefois, la multiplication des couples conflictuels dans les séries télé tunisiennes répond beaucoup plus à un besoin de satisfaire les goûts de l’auditoire qu’à un besoin de poser un réel regard critique sur le sujet. En effet, l’image du couple uni et amoureux n’attire pas le consommateur ou la consommatrice qui regarde les fictions pour étancher sa soif du spectaculaire et des sensations fortes. Karl Popper et John Condry (1994) soulignent, à ce titre, la surdose émotive qu’engendre la violence exhibée à l’écran : le couple conflictuel, avec ses scènes de violences verbales ou physiques, projette le téléspectateur ou la téléspectatrice dans un jeu ambivalent d’exaltation et de passivité comparable aux effets narcotiques. La violence conjugale est donc l’un des ingrédients prototypiques qui permettent de pimenter la trame narrative et de doter la série d’effets pathémiques et de dépendance.

Le message promotionnel de la série télé Naouret lahwa donne un aperçu de la manière dont la violence conjugale constitue désormais un argument commercial, dans la mesure où « la violence, le sexe, le sensationnel sont les moyens auxquels les producteurs de télévision recourent le plus facilement : c’est une recette sûre, toujours apte à séduire le public. Et si celui-ci vient à s’en lasser, il suffit d’augmenter la dose » (YouTube 2014d : 26). Le message promotionnel intègre ainsi les scènes de violences conjugales dans le montage. De la gifle aux coups, il instrumentalise la mise en scène d’un goût douteux (trash) de la violence conjugale pour surcharger le téléspectateur ou la téléspectatrice émotionnellement et l’amener à s’intéresser de plus près au feuilleton.

De la sensibilisation à la violence conjugale, la fiction télévisuelle passe rapidement à l’instrumentalisation du sujet à des fins commerciales. Or, la séduction de l’auditoire passe par le recours à certains stéréotypes culturels qui font de la violence faite aux femmes un acte légitime (« si certaines femmes sont battues, c’est qu’elles le méritent »). Absente de la première saison de Maktoub, la légitimation de la violence domestique est visible dans l’épisode 14 de la troisième saison et dans l’épisode 8 de la quatrième saison.

Soupçonnant sa femme d’infidélité, le personnage de Youssef Belchikh, dans la dernière scène de l’épisode 14, traîne sa femme par les cheveux et lui enfonce la tête dans la cuvette des toilettes. Il la traite de « sale traînée » et de « dévergondée[10] », puis la gifle et défait sa ceinture pour la fouetter. Si la série télé semble, une fois de plus, vouloir sensibiliser au problème de la violence conjugale, le personnage nymphomane et conspirateur de la femme battue voile cet objectif. Tout comme dans la série Naouret lahwa, les violences faites à la conjointe sonnent comme la sanction méritée. Le degré de brutalité concorde avec celui de la transgression et le conjoint violent prend paradoxalement la place de la victime. D’un autre côté, ce promoteur narcissique, vicieux et corrompu est puni pour le mal qu’il répand. Le stéréotype de la jeune épouse adultère devient la peine exemplaire que l’on peut infliger à un homme, car elle porte atteinte à sa virilité.

D’un tempérament doux et effacé, le personnage de Mourad Néji est l’antithèse de Youssef Belchikh. Pourtant, il se transforme, dans l’épisode 8 de la dernière saison, en mari violent le temps de « corriger » une épouse frivole et vénale[11]. Il se rend chez sa mère et gifle sa femme, mais cette dernière lui donne raison, signifiant qu’elle méritait bien cette correction. Après avoir fait l’amour, le conjoint dit à son épouse : « Tu sais c’est quoi mon problème? C’est qu’une salope comme toi me manque. » Malgré l’humiliation, la femme s’offre à l’époux et le couple renoue passagèrement grâce à une gifle au pouvoir « réparateur ». La série télé Maktoub va ainsi jusqu’à l’apologie de la violence conjugale qui devient le moyen par lequel l’homme reconquiert sa virilité et celui par lequel le couple séparé se ressoude.

Si, dans certaines séries télé, la banalisation de la violence conjugale passe par sa légitimation, dans d’autres, la banalisation de l’acte passe par une représentation caricaturale du couple conflictuel.

