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À l’heure où certaines voix décrient le « danger » de l’implantation des théories du genre en France, il est des spécialistes de la recherche qui déplorent leur sous-représentation dans les établissements de recherche et d’enseignement. C’est sur cet horizon que se situe cette publication franco-allemande qui se veut une contribution au « gender turn » (p. 10) et s’intéresse à la narrativité dans la production du genre. Si la notion de narrativité trouve son ancrage du côté des études littéraires (Gérard Genette), il faut la considérer ici dans son extension philosophique (notamment avec Paul Ricoeur) et dans sa dimension productive (suivant Judith Butler). À cet égard, une critique est faite du peu d’adéquation entre les études sur le genre et les études narratives et narratologiques. Pour ma part, je nuancerais cette critique, d’abord en rappelant les travaux pionniers de Mieke Bal, qui ne sont aucunement mentionnés dans la publication recensée (l’ouvrage Femmes imaginaires, qui remet en question le binarisme de la narratologie et de la Bible, a été publié en 1986), puis en soulignant que, s’il est vrai que les narratologues ont peu intégré le genre dans leurs analyses, ce n’est pas le cas pour les littéraires féministes, qui, tout en mettant le genre à l’avant-plan, ne font pas l’économie des outils d’analyse narratologiques. Comme Andrea Oberhuber le souligne dans la postface, le « genre » à lui seul n’est pas une catégorie d’analyse. Adoubant les outils disciplinaires, il constitue un cadre herméneutique pour saisir ce qui est signifié sur les identités de sexe/genre et les rapports sociaux de sexe. À ce titre, son principal mérite – en même temps que sa principale utilité – est de permettre la saisie distanciée de ce qui est donné comme naturel, relayé comme tel par plusieurs outils théoriques, dont précisément la narratologie, qui constituent de ce fait autant de « technologies du genre »[1], le produisant, le reconduisant, le perpétuant, comme l’a soutenu Lauretis.

Contre une narratologie aveugle aux rapports sociaux de sexe, l’ouvrage oppose une « narratologie postclassique » qui n’oblitère pas le socle non remis en question des récits, du « narré », et qui ne s’arrête pas au récit littéraire. Cette narratologie s’arrime à l’horizon poststructuraliste et, « quittant le strict champ des études littéraires, s’inscrit dans celui, plus large, des sciences sociales et culturelles permettant, à partir des concepts développés pendant la période structuraliste et redéployés à l’échelle des études culturelles, postcoloniales et féministes, d’appréhender le monde » (p. 14). Cette précision est importante : on ne doit pas s’attendre ici à ne trouver que des études littéraires. C’est plutôt l’éclectisme qui caractérise le recueil, celui-ci comptant 11 études, dont 4 en allemand.

Les actionnistes viennois (dont les Femen[2] disent s’inspirer) font l’objet d’une étude. Durant les années 60 et 70, ce mouvement a favorisé la performance, notamment celle qui met le corps en scène. Jacques Lajarrige contraste les activités problématisant le sexe et le genre produites par des hommes du mouvement avec celles de la seule femme qui y est associée, VALIE EXPORT. L’auteur montre la manière dont celle-ci, combinant le propos féministe à la démarche actionniste, déplace l’angle de vue : le spectateur ou la spectatrice perd la neutralité de sa posture et, dès lors, un tout autre récit lui est donné à voir. Parmi les procédés utilisés, VALIE EXPORT utilise la citation visuelle, ce qui souligne avec force le travail de la citation-répétition du même dans le travail du genre.

La citation est également au coeur du phénomène narratif-identitaire examiné par Lorraine Alexandre, qui intègre l’expérimentation artistique à sa réflexion sur le travestisme. Elle illustre comment le travestisme prend appui sur des scénarios préélaborés : « le corps devient le […] véhicule d’un discours ou d’une narration qui s’installe par la voie des attributs, accessoires et outils qui le consolident » (p. 39). À travers ces performances travesties sont révélés les métamodèles (comme on dirait « métarécits ») les plus prégnants du féminin : la pin-up, la vamp, la diva, ce qui n’est pas sans souligner le « lien fort entre les représentations médiatiques et culturelles du corps et les évolutions sociales et politiques » (p. 40), ce dont on commence seulement à prendre la pleine mesure; après tout, la saturation de l’espace par l’image est un phénomène relativement récent. Cela met en évidence le fait que l’identité jouée et représentée est aujourd’hui devenue le modèle à imiter, alors que la représentation est elle-même supposée calquer le réel – et que l’identité est censée être naturelle. C’est le paradoxe postmoderne : les représentations culturelles s’inspirent du réel, mais finissent par le supplanter dans l’imaginaire. Le récit sous-jacent au programme identitaire invite à voir le corps comme « un médium qui s’incarne une fois signifié par des inscriptions culturelles : un corps théâtral » (p. 50).

