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La prolifération des chaînes satellitaires depuis les années 90 va bouleverser le paysage médiatique arabe (Alterman 1999), mais aussi favoriser de nouvelles situations politiques et sociales dans la région du monde arabe (Skalli 2006). Le printemps arabe qui s’est déclenché en décembre 2010 en Tunisie et s’est propagé dans un nombre important de pays de cette région (l’Égypte, la Lybie, le Yémen et la Syrie) constitue l’une des conséquences de la « révolution satellitaire » (Gonzalez-Quijano 2002 : 135).

Une nouveauté apportée par cette révolution est l’arrivée de chaînes satellitaires salafistes. Celles-ci vont contribuer à l’émergence d’une nouvelle figure des présentatrices niqabées ou intégralement voilées. Ce sont souvent des diplômées ou des activistes, ou les deux à la fois, qui participent par l’entremise de leurs nouvelles positions professionnelles aux débats religieux et publics de leur société avec une nouvelle vision féministe islamiste[1]. Nous nous intéresserons donc à l’analyse de cette nouvelle « visibilité ostentatoire d’une stricte adhésion aux valeurs de l’islam qui s’accompagne, d’une manière de plus en plus évidente, d’une affirmation individuelle, et même d’un étonnant féminisme », ainsi que la caractérise Gonzalez-Quijano (2012). Partant de l’exemple de deux chaînes salafistes, Awtan TV (2009) et Maria TV (2013), l’une saoudienne et l’autre égyptienne, nous nous focaliserons, par l’étude de cas des présentatrices niqabées, sur les transformations de l’éthique islamiste au sein des courants salafistes, notamment en matière d’accès des femmes au travail télévisuel, qui leur a été (et reste encore pour certaines branches fondamentalistes du courant salafiste) pendant longtemps interdit. Ainsi, notre article propose d’introduire les rapports sociaux et les rôles de genre dans l’analyse de la nouvelle visibilité des présentatrices niqabées, en mettant en évidence qu’il s’agit bien d’une nouvelle forme d’action de femmes qui bouscule l’ordre établi par la norme religieuse salafiste, musulmane et patriarcale dans les sociétés à majorité musulmane. Il s’agit en somme de restituer leur agentivité à des femmes dont on considère souvent qu’elles en sont complètement dépourvues.

Saba Mahmood (2005 : 116-117)[2], qui s’est penchée sur le mouvement de femmes égyptiennes piétistes engagées dans l’appel à l’observance des principes de l’islam (da’wa), affirme que, « malgré l’évidence de certaines continuités avec des pratiques anciennes, apparaissent tout aussi clairement des adaptations modernes de notions islamiques classiques qui n’étaient pas les copies conformes de leurs précédents historiques, mais plutôt modulées par, et réfractées à travers des conditions sociales et historiques contemporaines ». Dans le même esprit, notre analyse de la nouvelle visibilitédes présentatrices niqabées dans l’espace audiovisuel transnational arabe s’inscrit dans une logique de distinction du nouveau discours féministe islamiste par rapport à d’autres discours sur le féminisme, que ce soit islamique ou laïque (Latte Abdallah 2010). Or, ces femmes engagées dans l’idéologie salafiste[3] sont « souvent considérées avec curiosité – parfois avec suspicion – en Europe » (Dakhli et Abdallah 2010 : 3) ou en Amérique du Nord. Pour cela, notre analyse se fonde sur l’idée qu’il « faut refuser toute essentialisation des femmes, et surtout ce mode pernicieux, voire pervers d’essentialisation qui les transforme en groupe homogène de victimes » (Dayan-Herzbrun 2005 : 22).

L’approche méthodologique utilisée est fondée sur une lecture analytique critique d’articles de presse arabe et internationale sur l’émergence des chaînes satellitaires salafistes et des présentatrices niqabées[4]. S’inscrivant dans une analyse plus large, réalisée dans le contexte d’une thèse doctorale sur les représentations des femmes sur les chaînes satellitaires transnationales arabes (Hussein 2013)[5], ce sujet sera pris comme un exemple dans lequel nous nous intéresserons à la contribution de cette nouvellevisibilité féminine à la reconfiguration du paysage médiatique et de la sphère publique et religieuse, à partir de l’analyse des débats générés par cette nouvelle « visibilité » à la fois au sein des courants salafistes ainsi que chez les téléspectateurs et les téléspectatrices au Liban[6].

Nous examinerons, dans un premier temps, l’environnement social, politique et religieux transnational dans lequel émerge la nouvelle visibilité des présentatrices niqabées à partir d’une réflexion centrée sur la conception du niqab dans l’idéologie salafiste, son émergence dans le paysage télévisuel transnational arabe et sa réception par le public libanais. Nous étudierons, dans un deuxième temps, ce nouveau phénomène dans les contextes médiatiques, politiques et culturels en examinant les motivations, les conditions de travail, les rôles et les inégalités auxquelles font face ces présentatrices niqabées. Il s’agira, dans un troisième temps, de montrer la manière dont cette nouvelle figure de présentatrices niqabées et leur engagement professionnel et militant transgresse une certaine éthique « islamiste[7] » de l’idéologie salafiste, particulièrement en rapport avec la participation des femmes à la sphère publique. Depuis longtemps, l’idéologie rigoriste de ce courant qualifié de « salafiste » (Thomas 2009) considère, par exemple, la seule voix de la femme comme un coupable péché tentateur (awra), sujet sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le coeur de notre texte. Enfin, dans un quatrième temps, nous verrons de quelle façon cette nouvelle visibilité contribue à l’émergence d’un nouveau discours féministe islamiste sur l’image des femmes musulmanes et de leurs rôles dans la société.

