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Théorisé au cours des années 70 sur la base d’une appréhension des femmes des pays en voie de développement décrites comme insuffisamment insérées dans le processus de modernisation (Degavre 2011 : 63), le sujet « femmes du Sud » occupe désormais une place de plus en plus importante au sein de programmes sanitaires comme de lutte contre la pauvreté. La réalisation de ces programmes est, de fait, rendue impossible sans l’autonomisation (empowerment)[1] d’un sujet féminin dont l’image prédominante a été celle d’une femme africaine « pauvre, sans pouvoir et enceinte » (Win 2004 : 61).

Le sida avec son impact démographique, ses répercussions sur le développement humain et social, particulièrement graves dans les pays de l’Afrique subsaharienne, a fini par renforcer ces représentations ambivalentes des « femmes du Sud », pensées à la fois comme des victimes des environnements politiques et sociaux de ces pays et comme des agentes cruciales du changement social. Les constructions du féminin à l’oeuvre dans les interprétations de l’expansion du sida en Afrique ont reproduit de façon mouvante des images convenues des femmes dans les sociétés patriarcales – à savoir la « prostituée », la « mère », l’« épouse » – en même temps que leur autonomisation était progressivement mise au coeur de la conception des stratégies d’endiguement de l’épidémie.

Au cours des années 80, alors que la biomédecine considérait la nouvelle pathologie comme typiquement masculine, et que le sida en Afrique était considéré comme atypique parce que la transmission se faisait essentiellement par voie hétérosexuelle, deux figures exemplaires des liens entre femmes et sida ont été érigées en catégories épidémiologiques (Vidal 2000 : 182; Musso 2011 : 233-34) : la « prostituée » et la « femme enceinte ». À cette époque, la plupart des informations concernant femmes et sida étaient produites dans des recherches sur la périnatalité et, dans une moindre mesure, sur les professionnelles du sexe. En effet, les femmes atteintes étaient regardées et étudiées plutôt en tant que vecteurs de l’infection (vers leurs partenaires sexuels et leurs enfants au cours de la grossesse, au moment de l’accouchement et pendant l’allaitement) que comme malades à part entière (Anastos et Marte 1989 : 6 et 10). La progressive féminisation de l’épidémie observée à partir des années 90, plus spécialement dans les pays de l’Afrique subsaharienne[2], a signifié l’introduction d’un nouveau paradigme interprétatif, soit celui de la « vulnérabilité ». L’exposition accrue des femmes au VIH a alors été expliquée dans les termes d’un risque passif de celles-ci devant l’infection. Plus précisément, « être vulnérable au VIH » a été interprété comme « être pratiquement ou complètement désarmé face au risque d’infection par le VIH » (ONUSIDA 1995 : 6, cité dans Delaunay 1999a : 160). Une nouvelle catégorie épidémiologique a alors vu le jour, celle de « femme mariée » (ONUSIDA 1997 : 2) :

Des études conduites en Afrique et ailleurs révèlent que bon nombre de femmes mariées ont été infectées par leur seul et unique partenaire : leur mari. Le simple fait d’être mariées constitue un risque majeur d’infection à VIH pour les femmes qui n’ont guère la possibilité de demander l’abstinence ou d’instaurer l’usage du préservatif dans leur couple et qui ne peuvent contrôler l’activité sexuelle de leur mari à l’extérieur du couple.

Des stratégies à caractère plus proprement social ont donc été introduites en vue de promouvoir l’« émancipation » et l’« habilitation » des femmes (ONUSIDA 1997 : 6) qui étaient pensées comme des victimes impuissantes de la domination masculine. À contre-courant de ce modèle épidémiologique, de nombreuses recherches en sciences sociales ont montré que le sida a été révélateur de la complexité des inégalités de genre, des processus de leur transformation et, plus particulièrement, de la diversité et de l’inégalité des places occupées par les femmes dans la société selon les statuts et les pouvoirs qui leur sont accordés (Desclaux, Msellati et Sow 2011; Bila et Egrot 2008).

De novembre 2007 à novembre 2010, j’ai mené des enquêtes ethnographiques à Gondär, ville située au nord-ouest de l’Éthiopie, dans le contexte d’une recherche doctorale portant sur les formes de prise en charge du VIH/sida destinées aux femmes séropositives. Ces enquêtes m’ont permis d’observer diverses formes de marginalité sociale subie par les femmes dans la société éthiopienne en rapport avec une mobilité géographique interne à dominante féminine et une instabilité conjugale très marquée. Sur 50 femmes séropositives interviewées[3] âgées de 18 à 40 ans, 45 avaient trouvé des sources de revenu au cours de leur vie dans le travail du sexe ou dans d’autres activités du secteur informel comme la fabrication et la vente de boissons locales, ou encore le travail sans contrat comme employées domestiques, femmes de ménage dans les hôtels ou serveuses dans les bars. Parmi ces 45 femmes, 39 avaient quitté leur village natal à un âge variant de 10 à 20 ans en se séparant de leur famille paternelle ou de leur conjoint. Parmi les 5 restantes, il y avait une employée dans la fonction publique, une enseignante du secondaire, une enseignante de l’école primaire et, enfin, deux femmes, mères à leur adolescence, qui avaient presque terminé l’éducation obligatoire et étaient restées dans leur famille paternelle. Concernant les situations familiales et conjugales, sur les 50 femmes interviewées, 20 étaient seules avec des enfants à charge, 2 étaient veuves et 28 étaient mariées[4]. Parmi ces dernières, 20 s’étaient liées à un autre homme séropositif une fois qu’elles avaient déjà pris connaissance de leur statut sérologique. Pour 16 d’entre elles, cette union avait suivi la séparation ou la perte de leur ancien conjoint; 4 avaient donné naissance pour la première fois au sein de cette union à un âge variant de 25 à 28 ans[5]; enfin, pour 4 femmes, la nouvelle relation s’était interrompue au cours de mes enquêtes.

Or, plutôt que les réunir dans la même souffrance, le VIH dont elles étaient atteintes se présentait comme une condition sociale et existentielle politiquement produite et individuellement incorporée. Pour les femmes interviewées, dont les récits de vie ont mis en avant tant les conditions de pauvreté matérielle que l’infériorité sociale subie et la faiblesse des liens sociaux, l’émergence du VIH a représenté tout d’abord un facteur aggravant leur situation de précarité et de marginalité sociale. Et cela, pour des raisons de différents ordres, allant de la manifestation de maladies opportunistes fort débilitantes, qui ont eu comme conséquence l’interruption de leur activité lucrative, jusqu’à la perte ou à la séparation de leur propre conjoint. La mise en place de l’accès gratuit et généralisé aux antirétroviraux[6] depuis janvier 2005 a apporté des changements considérables, en rapport avec les stratégies d’intervention sur le VIH/sida, dans les réalités et les constructions sociales de la maladie et, bien évidemment, dans les trajectoires de vie des personnes atteintes. Les expériences de la maladie recueillies au cours de mes enquêtes ethnographiques ont permis de faire ressortir que, loin d’être vécu exclusivement comme un problème de santé, pour les femmes socialement défavorisées le VIH s’appréhende comme un facteur de mobilité sociale biographique (Bertaux 1974). Il participe en effet à leur mobilité occupationnelle et économique, tout en transformant le rapport social institué de ces femmes avec leur milieu d’origine. C’est cette mobilité que je me propose d’étudier ici tant en rapport avec les capitaux sociaux et humains produits par les programmes de prise en charge du VIH qu’en rapport avec les stratégies de valorisation personnelle mises en oeuvre par ces femmes pour une reconnaissance de leur statut social. Plus précisément, je décrirai, dans un premier temps, le rôle joué par le VIH dans le développement de processus responsables de divers types de transition de femmes marginalisées au sein de la hiérarchie sociale. Dans un second temps, la présentation de deux études de cas me permettra d’examiner les formes de reconnaissance associées aux nouveaux statuts dont ces femmes sont affectées selon le degré de changement ou de perpétuation de l’ordre social existant, ou les deux à la fois, que leurs trajectoires de mobilité comportent.

