Article body

Passionnant que cet ouvrage de Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, qui a d’ailleurs obtenu le prix Gabrielle-Roy décerné chaque année par l’Association des littératures canadienne et québécoise (ALCQ) pour un ouvrage de critique littéraire. Cette incursion du côté de l’écriture intime des femmes prolonge les travaux de l’auteure sur la place des femmes dans la culture, après la parution en 1988 de l’ouvrage Écrire dans la maison du père et en 1998 de l’ouvrage Les femmes du Refus global.

Dans son récent essai, Smart se propose de scruter les expériences des femmes au Québec et, à travers ces expériences, de détecter les signes de « l’accession à la liberté d’expression individuelle et collective » en écoutant « la voix des protagonistes elles-mêmes » (p. 11). Elle rassemble un corpus hétéroclite, composé de lettres, de journaux intimes, d’autobiographies, de romans autobiographiques et d’autofictions. L’hétéroclisme ici est constitutif du sujet, puisqu’il s’agit non seulement d’explorer l’expression individuelle des femmes, mais aussi l’évolution des modalités de cette expression, par l’entremise des différents canaux qui mènent du privé au public. Entre 1654, moment où la mystique Marie de l’Incarnation rédige son autobiographie spirituelle, et 2011, date de la publication posthume de Burqa de chair de Nelly Arcan, il y a plus de 350 ans : c’est là un large empan, mais Smart ponctue son exploration en restant collée à l’évolution de son sujet. De cet imposant corpus, elle tire l’essentiel en restant focalisée sur les enjeux de la constitution d’un soi féminin.

Les titres des quatre parties qui structurent l’ouvrage donnent une idée précise de l’évolution de cette conscience subjective et des modalités qu’elle emprunte. La première est intitulée « Vivre et écrire pour Dieu : l’ère mystique ». Elle comprend deux chapitres, dont un sur Marie de l’Incarnation, qui présentent des récits d’introspection versant dans le mysticisme. La deuxième partie, « Écrire pour l’autre, la correspondance (1748-1862) », porte sur les lettres d’Élisabeth Bégon à son fils et celles de Julie Papineau à différents membres de sa famille. Dans la troisième partie, « Écrire pour soi : le journal intime (1843-1964) », le premier chapitre se penche sur quelques journaux de jeunes filles; le deuxième approche de plus près ceux d’Henriette Dessaulles et de Joséphine Marchand; enfin, le troisième et dernier chapitre concerne les journaux de quelques femmes mariées (nouveauté, puisque auparavant le mariage menait au silence[1]), dont celui de la romancière Michelle Le Normand. Enfin, la quatrième partie, « Écrire pour se mettre au monde : l’âge de l’autobiographique (1965-2012) », la plus intéressante selon ma perspective, compte quatre chapitres : le premier porte sur Claire Martin, auteure du premier roman autobiographique féminin (le diptyque Dans un gant de fer : La joue gauche (1965)/La joue droite (1966)); le deuxième, sur quelques femmes issues de la pauvreté ayant accédé à la parole par l’éducation (Lise Payette, France Théoret, Denise Bombardier, Marcelle Brisson et Adèle Lauzon); le troisième, sur quelques romans autobiographiques mettant l’accent sur le rapport mère-fille (issus d’écrivaines telles Thérèse Renaud, Paule Saint-Onge, Gabrielle Roy, Denise Desautels, Diane-Monique Daviau, France Théoret et Francine Noël); le quatrième et dernier, sur Nelly Arcan.

Ainsi, s’adressant d’abord à Dieu, ensuite aux proches intimes, la conscience subjective finit par accéder à la parole publique pour, au final, revenir vers soi dans un mouvement spéculaire – trait constitutif de l’autofiction. Que l’auteure autofictionnelle étudiée ici se soit suicidée jette une sombre conclusion sur la possibilité d’être femme-sujet dans notre monde contemporain. Si cela reste difficile, malgré tout le chemin parcouru, peut-être est-ce l’absence de reconnaissance qui fait défaut à la parole des femmes?

Pour chacun des chapitres, Smart introduit les caractéristiques du corpus de la période visée au regard des technologies existantes aussi bien que de la question du moi, puis elle présente ensuite l’oeuvre de chacune des auteures étudiées, rappelant des repères biographiques et historiques, soulignant des traits spécifiques de l’auteure (contenu, ton, etc.), le tout dans un langage clair.