Les violences conjugales : un événement comique

Dans l’une des séries ramadanesques les plus suivies par l’auditoire, Choufli Hal (« Trouve-moi une solution ») diffusée de 2005 à 2009 sur l’ancienne chaîne publique TV 7, le dialogue entre le couple principal se base généralement sur le rapport de force devant un entourage familial indifférent. Le personnage du conjoint, Slimane Labyedh, donne l’image d’un chef de famille écrasé par une gynécocratie masquée : deux filles malicieuses, une mère envahissante, une épouse matérialiste et autoritaire. C’est ainsi l’épouse, Zeineb, qui pousse le mari à déménager dans un quartier chic. C’est encore elle qui a l’idée de lancer un projet de vente de pâtisserie artisanale et d’acheter une voiture pour les besoins de son entreprise. Dépassé, le conjoint fait de la résistance, mais finit toujours par abdiquer. Ici encore, la victimisation du conjoint impute souvent à la femme l’origine des conflits conjugaux.

Dans le deuxième épisode de la cinquième saison de Choufli Hal[12], Kalthoum, la femme de ménage battue, quitte le foyer conjugal avec ses six enfants pour venir s’installer quelque temps chez le couple qui l’emploie. La nature de la fiction fait que la violence conjugale est abordée d’une manière comique, accentuée par la réitération des stéréotypes télévisuels régionalistes (Amri 2002 : 245). Les origines rurales de la femme de ménage, son mode vestimentaire (elle porte des pantoufles, une longue jupe et un foulard), son accent campagnard (elle emploie le verbe « fouetter » (saouatni) pour signifier les coups portés par son époux) et sa gestuelle confèrent à l’acte de violence une dimension « drôle ». Toutefois, si la dimension dramatique de l’acte surgit avec la question de Zeineb : « Dis-moi, Kalthoum, tu vas porter plainte contre ton mari n’est-ce pas? », la dimension comique reprend vite le dessus avec la réponse de la femme de ménage : « Tu es folle! Porter plainte à la police pour qu’on le malmène? C’est le père de mes enfants et le garant du foyer, non jamais… »

Bien que l’épisode ait voulu mettre en évidence le déni des violences conjugales dans les milieux populaires, la mise en scène de la comédienne ne donne pas au sujet sa vraie valeur. L’acte de violence reste un événement suggéré (présenté sous forme de récit) et marginal qui a servi, plus tard, à l’émergence d’une suite de situations comiques.

Force est de constater que les violences conjugales, telles qu’elles sont représentées par les séries télé tunisiennes, défient toutes les mesures internationales actuelles prises à l’encontre de ce fléau. Si celles-ci luttent contre la banalisation du phénomène, sanctionnent l’agresseur, n’octroient aucune justification à son acte et protègent la victime, les séries télé tunisiennes font l’inverse en justifiant la violence conjugale, en dépénalisant l’agresseur et en sanctionnant la femme battue. Plus encore, cette dernière reste fidèle à son bourreau et ne le quitte pas, malgré l’humiliation et les souffrances.

Dans ce sens, les violations symboliques des droits de la femme demeurent une composante de la nouvelle fiction télévisuelle tunisienne, une spécificité qui prend toute sa signification dans les talk-shows.

Les violences conjugales vues par les talk-shows

Le talk-show est un terme anglo-saxon qui est apparu durant les années 60. Il désigne, à l’origine, plusieurs types d’émissions-débats transmettant des échanges entre les personnes invitées (experts ou expertes, figures politiques, actrices ou acteurs, etc.) et un animateur ou une animatrice autour d’un sujet d’actualité. L’évolution du concept a, par ailleurs, permis l’apparition de talk-shows mettant en scène « une confrontation d’expériences vécues individuellement par des profanes » (Pasquier 1994 : 128).

