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Cet ouvrage de Didier Eribon a beaucoup de qualités, mais il a aussi un défaut, celui d’être mal titré. D’abord, on s’y lance en espérant entendre parler de littérature et de genre, de ce que la littérature fait au système du genre et aux verdicts sexuels qu’elle programme, qu’elle prononce, qu’elle encode – ou pas, puisqu’on la sait apte à subvertir les programmes et les codes. Car la littérature est bien une « technologie du genre » (De Lauretis 2007), qui participe à la transmission des codes normatifs et contribue ainsi à les définir, mais qui se plaît aussi à les transgresser. On pouvait également s’attendre à des réflexions sur ce que les différentes théories littéraires doivent à la pensée du genre : ce dernier n’est-il pas le socle d’innombrables monuments?

S’il est quand même un peu question de tout ça, le projet d’Eribon est tout autre. L’ouvrage repose sur l’idée que les oeuvres littéraires constituent des lieux d’énonciation théorique. La thèse défendue est « qu’il est assez fréquent que des oeuvres littéraires soient plus riches en aperçus existentiels, politiques et théoriques que bien des travaux publiés dans le domaine de la philosophie ou des sciences sociales » (p. 5). Ainsi doit-on comprendre le « s » au « théorie » du titre : il s’agit de discuter de la potentialité des textes à receler des conceptions théoriques. La littérature serait véhicule de théories, notamment sur le genre et la façon dont celui-ci assène les verdicts sexuels.

Pour intéressante qu’elle soit, cette proposition (qui ne nous semble pas nouvelle : elle est déjà présente chez De Lauretis) appelle des nuances et des précisions. Car la littérature, contrairement aux autres disciplines mentionnées, n’est tenue à aucune « cohérence » logique – hormis celle qui concerne le récit. Au contraire, elle est menée par l’entropie. À sa façon donc, la littérature représente bel et bien un lieu où s’expriment les conceptions du monde, dont la conception du genre (Boisclair 2002; Boisclair et Saint-Martin 2006). Elle fait circuler des idées dans ses histoires. Cependant, la démonstration ici semble plutôt mince. Selon l’auteur, Proust énoncerait dans son oeuvre une théorie de l’homosexualité, laquelle serait mise en bataille dans l’univers du récit, où « ses personnages ne cessent de démentir la “ théorie proustienne de l’homosexualité ” » (p. 53). Est ici évoqué le dispositif de la pluralité des points de vue – ou polyphonie. Or cette question a largement été discutée en littérature (de Bakhtine à Rabatel). De son côté, Genet soutiendrait une théorie où la notion de masculinité suffit à définir à la fois la masculinité et la féminité, à travers une longue chaîne – Eribon parle de guirlande (p. 85) – d’hommes masculins (enculeurs) (p. 80) et féminins (enculés) (p. 80); ce sont ses mots. Le fait que l’homme soit la seule mesure, le seul déterminant du masculin et du féminin n’est pas remis en question.

La littérature est ici réduite à deux auteurs, Proust et Genet. Dès lors, on voit bien que ce système de genre, ces verdicts sexuels sont surtout abordés depuis une perspective masculine et homosexuelle. C’est là une entreprise tout à fait légitime, mais pourquoi la gommer dans la portée intentionnelle du titre? Et certes parler d’homosexualité, c’est parler du genre : l’hétéronormativité est bien une matrice commune aux deux approches, et c’est précisément le caractère normatif de cette matrice, qui aligne les sujets selon leur sexe/genre/désir (Butler 1990) et des effets concrets qu’elle a sur la répartition du pouvoir qui intéresse la « lecture du genre » (Boisclair 2002). Dans un même ordre d’idées, il serait impossible de nier que certains des plus importants apports aux théories du genre proviennent de lesbiennes (de Judith Butler à Monique Wittig, en passant par Christine Delphy, Adrienne Rich et tant d’autres). Le problème n’est pas que le genre ne soit pas concerné par l’homosexualité, mais bien qu’il ne saurait s’y réduire.

