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Cet ouvrage de Louise Toupin offre un véritable retour dans le temps, vers ce qui a été un épisode presque oublié de la première phase du renouveau féministe des années 70 : le mouvement pour un salaire au travail ménager. Dans une chronique, qui s’apparente presque par moments à une autopsie, l’auteure expose avec précision et de façon fort éclairante le contexte d’émergence, les bases théoriques et les principaux jalons historiques de cette lutte politique radicale.

Résultat d’un travail colossal, entamé durant les années 90 comme projet postdoctoral, et poursuivi de façon intermittente durant une quinzaine d’années, ce livre est présenté par l’auteure comme un « rendez-vous avec [sa] propre histoire intellectuelle et militante » (p. 27). Témoin et actrice de cette époque foisonnante qui a vu l’émergence de cette perspective politique, Toupin offre une plongée en profondeur dans cette histoire. On le sait, cette revendication est loin d’avoir fait l’unanimité à l’époque dans les rangs féministes – ni chez les militantes ni chez les théoriciennes. Elle a été rejetée par « l’ensemble du mouvement des femmes en Occident » (p. 16), par les courants radical et réformiste du féminisme. Les raisons de ce rejet sont expédiées rapidement dans un petit encadré dans l’introduction (p. 16-17), ce qui surprend au vu du travail d’exégète auquel l’auteure se livre avec les textes fondateurs du mouvement. Évidemment, sa priorité était de réhabiliter cette perspective trop souvent caricaturée, et elle le fait de façon magistrale.

C’est donc un travail extrêmement fouillé, rigoureux, qui présente le grand mérite de sortir de l’oubli cet important jalon de l’histoire du féminisme. Le mouvement pour un salaire au travail ménager, qui a connu son apogée pendant la période 1972-1977, a laissé de nombreuses archives soigneusement examinées par Toupin, qui se réfère aussi abondamment aux écrits théoriques et aux propos recueillis lors d’entretiens avec des leaders du mouvement comme Sylvia Federici et Mariarosa Dalla Costa. Nous ne pouvons que nous réjouir de cet appel à raviver notre mémoire féministe, non seulement pour rendre hommage à quelques figures marquantes, mais surtout pour raviver nos luttes contemporaines en les rattachant à cette longue histoire de la révolte des femmes contre leur oppression.

« Travail ménager » : déjà la formulation apparaît vieillotte, à l’heure où l’on parle plutôt de partage (privé) des tâches ou de conciliation travail-famille. Lointaine est l’époque où le travail ménager gratuit était au centre d’un projet féministe radical contre l’exploitation. Dans les deux premiers chapitres, Toupin explique bien le contexte politique et théorique qui a donné naissance à la revendication pour un salaire au travail ménager au début des années 70. Contrairement aux féministes matérialistes comme Christine Delphy, qui considèrent que le travail ménager gratuit bénéficie avant tout à la classe des hommes, dans un « mode de production domestique » théoriquement distinct du mode de production capitaliste, les militantes et les théoriciennes de cette mouvance en font un maillon de la chaîne d’exploitation capitaliste. Pour elles, qui sont issues des groupes marxistes (les féministes italiennes du mouvement se réclamaient de la tendance opéraïste), le travail ménager constitue la « face cachée de la société salariale », l’« autre usine », le rouage invisible du système capitaliste, qui permet la reproduction gratuite de la force de travail au profit du capital et de la classe patronale.

Pour Mariarosa Dalla Costa, Selma James et Silvia Federici, revendiquer un salaire pour ce travail invisible, c’était précisément jeter du sable dans l’engrenage de l’accumulation capitaliste, exiger un salaire pour mieux subvertir le système. Cette logique politique de subversion était au coeur de la perspective des théoriciennes du mouvement – l’ouvrage de Dalla Costa et James, paru en 1973, s’intitulait d’ailleurs Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, et celui de Federici, publié en 1975, précisait bien Wages Against Housework – sans être nécessairement explicite sur le terrain des luttes, où l’enjeu était plus concrètement l’indépendance financière des femmes. Exiger un revenu de l’État pour le travail ménager (à travers les revendications liées aux allocations familiales et pour l’aide sociale, notamment), c’était également une façon de refuser l’accès au marché du travail salarié comme voie unique d’émancipation. Les femmes n’ont pas besoin de plus de travail (et d’une double journée), elles ont besoin de plus d’argent.