Des violences conjugales pour divertir

En Tunisie, cette dernière forme de talk-shows est apparue en 2008, notamment avec la démocratisation de la télévision privée. Parmi les talk-shows les plus regardés, on trouve Al mousameh karim (« Celui qui pardonne est généreux ») et Andi mankolek (« J’ai des choses à te dire ») respectivement diffusés sur les deux chaînes privées Hannibal T.V. et Attounissiya. Il s’agit d’une personne qui en invite une autre dans l’objectif de se faire pardonner. Compte tenu du concept de l’émission, l’un des sujets du talk-show Andi mankolek est les problèmes de couple : le conjoint vient à l’émission pour tenter de sauver son ménage. Il se trouve seulement que la raison du départ de l’épouse est souvent liée aux violences du mari.

En dépit de la gravité de la situation, l’émission n’hésite pas à faire venir les deux partenaires visés et à jouer un rôle de « réconciliation ». Pour ce faire, tous les éléments qui structurent habituellement les talk-shows sont mis à la disposition de la réconciliation. À l’instar des séries télé, les rôles sont tout d’abord inversés. Le conjoint violent est alors représenté comme la « victime », celle qui souffre du départ de sa femme.

Séparé depuis cinq ans, le conjoint, appelé Hédi, a invité sa femme à ce talk-show dans le but de la récupérer (YouTube 2013a). Vers la fin de l’émission, l’épouse dit avoir reçu des menaces de la part de son époux : si elle n’abandonne pas son droit à la pension, il lui tailladera le visage. Son conjoint nie l’avoir menacé. Pourtant, au lieu de prendre les propos de l’épouse au sérieux, l’animateur défend le conjoint en rétorquant : « Non madame, n’écoutez pas les colporteurs, votre époux dit que c’est un mensonge[13]. » Le conjoint est ainsi représenté comme victime de calomnie. Quant à l’épouse qui se dit menacée, elle ne bénéficie d’aucun soutien. Aussi, quand celle-ci affirme avoir reçu ces menaces directement, l’animateur se tait. Ce réflexe décalé témoigne non seulement d’un parti pris inversé, mais également de la méconnaissance ou de l’omission de deux principes de précaution appliqués lors d’une violence conjugale non vérifiable : croire la victime et l’écouter (Concertation Femme 2011).

Se sentant épaulé, le conjoint poursuit en s’adressant à l’animateur : « Je vous jure, Si Alâa, si je me remarie, la première chose que je ferai sera de tabasser ma femme… c’est comme ça qu’elles comprennent[14] », puis il cite le Coran (sourate 12, verset 28) : « Ô femmes, vos ruses sont énormes! » En dépit de l’apologie de la violence et des propos discriminatoires envers la femme, le public et l’animateur éclatent de rire, créant ainsi un décalage entre les propos violents et la réaction de l’auditoire. La personnalité originale de l’époux fait que la gravité du discours n’est pas prise en considération et est même tournée en dérision. Cette tendance à plaisanter de l’intention de violence conjugale ou bien de l’acte de violence est également présente dans d’autres épisodes du talk-show.

Un jeune homme appelé Ridha, barbu et coiffé d’un bonnet blanc suivant le code vestimentaire des musulmans radicaux, se présente au talk-show dans le but de reconquérir sa femme (YouTube 2013b). Dès le début de l’émission, l’animateur précise que le départ de l’épouse est lié à la violence physique et verbale du mari. Or, malgré le caractère abusif et manipulateur du mari (l’épouse lui reproche également le fait de ne jamais tenir ses promesses), l’animateur du talk-show n’a pas hésité à l’inviter sur le plateau pour le soutenir dans sa démarche de réconciliation. Au cours de l’émission, le conjoint admet avoir assommé son épouse d’un coup de poing sur la tête. L’auditoire rit. L’animateur interroge son invité sur le degré de violence, non pas pour insister sur la gravité de l’acte, mais pour appuyer le côté « burlesque » de l’invité : celui-ci nuance, en effet, entre un « simple » coup de poing et un passage à tabac qui est la « vraie » violence. Devant ce discours réducteur, symptomatique des conjoints violents (Concertation Femme 2011), l’auditoire rit de plus belle.