Un aperçu du contexte épidémique du VIH/sida à Gondär

Le VIH/sida touche la société éthiopienne de manière fort hétérogène d’une région à l’autre du pays et de façon inégale entre les villes et les zones rurales où vit plus de 80 % de la population. De 2004 à 2010, le taux de séroprévalence[7] en milieu urbain est passé de 7,9 à 7,7 %, tandis qu’en milieu rural il a fluctué entre 1,0 et 0,9 % (MOH 2007 : 9). En 2005, les enquêtes sérologiques menées dans les centres de consultation prénatale estimaient que, sur 1,32 million de personnes vivant avec le VIH (PVVIH), 730 000 (55 %) étaient des femmes (FMOH et HAPCO 2006 : 25). Durant la même année, les femmes représentaient également 54,5 % des décès dus au sida (99 814) et 53,2 % des nouvelles infections (ibid.). L’accès aux traitements a plus particulièrement induit une dédramatisation progressive de la maladie et a légitimé et structuré une mobilisation en faveur des personnes séropositives et leur engagement dans diverses stratégies de leur prise en charge globale (De Rosis 2015 : 87-90)[8]. Les données produites sept ans plus tard en utilisant de nouvelles méthodes d’estimation (MOH 2007 : 1) rendent compte de l’impact positif de l’accès aux antirétroviraux sur le contexte épidémique, plus particulièrement sur la condition des malades. En 2011, le nombre de PVVIH se chiffrait à 789 960, soit 310 020 hommes et 479 940 femmes; le nombre de morts annuelles de personnes séropositives atteignait 53 831, soit 22 765 hommes et 31 066 femmes (ibid.). Moins nombreuses que les hommes à avoir recours au test de dépistage volontaire, les femmes peuvent bénéficier d’occasions de dépistage auxquelles les hommes n’ont pas nécessairement accès, par exemple à travers les programmes de prévention de transmission mère-enfant (PTME). Selon les données recueillies par le HIV/AIDS Prevention Control Office (HAPCO) de Gondär, de 2003 à 2007, on comptait 45 515 hommes ayant eu recours aux centres de dépistage volontaire de cette ville et 41 346 femmes. En revanche, 6 500 femmes ont effectué le dépistage dans le contexte d’un programme de PTME. Sur 8 263 femmes séropositives, 1 981 prenaient des antirétroviraux (environ 20 %); sur 6 205 hommes séropositifs, 1 518 suivaient une thérapie antirétrovirale (approximativement 20 %).

De la participation des femmes séropositives à la lutte contre le sida à leur surreprésentation

À l’instar d’autres pays africains (Bila 2011; Bila et Egrot 2009), en Éthiopie, les femmes séropositives sont proportionnellement plus nombreuses que les hommes dans les programmes de prise en charge globale du VIH. Les données recueillies à Gondär attestent qu’en novembre 2010, parmi les bénéficiaires de l’Organization for Social Service for AIDS (OSSA), il y avait 351 femmes et 130 hommes; parmi les bénéficiaires du programme Home and Community-based Palliative Care for PLWHIV, réalisé par des associations locales d’entraide (əddər, sänbäte et ǧäməya), sous l’égide de Family Health International Ethiopia (FHIE), on dénombrait 817 femmes et 299 hommes. L’association de PVVIH appelée « Fərehəywät Mahbär » comptait à cette époque 550 membres (364 femmes et 186 hommes). Le nombre total de membres de Wəgagän était de 213 femmes. La réalisation de ces programmes s’est fondée sur la participation active des patients et des patientes. Plus précisément, mes recherches ethnographiques ont mis en avant le fait que les processus verticaux et institutionnalisés promouvant cette participation ciblent les personnes socialement défavorisées, en particulier les femmes séropositives en difficulté. En effet, la participation des malades à la mise en oeuvre de diverses activités les concernant traduit en pratique ce qu’à partir du milieu des années 90 les programmes des organisations internationales ont choisi comme principe stratégique prioritaire en matière de VIH/sida, soit la « participation profane[9] ».

En rupture avec le paternalisme médical, on considère que le patient ou la patiente joue un rôle clé dans les stratégies de lutte contre le sida. Disposant d’un savoir « expérientiel » (Callon, Lascoumes et Barthe 2001) original sur la maladie, et dotées en même temps de diverses expertises concernant le VIH/sida et les techniques de soin et de soutien psychosocial des malades, les personnes séropositives ont tenu des rôles divers dans la lutte contre cette épidémie. En tant que « patients experts[10] », ces personnes participent à des programmes de prévention de personne à personne (peer-to-peer), comme Counsellor Mother to Mother, ou d’accompagnement psychosocial, comme Out-reach Patient, mis en place au North Gondar University Hospital. Au moment de mes enquêtes, ces personnes recevaient chacune un salaire mensuel de 700 birr[11] fourni par les bailleurs de fonds finançant les deux programmes. Deux associations de PVVIH, Fərehəywät Mahbär et Wəgagän, ont été créées respectivement en 2003 et en 2007, la dernière accueillant exclusivement des femmes séropositives (De Rosis 2015 : 87-90; De Rosis à paraître : 363-366). À l’instar d’autres associations de PVVIH (Achilli et Hejoaka 2005; Delaunay 1999b), les membres de Fərehəywät Mahbär et Wəgagän sont engagés dans la prestation de soins à domicile auprès des personnes alitées et dans des stratégies d’information et de sensibilisation sur la maladie essentiellement basées sur la pratique du témoignage public des malades (De Rosis 2015 : 78-82, 88-90 et 92-95; Nguyen 2002 et 2010)[12]. Fərehəywät Mahbär et Wəgagän offrent également des programmes de soutien psychosocial, destinés aux orphelines et aux orphelins de même qu’aux enfants vulnérables nés de parents vivant avec le VIH, ainsi que des programmes dits d’« aide alimentaire[13] ». Ces derniers ont en réalité pour objet de promouvoir l’autonomie économique des patientes et des patients grâce à la distribution de microcrédits facilitant la gestion d’activités lucratives ou grâce à leur participation à des projets de production agricole.