Le niqab dans l’idéologie et sur les chaînes satellitaires et sa réception

Le niqab est constitué d’« un morceau de tissu de couleur sombre qui recouvre l’ensemble du faciès à l’exception des yeux » (Borghée 2012 : 33). Il est généralement fait d’un morceau de tissu, rectangulaire, qui s’attache autour de la tête et se combine avec une robe à manches longues (abâya) ou une longue pèlerine constituée d’une seule pièce unique ou d’une cape accompagnée d’une jupe longue (jilbâb). Dans la conception de l’idéologie religieuse salafiste, ce code vestimentaire permet la dissimulation dite « islamique » des formes, destiné à cacher les attributs corporels de la féminité (Le Renard 2011).

Cette prescription d’ordre vestimentaire et religieux doit être respectée par toutes les femmes musulmanes, selon le clergé salafiste saoudien, à l’origine de l’idéologie salafiste, alors que les autorités religieuses musulmanes prônent généralement le caractère obligatoire du foulard islamique (hijâb). Cette idéologie remonte à la création de l’école juridique conservatrice hanbalite et de l’idéologie politicoreligieuse de Mohammed Ibn Abd el-Wahhab, dignitaire du Hedjaz ayant vécu au xviiie siècle (Rougier 2008). Les wahhabites prennent Mohammed Ibn Abdel Wahhab comme référence idéologique en matière de prédication religieuse en Arabie saoudite (Ali-Adraoui 2013 : 68). Le courant créé par cet ouléma à la fin du xviiie siècle est nommé « salafisme » (Lacroix 2010), mais il devrait plus exactement être nommé « hanbalo-wahhabisme », comme le propose Nabil Mouline (2011), par référence au dignitaire fondateur du mouvement et à l’école juridique islamique rigoriste dont il s’inspire. Celui-ci correspond à une vision de l’islam qui prétend donner la primauté aux sources coraniques et à la vie du prophète (sunna), ainsi qu’aux avis de la première génération musulmane ayant connu le Prophète, ces gens étant nommés « pieux ancêtres » (salaf salih), et ayant vécu dans une période considérée comme idéale : celle de la première communauté de Médine. Autrement dit, le salafisme est le retour à la communauté de la première génération musulmane et aux deux sources de l’islam : le Coran et la Sunna, récits des actes et des paroles du prophète Mohammed compilés dans des recueils de ses paroles (hadith) (Rougier 2008). Le salafisme devient désormais l’idéologie politicoreligieuse de la monarchie saoudienne dont la pensée sera largement diffusée par les principaux prédicateurs de l’État saoudien moderne (Thomas 2009 : 225), soutenu par les pétrodollars dès la seconde moitié du xxe siècle.

À l’instar d’autres acteurs politiques et religieux (dont les princes saoudiens proches de la monarchie), les courants salafistes fondamentalistes vont lancer leurs propres chaînes satellitaires transnationales[8] depuis l’Arabie saoudite, à partir des années 2000. Ces chaînes s’adressent principalement à un public spécifique, conservateur en l’occurrence, lui donnant à voir son environnement quotidien tout en s’appuyant sur son imaginaire et en lui donnant forme. Ces chaînes religieuses ou généralistes diffusent donc toutes sortes d’émissions, pour autant qu’elles respectent la philosophie et les principes adoptés par les courants qui les tiennent. C’est le cas des chaînes satellitaires Awtan (2009) et Maria (2012), respectivement saoudienne et égyptienne. Avec ces chaînes transnationales (surtout Awtan), le public arabe découvre pour la première fois l’image de présentatrices portant un niqab. Or, le port du voile intégral demeure encore une pratique ultraminoritaire dans la région arabe, à l’exception des pays du Golfe. Dans cette configuration, nous pouvons comprendre la présence d’une lecture stéréotypée de l’image de la femme niqabée parmi le public libanais : « La femme qui porte le niqab est une femme isolée du monde extérieur » (Omar, 23 ans, employé, niveau de scolarité moyen, milieu urbain et de confession musulmane). Les émissions des présentatrices niqabées sont ainsi très peu regardés par ce public : « Je ne regarde pas les présentatrices niqabées. Dans le village, nous avons aussi des femmes qui portent le niqab. Je n’apprécie pas cette image. En islam, la femme doit bien couvrir son corps et non pas son visage et ses mains. Cette pratique n’est pas liée à l’islam » (Mohammed, 53 ans, militaire, niveau de scolarité bas, classe populaire et de confession musulmane). De plus, les femmes niqabées ne se rendent pas seulement religieusement mais « humainement méconnaissables : ces femmes ne sont pas identifiables à l’humanité » (Dorlin 2010 : 435), comme nous avons pu le montrer dans notre enquête : « Je n’accepte pas cette image. Il s’agit d’un être inconnu… Ni homme, ni femme! » (Mustafa, 43 ans, commerçant, niveau de scolarité moyen, classe moyenne et de confession musulmane).