L’attitude de l’animateur reste, par la suite, ambivalente : d’un côté, il condamne la violence du conjoint et, de l’autre, il rit des propos de ce dernier et justifie son acte en faisant allusion à des stéréotypes de l’identité masculine et en s’adressant à l’épouse : « Après tout, votre mari est un homme. C’est bien d’avouer ses violences, mais vous savez combien c’est difficile pour un homme d’assumer ses erreurs et de venir s’excuser auprès d’une femme en public. Apparemment, il était ce jour-là fatigué ou surmené ou je ne sais quoi[15]. » Vers la fin de l’émission, l’animateur affirme la dangerosité de la violence conjugale tout en tentant de la minimiser afin de réconcilier le couple. Pour arriver à ses fins, il souligne la « bonne foi » de l’époux et l’intérêt des enfants, argument souvent avancé par la médiation familiale (Lascoux 2010). En vertu de ce nouveau rôle, le talk-show dégage le processus de réconciliation de la sphère privée en le projetant dans la sphère publique.

Un autre jeune homme, prénommé Mohamed-Amine, s’est présenté au talk-show Andi mankolek pour renouer avec son épouse qui demande le divorce (YouTube 2011a). Cette dernière a exprimé sa lassitude à l’égard des mensonges de son mari et de sa violence. Jouant sur la carte de la neutralité, l’animateur n’a pas commenté les faits de violence et a préféré donner la parole à l’invité. Ce dernier a avoué avoir battu sa femme, puis lui a demandé pardon. En parallèle, il a justifié son acte en lui attribuant une dimension romantique, celle d’un amoureux insensé qui n’admet pas la perte de son épouse. Sourire aux lèvres, il achève la construction de ce portrait romanesque en attirant l’attention sur la tentative de suicide qui a suivi son acte de violence.

Étant donné le ton tragicomique que le conjoint violent adopte, le récit prend une autre tournure. Dans un jeu de complicité avec l’invité, l’animateur et le public accompagnent le récit d’éclats de rire et d’applaudissements en contribuant à détourner la réalité des faits relatés : la violence conjugale devient un fait comique.

Le talk-show participe à la banalisation du phénomène, allant jusqu’à le légitimer : la violence du conjoint est légitime par la passion qu’il porte à sa femme ainsi que par sa « sympathie ». En effet, le visage rond, la corpulence grasse et la voix immature du jeune homme lui confèrent un air enfantin et naïf qui masque les réalités d’un caractère plus équivoque. Dans un effet pathémique, le public adhère à la victimisation de l’amoureux au coeur brisé et applaudit souvent le conjoint violent comme on applaudit un comédien ou une comédienne. La scène, censée montrer un drame social, est représentée comme une comédie divertissante. Quant à la performance théâtrale de l’époux, elle construit une impression de proximité entre l’auditoire et le sujet violent qui annule toute tentative de remise en cause de la part du public. Cet effet de proximité, propre aux talk-shows (François et Neveu 1999 : 9) se trouve également accentué par les plans rapprochés, les cadrages serrés et l’étalage excessif de l’intimité du couple.

Aussi, loin d’être sanctionnée ou prise en considération, la gravité de la violence conjugale est, bien au contraire, annulée par quatre éléments :

  • la personnalité excentrique du conjoint violent;

  • la réaction de l’animateur : celui-ci condamne à peine ou pas du tout la violence et établit même un jeu de complicité avec le conjoint violent;

  • la réaction du public : les applaudissements et les rires peuvent être lus comme une manière de récompenser et d’encourager le conjoint violent à récidiver;

  • le décalage entre la nature du contenu et la nature du contenant : la gravité du sujet est en contradiction avec la nature des talk-shows qui ont d’ordinaire pour objet d’amuser l’auditoire.

L’émission Andi mankolek va encore plus loin dans l’instrumentalisation de la violence conjugale. Profitant de l’impact suscité par le personnage de Mohamed-Amine[16], le talk-show choisit la séquence où ce dernier raconte son acte de violence et sa tentative de suicide comme message promotionnel. Comme pour les séries télé, la violence conjugale est érigée au statut d’argument commercial. En jouant sur le rapport voyeur (le public) et exhibitionniste (le couple) propre aux talk-shows (Mehl 2001), on expose la violence conjugale qui devient l’objet par lequel la chaîne Attounissiya capte l’intérêt du public en rendant la perversité (l’étalage excessif de l’intimité du couple) et le malsain (la violence) non seulement acceptables, mais également attrayants.