La surreprésentation féminine parmi la population qui a recours à ces services sociosanitaires s’explique par un ensemble de facteurs structurels et conjoncturels. La diffusion du sida a mis en évidence, tout en les exacerbant, des formes variées et multiples de marginalité et de désaffiliation sociale touchant plus particulièrement les femmes dans les centres urbains où l’épidémie de sida est plus grave et où le taux de séroprévalence est à son maximum dans la population féminine. C’est dans les villes que la précarité structurelle des femmes sur le marché du travail et leur manque de ressources matérielles s’inscrivent davantage au sein de situations de marginalité sociale comme celles que peuvent subir des femmes seules avec des enfants à charge ou de désaffiliation de certaines femmes originaires des zones rurales qui ont émigré vers les villes (De Rosis 2012 et 2014). Facteur aggravant, le sida a également mobilisé un investissement sans précédent en matière de ressources économiques, humaines et techniques dans le système sociosanitaire éthiopien comme dans d’autres pays africains (Nguyen 2010; Hunsmann 2010).

Parmi les corps vulnérables et souffrants aux marges de la communauté nationale, ceux qui sont atteints par le VIH/sida ont progressivement acquis une « légitimité » dans l’accès aux soins et à des formes matérielles et symboliques de bien social (De Rosis 2015 : 78-88). Dans la plupart des cas, c’est le personnel soignant de l’hôpital et des centres de soin qui orientent les patients et les patientes en difficulté vers les associations de PVVIH ou d’autres organisations non gouvernementales. Ces personnes sont alors munies d’un document, le PLWHIV Referal Format, attestant leur condition de grave précarité économique, voire d’indigence, qui les autorise à bénéficier de différentes formes d’aide et d’un soutien psychosocial. Pour les femmes, cette légitimité s’est trouvée renforcée en raison de leurs fonctions de reproduction sociale. Interrogé à ce sujet, un médecin de l’hôpital de Gondär a répondu[14] :

Bien sûr, j’oriente plus de femmes que d’hommes vers Fərehəywät Mahbär ou OSSA, bref des organisations qui peuvent les aider, mais voilà, je le fais pour le bien des enfants, même s’il arrive parfois qu’une mère dépense l’argent pour s’acheter des vêtements ou des chaussures, et j’en vois aussi qui arrivent ici avec une nouvelle coupe de cheveux…

De son côté, la responsable du Women’s Affair Office du qäbäle 6 de Gondär[15] a affirmé ceci :

Les politiques sociales ont pour cible principale les femmes, car, nous le savons désormais, apprendre quelque chose à une femme signifie l’apprendre au reste de sa famille, lui octroyer un prêt signifie le donner à toute sa famille.

En effet, le travail de reproduction sociale joue un rôle crucial dans la protection de la petite enfance et dans les programmes de réduction de la pauvreté, deux domaines dans lesquels la lutte contre le VIH/sida a réinscrit ses champs prioritaires d’intervention.

Les mobilités sociales féminines et le VIH : entre autonomisation et travail de reproduction sociale

Travail pour autrui, dit « invisible », comportant les soins aux enfants et aux proches dépendants ainsi que des tâches domestiques et l’organisation familiale, le travail de reproduction sociale a reçu des formes spécifiques de reconnaissance sociale et économique. Il s’est trouvé au coeur des stratégies d’autonomisation destinées plus spécialement à des femmes séropositives socialement défavorisées. Cette notion polysémique a été mobilisée dans le champ de la lutte contre le sida à double titre. Elle désigne d’une part, un processus vertical et institutionnalisé qui promeut la prise en charge des malades par eux-mêmes[16], et d’autre part, selon une perspective de gestion des inégalités de genre, l’autonomisation désigne l’ensemble de processus censés amener les femmes à être en mesure d’exercer leurs capacités individuelles en facilitant leur accès à l’information et en promouvant leur insertion économique (Seidel 1993; Kalipeni, Oppong et Zerai 2007). L’autonomisation s’est réalisée en même temps que le rôle maternel a été socialement valorisé, la mère étant supposée s’intéresser davantage à l’éducation de ses propres enfants et à leur santé, et que les compétences maternelles ont intégré celles qui sont valorisées sur le plan professionnel et qui ont été acquises par des mères séropositives employées dans les services de PTME comme consultantes. L’autonomisation sera examinée ici à partir des effets qu’elle a eus en tant que rationalité politique de « gouvernement des conduites » (Foucault 2004) sur la condition et le statut des femmes séropositives socialement marginalisées en rapport avec les mobilités sociales biographiques engendrées par les dispositifs sociosanitaires de prévention et de prise en charge du VIH.