Ces témoignages pertinents corroborent ceux d’une récente étude réalisée par l’Université du Michigan (MEVS 2015) menée dans sept pays (Arabie saoudite, Égypte, Irak, Liban, Pakistan, Tunisie et Turquie) et publiée à la fin de 2013. Selon cette étude, la majorité des personnes interrogées préfère un voile couvrant les cheveux à celui qui dissimule le visage. L’étude distingue quelques différences régionales : 63 % des Saoudiens et des Saoudiennes sont favorables au niqab, tandis que 49 % des Libanais et des Libanaises ne sont favorables ni au niqab ni au voile.

Or, l’analyse de la nouvelle figure de femme niqabée véhiculée par les chaînes satellitaires salafistes transnationales dépasse l’aspect traditionnel ou religieux à laquelle elle renvoie dans les représentations collectives. Nous assistons à l’émergence de nouvelles figures de femmes engagées dans l’idéologie salafiste, dans la production de message médiatique et dans la gestion de ces chaînes (Maria) ainsi qu’à leur participation aux débats sociaux et politiques de leur société. Des rôles sociaux qui représentent un changement notoire. L’analyse tient également à inscrire ce nouveau phénomène dans le processus des transformations sociales, politiques et religieuses qui traversent les sociétés à majorité musulmane depuis près de deux décennies, notamment avec la révolution satellitaire.

Les chaînes salafistes et la nouvelle « visibilité » des présentatrices niqabées

Dans cette partie, nous procéderons à une analyse contextuelle de l’émergence de la nouvelle « visibilité » des présentatrices niqabées sur les deux chaînes salafistes Awtan et Maria. En examinant les motivations, les conditions de travail et les difficultés auxquelles les présentatrices niqabées doivent faire face, nous révélerons les enjeux idéologiques et les nouvelles formes de militantisme qui se cachent derrière cette nouvelle forme d’action menée par ces femmes.

La chaîne Awtan et l’engagement professionnel et militant

Awtan est une chaîne généraliste salafiste saoudienne privée créée en août 2008, qui diffuse depuis le royaume saoudien, avec à sa tête le cheikh Abdel Rahman El-Tayar, nommé Abu Sultan (Tahani 2009). Cette chaîne va instaurer sur la scène audiovisuelle transnationale arabe une nouvelle figure, celle de la présentatrice niqabée. Il s’agit d’un projet idéologique et politique à vocation féministe islamiste. Selon le cheikh fondateur, la chaîne Awtan veut, à travers l’accès des femmes à la présentation télévisuelle, « répondre à ceux qui marginalisent la femme musulmane, par le biais d’un travail machrou’ (légitime) et pas moharram (non interdit) aux femmes niqabées » (Tahani 2009). En ce sens, la chaîne salafiste va contribuer non seulement à la transnationalisation de la figure des femmes niqabées dans l’espace télévisuel arabe, mais aussi à une sorte de légitimation religieuse de l’activité féminine dans ce nouveau domaine, qui a été pendant longtemps interdit aux femmes. Sawsan Salaheddine, présentatrice à la chaîne, indique à ce sujet : « Je cherchais depuis un moment un travail dans l’audiovisuel sans espoir. Je suis diplômée en sciences de l’information et de la communication et j’ai une expérience en journalisme. J’ai rejoint la chaîne dès son lancement pour contribuer à véhiculer une bonne image de la femme musulmane » (Tahani 2009). Il s’agit ainsi d’un engagement à la fois professionnel et militant qui, sans la contester frontalement, déplace la norme patriarcale et religieuse dans une société très conservatrice, en l’occurrence l’Arabie saoudite (Rodriguez 2014), ainsi que l’image stéréotypée de la femme niqabée « renfermée », « soumise » et « cloîtrée » chez elle, comme nous avons pu le voir ci-dessus. Ce sont donc à travers des pratiques sociales ordinaires que ces femmes s’engagent à leur manière dans la lutte pour l’exigence d’égalité selon le genre dans certains domaines et pénètrent le marché du travail, ce qui contribue à l’amélioration de la condition féminine en général. L’engagement des femmes niqabées pour le plein exercice de leurs droits civiques dans la société va désormais prendre une ampleur dans le paysage médiatique transnational arabe.

La chaîne Awtan, qui s’ajoute à un espace audiovisuel national constitué de plus de 60 chaînes religieuses, a été lancée dans un climat de forte concurrence pour la diffusion du discours religieux et des idées politiques chez le public arabophone à l’échelle régionale (Anderson et Eickelman 2009). Les principales chaînes religieuses privées diffusant depuis le royaume sont celles du groupe Al-Majd lancé en 2003[9], où les femmes ne peuvent pas apparaître à l’antenne. Ainsi, la chaîne Awtan se montre moins conservatrice, si l’on se réfère, d’une part, à l’ouverture d’une nouvelle activité professionnelle pour les femmes niqabées, jusque-là impossible, et, d’autre part, à la participation de ces femmes à toutes sortes d’émissions et de travail sur le terrain : « nous travaillons aussi en dehors du plateau sans problème », explique Ola Lbarqui, présentatrice d’une émission matinale sur cette chaîne (Ayman 2010).