Allant toujours plus avant, l’équipe du talk-show propose de sortir des studios en se rendant directement au village du jeune époux pour avoir de ses nouvelles. Du talk-show, l’émission bascule dans la téléréalité (reality show). Comme un conte de fées, le reportage raconte l’extraordinaire destinée d’un villageois modeste en le présentant ainsi : « Après son passage à l’émission Andi mankolek, Mohamed-Amine ne se doutait certainement pas qu’il allait devenir une célébrité que les gens interpelleraient dans la rue » (YouTube 2012e). Le talk-show devient le bâtisseur et le faiseur de rêves. Il réussit, de surcroît, à dissimuler le caractère violent du conjoint en le montrant comme le Tunisien ordinaire qui, sublimé par la télévision et par l’intérêt soudain du public, devient un héros. L’émission procède de ce fait au blanchiment de la violence conjugale : loin d’être un mal unanimement condamné, elle se trouve ici gratifiée. Quant à ses acteurs, ils sont hissés au rang de héros cathodiques[17].

Prendre la défense du mari violent semble être la conduite suivie scrupuleusement par les animateurs des talk-shows tunisiens. Ce parti pris sexiste peut être explicite ou implicite.

Au mépris du danger

Dans un épisode de l’émission Al mousameh karim, l’animateur réinvite une femme battue (YouTube 2012d). Terrorisée par la présence du mari, celle-ci présente un visage qui porte également des marques de coups. L’animateur commence à blâmer l’époux et avoue son erreur pour l’avoir défendu dans un épisode antérieur. L’animateur, en repenti, décide cette fois de prendre la défense de l’épouse. Il continue alors sa diatribe en focalisant sur la peur de la femme (utilisation d’un gros plan sur ses mains tremblantes) et en diffusant une séquence non transmise dans laquelle l’épouse accuse son époux de vouloir la tuer. En dépit de ces révélations dangereuses, l’animateur remercie l’indulgence de la femme et le public applaudit : la victime veut en effet pardonner à son bourreau pour abandonner les charges portées contre lui. Pourtant, c’est en confortant le stéréotype du féminin charitable que l’animateur nuit à la lutte contre les violences conjugales[18]. Plus encore, afin de dédouaner le conjoint, il accuse la belle-mère d’être à l’origine du mal et réitère ainsi le stéréotype de la femme maléfique.

De la condamnation, le discours de l’animateur vire progressivement à l’incitation à la violence conjugale. Il dit à l’époux : « Il y a encore des hommes qui frappent leur épouse de la sorte?… Vous auriez pu au moins lui flanquer une petite gifle qu’elle aurait pu supporter, mais la faire exploser, comme ça! » Il invite ensuite le conjoint à toucher le visage tuméfié de sa femme montré en gros plan. Dans son effort de banalisation, l’animateur n’inclut pas la gifle dans les violences conjugales, la jugeant non douloureuse. Il puiserait son discours dans des archétypes coraniques et certaines sources exégétiques littéralistes qui prescrivent à l’homme d’éviter la cruauté envers l’épouse au moment d’une « correction » (Qotb 1980 : 136-137).

Vers la fin de l’émission, l’animateur revient vers son objectif réconciliateur en ramenant l’enfant du couple, comme objet réconciliateur, et en se prononçant en faveur d’une réunion. Suivant une démarche pragmatique, l’image de l’animateur repenti disparaît : il omet ses regrets (pour ne pas avoir cru la victime auparavant), puis dissimule habilement la dangerosité de l’époux, tout en ignorant les conséquences dramatiques d’une telle démarche.