Parmi les femmes enquêtées, 2 faisaient partie de l’équipe Counsellor Mother to Mother et 43 étaient membres d’associations de PVVIH. Pour les premières, le VIH a représenté en premier lieu un facteur d’insertion occupationnelle; pour les secondes, qui étaient membres d’associations de PVVIH et qui vivaient des situations de désaffiliation et des formes particulièrement graves de précarité, le VIH a signifié l’entrée dans de nouveaux espaces de socialisation et solidarité. Ces différentes formes d’insertion ont joué des rôles divers eu égard aux stratégies que ces femmes ont mises en oeuvre dans la tentative de s’affirmer socialement. À l’exception de trois cas d’ascension sociale concernant une femme membre de Fərehəywät Mahbär et deux femmes travaillant dans le programme Counsellor Mother to Mother, les mobilités sociales engendrées par ces nouveaux dispositifs sociosanitaires sont du type horizontal. Elles se sont inscrites au coeur d’un processus de renouvellement des inégalités sociales et de diversification de leur expression. C’est cette diversification d’expression des inégalités qui s’est produite conjointement à la modification des rapports de force et à la transformation des configurations sociales que j’étudierai, dans un premier temps, à travers l’expérience d’une femme séropositive, membre de Fərehəywät Mahbär. Dans un second temps, je présenterai un cas d’ascension sociale.

Negga : le VIH comme facteur de mobilité aux marges de la société

J’ai rencontré Negga la première fois en janvier 2008 au North Gondar University Hospital. Habillée d’une robe de tissu synthétique longue jusqu’aux chevilles, typique des femmes d’extraction sociale très modeste, elle porte un nätäla[17] par lequel elle tient sur le dos son enfant âgée de 3 ans. Negga me dit avoir 26 ans. Née dans un village situé dans une aire désertique de la région de l’Amhara, elle l’a quitté en s’échappant de sa famille paternelle à l’âge de 13 ans pour travailler comme domestique. Encore adolescente, elle s’est mariée avec un Éthiopien juif[18], avec qui elle a eu sa fille aînée. En 2001, atteinte de la tuberculose, elle s’est rendue à l’hôpital de Gondär, mais elle a été renvoyée à la mission religieuse Mère-Thérèse qui accueille des malades très graves sans abri et socialement isolés. Negga a été hospitalisée pendant une année avec sa fille aînée. À cette époque-là, son premier mari s’était installé en Israël[19] depuis quelques années. À la suite de sa séparation, Negga avait emménagé chez sa tante, propriétaire d’un hôtel. Elle y avait travaillé à la fois comme cuisinière et comme professionnelle du sexe jusqu’au jour où, très malade, elle était partie pour Gondär. Plus loin, au cours de l’entretien, en parlant cinq minutes de suite sans aucune interruption[20], Negga relate les nombreuses épreuves auxquelles elle a dû faire face après sa sortie de la mission Mère-Thérèse et plus particulièrement après avoir découvert qu’elle était atteinte du VIH :

