Article body

Le monde universitaire et la communauté féministe viennent de perdre une figure marquante du féminisme en milieu universitaire. La professeure Anita Caron est décédée le 22 juillet 2016 à l’âge de 88 ans et 9 mois. En 1969, quand elle participe à la naissance de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle a déjà atteint l’âge canonique et a tout un parcours derrière elle. Trois éléments de sa vie antérieure auront, je pense, un rôle structurant sur sa carrière et son engagement féministe à l’UQAM.

Enseignante en enfance inadaptée

En 1946, à 19 ans, Anita commence à enseigner en « enfance inadaptée[2] ». De cette expérience vient sans doute son vif intérêt pour le développement de l’enfant, notamment celui des filles, et plus particulièrement son développement moral. Une fois professeure, elle deviendra une figure de proue dans le domaine. Fidèle à elle-même, à la fin de sa vie rien ne la réjouissait plus que d’interagir avec une enfant, encourageant ses questions et ses affirmations d’autonomie!

Permanente à l’Action catholique

De 1950 à 1962, Anita travaille à la permanence de l’Action catholique de Montréal où elle exerce diverses fonctions, notamment celle de secrétaire générale de l’Action catholique diocésaine et de vice-présidente de la Fédération mondiale des Jeunesses féminines catholiques. De l’expérience intense de l’Action catholique, Anita conservera l’amour pour le travail en équipe et pour la méthodologie du « voir, juger, agir » où les personnes examinent une situation, s’appliquent à la documenter, font appel à différentes approches des sciences humaines pour l’évaluer et la comprendre puis passent à l’action. Devenue professeure, Anita Caron restera une femme d’action, engagée pour le changement et la justice sociale, pour l’égalité des sexes et pour la démocratisation des savoirs.

Docteure en sciences religieuses/théologie

De 1963 à 1969, Anita enseigne à l’École normale Notre-Dame puis à l’École normale Ville-Marie de Montréal, tout en poursuivant sa formation universitaire. En 1968, elle sera la première femme laïque au Québec à obtenir un doctorat en sciences religieuses/théologie (Université de Montréal). Sa thèse porte sur la démythologisation selon Bultmann. Cette approche herméneutique qui ne craint pas la déconstruction a marqué, je crois, la posture d’Anita pour une étude libre et audacieuse du phénomène religieux.

Professeure et bâtisseuse de l’UQAM

En 1969, celle que l’on appelle alors « Mademoiselle Caron » fonde avec quelques collègues le Département de sciences religieuses de l’UQAM. En 1977, cette féministe, qui prise la robe plus que le pantalon, sera de l’équipe fondatrice du Groupe interdisciplinaire d’enseignement et de recherche féministes (GIERF) qui deviendra en 1991 l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) dont elle sera la première directrice (1991-1993). Une bourse d’études porte d’ailleurs son nom : bourse du Fonds Anita Caron/IREF de la Fondation UQAM. Pour Anita, ces études féministes ne doivent surtout pas devenir un ghetto féminin : elles visent plutôt à permettre de redonner aux femmes des outils pour penser et transformer leur place dans le monde, critiquer les paradigmes disciplinaires marqués au sceau du sexisme et de l’androcentrisme et développer des savoirs inclusifs.

Chercheuse féministe

En matière de recherche, Anita a beaucoup de suite dans les idées. Un exemple parmi d’autres : en 1960, elle présente au congrès de la Fédération mondiale des Jeunesses féminines un important rapport intitulé Le travail féminin au Canada français. En 1991, elle dirige la publication Femmes et pouvoir dans l’Église qui traite du travail trop souvent invisibilisé et subordonné des femmes en milieu ecclésial. Et, au tournant des années 2000, elle s’intéresse à l’économie sociale, à la lutte contre l’appauvrissement des femmes et au difficile accès au travail des immigrantes. Bref, la question du travail, du travail de toutes les femmes comme outil d’émancipation, l’a mobilisée pendant toute sa carrière.

Au moment de prendre sa retraite en 1993, Anita accepte la présidence du Réseau québécois des chercheuses féministes, fonction qu’elle occupera avec brio jusqu’en 2000. Ce fameux réseau est en quelque sorte l’ancêtre de l’actuel Réseau québécois en études féministes (RéQEF).

Retraitée active

La retraite sera aussi l’occasion de nouveaux engagements. Anita travaillera notamment à la restauration de la maison familiale de Cap-Saint-Ignace et assumera la présidence de l’association Amis et propriétaires de maisons anciennes du Québec (APMAQ) de 1998 à 2008.

Au revoir Madame Caron

Sur sa vie privée, Anita s’est toujours faite discrète. Une manière bien à elle de préserver sa liberté. À différentes reprises, elle affrontera la maladie… en travaillant!

Celle dont le rire pouvait résonner dans les murs de l’UQAM de l’aurore jusqu’à tard dans la nuit a vécu sa carrière de professeure comme une vocation. Cette femme de culture, ouverte sur le monde, attentive aux autres, n’était cependant pas de la génération qui étale « son vécu »! Elle a choisi de vivre sa vie de façon libre et déterminée. Cette femme formidable qui a codirigé ma thèse de doctorat et avec qui j’ai travaillé à compter de 1979 a été pour plusieurs d’entre nous un modèle qui continue de nous inspirer. Avec reconnaissance, je puis dire que cela a été un bonheur et un privilège de la connaître, de la côtoyer et de travailler avec elle.

Elle était pour moi une amie très chère, une mentore.