Dans d’autres épisodes d’Al mousamah karim, le parti pris en faveur de l’agresseur peut s’opérer d’une manière plus directe : l’épouse, prénommée Nadia, invite son époux sur le plateau pour lui demander des explications concernant la mort suspecte de leur fille (YouTube 2012c). Quand l’épouse commence à évoquer les intentions meurtrières de son mari, l’animateur l’interrompt et la désavoue : « Il a ouvert le gaz? C’est un fou alors? Regardez ma soeur, s’il a fait tout ça, vous le haïriez. Pourtant, vous venez de dire que c’est un bon gars, que vous le respectez et que vous l’aimez[19]. » En dépit de la dangerosité des faits révélés, l’animateur dément la victime publiquement en relevant ses contradictions. Partant en croisade pour le rétablissement de la vérité, l’animateur voile le jeu de domination qui conduit la femme battue à éprouver de l’estime et de l’amour envers le mari violent (Hirigoyen 2005 : 18). Le démenti des brutalités est, en plus, une pratique courante dans les affaires de violences conjugales et peut développer le sentiment de toute-puissance chez l’agresseur (Amnesty International 2009).

C’est ainsi que le parti pris de l’animateur stimule le conjoint et l’encourage à passer à l’acte, transformant le plateau du talk-show en un lieu de règlement de comptes dans lequel l’époux se sent en droit de se jeter sur son épouse pour la battre (YouTube 2012a). Bien que l’émission ait été interrompue, la séquence a été diffusée sur Internet par plusieurs agrégateurs de médias comme TN-Médias, ce qui en a permis un large visionnage[20].

L’interaction entre les différentes technologies de l’information et de la communication engendre en effet un partage sur Internet qui atteint des records. Ces vidéos sont, de plus, accompagnées de titres accrocheurs comme « Notre copain de Andi mankolek », « Il l’a frappé sans la violenter, rire aux larmes » ou « Je te défie de ne pas rire ». Tous ces commentaires témoignent pourtant du traitement médiatique négatif associé au sujet de la violence conjugale. Les technologies de la communication désensibilisent de la sorte leur auditoire par rapport à la violence conjugale, ce qui corrompt les représentations sociales négatives qui doivent se construire autour de ce fléau. Aussi, au lieu de susciter l’indignation générale, les épisodes sont relayés à la grandeur du Web dans l’objectif de faire rire et de promouvoir les chaînes.

Vers une responsabilisation des médias tunisiens

Si la transnationalisation de la télévision tunisienne a modernisé ses programmes, le contenu traitant des violences conjugales reste en retard par rapport à l’évolution des règles déontologiques internationales dans la mesure où il banalise le phénomène et stigmatise les victimes.

Par leurs attributs de femmes infidèles, avides d’argent ou indociles, celles-ci sont toujours coupables et méritent les maltraitances. Ces représentations viennent non seulement conforter les conceptions coraniques et archaïques du couple (Qotb 1980 : 137), mais elles contredisent aussi les chartes internationales en matière de lutte et de prévention contre les violences conjugales. Ce fait résulte de la télévision-spectacle induisant une crise de l’éthique professionnelle et des défaillances en matière de mobilisation, de responsabilisation et de législation.

Malgré le soutien de l’État, le travail de la HAICA et du tissu associatif, les médias ne bénéficient pas encore de cadre législatif régulateur favorisant la création et l’ancrage d’une déontologie spécifique dans l’approche du genre. Pourtant, c’est en leur qualité de médiateurs entre les autorités publiques et la société que les médias devraient bénéficier de plus d’intérêt afin de remédier au phénomène de la violence conjugale.

Le regard controversé que portent les nouveaux genres télévisuels sur les violences conjugales reflète l’immaturité du système législatif, et également celle de la conscience féminine due aux diktats patriarcaux. Dans un pays où 55 % des femmes considèrent la violence à leur encontre comme un fait « ordinaire » (ONFP et AECID 2010 : 10), il est difficile de ne pas voir en la télévision un outil de dénigrement de la femme et de banalisation de la violence conjugale, notamment quand le média en question reproduit la mentalité collective au lieu de la faire progresser dans une autre direction. Or, par leur fonction intrinsèque de stéréotypage (Amossy 2005 : 109), les médias – à eux seuls – sont incapables de dépasser ce stade. Pour cela, ils doivent faire l’objet de critiques, d’encadrement et de suivi de la part du milieu de la recherche, de la société civile et de l’État. À notre avis, ce dernier ne doit pas avoir la tâche de sanctionner, mais celle de former et d’alerter aux enjeux de la représentation médiatique des violences conjugales.