Après quoi, j’ai commencé à gagner ma vie en travaillant comme journalière[21], mais j’ai commencé à être malade et je n’ai plus pu travailler. J’ai arrêté et, comme les douleurs persistaient, j’ai fait un examen du sang. Ils ont découvert que je suis positive pour la maladie… Il y avait une stigmatisation et une discrimination très fortes et ils pensaient que la maladie peut être transmise en mangeant et en buvant ensemble, il en était de même pour moi et donc j’ai eu peur pour ma fille aînée et je l’ai envoyée chez son oncle. J’ai loué une maison et j’ai commencé à travailler à la journée et je suis tombée malade et, alors quand j’allais enfin mieux, j’ai commencé à travailler chez une famille, mais ils ont suspecté que j’avais le VIH et ils ne m’ont plus voulue… Tu vois, si ce n’est pas avec des pierres et des briques, personne ne te permet de travailler dans sa maison si tu as le VIH. Puis le père de cette jeune enfant, à l’époque, il avait déjà passé un examen et connaissait son statut et il m’a demandé de préparer sa nourriture et en échange du paiement de mon loyer… J’ai dit : « C’est bon. » et j’ai commencé à préparer sa nourriture… et pendant que je faisais cela, il payait mon loyer. Mais plus tard, il m’a demandé de l’épouser… J’ai refusé. Il existe une association appelée « Fərehəywät » : s’ils peuvent me soutenir, je vais essayer. S’ils ne le font pas, je n’ai pas de choix, je peux faire quelque chose, je me suis dit, et j’ai décidé d’y aller, mais j’avais aussi peur d’être vue par d’autres. Quand je vais à l’association, les gens vont me voir et vont me discriminer. Qui va me louer une maison, s’ils me voient là? À cause de tout ça, j’étais effrayée et troublée et alors que j’hésitais si aller ou non chez Fərehəywät, il[22] m’a envoyé des femmes avec le VIH. « Nous sommes mariées et nous vivons ensemble », m’ont-elles dit, et elles étaient comme moi et étaient toutes dans Fərehəywät. Même si je continuais à refuser le mariage, on m’a dit de tout oublier et de l’épouser. Et elles m’ont dit : « Tes vêtements sont vieux, il t’en achètera de nouveaux. » Mes vêtements étaient très vieux et déchirés partout, et, enfin, je me suis convaincue et j’ai accepté de l’épouser et je suis devenue membre de Fərehəywät.

Le mariage de Negga et son adhésion à l’association de PVVIH ont signifié une évolution importante de sa condition. Femme au foyer, elle se sent motivée, d’un commun accord avec son conjoint, par un projet de procréation qui aboutira trois ans après son mariage à la naissance de sa fille cadette. Cette grossesse a cependant représenté une véritable épreuve qui l’a amenée à affronter la stigmatisation et la discrimination de ses voisines :

Environ deux ans après mon mariage, je suis tombée enceinte de ma fille et j’ai commencé à être malade et j’étais tellement malade que je passais tout le temps dans mon lit. J’avais une forte diarrhée et je vomissais beaucoup. Je suis alors venue ici[23] pour le suivi de ma grossesse et je leur ai dit que je vivais avec le väyras[24] et ils me donnaient un médicament pour que la maladie ne se transmette pas à mon enfant. Je suis toujours allée à l’hôpital, tout ce qui restait de moi était mon squelette et mon ventre très rond et gros. J’étais trop mince et j’avais une allergie sur mon visage. Pour cette raison, mes voisines parlaient de moi et disaient que j’étais malade, que j’avais le VIH. Quand je les invitais pour le café et leur offrais à manger, elles refusaient, seulement celles avec le VIH entraient chez moi. J’ai prié l’archange Michaël de me faire mourir plutôt que vivre tout cela. J’ai arrêté de boire du café et alors, l’une de mes voisines, qui est aussi dans Fərehəywät, m’a réconfortée et avec elle, nous avons commencé à aller dans les maisons du voisinage pour faire des témoignages sur le VIH, en leur expliquant que la maladie ne s’attrape pas en mangeant avec nous. Certaines personnes ont même fait le test, mais moi quand je veux rencontrer du monde, je vais dans Fərehəywät, mes amies sont là-bas.

En février 2008, Negga a perdu son mari. À ce moment-là, l’association de PVVIH traversait un moment difficile dû au manque de financement qui se résoudra par l’intervention, en 2009, de différents bailleurs de fonds et la mise en place de plusieurs programmes d’aide et de soutien psychosocial à ses membres. En 2010, Negga participait à un programme agricole, Urban Garden Project, grâce auquel elle pouvait pourvoir à ses besoins et à ceux de son enfant.

Le cas de Negga représente une forme d’insertion sociale par accès aux ressources mises à la disposition de la population visée dans le contexte de la lutte contre le VIH/sida. La mobilité sociale ainsi produite sans être ascendante s’est pour autant distinguée par l’usage de formes de bien social difficilement accessibles à des Éthiopiennes marginalisées et stigmatisées. Outre l’opportunité d’un travail, l’association de PVVIH a représenté, de fait, un milieu de socialisation alternatif à ceux qui sont usuels pour les Éthiopiennes tels que le voisinage ou encore des associations à caractère religieux (Ancel 2005)[25]. De plus, cette association a constitué un milieu d’apprentissage de techniques d’information et de sensibilisation sur le VIH/sida qui se sont révélées être aussi un instrument pour combattre la stigmatisation et la discrimination subies. Veuve avec une enfant à charge et ayant à son actif une séparation et une longue expérience de mobilité géographique, Negga était désormais identifiée comme « l’une des femmes de Fərehəywät » :

Negga : Comme j’ai fait des témoignages et comme je travaille dans la parcelle de terrain de Fərehəywät, tout le monde maintenant me connaît comme celle de Fərehəywät.

