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Nous vivons à une époque où les modalités principales des violences sociales et politiques sont en profonde mutation. Si, pendant le xxe siècle, les États organisaient et orchestraient « les guerres », encadrant ainsi une violence de masse, à l’heure actuelle de multiples formes de violence échappent au contrôle des États ou maintiennent avec eux des relations plus ou moins ambiguës. Une des conséquences de cette nouvelle réalité est que les distinctions et les frontières entre les situations de « guerre » et de « paix » sont multiples et fragmentées pour devenir bien souvent indiscernables. D’autre part, les médias transforment trop fréquemment cette violence en sujets à la fois spectaculaires et incompréhensibles pour le grand public, le confinant dans le mutisme et même le dépassement. Ces nouvelles formes de violence s’inscrivent dans les changements géopolitiques mondiaux profonds engagés à la suite de la guerre froide, puis des attentats du 11 septembre 2001, ainsi que dans l’émergence d’une nouvelle architecture économique soutenue par la mondialisation des marchés et dans le renforcement des frontières identitaires et géographiques. Malgré l’idée largement répandue selon laquelle nous subissons toutes et tous ces transformations de la même manière, les dangers et les souffrances qui leur sont associés sont vécus de manière très inégale à travers l’espace et selon une hiérarchie identitaire et économique fort marquée.

Devant ces transformations profondes, les projets de recherche qui sont à la fois scientifiques (c’est-à-dire qui aident à comprendre le monde actuel) et militants (c’est-à-dire qui donnent priorité aux droits des femmes et aux droits de la personne) et qui s’adressent à un public large et diversifié deviennent primordiaux. L’ouvrage de Marie France Labrecque, Féminicides et impunité : le cas de Ciudad Juárez, en offre un exemple éloquent. L’auteure y présente une analyse approfondie des morts violentes de femmes à Ciudad Juárez, ville frontalière entre le Mexique et les États-Unis. Malgré une mobilisation politique soutenue à différents niveaux, le « féminicide » demeure un enjeu sans fin à Ciudad Juárez, voire au Mexique en général. À travers son analyse, l’auteure démontre la production dynamique de « trous noirs » et d’« espaces d’exception », dans lesquels la justice ne s’immisce pas.

L’analyse de Labrecque est développée au fil des quatre chapitres qui constituent son ouvrage et auxquels viennent s’ajouter une introduction et une conclusion. L’auteure commence par expliquer les raisons pour lesquelles elle s’est lancée dans la rédaction d’un ouvrage sur le féminicide. Anthropologue et professeure émérite à l’Université Laval, Labrecque s’est spécialisée dans les études de genre et le développement international, qui s’intéressait à l’époque à l’implantation des maquiladoras (usines multinationales de production pour l’exportation) dans le sud du Mexique. Cet intérêt l’a amenée à voyager à Ciudad Juárez en 1999, ville frontalière du nord du Mexique, structurée autour de ce type de production économique. Pendant ce voyage, l’auteure a entendu parler pour la première fois du phénomène de féminicide. Dès lors, Labrecque s’est intéressée de près à l’évolution de ce phénomène, tout en s’engageant personnellement dans la Commission québécoise de solidarité avec les femmes de Ciudad Juárez. Son ouvrage est donc né d’un intérêt croisé entre la réflexion universitaire et divers engagements féministes et citoyens.

Comme l’auteure le souligne dans l’introduction, aborder la question des violences contre les femmes au Mexique peut être un terrain « miné » (p. 22), en partie du fait des nombreux stéréotypes souvent associés au Mexique, notamment celui d’un pays marqué par une culture machiste et violente. Or, tout au long de son ouvrage, Labrecque démontre de manière très convaincante à quel point ce type d’affirmation est tout simplement inapproprié. À travers une mise en contexte de l’évolution historique et géographique de la région dans le premier chapitre, l’auteure fait ressortir les différents « régimes » de gouvernance qu’a connus cette zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis depuis l’indépendance respective de ces deux pays. De manière historique, la présence de cette frontière rappelle que la moitié du territoire mexicain a été conquis par les États-Unis lors de la guerre entre les deux pays (1846-1848). Partiellement « globalisée » à travers l’implantation massive de maquiladoras depuis les années 60, la ville de Ciudad Juárez témoigne d’une « reterritorialisation » violente de la frontière entre les deux pays, particulièrement à partir des années 2000. Le pouvoir acquis récemment par différents groupes de narcotrafiquants et les conflits accrus entre ceux-ci ont permis l’émergence de puissantes structures parallèles au pouvoir étatique. Finalement, la migration importante de la population mexicaine vers la frontière a favorisé un développement urbain effréné et non structuré de la ville. Dans leur ensemble, ces processus mobilisent et exacerbent les hiérarchies de classe, de race et de genre dans cette ville frontalière.

Imbriqué dans ce contexte complexe et changeant, le phénomène du féminicide s’y manifeste. C’est dans le deuxième chapitre que Labrecque aborde en profondeur la signification du terme et sa pertinence dans le cas de Ciudad Juárez. Concept dont la signification est en pleine évolution, le féminicide comprend trois caractéristiques principales :

  • premièrement, le terme met en évidence une violence de genre (des femmes qui meurent parce qu’elles sont des femmes);

  • deuxièmement, le terme souligne la défaillance de l’État – par négligence, incapacité ou manque de volonté – en ce qui concerne la protection des femmes et la défense de leurs droits citoyens. Très politique, le terme veut souligner l’impunité continue dont jouissent les responsables d’actes de violence et, par extension, l’État;

  • troisièmement, le terme « féminicide », néologisme en espagnol traduit en français, représente une intervention théorique importante des féministes latino-américaines dans la compréhension de la violence de genre contemporaine.

