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« L’Union africaine (UA) est une très bonne opportunité : pour les États de discuter entre eux; pour la société civile de demander des comptes et pour les femmes, de revendiquer leurs droits[1]. » Comme l’illustrent ces propos tenus par l’assistante de direction de l’association Femmes Africa Solidarité (FAS) – engagée dans la promotion du leadership des femmes ‒, les institutions régionales africaines constituent un canal supplémentaire par lequel les actrices qui travaillent pour la cause des femmes revendiquent leurs droits. Survenu au début des années 2000, ce tournant s’explique en partie par un changement institutionnel avec le remplacement de l’Organisation de l’unité africaine (OUA)[2] par l’UA en 2001. Si cette dernière reste une organisation intergouvernementale, l’objectif d’« égalité entre les hommes et les femmes » affiché dans l’article 4 de son acte constitutif a représenté une incitation à agir pour les associations de femmes dans un contexte où « les droits de la femme sont perçus comme anticulturels et antireligieux. D’où le besoin de recourir au politique pour affirmer et défendre ces droits » (Sow 2005 : 8).

C’est ainsi que le protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes (protocole de Maputo) ‒ ensemble de normes juridiques régissant l’égalité entre les sexes dans différents domaines (politique, économique, social) – a suscité des mobilisations d’associations de femmes. Cette dynamique s’est traduite en retour par une institutionnalisation de la cause des femmes au niveau régional et par la formalisation de la campagne Gender is on my agenda (le GIMAC). À l’intersection d’une initiative par les structures de promotion du statut des femmes au sein de l’UA et d’une mobilisation de femmes, le GIMAC est une réunion consultative officielle sur le genre organisée avant chaque sommet des chefs d’État de l’UA par la division « Femmes, genre et développement » de la Commission de l’UA (CUA), le secrétariat de l’UA qui est situé à Addis-Abeba, en Éthiopie, et en assure les fonctions administratives. Le GIMAC constitue ainsi un « espace de la cause des femmes » d’une nature particulière, car il englobe un espace régional et rend visible une modalité d’action qui est elle aussi singulière : le plaidoyer. Celui-ci est entendu comme le fait de rendre une cause visible, par l’entremise, par exemple, du lobbying ou encore d’une campagne publique ou médiatique, en vue de changer les pratiques et les politiques dans le domaine visé (Ollion et Siméant 2015).

Pour analyser l’institutionnalisation d’un plaidoyer en faveur des droits des femmes au niveau régional[3], nous nous sommes appuyée sur deux corpus théoriques : celui qui porte sur les questions de mouvements sociaux et de féminismes en Afrique (Sow 2005; Latourès 2009; N’Diaye 2014; Iman, Mama et Sow 2004); et celui qui remet en question les enjeux liés à l’intégration du genre dans les institutions internationales (Lacombe 2012; Lacombe et autres 2011; Falquet, Hirata et Lautier 2006). En effet, le type d’action collective transnationalisée que nous avons étudié se mobilise auprès d’une arène bien plus institutionnalisée que celle décrite dans la littérature africaniste existante (Pommerolle et Siméant 2008; Latourès 2009). Cet espace régional est le fruit des évolutions du militantisme féminin ou féministe, ou des deux à la fois, africain au regard des causes universelles de droits des femmes, qui implique que les États « adoptent facilement un discours sur les femmes pour s’attirer des voix, sans aller plus loin » (Sow 2005 : 6)[4].

Notre article s’inscrit dans la sociologie des mobilisations institutionnalisées (Cichowsky 2013; Auzias 2014; Brossier 2010) qui a contesté l’idée selon laquelle les protestations collectives et engagements associatifs se situeraient par définition à l’extérieur des institutions (Bereni 2007 : 31). C’est ce que les approches en matière de « féminisme d’État » ont mis en évidence, notamment par la perspective d’une « alliance stratégique » (Revillard 2007) entre des actrices féministes dans l’État et en dehors de ce dernier. Tout un pan de la littérature s’est ainsi intéressé aux écueils auxquels se heurtent les dynamiques d’institutionnalisation et aux effets qu’elles ont engendrés, notamment en fait de visibilisation intra-institutionnelle ou, au contraire, de marginalisation des problématiques ayant trait aux femmes (Baubino 2000; Dauphin 2002; Jacquot 2014). Cette littérature porte en particulier sur la notion d’« apolitisme » qui renvoie aux enjeux liés à la dépolitisation des répertoires de mobilisation, à la « dé-radicalisation » des revendications féministes, voire à l’instrumentalisation du genre, ainsi qu’à la « professionnalisation » des militantes et l’« ONGisation » des associations de femmes sous l’effet des politiques de développement et des lignes d’action des organisations internationales.

Pour contribuer à ces questionnements et tenter d’évaluer le degré d’institutionnalisation des actrices du GIMAC, nous avons défini notre cadre analytique à partir de la notion d’« espace [régional] de la cause des femmes ». Cette notion a été forgée par Laure Bereni, dans le contexte français des années 90, à partir d’une revue critique des définitions proposées par la littérature sur les mouvements de femmes et le féminisme. Elle englobe « la configuration des collectifs orientés vers la promotion de la cause des femmes dans des univers sociaux très variés, à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions » (Bereni et Revillard 2007 : 35). