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Durant une discussion avec plusieurs chercheuses et chercheurs universitaires, nous évoquions la nécessité d’introduire des quotas pour les femmes dans l’attribution des financements de recherche lorsqu’une collègue psychologue sociale, s’identifiant comme spécialiste du genre, a pris la parole en affirmant, avec toute l’autorité qu’elle pensait pouvoir obtenir de sa qualification scientifique, que « cela ne marchait pas, car les gens n’aimaient pas les quotas » : elle croyait ainsi clore le débat politique en brandissant les résultats de sa recherche. Cette anecdote me semble bien illustrer un rapport particulier entre science et politique, rapport que je qualifierais volontiers de problématique. Cet échange dénote également le statut des sciences expérimentales dans les sociétés occidentales contemporaines, notamment l’idée qu’elles se tiendraient au-dessus de la mêlée politique, conduisant des chercheuses féministes issues de ces approches à revendiquer une autorité particulière.

Le présent texte aborde cette question, ainsi que, plus globalement, les questions politiques et scientifiques qui ont guidé le développement d’une perspective féministe en psychologie depuis les années 60. Fondée sur un travail de recherche doctorale sur l’histoire de la psychologie féministe américaine (Pache 2015), cette présentation réflexive veut être utile à une meilleure appréhension de la place sociale qu’occupe la psychologie, de même que des liens entre les mouvements féministes et les approches psychologiques. Je me réfère principalement au contexte nord-américain anglophone, mais le processus à l’oeuvre aux États-Unis depuis près d’un siècle, qui fait de la psychologie une discipline aujourd’hui politiquement et culturellement incontournable, peut être observé, avec quelques variations certes, dans la plupart des pays occidentaux. Des politiques publiques requérant l’expertise des psychologues (Herman 1995) à la manifestation quotidienne de l’imprégnation des conceptions psychologiques dans le langage courant et nos manières de comprendre les relations humaines (Illouz 2008), la psychologie est un objet politique, comme l’ont bien compris les psychologues féministes qui s’en sont emparées au cours des années 60.

Or l’autorité de la psychologie américaine se fonde en grande partie sur la construction d’une légitimité scientifique (Capshew 1999; Herman 1995). Au moment de l’émergence des mouvements féministes des années 60, les psychologues revendiquent une expertise sur le comportement humain, au côté d’autres corporations de professionnels et de professionnelles de la santé mentale, comme les psychiatres et les psychanalystes. La nécessité politique d’attaquer les discours dominants dans ces disciplines résulte du rôle qu’on leur attribue dans la société, plus particulièrement dans les pratiques cliniques et les politiques publiques. Les « psys » ne sont en outre pas avares de condamnations des revendications féministes et des transformations sociales du statut des femmes au cours du xxe siècle, invoquant à plusieurs reprises le désastre pour la civilisation que le féminisme représenterait (Herman 1995 : 276-284). Devant cette mobilisation des sciences dans le débat politique, les psychologues féministes se lancent dans un examen critique de leur discipline et cherchent à développer de nouvelles épistémologies et méthodes pour pallier les problèmes qu’elles relèvent.

Le présent article est consacré à cette démarche et à ces questions. Dans un premier temps, j’évoque le contexte historique et politique de la création et du développement d’une psychologie féministe. Le projet scientifique des psychologues féministes est ensuite exposé par la présentation de deux textes fondateurs du domaine. Pour terminer, je mets en perspective ce projet, notamment en interrogeant ses dimensions politiques et la question de l’expertise.

La critique féministe de la psychologie en contexte

Les mouvements féministes américains des années 60 s’intéressent à la psychologie non seulement pour l’attaquer, mais également comme ressource pour penser l’émancipation et la domination des femmes. Ces mouvements, aux États-Unis et ailleurs, vont mettre en avant ce que Colette Guillaumin (1992 : 11) nomme « la face mentale de la domination », dont l’étude semble à certains militants et militantes pouvoir être l’objet de la psychologie. Le sexisme qui règne dans les disciplines psychiques a, de plus, des effets, que ce soit par la médiatisation des discours experts ou par les pratiques cliniques, ce qui conduit l’historienne Ginette Castro (1984 : 142) à insister sur l’importance de contester le rôle de ces « responsables de la socialisation » que représentent les psychologues et les médecins.

Pour mesurer l’inscription sociale des propositions scientifiques mentionnées ci-dessous, je tiens à souligner trois phénomènes permettant de mieux cerner le rapport complexe des féministes américaines de cette époque à la psychologie.

Le premier point sur lequel il me faut insister est celui du déploiement de l’expertise psychologique dans la société américaine. La psychologie se développe aux États-Unis à partir du xixe siècle comme une discipline avant tout expérimentale, proche de l’école allemande de Wilhelm Wundt. L’activité clinique des psychologues n’apparaît que plus tard, en lien notamment avec l’arrivée de la psychanalyse (Benjamin et Baker 2004). C’est surtout en tant que mandataires de l’armée que les psychologues se rendent nécessaires au gouvernement. Les deux guerres mondiales confèrent à la corporation une large influence, par le rôle joué dans ces évènements, mais aussi par l’augmentation engendrée – massive – des effectifs des psychologues et des psychiatres (Herman 1995). Durant les années 60, il est donc tout à fait légitime de faire appel à des psychologues pour des expertises du comportement humain dans le cadre de politiques publiques, ce qui pose problème dans un projet de société féministe, étant donné les savoirs sexistes généralement mobilisés, mais qui donne aussi l’occasion, par la suite, à des psychologues féministes de revendiquer ce rôle d’expert ou d’experte.

Le deuxième processus concerne la transformation des conceptions psychologiques du comportement. Car les usages de l’expertise psychologique ont aussi conduit à faire accepter largement un lien entre l’individu et la société, en défendant notamment les origines sociales de comportements individuels. Cette conception sociale a ouvert la voie à une critique politique de la société comme principal facteur des problèmes psychiques des individus et, ainsi, à une volonté de la changer (Staub 2011). Elle offre aussi une ligne d’attaque contre la scientificité et l’autorité des disciplines psychiques.

Le troisième et dernier point que je souhaite soulever concerne les pratiques cliniques. Les militantes féministes américaines de la deuxième vague accordent une grande place à leurs critiques, comme l’illustre le succès de l’ouvrage de la psychologue Phyllis Chesler, Women and Madness (2005). La thérapie est, pendant les années 60 et 70, un phénomène en pleine croissance qui se propage surtout en milieu urbain et socialement privilégié, mais les internements psychiatriques et les expertises concernent particulièrement les femmes, notamment pauvres ou lesbiennes (Chesler 2005), et les personnes non blanches (Metzl 2009). Depuis les années 50 et la commercialisation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, les femmes sont, de plus, la cible du marketing agressif des entreprises pharmaceutiques (Metzl 2003). Les disciplines psychiques, qu’elles se placent dans une approche biologique ou psychanalytique des problèmes, ont donc des conséquences tout à fait pratiques et sensibles sur la vie des personnes, notamment des femmes. Et cette dimension pratique, qui apparaît le plus explicitement dans la clinique et les soins en santé mentale, reste un enjeu primordial d’une révolution féministe des savoirs et de leur production.

L’élaboration d’un projet scientifique féministe

Il m’est bien sûr impossible de détailler ici l’ensemble de recherches en psychologie qui ont été élaborées depuis une perspective féministe, ni même d’en faire une revue qui rendrait compte exhaustivement de leur diversité[1]. J’ai choisi de présenter deux textes qui sont considérés par les psychologues féministes comme fondateurs. Ce faisant, il s’agit d’illustrer la façon dont sont posées les questions épistémologique et méthodologique par les militantes chercheuses. Ces deux contributions illustrent plusieurs principes structurant les études qui se définissent comme féministes en psychologie.

La psychologie et les femmes

Le premier texte, et probablement le plus connu, est celui de Naomi Weisstein, neuroscientifique américaine, cofondatrice du Chicago Women’s Liberation Union. Dans son article intitulé « Kinder, Küche, Kirche as Scientific Law : Psychology Constructs the Female », initialement un discours militant prononcé en 1968, qui connaît ensuite un grand succès éditorial[2], Weisstein s’en prend à la prétention des expertes et des experts « psys », notamment masculins, de savoir quoi que ce soit des femmes à ce jour : « La psychologie n’a rien à dire sur ce que sont vraiment les femmes, ce dont elles ont besoin ou ce qu’elles veulent, surtout parce que la psychologie ne le sait pas[3]. » Elle met en avant, à l’inverse, certaines études récentes comme pistes pour une science plus réaliste, mieux à même de nourrir la lutte féministe.

Le ton de Weisstein peut être caustique, mais son argumentation rappelle fermement les problèmes épistémologiques et méthodologiques des théories psychologiques en vigueur. Premièrement, en relevant l’insistance des discours de psychologues, de psychanalystes ou de psychiatres sur l’« instinct » et la « nature » des femmes, elle note avec ironie l’importance du dispositif, notamment commercial, pour aider les femmes à « réaliser leur vrai potentiel » (Weisstein 1993 : 196). Elle pose ainsi une question fondamentale : comment sont produits les individus et leurs comportements? Sur la base de quelles preuves peut-on affirmer qu’une « nature » détermine les comportements sexués? Weisstein condamne alors les théories psychologiques issues de l’expérience clinique, non parce qu’elles proviennent de cette pratique, mais parce qu’elles n’ont pas été validées scientifiquement. Contrairement à des critiques épistémologiques qui vont par la suite théoriser la question de l’objectivité en cherchant à la redéfinir (Harding 1986), Weisstein s’en prend sans nuance au manque d’objectivité que constitue le mode de connaissance fondé sur l’« intuition » (insight), qui ne peut, selon elle, que reproduire biais et préjugés (Weisstein 1993 : 198). Elle insiste en effet sur la méconnaissance des patientes qu’ont les cliniciens et les cliniciennes. Elle cite à l’appui de ce constat les travaux de William Masters et Virginia Johnson (1966), invalidant notamment la théorie freudienne des deux types d’orgasme féminin, pour démontrer l’étendue de l’aveuglement des thérapeutes, qui n’apprennent rien de leur clinique et ne voient que ce que leurs théories leur enseignent. Notons que, si le texte relève également que l’efficacité des psychothérapies n’est pas démontrée, ce sont surtout des méthodes scientifiquement rigoureuses que Weisstein défend, elle qui voit dans la production de savoirs valides une ressource pour l’émancipation humaine.

Bien que Weisstein ne le formule pas ainsi, son premier grief concerne l’individualisme épistémologique et méthodologique de la psychologie qui, d’après elle, évacue le plus souvent dans ses dispositifs de recherche expérimentale le contexte social en se concentrant sur des dynamiques conçues comme internes aux individus. C’est ainsi que Weisstein loue au contraire les travaux de Robert Rosenthal (1963) montrant les effets des attentes des personnes expérimentatrices sur les résultats des sujets participant à une étude, malgré un protocole rigoureux et des instructions identiques[4]. Dans le même but de souligner le rôle des interactions sociales et des attentes de la société, la fameuse étude de Stanley Milgram (1965) intéresse Weisstein dans la mesure où le seul facteur prédictif démontré de l’« obéissance des bourreaux » est constitué par un contexte social : le fait d’être ou non accompagné de personnes refusant de poursuivre l’expérience[5].

Le second aspect que remet en question Weisstein est celui de la démonstration de facteurs biologiques du comportement. Sur ce point, elle cite une étude montrant que l’injection d’adrénaline chez des sujets, technique utilisée pour simuler la peur ou le stress, ne suffit pas à produire ces émotions, et que les sujets deviennent au contraire euphoriques ou en colère, selon l’humeur des personnes qui sont présentes (Schachter et Singer 1962). Outre la mention de cette expérience qui souligne, une fois encore, la prééminence du contexte social dans le processus produisant les comportements humains, Weisstein conteste la validité des explications selon lesquelles des différences de comportement entre hommes et femmes seraient le fait d’hormones dites sexuées[6], ainsi que l’approche évolutionniste de façon globale. Contre l’hypothèse du rôle des hormones, elle mobilise des travaux récents rassemblés par Eleanor Maccoby (Hamburg et Lunde 1966) et relève que des comportements similaires se manifestent avec des situations hormonales différentes, de même que l’inverse, c’est-à-dire des comportements différents dans des états physiologiques comparables. Elle se moque, d’autre part, du réductionnisme qui caractérise la psychologie évolutionniste lorsque cette dernière déduit du comportement d’animaux le potentiel humain et ce qui serait naturel et désirable (Weisstein 1993 : 204).

Le texte de Naomi Weisstein constitue avant tout une démonstration de l’ignorance de la psychologie et une condamnation de l’expertise psychologique sur la base d’un jugement aussi scientifique que politique, puisque Weisstein – dans une tradition marxiste qui se place du côté de la vérité, notamment scientifique – ne différencie pas les deux. L’auteure conserve une vision relativement traditionnelle de la science, qu’elle conçoit de façon positiviste. Elle ne définit pas son travail scientifique comme féministe, mais ce qui est remarquable, c’est la façon dont son engagement politique la conduit à vouloir introduire une dimension sociale, à tenir compte des rapports sociaux, autant que d’une possibilité d’action, même dans les dispositifs expérimentaux. Sur les effets de son féminisme sur ces travaux, elle explique ceci :

[Il] y a un lien encore plus étroit entre mon féminisme et ma science : l’idée d’une capacité d’agir des humains. Une hypothèse humaniste sur les humains considère qu’ils essaient de façonner et de contrôler leur monde, qu’ils cherchent, font face, combattent, luttent, observent, espèrent, voient activement. Le lien entre cela et ma science n’est pas évident, mais il réside clairement là… Ni les cellules nerveuses ni les gens ne sont juste assis là à attendre… L’idée de neurones actifs est donc l’une des façons dont mon féminisme influence ma science[7].

Les mythes de la psychologie des différences sexuées

L’exhortation de Weisstein à inclure les processus sociaux dans les études psychologiques est partagée par la plupart des psychologues féministes, qui, dans leur grande majorité, travaillent à mettre en évidence les déterminations sociales du comportement, contre leurs collègues et la société, qui tendent à naturaliser des catégories sociales, notamment les sexes. Il s’agit même, d’une certaine façon, d’une condition pour se dire féministe, comme le montre le fait que certaines psychologues, parce qu’elles accordent un rôle aux propriétés biologiques, s’interrogent sur leur identité féministe[8]. Cette position, qu’il faut qualifier de constructiviste, étant donné qu’elle s’oppose à un naturalisme[9], est le fruit d’une lutte politique contre une psychologie des femmes comme psychologie des différences entre les sexes.

Pour sa part, Stephanie Shields fait ainsi remarquer, dans le second texte abordé ici, que, si les recherches sur les différences entre les sexes semblent soudain « proliférer », elles ne constituent cependant pas un objet de recherche inédit (Shields 1975 : 739). De façon très intéressante, la psychologue choisit dans cet article de faire l’histoire « préfreudienne » de ces recherches, qu’elle juge nécessaire pour mettre en perspective les rapports entre la production scientifique et les valeurs sociales dominantes. Intitulé « Functionalism, Darwinism, and the Psychology of Women », le texte de Shields est également sous-titré « A Study in Social Myth[10] ». Contrairement au texte de Weisstein, qui dément le fait que la psychologie sache quoi que ce soit des femmes, mais ne limite pas sa critique de la psychologie aux travaux sur les différences entre les sexes, concluant même que le traitement discutable des femmes par la psychologie n’est qu’un cas particulier d’un problème général (Weisstein 1993a : 207), le propos de Shields se concentre sur l’étude des femmes en psychologie, plus particulièrement sur les travaux qui cherchent à mettre en évidence des différences entre les sexes. Il combine la plupart des caractéristiques que l’on trouve dans la perspective féministe qui se développe en psychologie : il met en avant le rôle méconnu de femmes psychologues, pionnières négligées et oubliées; il souligne, par son approche historienne, les conditions sociales dans lesquelles se fait la production des recherches scientifiques; il déconstruit les raisonnements qui ont conduit à des résultats jugés sexistes; et il dénonce le rôle de la psychologie dans la reproduction des inégalités entre les sexes.

L’article de Shields développe ces aspects autour de trois objets qui ont retenu l’attention dans la recherche en psychologie – le cerveau des femmes, l’hypothèse de la variabilité dans les théories évolutionnistes et l’instinct maternel –, qu’elle traite selon un ordre chronologique, débutant par la constitution de la psychologie aux États-Unis au xixe siècle et terminant par l’essor de la psychanalyse. Je ne traiterai pas exhaustivement cette histoire, mais je souhaite relever quelques éléments qui illustrent les caractéristiques mentionnées plus haut. Le ton de l’article est donné dans l’introduction par la citation de la psychologue Helen Thompson Woolley sur l’étude des différences sexuées (Shields 1986 : 29) :

Parmi tous les domaines qui se veulent scientifiques, celui-ci est sans doute le seul où abondent autant de partis pris, d’affirmations sans fondement, où la logique est torturée pour démontrer des préjugés et où il est laissé libre cours à toutes les divagations sentimentales et autres sottises[11].

La perspective historique permet à l’auteure de montrer que les propos des psychologues sur le cerveau des femmes, par exemple, résultent moins d’observations valides que de conclusions erronées déduites de leurs préjugés. Ainsi, dans la théorie localisationniste – qui lie une zone cérébrale avec une fonction particulière –, les « observations » du cerveau de femmes sont réinterprétées selon les changements survenus dans la théorie. Si certaines mesures montrent des lobes pariétaux plus développés chez les femmes que chez les hommes quand on place l’intelligence dans le lobe frontal, la formulation d’une nouvelle théorie attribuant l’intelligence aux lobes pariétaux conduit à réviser les premières observations. Ainsi, non seulement la théorie et l’interprétation des données changent, mais on refait les mesures pour obtenir des « faits » qui correspondent à la fois à la nouvelle théorie et aux vieux préjugés sur la hiérarchie des sexes (Shields 1975 : 741). Par la suite, avec le succès de l’approche évolutionniste, les différences entre les sexes sont identifiées ailleurs. Shields souligne cependant le même type de révisionnisme sur la question de la « variabilité », c’est-à-dire la variation de la norme que l’on peut observer dans chaque groupe de sexe. Avant Darwin, l’anatomiste Meckel a conclu que les femmes présentent une plus grande variabilité morphologique que les hommes et a vu dans ce trait le signe de leur infériorité. Avec l’évolutionnisme, la variabilité devient un élément positif, car c’est un phénomène qui permet à l’espèce d’évoluer vers le mieux, ce qui conduit Shields (1986 : 39) à écrire ce qui suit :

C’est parce que la variation par rapport à la norme était déjà considérée comme le mécanisme d’une transformation progressive (survie et transmission des variations adaptatives) et parce que le sexe mâle semblait le sexe le plus variable, qu’on en vint bientôt à la conclusion, acceptée par tout le monde, que le mâle est dans les différentes espèces l’élément de progrès[12].

Toutes ces théories des différences entre les sexes reposent sur l’hypothèse qu’il existe une nature féminine, et, comme le fait remarquer Weisstein (1968), sur l’idée que ce que l’on observe est ce qui doit être et la seule chose qu’il est possible d’être. Ce point est illustré chez Shields par le débat sur l’éducation des femmes, où domine la question de leur rôle social. Ce débat est présenté en lien avec ce qui est nommé « le mouvement des tests » (« the testing mouvement »), c’est-à-dire le développement, au début du xxe siècle, d’une vaste entreprise d’étude des différences individuelles par le recueil de mesures par des tests, notamment de l’intelligence, dans les recherches psychologiques américaines. Woolley et Lena Stetter Hollingworth remettent en question les observations faites par leurs pairs et dénoncent les préjugés qui ont influencé leurs conclusions. Les deux contestent l’absence de prise en considération de l’environnement dans l’évaluation des capacités individuelles. Hollingworth, pour sa part, parvient à mettre en crise l’hypothèse de plus grande variabilité de l’intelligence chez les hommes. Cette notion devient cependant moins importante avec le changement de paradigme théorique dominant, passé de l’évolutionnisme au béhaviorisme, et, peut-être plus encore, sous l’effet d’un contexte social transformé, où la question de l’éducation des femmes a été décidée sans – et malgré – la psychologie.

La dernière partie du texte de Shields touche un sujet bien connu des critiques féministes : l’instinct maternel. Il est fascinant de prendre la mesure du fait que des théories psychologiques rivales sont parfaitement prêtes à se mettre d’accord sur certains préjugés. Car, même si les béhavioristes se sont battus contre la notion d’instinct défendue par l’école fonctionnaliste, certains peinent à écarter complètement le concept au sujet des mères (Shields 1975 : 751). Shields résume ainsi l’histoire de l’intérêt pour l’étude des différences sexuées : après les approches localisationnistes, et en suivant une perspective évolutionniste, le fonctionnalisme insiste sur un naturalisme qui l’écarte de l’étude des dimensions sociales des différences sexuées, alors que le béhaviorisme, bien qu’attentif à l’environnement par son accent sur l’apprentissage et la motivation, a peu prêté attention aux déterminants sociaux de ces différences. En outre, si les fonctionnalistes décrivent la société telle qu’elle est, les béhavioristes ont l’ambition de découvrir les lois universelles du comportement humain. Les différences individuelles, attendues et étudiées dans une perspective évolutionniste, ne sont pas intéressantes pour l’étude de ces lois. C’est la psychanalyse, revenant vers les individus, qui s’empare alors des différences entre les sexes et offre une théorie qui est vite assimilée, même si elle présente les problèmes que John Dewey avait observés en 1922 (Shields 1986 : 59) :

L’approche du sexe par les psychanalystes est riche d’enseignement parce qu’elle est la preuve éclatante et des conséquences d’une simplification artificielle et de la transformation d’un produit social en causes psychiques. Les auteurs, habituellement des hommes, dissertent sur la psychologie des femmes comme s’ils traitaient d’une entité platonique universelle, alors qu’habituellement ils traitent les hommes comme des individus qui varient en fonction de leur structure propre et de leur environnement. Ils abordent des phénomènes qui sont des symptômes propres à la civilisation occidentale actuelle comme s’il s’agissait des effets inéluctables de forces [innées] immuables de la nature humaine[13].

Au terme de son article, Shields considère avoir montré le rôle des « mythes sociaux » dans la psychologie des femmes, du moins dans son histoire, et ouvre la question concernant leur rôle dans le présent.

Le développement de la psychologie féministe

Ces deux textes représentent chacun une démonstration paradigmatique de la façon dont se construit la psychologie féministe, qui est aussi nommée « psychologie des femmes », et, plus tardivement, « du genre ». En effet, la perspective féministe, fondée sur un projet d’égalité entre les sexes, se décline en psychologie essentiellement autour de deux questions : la prise en considération du contexte social dans la recherche; et l’étude des différences et des similarités entre les sexes. La critique féministe consiste dans une large mesure à dénoncer l’absence de prise en considération de la société dans la production des théories et des connaissances psychologiques, ainsi que le caractère socialement construit – notamment par une construction scientifique – des différences sexuées (Riger 1992).

Cependant, les questions méthodologiques et épistémologiques des psychologues féministes n’ont pas été posées dans le vide. Elles surgissent d’une histoire politique, celle des luttes féministes. En outre, les psychologues féministes sont en contact avec d’autres féministes et elles se positionnent également dans les débats épistémologiques de leurs collègues d’autres disciplines, notamment les biologistes, dont certaines sont de fait très proches du point de vue scientifique. On trouve dans leurs recherches différentes approches, que la psychologue Stephanie Riger regroupe sous trois étiquettes : l’empirisme féministe (feminist empiricism), l’épistémologie féministe du point de vue (feministstandpoint epistemology) et le postmodernisme ou poststructuralisme féministe (Riger 1992). La plupart des synthèses écrites sur la question épistémologique en psychologie féministe concluent que ces approches peuvent être complémentaires d’un point de vue scientifique et politique ou, en tout cas, qu’il n’est pas stratégique de vouloir déterminer ce que serait l’épistémologie définitivement féministe. Elles rejoignent dans cette affirmation de la nécessité d’un certain bricolage, ou, du moins, d’une indétermination de ce que serait « une fois pour toutes » la « bonne » méthode féministe, l’analyse que fait María Puig de la Bellacasa (2012) à propos des épistémologies féministes.

Ces différentes épistémologies ou, pour reprendre l’argument de Puig de la Bellacasa (2012), ces « politiques » ont donné lieu à des démarches méthodologiques et à des domaines de recherche qui se sont employés à multiplier les façons de poser les questions de Shields et de Weisstein sur le contexte social et la production des différences entre les sexes. Dans une revue du domaine proposée par Crawford et Marecek (1989) pour marquer ce qu’elles considèrent comme les vingt premières années de la psychologie féministe, les deux auteures classent les études en psychologie féministe en quatre catégories qu’elles décrivent comme des cadres théoriques et politiques :

  1. les « femmes exceptionnelles », qui comprend les recherches révélant la présence invisibilisée des femmes dans des rôles traditionnellement masculins, notamment dans la recherche psychologique même, ainsi que les conditions qui permettent ces parcours exceptionnels;

  2. les « femmes comme problème », approche donnant lieu à des recherches sur la production sociale des femmes, de même que sur celle de syndromes « féminins », catégorie qui dominerait la psychologie féministe, selon les auteures;

  3. la « psychologie du genre », qui est l’approche des deux auteures et qu’elles définissent comme celle qui s’intéresse à la production du genre comme rapport social et qui donnerait lieu à des analyses davantage sociologiques, nécessitant de nouvelles méthodes, contrairement aux cadres précédents;

  4. enfin, la « transformation », qui représenterait l’approche la plus radicale en remettant en question non seulement les objets et les méthodes de la psychologie traditionnelle, mais ses épistémologies, ce qui exige une grande réflexivité sur la démarche scientifique et les rapports normatifs à la science, de même qu’une politique des savoirs.

Ces différents cadres de recherche ne sont pas exclusifs, et les deux auteures ne les hiérarchisent pas. Néanmoins, ils trahissent des stratégies qui divergent à la fois scientifiquement et politiquement. Car, comme Crawford et Marecek le rappellent, « les psychologues féministes ne diffèrent pas seulement dans leur politique, elles diffèrent également dans la mesure qu’elles estiment que la politique entre – ou devrait entrer – en ligne de compte dans leur travail scientifique[14] ».

Depuis ce premier bilan en 1989, on peut considérer qu’il n’y a pas eu de transformation radicale du champ sur le plan épistémologique, bien que la variété des recherches qui se réclament de la psychologie féministe se soit encore déployée (Eagly et autres 2012). Elle s’est en particulier étendue au développement des approches proprement biologiques au sein même des études féministes, avec, notamment, sur le sujet du comportement et des questions psychologiques, l’institutionnalisation débutante des neurosciences féministes[15].

Une mise en perspective

Le projet des psychologues féministes s’inscrit dans celui des critiques féministes des sciences qui cherchent à dénaturaliser les sexes et à remettre en question la neutralité de la production des savoirs et la légitimité de l’expertise scientifique (Gardey et Löwy 2000). J’ai choisi de présenter plus haut les textes de Weisstein et de Shields non seulement pour le rôle qu’ils ont joué historiquement dans le développement de la psychologie féministe, mais parce qu’ils constituent également des éléments importants du domaine tel qu’il existe aujourd’hui, dans la mesure où ils restent pleinement revendiqués par les auteures et les auteurs de ce champ d’études et très souvent cités.

Or il est nécessaire d’observer que les intentions politiques de ces textes apportent une caution à des recherches plus récentes, qui ne sont cependant pas toutes engagées dans la même mesure pour des transformations sociales. Weisstein et Shields mettent toutes deux leurs critiques des biais et des problèmes méthodologiques de la psychologie dominante en rapport direct avec des enjeux politiques, que ce soit la question de l’éducation des femmes ou celle de l’assignation à la maternité. Ce qui les guide est la lutte pour l’égalité des sexes, qui passe par la déconstruction d’un discours qui se veut vérité. Cet objectif n’empêche cependant pas les deux auteures de défendre la science et surtout, en se débarrassant des biais et des erreurs méthodologiques, de viser une meilleure science.

Cependant, la position de ces deux auteures n’est pas sans ambiguïté, comme l’est toute stratégie réformiste. En effet, aussi radicale que soit l’attaque de ces féministes et de leurs épigones, mener ce combat au sein de leur discipline présente de nombreux dilemmes, dont l’un n’est pas des moindres, que l’on peut résumer en reprenant interrogativement les mots d’Audre Lorde : les outils du maître peuvent-ils détruire sa maison? Si cette question peut être posée à toutes les entreprises féministes dans toutes les disciplines du savoir, la conception positiviste dominant la psychologie et les sciences naturelles la rend particulièrement sensible dans celles-ci, étant donné la vigueur de la croyance en une vérité universelle démontrable par une science forcément objective. Les tensions qui naissent du projet de psychologie féministe se révèlent ainsi spécialement dans la question de l’expertise.