Néanmoins, la figure de la présentatrice niqabée sur la chaîne Awtan place cette dernière dans le camp des chaînes conservatrices si on la compare aux figures des femmes sur les chaînes nationales publiques ou privées diffusant depuis l’extérieur du territoire national, qu’elles soient religieuses, comme Iqra’ (Labib 2009), ou généralistes, comme MBC, Orbit ou ART. En effet, le port du niqab est une pratique très courante en Arabie saoudite, où la loi exige des femmes de respecter ce code vestimentaire. Néanmoins, celles qui apparaissent à la télévision saoudienne nationale ne portent pas le niqab. Ce sont souvent des femmes voilées qui portent l’abâya ou des habits couvrant la totalité de leurs corps à l’exception du visage. Les chaînes généralistes saoudiennes privées, diffusant depuis l’extérieur du territoire saoudien, véhiculent de leur côté une image « moderne », voire « érotisée » des femmes à travers les figures de leurs présentatrices souvent non originaires de l’Arabie saoudite, notamment dans les émissions de divertissement (Hussein 2013).

Entre le militantisme politique et le da’wa

La période postprintemps arabe se caractérise aussi par l’émergence de nouvelles chaînes satellitaires islamiques tenues par les salafistes à partir de 2011, donnant à voir des femmes niqabées à la fois dans leurs émissions et dans leurs équipes techniques. En Égypte, ces chaînes qui sont au nombre de 19 et émettent depuis Le Caire (Islammemo 2012) s’ajoutent à plus d’une centaine de chaînes égyptiennes publiques ou privées, généralistes ou spécialisées (Hussein 2013). La chaîne Maria[10] lancée le 20 juillet 2012, date du début du mois sacré de Ramadan, en fait partie (Journal du musulman 2012). Elle a été fondée par le parti salafiste égyptien, Al-nour (Parti de la lumière)[11], profitant de financements saoudiens et de l’arrivée des islamistes (Frères musulmans) au pouvoir avec l’élection du président Mohammed Morsi en juin 2011.

La chaîne Maria présente ainsi l’une de ses tâches principales : « lutter contre le racisme envers les femmes niqabées », d’après son fondateur Ahmed Abdallah arrêté en juillet 2013 après la reprise en main du pouvoir par l’armée, à travers le maréchal Al-Sissi. Dans ce registre, la présentatrice Abir Shahine de la chaîne Maria souligne les difficultés auxquelles doivent faire face ses homologues pour accéder au marché du travail. En effet, le régime de Moubarak interdisait aux femmes niqabées l’accès au travail dans le secteur public, interdiction reprise avec l’arrivée au pouvoir du nouveau président. Ces femmes agissent donc dans un contexte sociopolitique et culturel différent de celui dans lequel se trouvent leurs homologues saoudiennes. Leur engagement médiatique s’inscrit dans le contexte d’une réaction contre l’oppression politique et sociale à laquelle elles doivent faire face. La directrice et présentatrice de la chaîne Maria affirme que cette dernière veut « redonner de la dignité aux femmes en niqab qui ont été persécutées et ont été écartées du monde du travail des dernières décennies » (Al-WakeelNews 2012). Cette lutte s’inscrit également dans un contexte plus global, celui de l’engagement des Égyptiennes dans les revendications globales des révolutionnaires, avant tout socioéconomiques, mais également sociopolitiques (Djelloul 2014).

D’autre part, cet engagement révèle des formes d’engagement alternatives à la seule prédication salafiste (da’wa al-salafiyya), qui caractérise la mouvance salafiste égyptienne (Rougier 2008). La chaîne Maria tend également à « sensibiliser les femmes musulmanes au niqab et à l’image de la femme niqabée afin de pouvoir suivre le droit chemin » (Al-WakeelNews 2012). Pour cela, elle ne se contente pas de confier ce projet à des femmes très bien engagées dans l’idéologie salafiste et ayant une expérience dans le travail télévisuel. Cette chaîne est en effet entièrement gérée par des femmes niqabées avec, à sa tête, Safae Refaie, diplômée de l’Institut de formation des prédicateurs au Caire[12]. La prédicatrice et l’ancienne présentatrice d’une émission religieuse sur Al-Hafez (chaîne religieuse privée) affirme explicitement, dans un reportage réalisé par France Culture (Guibal 2012), son adhésion à l’idéologie salafiste : « Nous, les sunnites salafistes, on respecte la charia et tout ce que le Prophète a dit. La charia s’applique aux musulmans et aux non-musulmans ».

Et pour atteindre son objectif, la chaîne Maria a établi une programmation diversifiée mettant l’accent sur le niqab. La présentatrice Imane Fahmi, jeune diplômée de commerce, explique à ce sujet : « C’est à travers nos 24 différentes émissions qu’on tente de montrer que les femmes peuvent suivre le droit chemin. Notre chaîne vise à encourager les femmes et les filles musulmanes à être vertueuses » (Manar 2012).