Dans les chapitres 2 et 3, Toupin rappelle bien qu’il s’agissait avant tout d’une « perspective politique » de lutte, et non d’une simple revendication, comme l’ont dépeinte ses opposantes au sein du mouvement des femmes. Une perspective politique, parce que toutes les femmes – qu’elles occupent ou non un travail salarié – sont d’abord des « ménagères ». Ce terrain de lutte devient donc un espace où peuvent se rencontrer toutes les femmes, quel que soit leur pays, qu’elles soient salariées ou épouses au foyer, Noires, lesbiennes, ou travailleuses du sexe. Pour Toupin, cet espace a représenté un premier lieu de luttes intersectionnelles au sein du mouvement des femmes : « La perspective du salaire au travail ménager était assez inclusive pour permettre aux identités et aux situations multiples de se côtoyer, de se mobiliser et de se coaliser » (p. 126).

La volonté d’établir un lieu de convergence entre les militantes établies dans plusieurs pays européens et dans les Amériques a amené la création du Collectif féministe international (CFI), sorte d’Internationale des femmes conçue afin de coordonner la campagne pour le salaire au travail ménager. Les circonstances de la naissance du CFI et ses années d’activités – soit la période 1972-1977, qui sont les années d’effervescence du mouvement faisant l’objet de cet ouvrage, mouvement qui s’étiolera par la suite – sont décrites dans le chapitre 3.

Les chapitres 4 à 6 présentent quelques luttes engagées par les militantes du réseau, ou des militantes actives à sa périphérie mais non partie prenante du CFI, comme le Collectif l’Insoumise de Genève. Les luttes visaient tous les lieux où le travail reproductif des femmes est incorporé au bénéfice du capital, dans la sphère privée ou publique. C’était le cas notamment autour des enjeux liés à la santé ou à la sexualité, où la perspective du salaire au travail ménager a permis de politiser les conditions d’exercice du travail reproductif, et où le mouvement a été actif dans les bataille contre les stérilisations forcées, pour l’accès à l’avortement et contre la mainmise médicale sur l’accouchement et d’autres pratiques abusives. L’alliance avec les groupes de travailleuses du sexe, transgression du clivage « mère »/« putain » particulièrement surprenante aux yeux des observateurs et des observatrices de l’époque, illustre bien le souci de cohérence de ce mouvement dont l’objet était le travail invisible dans toutes ses manifestations, comme Silvia Federici et Nicole Cox l’expriment : « Le travail ménager, en réalité, c’est bien plus que nettoyer la maison. C’est être au service du salarié physiquement, émotionnellement, sexuellement, et le rendre apte à travailler jour après jour pour gagner un salaire » (p. 199-200).

Au final, le portrait qui se dégage de cet ouvrage est celui d’un courant théorique, animé certes par un petit nombre d’intellectuelles très influentes, mais surtout d’un mouvement social dont l’ampleur est impressionnante : tant par le retentissement de sa revendication phare que par le nombre d’actions sur différents terrains et l’abondance des débats qu’il a suscités au sein du féminisme. À défaut de trouver dans le corps de l’ouvrage la chronique du déclin de la revendication du salaire au travail ménager au cours des années 80 et au-delà, les entretiens rétrospectifs avec Dalla Costa et Federici présentés dans l’épilogue apportent un éclairage complémentaire intéressant sur la trajectoire intellectuelle et militante de ces deux pionnières du mouvement.

Nous ne pouvons que déplorer avec Toupin que les féministes aient, durant les dernières décennies, « contourné » l’enjeu du travail de reproduction. Nous nous attendions cependant, considérant les passerelles théoriques possibles, que l’auteure souligne l’émergence depuis plus d’une vingtaine d’années d’un courant dit du care, dans sa version critique et radicale, qui cherche justement à re-politiser le travail de reproduction. À l’heure de ce que certaines appellent une nouvelle « crise de la reproduction sociale », qui révèle les intérêts antagonistes de certaines catégories de femmes, les outils mis au point par les théoriciennes du salaire au travail ménager sont-ils toujours pertinents pour comprendre l’articulation actuelle des rapports sociaux autour de l’enjeu du travail domestique? À n’en pas douter, revisiter les analyses menées par ce groupe d’intellectuelles engagées ne peut que nous aider à clarifier nos idées, pour mieux ramener au coeur du projet féministe le problème central et toujours irrésolu du travail domestique. En ce sens, cet ouvrage de Toupin est à lire absolument.