Les experts et les expertes ainsi que, surtout, leur pouvoir sont en effet, précisément, la cible des critiques féministes des années 60 et 70, qu’elles soient internes ou externes à la psychologie. La contestation de l’expertise psychologique est une lutte politique qui peut cependant prendre plusieurs formes. Pour contrer l’expertise qui se légitime par une autorité scientifique, il est ainsi possible de montrer qu’elle ne peut revendiquer cette légitimité, car elle ne possède pas les savoirs qu’elle prétend détenir, ou qu’elle ne peut les acquérir, sans contester la légitimité qu’aurait une expertise réellement scientifique. Cependant, cette critique se place sur le même plan d’argumentation que les personnes expertes en question et doit donc mobiliser certains principes de l’expertise et des institutions sociales, en particulier scientifiques, qui la produisent. C’est en grande partie la stratégie choisie par les psychologues féministes. Une autre stratégie consiste à tenir compte du statut social du discours scientifique, mais à en faire un discours contestable, contre un statut d’expertise qui se place en dehors du politique, c’est-à-dire d’un conflit de valeurs.

Les mouvements féministes de la deuxième vague ont mené le combat contre les discours experts avec ces deux stratégies. Concernant la psychologie, aux États-Unis, avec la création d’un sous-champ féministe, la critique s’est progressivement institutionnalisée, bien que de façon limitée. Et si la première stratégie persiste, la seconde peine à survivre. Contre cette dernière joue notamment le fait que des carrières ont pu se créer, ainsi que des espaces de publications et d’influence. Toutefois, si la légitimité acquise a certainement permis des victoires tactiques à plus d’une occasion[16], elle participe également d’une dépolitisation des recherches féministes en psychologie, qui se trouvent aux prises avec les contraintes des institutions, et en porte-à-faux avec la critique des mêmes institutions, telle que des féministes l’ont formulée et la formulent encore. C’est là un phénomène connu, dont Virginia Woolf s’inquiétait déjà dans Trois guinées[17]. Et il s’agit surtout d’un problème politique qui doit être examiné dans le cadre d’une stratégie. Il serait nécessaire d’évaluer la façon dont le renforcement d’un discours d’autorité, comme il est possible de considérer certaines recherches féministes construites sur une conception non démocratique de la science et de sa production, pourrait participer de la lutte pour l’égalité. La critique épistémologique féministe ne saurait se contenter de multiplier les expertises ou d’améliorer celles qui existent. La situation politique qui a conduit les militantes des années 60 à s’attaquer aux discours psychologiques ne s’est pas améliorée du point de vue du rôle politique des expertises scientifiques, notamment psychologiques. Bien au contraire, celles-ci se multiplient, et l’intégration de perspectives critiques ne semble qu’avoir contribué à cette évolution, en les neutralisant. Si la critique de la psychologie a donné lieu à une transformation sociale, ainsi qu’à une remise en question des savoirs politiquement pertinente, c’est parce qu’elle était ancrée dans un projet politique de transformation de la société qui dépassait le milieu de recherche en question, comme on peut le comprendre aisément à la lecture des textes de Shields et de Weisstein, de même qu’en observant leur diffusion bien au-delà de leur discipline, voire du milieu universitaire.

Il faut cependant se garder de s’adonner à un raisonnement contrefactuel et reconnaître l’incertitude des effets de toute action politique. Ainsi, il est également possible que le développement d’une expertise féministe n’ait pas d’influence sur le renforcement de ce type de discours et qu’il s’agisse d’un choix tactique adapté. En tous les cas, les psychologues féministes mènent leur combat dans leur discipline, et il ne saurait être question de leur contester ce choix légitime. Toutefois, du point de vue des objectifs féministes, du moins sur les éléments minimaux qui tendent vers un consensus, comme l’égalité et la contestation des discours d’autorité, le développement d’une perspective féministe au sein de corporations dominantes, à la fois socialement, comme universitaires et professions lucratives protégées, et sur le plan du savoir, comme discipline privilégiée, doit nous interpeller.

On ne saurait donc contester cette conclusion que les psychologues féministes « ont produit une psychologie qui englobe la compréhension de l’esprit et du comportement des deux sexes » et que cela constitue « clairement une avancée majeure pour la science psychologique » (Eagly et autres 2012 : 226). Cependant, il est nécessaire de se demander si l’égalité en général a progressé dans ce processus issu d’une critique politique de l’expertise psychologique, qui aboutit à la reproduction d’une posture politiquement similaire, c’est-à-dire ne parvenant que rarement à concilier démocratiquement l’égalité visée et les pratiques scientifiques, reproduisant alors l’opposition entre science et politique que les épistémologies féministes tentent d’ébranler.