Le militantisme des présentatrices-prédicatrices niqabées de la chaîne Maria s’inscrit dans la mouvance du salafisme missionnaire ou de prédication (salafiya da’wa) considéré comme le salafisme traditionnaliste originel (salafiya tadklidiya).

Le travail de présentatrice et la transgression de l’éthique salafiste?

L’étude de la nouvelle figure de présentatrice dans l’espace télévisuel transnational arabe et de son rôle dans les transformations de l’éthique salafiste nécessite une double analyse sur les nouvelles formes d’usage de cette pratique et sur la manière dont cette dernière transgresse l’éthique salafiste, notamment celle qui est liée à la visibilité des femmes et de leurs rôles dans la société.

Le niqab, un moyen pour se rendre « visible »

L’analyse de discours des présentatrices niqabées, souvent engagées dans l’idéologie salafiste, comme nous avons pu le voir ci-dessus, sur le port du voile intégral révèle une nouvelle réalité autre que celle du « cliché de la femme dominée par son père ou son époux, réduite à l’aphonie, prisonnière de sa propre famille » (Liogier 2009 : 157), car il ne s’agit pas de cela chez ces jeunes présentatrices, mais bel et bien d’un choix vestimentaire clairement revendiqué.

Les présentatrices des chaînes Awtan et Maria soutiennent en effet l’idée que le port du niqab « est une prescription religieuse obligatoire pour les femmes musulmanes » (Borghée 2012 : 57). « Le niqab est une obligation pour la femme musulmane d’après la charia », explique l’égyptienne Abir Shahine de la chaîne Maria (Qantara.de 2012). Or, le port de niqab est interdit à l’Université d’Al-Azhar, la plus haute autorité religieuse en Égypte et du monde musulman de l’islam sunnite[13], car il ne s’agit pas d’une obligation islamique. L’institution a récemment lancé un avis juridique islamique (fatwa) montrant que même le voile n’est pas une obligation en islam.

Abir Shahine, présentatrice à la chaîne Maria

Abir Shahine, présentatrice à la chaîne Maria
Al-Wakeel News 2012

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De son côté, Safae Refaie explique ceci : « Le niqab est un signe de supériorité des femmes. En le portant, c’est elle qui choisit la personne qui peut la voir ou pas […] Pour Dieu, les femmes sont des diamants. C’est pour cela, qu’il faut les cacher. Nous devons respecter les ordres de Dieu sans aller plus loin » (Guibal 2012).

Le niqab constitue donc pour ces femmes « un vêtement religieux et identitaire, un mode de vie et un idéal personnel » (Borghée 2012 : 29) et « une affirmation de soi en rupture avec les valeurs dominantes de la société » (Amghar 2010 : 74). Ces présentatrices « tirent du niqab une très grande fierté : symbole de respectabilité, le niqab leur assure d’appartenir à une communauté d’élection » (ibid. : 75), ce que confirme l’étude de Liogier (2010 : 16) qui y voit une « volonté d’appartenir totalement à un petit monde choisi, à un groupe, à une identité, typique de l’hyper-modernité ».

Il s’agit donc d’une forme d’« adhésion consciente et délibérée au discours islamiste », comme le constatait déjà François Burgat (1995 : 211) il y a deux décennies. Le niqab permet à ces femmes d’affirmer leur identité musulmane et, en même temps, de franchir certains tabous culturels (ibid. : 214). Burgat montre par ailleurs en quoi le port du voile (dans le sens large du terme) s’accompagne d’une relative autonomisation des femmes dans l’espace publique, contrairement aux apparences.

En outre, l’appropriation d’une nouvelle identité à travers un niqab (ou même un voile dans le sens large du terme) se traduit en « appropriation spatiale », comme le remarque la féministe marocaine Fatima Mernissi (1996 : 49-50). Autrement dit, le port du niqab par ces femmes n’est pas le symbole de la transmission traditionnelle de la religion, mais plutôt la marque de la réappropriation de l’islam en tant qu’identité religieuse (salafiste), culturelle (bédouine) et souvent politique (panislamisme de l’Arabie saoudite pour imposer sa version de l’islam) (Martin-Munoz 1998). Ainsi, porter le niqab devient un moyen de résister au sentiment social et de conjurer, au moins dans le discours et la pratique religieuse, l’image négative (isolée, enfermée, bornée…) que les « autres » leur renvoient. Et pour échapper aux stéréotypes sociaux dont elles pourraient faire l’objet, mais aussi à une sorte d’engagement politique et idéologique pour ces femmes, comme nous avons pu le montrer auparavant.