Question : Que signifie, pour toi, être identifiée comme « celle de Fərehəywät »?

Negga : Tout le monde sait que j’ai le VIH et que maintenant nous pouvons vivre comme tout le monde, je veux dire une vie normale.

Association regroupant des malades, Fərehəywät est aussi un lieu de socialisation et de solidarité où des femmes en difficulté partagent leurs problèmes, leurs projets et leurs aspirations. Plutôt qu’être vécu exclusivement comme une source de souffrance, le VIH devient, pour ces femmes, un élément propulseur de nouveaux modes d’existence en réponse aux stigmatisations et aux discriminations subies.

Lulit : le VIH comme facteur d’une réussite sociale en quête de reconnaissance

Le cas de Lulit, employée comme consultante au sein du programme Counsellor Mother to Mother est un exemple d’insertion sociale ascendante. J’ai rencontré Lulit en décembre 2007, dans le service de PTME de l’hôpital de Gondär. Jeune femme de 26 ans, originaire de cette ville, Lulit est mère d’un enfant de 11 ans qu’elle a eu à l’adolescence. Elle vit avec son fils et son frère, jeune homme de 22 ans, dans la maison de leurs parents qui étaient morts quelques années auparavant. Lulit a découvert qu’elle était atteinte du VIH en août 2007, à la suite d’une hospitalisation pour tuberculose à l’hôpital de Gondär. L’annonce de sa séropositivité a constitué un véritable tournant dans sa vie, car elle a alors coïncidé avec une proposition de formation qui débouchera sur son embauche comme consultante :

Lulit : J’étais malade depuis plus d’un mois et j’avais beaucoup de fièvre; comme je vis seule avec mon frère et mon fils, mon voisin m’a accompagnée à l’hôpital avec sa voiture, et c’est là que j’ai fait les examens du sang et j’ai découvert que j’avais le väyras.

Question : Comment as-tu vécu l’annonce de la maladie?

Lulit : En découvrant que j’avais le VIH, je me suis sentie soulagée, j’ai enfin connu ma maladie.

Question : Le fait d’être malade ne t’a pas fait peur?

Lulit : Non, j’étais tombée malade déjà plusieurs fois et enfin, pour le VIH, il y a les médicaments. « N’aie pas peur, m’a dit le médecin, il y a les médicaments et maintenant, tu peux vivre comme une personne normale. » Et puis, tout de suite, une infirmière qui savait que je vivais seule avec mon frère et mon fils m’a demandé si j’avais été à l’école et quel était mon niveau d’éducation. J’avais terminé l’éducation obligatoire, et c’est pour ça que j’ai fait une formation pour devenir counsellor mom to mom[26].

En effet, cet emploi a marqué l’insertion occupationnelle de Lulit et également une réussite sociale qui a rencontré cependant plusieurs obstacles en vue de sa pleine reconnaissance. Depuis la mort de ses parents, son frère et elle avaient pu pourvoir à leurs besoins grâce à l’aide de l’un de leurs oncles, propriétaire d’une parcelle de terrain, mais Lulit n’avait jamais arrêté d’aspirer à un bon travail et à une situation familiale meilleure :

Moi, je voulais être journaliste ou metteuse en scène, tu sais, j’écris très bien et je le fais encore de temps en temps. Depuis des années, je me suis donné beaucoup de mal pour avoir un bon travail, je voulais même continuer les études, mais rien, un bon niveau d’éducation, cela ne sert à rien et puis, je veux aussi avoir un autre enfant et me marier.

Cependant, le sentiment de fierté éprouvé par Lulit grâce à son travail de consultante n’a pas manqué d’être amoindri par l’incrédulité de ses voisines et par leurs considérations sur ses conditions de santé :

Lulit : Dès que je suis sortie de l’hôpital, j’ai commencé à dire ouvertement à tout le monde que j’avais le VIH.

Question : Pourquoi as-tu fait ce choix?

Lulit : Le médecin m’a conseillé de révéler ma maladie, et c’est une bonne chose, il est bien de dire aux autres que tu as cette maladie, comme ça ils peuvent faire le test. Il y a beaucoup de gens avec le vayräs qui font ça.

Question : Comment réagissent les gens à ta révélation?