Herta Luise Ott, pour sa part, se penche « sur la difficulté d’une narration au féminin ». Partant du constat que Marguerite Duras et Ingeborg Bachmann ont peu utilisé la perspective féminine dans leurs récits, elle se propose de vérifier ce qu’il en est chez deux écrivaines de langue allemande nées au cours des années 70, Kathrin Röggla et Juli Zeh. L’article ne parvenant pas cependant à problématiser la question de façon satisfaisante, la conclusion ne peut qu’être vague : « La question du sexe de l’instance d’une narration au féminin est donc loin d’être tranchée » (p. 147). On se doutait bien que l’examen des oeuvres de deux auteures ne permettrait pas de trancher, mais on aurait aimé que soit creusée l’analyse. La prise en considération de la notion de travestissement narratif, proposée par Madeleine Kahn, aurait sans doute permis de circonscrire une problématique plus précise et plus féconde.

L’étude d’Anne Isabelle François centre le propos sur l’agentivité des personnages féminins, leur capacité à prendre en charge le récit. Se penchant notamment sur The Edible Woman de Margaret Atwood, elle discute de la « dimension normative, évaluative, prescriptive inhérente à toute forme de narrativité » (p. 151), ce qui donne la mesure de la portée subversive que recèle la prise en charge des récits par des instances féminines.

La narration d’un soi « genré » est également centrale dans la démarche de changement de sexe. Jacques Brunet-Georget se penche sur les implications des présupposés psychanalytiques dans les entretiens cliniques imposés aux personnes qui y aspirent. Son article est des plus intéressants, notamment en ce qu’il offre une lecture constructionniste du transsexualisme, démontrant son caractère essentialiste (relevant parfois de l’essentialisme stratégique). Il apparaît qu’au final l’enjeu transsexuel ne réside peut-être pas tant dans la correspondance à un vrai « soi »… que dans la possibilité d’échapper à l’opprobre pour cause de non-conformisme. Selon cette perspective, le transsexualisme peut être vu comme traduisant une ultraorthodoxie au système de sexe/genre. Alors que certaines personnes cherchent à se libérer des diktats du genre associés à un corps, le transsexualisme illustre la soumission au diktat, où ce n’est plus le genre qui doit coïncider avec le sexe, mais le sexe qui doit coïncider avec le genre, dans ce retournement postmoderne dont nous parlions plus haut. Exacerbation du conformisme autant que matérialisation de la croyance : « Le traitement du corps devient l’enjeu d’un processus de standardisation imposant de coïncider avec la normalité la plus parfaite dans l’autre sexe, et exigeant de verbaliser cette normalité dans l’expression de “ soi ” » (p. 174). Les implications de ce processus sont pour le moins paradoxales : ainsi pour « normaliser » leur identité et en voulant s’autodéterminer, les candidates et les candidats au changement de sexe, « dépliant leur histoire », doivent faire correspondre celle-ci à une « aliénation dans un tableau clinique prédéfini, largement tributaire d’une vision dichotomique du genre » (p. 174).

Deux autres articles complètent le tableau : l’un, de Patrick Arnaud, porte sur « les rapports de genre dans les souvenirs et liens épistolaires des volontaires françaises, prisonniers et requis dans “ Le Troisième Reich ” »; l’autre, de Viviane Albenga, sur l’« entrelacement des narrations littéraires et du récit genré de soi » chez des participantes et des participants à des cercles de lecture. Ces deux exemples montrent bien l’extension ultralittéraire donnée à la narration.

L’ensemble permet de constater que le lieu privilégié du genre est certainement le corps. Support de l’identité narrative, il constitue le dispositif à partir duquel se déploie la trajectoire du soi, sa fiction, laquelle repose, inévitablement, sur sa narration : pas de corps sans récit de soi, pas de récit de soi sans corps.