Dans cette configuration, le travail télévisuel, et plus particulièrement la présentation des émissions, s’inscrit dans un objectif non seulement de diffuser sa propre vision du monde (idéologique, en particulier) et des rôles de genre, mais aussi d’affirmer ses droits en tant que citoyenne. C’est à travers ce « rôle medium » du message télévisuel[14], pour reprendre l’expression de McLuhan (1968), que s’opère cette nouvelle visibilité des femmes musulmanes accrue par les chaînes salafistes satellitaires. La télévision offre ainsi un espace où les femmes niqabées peuvent sortir de leur invisibilité et exister aux yeux des autres sans entrer concrètement en contact avec ces personnes. Auparavant, il s’agissait de femmes « invisibles », « sans voix » et « sans visage ». Avec leur apparition à l’antenne, le rapport de ces femmes au monde s’est transformé. Dès lors, les relations face à face et la transmission orale des discours sont substituées par des formes de communication à distance, ce qui modifie en profondeur le rapport au monde social et les rôles attribués. Elles peuvent ainsi faire valoir leur point de vue, leurs regards sur la vie sociale et politique, sur une scène médiatisée de relations indirectes où elles savent qu’elles existent pour autrui. « Les téléspectateurs se concentrent sur nos paroles et nos idées », argumente d’Ola Lbarqui, présentatrice de la chaîne Awtan (Lefort 2009). Dans cette situation, le niqab, bannière de vertu féminine dans l’idéologie salafiste, ne les cache pas, mais, au contraire, les rend « visibles » dans la sphère publique et leur permet d’y pénétrer. Il facilite leur adaptation à un environnement virtuellement mixte et « sexuellement intégré » et leur permet de se placer dans la sphère médiatique et publique sans craindre pour le péché (khatiyya). Il s’agit d’une visibilité expressive, d’une présence, d’un regard, et surtout de parole, dans le sens que donne Lévinas au visage. Selon lui, « le visage est une présence expressive (une silhouette, un geste, un regard échangé…) qui outrepasse toute exhibition : le visage n’est pas un ensemble de traits anatomiques faisant l’objet d’un jugement objectivant. Le visage n’est pas cette image-identité saisie par un Photomaton ou une caméra de surveillance » (Dorlin 2010 : 436).

La voix des femmes, objet tabou!

Le travail de présentatrice, désormais possible sur certaines chaînes salafistes « grâce » au port du niqab, constitue une transgression de la conception de la « femme musulmane vertueuse » et de son rôle dans la sphère privée telle qu’elle était (et demeure pour certains courants islamistes fondamentalistes) conçue par les premiers penseurs de l’idéologie salafiste. Selon ces derniers, la seule voix de la femme est considérée comme un point vulnérable (awra), comme nous l’avons mentionné rapidement en introduction, c’est-à-dire qu’elle est susceptible de susciter le désir et ne doit pas être entendue par un étranger. Il est également interdit à la femme musulmane, selon les premiers penseurs de l’idéologie salafiste, d’adopter une voix enjolivée, adoucie et mélodieuse pour ne pas susciter la tentation (fitna) et éveiller dangereusement les pulsions masculines. On comprend ici pourquoi le fait même de (se) présenter à un public, fût-ce intégralement recouverte, peut constituer un péché dans cette conception intégriste.

L’émergence de la figure de la présentatrice niqabée sur des chaînes salafistes transnationales comme Awtan ou Maria va ainsi générer des controverses non seulement parmi les publics arabes, mais aussi au sein même des différentes sensibilités du courant salafiste[15].

L’apparition des présentatrices niqabées sur la chaîne Maria, par exemple, a suscité en Égypte des tensions entre les différents groupes salafistes. Le cheikh salafiste Abdel-Fattah Oweis va violement attaquer les présentatrices de cette chaîne à travers l’émission de Wael al-Ebrachi, Al-Haqiqa (« La vérité »), diffusée sur la chaîne Dream 2 (chaîne égyptienne privée). Selon lui, « le principe du niqab est de cacher la femme, alors que là, elles apparaissent dans toutes les émissions de la chaîne, n’est-ce pas contradictoire? » (Manar 2012). Dans sa logique, il ajoute ceci :

La voix de la femme est considérée comme awra, c’est-à-dire qu’elle doit être dissimulée autant que possible. Bien entendu, il est important de signaler que quand les femmes parlent à des hommes ou en public, l’éthique islamique du langage doit être respectée. La femme ne doit pas parler sur un ton mielleux, mélodieux et séducteur, qui pourrait attirer la convoitise des hommes de mauvaise foi.

Pour appuyer ses propos, le cheikh cite la sourate des « Coalisés » (Al-Ahzab), verset 32 : « Ô femmes du prophète. Vous n’êtes comparables à aucune autre femme. Si vous êtes pieuses, ne soyez pas trop complaisantes dans votre langage, afin que celui dont le coeur est malade (l’hypocrite) ne vous convoite pas. Et tenez un langage décent. » Le cheikh Abdel-Fattah a eu recours à la même sourate, verset 33, stipulant ce qui suit : « Restez dans vos foyers; et ne vous exhibez pas à la manière des femmes avant l’islam (jahiliyah). » Il désigne ainsi à la vindicte salafiste les présentatrices qui doivent, selon lui, rester chez elles pour ne pas séduire les hommes sensibles par l’entremise du petit écran (Manar 2012).

L’apparition des femmes niqabées sur la chaîne Awtan a suscité le même type de querelles chez une frange de religieux wahhabites, ainsi que des publics saoudiens. Sawsan Salaheddine de cette chaîne souligne à ce sujet : « Malgré le fait que je porte le niqab et que toutes les présentatrices de la chaîne respectent la hichma (la pudeur), j’étais sévèrement critiquée par une certaine frange du public qui refuse mon travail à la télévision. D’autres l’ont accepté sans aucun problème. » Rappelons qu’en Arabie Saoudite 63 % des personnes interrogées se déclarent favorables au niqab (MEVS 2015), d’après une récente étude que nous avons mentionnée plus haut.

L’émergence d’un nouveau discours féministe islamiste

La participation des présentatrices niqabées à la gestion et à la production du message télévisuel se révèle d’une grande importance. Ces femmes sont non seulement engagées dans le tissu religieux ou sociopolitique, mais aussi sur le terrain des droits des femmes. En contribuant intellectuellement aux débats publics et sur le genre de leurs sociétés, ces présentatrices participent à la production d’un nouveau discours féministe alternatif à partir de ou dans leur religion. Pour comprendre les impacts réciproques entre rapports sociaux de genre et religiosité sur leur engagement, l’analyse dans cette partie s’est intéressée aux profils, aux parcours socioprofessionnels et aux formes d’engagement militant de ces femmes. Elle permet de saisir la manière dont l’ancrage dans des situations sociales différentes, les contraintes et les façons de penser constituent des outils dans la construction d’un discours féministe en rupture et qui aspire au changement social : celle de « féministe islamiste » comme posture politique et identitaire au croisement du local et du transnational.

La question du genre dans les émissions de la chaîne Awtan

La participation des présentatrices niqabées de la chaîne Awtan aux émissions qui relèvent de la question du genre présente ainsi un intérêt considérable pour notre analyse. Citons par exemple le talk-show social, Asrar el-banat (« Secrets de filles »). Cette émission diffusée par la chaîne, depuis le 5 novembre 2009, est présentée par trois jeunes femmes niqabées : Sawsan Salaheddine (26 ans, journaliste), Sarah Salaheddine (25 ans, médecin hématologue) et Nawal Daoud (27 ans, psychiatre). « La direction nous a présenté l’idée générale de l’émission, et nous travaillons depuis sur les sujets et les discussions abordées », explique Sawsan (Sidiya 2009). Le talk-show traite de la vie quotidienne et universitaire des adolescentes dans la société saoudienne et invite des spécialistes femmes portant aussi le niqab pour échanger leurs expériences avec elles. Il s’agit d’une nouveauté, car, à la télévision saoudienne, les femmes étaient souvent reléguées aux émissions considérées comme « naturellement féminines », soit celles qui portent sur la cuisine et les enfants (Hussein 2013), à l’exclusion même des émissions de beauté. « Les hommes peuvent présenter les émissions de cuisine. Néanmoins, ils ne peuvent pas présenter les émissions relevant de la question des femmes de la même manière que nous et avec une vision féminine », ajoute Sawsan (Sidiya 2009).

L’avènement de ce type d’émission offre ainsi une nouvelle vision sur les rapports et les rôles de genre dans les sociétés à majorité musulmane. Dès lors, un nouveau discours féministe islamiste alternatif, qui exprime de nouvelles sensibilités sociales en matière de condition des femmes en Arabie saoudite et dans le monde musulman, émerge sur les chaînes satellitaires salafistes.

Un « modèle » de femme musulmane

La chaîne Maria tend non seulement à offrir aux femmes niqabées la possibilité de travailler dans le domaine médiatique, mais aussi de propager un « modèle » de femme musulmane véhiculé par la nouvelle image de ses présentatrices-prédicatrices.

Les présentatrices de la chaîne Maria sont majoritairement de jeunes diplômées, mais aussi engagées idéologiquement et politiquement si on se rapporte à leur apparence vestimentaire et leur participation à la propagation de leur propre idéologie religieuse, salafiste en l’occurrence. Certaines de ces présentatrices occupent une place importante à l’antenne. C’est d’ailleurs le cas d’Inji Mantawi, diplômée de la Faculté de droit de l’Université d’Al-Azhar, qui présente l’émission politique Ra’is tahrir (« Rédacteur en chef »). Elle a été choisie pour avoir reçu plusieurs distinctions symboliques de mosquées situées à Zeitoune, quartier populaire du Caire où elle apprenait aux enfants la lecture et la récitation complète du Coran.

Les présentatrices et techniciennes de la chaîne Maria pendant le tournage d’une émission

Les présentatrices et techniciennes de la chaîne Maria pendant le tournage d’une émission
Shull 2012

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La chaîne Maria offre une variété d’émissions qui « visent à éduquer les femmes musulmanes à leur religion, aux actes et aux paroles du prophète fondateur de l’islam (sunna) et au droit musulman (charia[16]) islamique du prophète », d’après la directrice administrative de la chaîne, Alaa Ahmad. Pour ce faire, elle propose une variété d’« émissions pour les enfants, des émissions domestiques, des émissions politiques et d’autres sur les rapports sociaux » (Nada 2013). Son objectif principal est « de prouver à la société qu’il y a des femmes en niqab qui sont actives, qui peuvent jouer un rôle dans la société et réussir, devenir médecin, ingénieure ou une célébrité du monde des médias », souligne la directrice administrative de la chaîne (Qantara.de 2012).