Malgré une certaine cohérence théorique du concept, son application reste cependant compliquée. Des études empiriques qui cherchent à catégoriser les morts violentes de femmes démontrent qu’une diversité de circonstances peuvent mener à un féminicide. Celles-ci sont, par ailleurs, contextuelles et changeantes. Bref, les limites du concept restent inévitablement et nécessairement floues, ce qui ne doit certainement pas miner son importance théorique et politique. En dépit de cette complexité, Labrecque présente de manière très cohérente les chiffres variés sur le féminicide à Ciudad Juárez. Elle démontre, par ailleurs, que le nombre de féminicides a augmenté à partir de 2008, au moment où la « narcoviolence » s’est emparée de la ville.

Le féminicide devient visible surtout quand les femmes se mobilisent pour dénoncer la violence extrême imposée aux femmes. Le troisième chapitre raconte l’histoire de la mobilisation féministe, ainsi que les efforts juridiques et politiques menés pour stopper le phénomène et rendre justice aux victimes et à leurs familles. Cette mobilisation remonte aux années 90, quand des groupes féministes et des membres des familles des victimes ont commencé à documenter et à dénoncer l’augmentation des morts violentes de femmes dans la ville. Vers la fin des années 90, leurs voix font écho peu à peu à celles de certaines instances des droits de la personne à plusieurs niveaux, ce qui transformera Ciudad Juárez en un centre important d’actions féministes nationales et transnationales. Au cours des années 2000, cette mobilisation réussit à modifier – au moins de manière officielle – le paysage juridique et institutionnel du Mexique en matière de politique publique élaborée en vue de lutter contre la violence de genre. Plusieurs instances à l’échelle fédérale sont alors créées (p. 115) et, en 2007, le gouvernement adopte une loi générale d’accès des femmes à une vie libre de violence. Selon Labrecque, la victoire la plus importante arrive en 2009, quand la Cour interaméricaine des droits de l’homme « juge que l’État mexicain a violé les droits à la vie, à l’intégrité et à la liberté personnelle, à la non-discrimination ainsi qu’à l’accès à la justice et à la protection judiciaire des trois femmes » (p. 103). Pour Labrecque, ce jugement « représente une grande victoire en même temps que le résultat de près de deux décennies de travail » (p. 103).

Malgré ces victoires importantes, les résultats « sur le terrain » sont beaucoup moins évidents. Le féminicide à Ciudad Juárez reste en augmentation, particulièrement du fait de la « narcoviolence » croissante et de la militarisation de la ville. Malgré la mobilisation continue et certaines transformations institutionnelles, l’impunité sociale et étatique n’a pas été remise en cause. Dans le quatrième chapitre, Labrecque avance l’argument selon lequel la cause principale du féminicide serait le patriarcat. On ne parle plus d’un patriarcat basé strictement sur les structures familiales (la règle du père), mais qui est transversal dans la société (famille, société civile, gouvernement, économie), ce qui institutionnalise une domination masculine dans des sphères diverses de la société. La violence contre les femmes est à la fois une expression de cette domination et une façon de la maintenir. Comme Labrecque le souligne justement, le concept de patriarcat demeure controversé. Certaines féministes considèrent que ce concept a des prétentions beaucoup trop universelles, ainsi qu’une dimension « structurelle » peu en phase avec notre époque où la « fluidité » des relations et des identités semble primer. Je trouve néanmoins intéressant que l’auteure ait recours à ce concept pour étayer son analyse sur le féminicide. En effet, devant une violence qui est perçue comme « spectaculaire » et « incompréhensible », le concept de patriarcat amène la réflexion sur un terrain plus familier en offrant des pistes d’action politique. La justice de genre réside donc, non seulement dans la dénonciation des violences faites aux femmes, mais aussi dans la défense continue de leurs droits économiques, sociaux et politiques, ce qui pourrait aboutir à l’émergence d’un droit « à la ville » pour les citoyennes de Ciudad Juárez.

Dans sa conclusion, Labrecque revient sur certains aspects sombres et déprimants du phénomène du féminicide, en particulier l’assassinat de plusieurs activistes féministes, ainsi que sur le fait que le gouvernement du Mexique ne respecte pas ses propres lois en la matière. Elle finit par se tourner vers le Canada, où la question du féminicide se pose aussi, notamment en ce qui concerne la mort et la disparition des femmes autochtones (voir Walter 2014). Pour Labrecque, ces morts démontrent que la classe sociale et « la race » jouent aussi un rôle primordial dans la distribution actuelle de la souffrance et de la violence. Bien évidemment, la mort violente disproportionnée des femmes autochtones au Canada montre que la géographie du féminicide est véritablement d’ordre transnational.

Écrire sur la violence n’est pas chose facile, surtout si l’on adopte une attitude active en tant que témoin plutôt qu’un positionnement passif devant un phénomène comme le féminicide. C’est ce point de vue que développe Labrecque dans ce livre courageux, qui permet à la réflexion sur la violence de genre contemporain au Mexique de progresser et d’aller bien au-delà du simple constat. Son ouvrage porte en effet non seulement sur la violence de genre, mais aussi sur ses relations avec le développement, la mondialisation et l’urbanisation. Il dessine également les possibilités et les limites de l’action politique (féministe) contemporaine et nourrit donc la réflexion universitaire et politique. Voilà donc un ouvrage fortement recommandé pour tous les activistes, chercheuses ou chercheurs, professeurs ou professeures ainsi qu’étudiantes et étudiants qui s’intéressent aux questions de genre et de violence au Mexique et ailleurs.