Lulit : Mes voisines ont été choquées : elles ne connaissaient rien du väyras et elles pensaient que j’allais mourir, mais maintenant, j’ai pris du poids et je vais bien et puis je travaille à l’hôpital. [Pourtant,] elles ne me croient même pas : alors, je leur ai amené des brochures d’information, je leur ai montré le livre dans lequel j’étudie, mais je ne sais pas si elles me croient ou non. Je passe toute la journée à l’hôpital, avec les autres mères du programme : on fait des cérémonies de café ici, on bavarde beaucoup, elles sont des amies pour moi.

Au sein du programme Counsellor Mother to Mother, Lulit a pour tâche de conseiller les femmes enceintes et de les encourager à passer le test de dépistage du VIH en livrant elle-même un témoignage sur son expérience de mère séropositive. Avec les autres consultantes et une infirmière, elle organise des séances d’éducation à la santé sur des sujets tels que les méthodes contraceptives, la planification familiale ou l’allaitement pour les femmes vivant avec le VIH. Son rôle de mère est ainsi socialement valorisé et ses savoirs expérientiels sur la maternité et la maladie se sont déplacés de la sphère domestique et privée du foyer à la sphère publique de l’éducation sanitaire entre pairs.

Par rapport à l’ensemble des cas étudiés, celui de Lulit s’apparente plutôt à une exception qu’à la norme. L’insertion sociale de 43 femmes (sur 50) de mon échantillon d’enquête a été permise soit grâce à la participation au projet de production agricole mis en place dans Fərehəywät Mahbär, soit grâce à la distribution de microcrédits pour démarrer ou bien rendre plus rentables des activités lucratives telles que la filature du coton, la fabrication et la vente de boissons locales ou l’élevage de poules. Dans les cas étudiés, ces activités n’ont pas engendré d’ascension sociale. Celle-ci semble dépendre d’un ensemble de facteurs et de circonstances, plus particulièrement des compétences effectives et du niveau de scolarité des individus.

Conclusion

En raison de l’épidémie de VIH/sida, les femmes, et plus particulièrement la question de leur autonomisation, se sont trouvées au coeur de la conception des stratégies de prévention et de prise en charge de cette maladie. Dans mon article, j’ai essayé de montrer que, pour des femmes séropositives se situant aux marges de la société et pouvant bénéficier de l’accès gratuit aux antirétroviraux, la maladie a fini par être vécue davantage comme une ressource pour leur insertion que comme un facteur de handicaps résiduels. L’exploration de ce paradoxe a révélé les nouveaux rapports de force qui résultent de la capacité de ces femmes à résister ou à se conformer, selon les circonstances, tant aux processus de leur prise en charge qu’aux valeurs et aux normes de la société dominante. De nouvelles trajectoires individuelles se sont enfin dessinées de par la construction d’autres rapports à soi, aux autres et à la collectivité (Eboko, Bourdier et Broqua 2011 : 23) et par l’affectation de formes de pouvoir permettant à ces femmes de se resituer dans d’autres configurations de relations de pouvoir ou bien de s’affirmer socialement selon des mobilités ascendantes. Les changements de statut social ainsi générés peuvent être considérés comme la conséquence de processus relationnels qui se développent grâce aux différentes formes de capital social et humain produites dans le contexte de la lutte contre l’épidémie. Ils s’inscrivent également au sein de processus de construction identitaire qui passent à la fois par la quête d’une valorisation personnelle et par plusieurs arrangements et compromis entre les rôles traditionnels de mère et d’épouse et ceux qui sont déterminés par la participation active de ces femmes au fonctionnement des dispositifs sociosanitaires de prévention et de prise en charge du VIH. Plus précisément, les deux cas de mobilité sociale ici décrits montrent que, en dépit de la diversité de trajectoires et de statut, les effets des processus d’autonomisation auxquels Negga et Lulit ont eu accès relèvent de formes de pouvoir similaires[27] : le développement d’un « pouvoir intérieur » (power from within) qui leur permet de surmonter l’autostigmatisation et de s’affirmer devant les autres, grâce au développement d’un sentiment de confiance personnelle, voire d’estime de soi qui provient du « pouvoir solidaire » (power with) émanant des réseaux de relations qu’elles ont créés au sein du contexte de la lutte contre le sida. Leurs mobilités sociales sont aussi le fruit de leur capacité d’agir (agency) en vue de changer leur condition (power to).

En définitive, loin d’être laissées à l’écart des valeurs et des institutions fondant l’ordre de la société éthiopienne, ces femmes, dont les trajectoires de vie sont en rupture avec les logiques de la prédestination sociale, ont été réintégrées de par l’action d’un pouvoir qui a sollicité leur participation à de nouveaux dispositifs sociétaux en tant que sujets capables d’autonomie et de liberté.