La ligne politique de la chaîne Maria est entièrement gérée (direction, présentation, production, réalisation, etc.) par des femmes fidèles à l’idéologie salafiste, mais aussi engagées sur le terrain des droits des femmes en Égypte. La directrice, prédicatrice et présentatrice de la chaîne Safae Refaie mentionne, dans un article destiné à la presse arabe, la question de l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour elle, « [d]ans la charia, les femmes et les hommes ont les mêmes droits et devoirs. Pour les deux, il existe des lignes rouges à ne pas franchir […] L’homme doit aussi prendre en considération que la femme n’est pas obligée de faire les tâches ménagères. Si elle les fait, ça sera volontairement mais pas sous la contrainte » (Guibal 2012).

Il s’agit donc d’un nouveau discours féministeislamiste qui reflète une nouvelle conception des rapports et des rôles de genre dans la société, notamment si on le compare à d’autres discours plutôt traditionnels recueillis au sein des groupes de discussion (focus group) réalisés dans notre enquête, notamment au sujet des tâches ménagères : « Les tâches ménagères sont des devoirs de femme depuis longtemps et jusqu’à nos jours », indique Walid (43 ans, commerçant, classe moyenne-supérieure, niveau de scolarité moyen et de confession chrétienne).

Le modèle de femme musulmane véhiculé par la figure des présentatrices niqabées et leur discours qui prône ce qui est considéré comme le « strict respect des valeurs originelles de l’islam » trouve un certain écho parmi une frange de téléspectatrices villageoises libanaises auprès de qui nous avons enquêté. Ces femmes voilées ne se contentent pas de montrer leurs motivations pour le port du niqab pour leurs filles : « Le niqab nous intéresse, pour que nos filles puissent comprendre les principes de l’islam, leur religion. Nous souhaiterions également les sensibiliser à l’importance de la séparation entre les hommes et les femmes. La mixité est péché (haram), que ce soit à la maison, ou au travail ou dans l’espace public. Nous les encourageons à suivre le droit chemin de l’islam. » À noter que ce sont des mères de familles nombreuses analphabètes ou qui ont un niveau de scolarité très bas.

Conclusion

Les médias internationaux ont largement abordé les derniers soulèvements populaires dans le monde arabe, principalement d’un point de vue politique, mais ils ont moins traité des évolutions sociales qui les accompagnaient. C’est pourtant la première fois que l’on voit des femmes de tous les milieux sociaux manifester dans la rue et exprimer publiquement des revendications malgré les contraintes auxquelles elles ont dû faire face. Que ce soit au Yémen, à Bahreïn ou en Égypte, des femmes niqabées qui manifestaient au côté des hommes ont été menacées de sanctions, certaines ont même été victimes de violence physique et d’intimidation[17]. Cependant, au lieu de rentrer à la maison et de se cantonner dans le rôle dans la sphère privée qui leur était traditionnellement attribué, elles ont décidé de défiler, en respectant à leur façon l’impératif de non-mixité. Ces nouvelles formes d’engagement politique et militant des femmes qui rejoignent celles des présentatrices niqabées sur les chaînes satellitaires s’inscrivent dans la continuité de la mouvance de ce qu’Olivier Roy (2003 : s. p.) considère comme une « féminisation du fondamentalisme religieux ». Les musulmanes, engagées dans le salafisme ou pas, ne sont plus prisonnières de la sphère privée et parviennent désormais à échanger leurs idées dans des espaces de discussions virtuelles et plus larges qui contribuent à la création de ce que l’islamologue cité plus haut appelle une sphère publique musulmane (Roy 2003 : s. p.)[18]. En contournant certaines valeurs religieuses propres à l’idéologie salafiste classique, notamment celles qui réglementent la participation des femmes à la sphère publique, ces jeunes femmes réussissent, à travers des pratiques sociales normales (éducation, travail), à contourner, voire à s’affranchir non seulement des cadres normatifs et stéréotypés de la tradition sociale ou religieuse, ou des deux à la fois, mais aussi de certaines éthiques musulmanes traditionnelles. Elles contribuent en outre à l’émergence d’un nouveau discours « féministe islamiste », à côté des féminismes islamique et laïque.

Enfin, le phénomène d’appropriation de la sphère publique par ces catégories de femmes islamistes est tout à fait nouveau dans les sociétés arabes à majorité musulmane (Fortier 2012). Ce phénomène fait appel à plus de recherches approfondies en sciences humaines et sociales et plus particulièrement dans le croisement entre la sociologie du genre et la sociologie de l’expérience (Dubet 1994). L’étude de ce phénomène permettra également de comprendre les transformations au sein de la pensée salafiste ou wahhabite qui traversent ce courant en raison de l’émergence des nouveaux courants islamistes (État islamique, Al-Nosra ou d’autres, qui se sont beaucoup féminisés), qui s’inspire largement de l’idéologie mère salafiste.