Par ailleurs, il faudrait aussi souligner que ces savoirs littéraires – ces théories que porterait en elle la littérature – ne sont pas porteurs d’absolues vérités, pas plus que les savoirs provenant d’autres disciplines. Et qu’ils trahissent eux aussi un état des connaissances, qu’ils relaient les points de vue d’agents sociaux situés. Autrement dit, les auteurs et les auteures font non pas ce qu’ils et elles veulent, mais ce qu’ils et elles peuvent, et il leur faut négocier la recevabilité de leurs propositions. Dans le cas des personnes homosexuelles, cela revient en outre à négocier leur propre acceptabilité sociale sur l’horizon d’attente qui est le leur (voir, par exemple, la discussion sur la dénégation de son homosexualité par Proust, à la page 14). Et si « l’oeuvre littéraire tend à défaire la théorie de la sexualité au fur et à mesure qu’elle la construit » (p. 57), c’est peut-être parce que c’est le propre de la littérature que d’être entropique, d’autant que le travail de symbolisation recourt ici, contrairement aux autres arts, aux signifiants.

Au-delà de ces considérations, les oeuvres de deux auteurs pour discuter du pouvoir qu’a la littérature à théoriser le monde, c’est quand même bien peu. Parler des théories du genre et de la sexualité que véhiculent les textes littéraires en passant par deux oeuvres d’auteurs homosexuels, est-ce possible? J’y vois là le même androcentrisme que lorsque, par exemple, une étude intitulée « L’enfermement dans la littérature québécoise » se fonde sur un corpus exclusivement masculin; le même homocentrisme (?) qui fait que, lorsqu’on parle d’homosexualité, il est le plus souvent question d’homosexualité masculine. Pourquoi les femmes doivent-elles toujours ajouter « au féminin » dans le titre de leurs travaux? On pourrait voir dans l’entreprise d’Eribon une invitation à ne plus le faire? Une invitation à occuper le centre? Fort bien. Cependant, même alors, subsiste un hiatus entre ce qui est annoncé en titre et ce dont on parle. Car le « système du genre » repose bien sur les deux genres qui le composent pour faire système. Et c’est envers les deux genres que des « verdicts sexuels » sont prononcés. Dans le cas traité ici, il n’y a qu’un sexe qui est visible. Non seulement le féminin est-il évacué, les trans* (et autres genres minorisés) sont aussi absents. Et ces derniers sont bien, eux aussi, des fauteurs de trouble envers le système.

Proust et Genet suffisent-ils à penser le phénomène de la théorisation du genre par et dans les textes littéraires? « Les grands écrivains sont souvent de grands théoriciens » (p. 5; l’italique est de moi) écrit Eribon. Qu’il y ait des idées dans la prose ne semble pas contestable; mais pourquoi ce trait serait-il réservé aux « grands écrivains » consacrés par l’institution? En réduisant le propos au canon – et à l’oeuvre de deux auteurs –, l’assise des Théories de la littérature apparaît bien mince.

L’ouvrage se présente en sept parties. La dernière, « la force du système », est la plus intéressante, du moins selon ma perspective, car elle traite, entre autres sujets, de la résistance au système, résistance à laquelle participe notamment la création littéraire et artistique en faisant bouger les choses de l’intérieur. Si les attentats qui mettent le système en crise surviennent souvent à ses frontières, les microactions du quotidien, tout comme le caractère nécessairement symbolique des propositions contenues dans les oeuvres, n’en contribuent pas moins à le transformer de l’intérieur.

Cet ouvrage d’Eribon constitue un développement et un remaniement d’une conférence présentée en clôture d’un colloque portant sur les « fictions de la masculinité » et a connu une première publication dans les actes du colloque. Le texte réédité ici fait l’impasse sur la « masculinité » du programme. Peut-être que Proust, Genet, et la politique des représentations des (homo)sexualités aurait été un titre plus juste. Et on l’aurait lu avec autant d’intérêt.