Jusqu’à l’avènement des années 60, le caractère privé des textes conservés montre bien que l’écriture a longtemps été un luxe réservé aux femmes des classes supérieures. L’accès grandissant à l’éducation pour les femmes au courant du xxe siècle change la donne, faisant finalement entendre des femmes des classes populaires parvenues à l’écriture à l’aube de la Révolution tranquille, alors que « le champ de l’écriture personnelle féminine s’élargit au-delà des écrits de femmes bourgeoises pour inclure des autobiographies rédigées par des femmes originaires de milieux moins aisés » (p. 280). Du coup, à côté de la classe sociale, un autre thème apparaît, celui d’un clivage entre la condition de la mère et celle de la fille : pour la première fois, il y a un bris dans la transmission. Voire un double bris : les femmes accèdent à l’autonomie financière et, échappant ainsi à la soumission conjugale, elles accèdent à la scène publique. Et dans un contexte où accéder au savoir équivalait à accéder à une classe supérieure, l’amour des choses intellectuelles est confondu par certaines avec celui de l’élite elle-même. Il est alors facile de confondre classe sociale et culture. Car on n’en était pas encore à l’heure de la théorie critique.

On regrette cependant que le « soi féminin » soit posé comme spécificité sans cependant être remis en question plus avant : en quoi un soi féminin se distingue-t-il d’un soi masculin? Mais on comprend que répondre à cette interrogation commanderait une tout autre étude, qui embrasserait un corpus mixte. On se prend à espérer de lire une étude semblable traverser les écrits masculins, encore faudrait-il que le qualificatif apparaisse dans le titre, et que ce corpus – tout comme ce soi – ne soit pas envisagé comme universel… À cet égard, il faut souligner que le titre de l’ouvrage ne souligne pas explicitement le féminin comme catégorie « autre », si ce n’est que les noms des auteures indiqués, posés comme balises historiques, sont clairement marqués par le féminin. Au terme de son étude, l’auteure soulève que, si spécificité il y a, elle réside bien dans le fait « d’être femme dans un monde qui ne reconnaît pas l’existence de la femme-sujet » (p. 397). Ce qui suggère que tout comparatisme est peut-être impossible, tant la subjectivité – le droit de (se) dire – est d’emblée reconnu aux hommes.

Si, en conclusion, Smart rappelle qu’il ne faut pas prendre ces écrits pour des comptes rendus objectifs ou impartiaux (p. 401), il y a quand même deux ou trois passages où l’interprétation semble parfois bien collée à l’expression – comme si le respect accordé aux écrivaines empêchait la mise à distance, le doute. Pourtant, il ne s’agirait pas de trahir, mais bien de prendre en considération que tout discours est situé, cherchant à figurer un ethos, lequel a partie liée avec la doxa. Or, même en l’absence d’un ou d’une destinataire, comme c’est le cas dans les journaux intimes, l’écriture demeure un dispositif intersubjectif, de soi vers un autre, fût-il indéterminé, et sur lequel la scriptrice projette ses propres fantasmes. Tout discours est « tactique », comme le suggère Foucault, et ce, même dans ses retranchements privés. Il s’agit toujours d’une mise en scène de soi par l’écriture.

Au final, le panorama met au jour les scripts qui rendent possible l’expression de la subjectivité tout en la configurant : le script de l’abnégation mystique précède le script de l’abnégation maternelle, bientôt supplanté par un script de revendication d’une autonomie. Cela rappelle l’importance de l’éducation dans le devenir soi autant que dans le devenir nation, tout comme celle de la lecture : « Dans tous les récits autobiographiques étudiés, la lecture est un moteur puissant de transformation et de libération, permettant aux protagonistes […] d’envisager d’autres modèles et d’autres façons de vivre que ceux qu’on leur a présentés à la maison et à l’école » (p. 320).

Dressant le bilan, Smart rappelle en conclusion les principaux thèmes qui auront traversé ces écrits : l’évocation de « la vie privée à différents moments de l’histoire du Québec » (p. 398), les réalités du corps et de la maternité, les rôles maternels et, enfin, le système d’instruction des jeunes filles, lequel apparaît travailler fort à bloquer « l’accès à la subjectivité » (p. 399).

En filigrane, est aussi confirmé ce que l’on savait déjà, à savoir que le rôle des femmes est bien souvent réduit à leur fonction générique. Elles sont mises au service de la société tout entière et y participent bel et bien, sans que leur soit cependant permise la participation à la vie économique et sociale : c’est donc un déficit de reconnaissance qui les laisse en marge du monde, leurs activités – du moins jusqu’au début du xxe siècle – étant asservies aux structures religieuses qui les exploitent au nom de la dévotion et de la charité. C’est « la lutte [des femmes] pour accéder à la subjectivité » qui se trouve donc exhibée dans ce coup d’oeil jeté sur les loges les plus intimes de l’histoire du Québec.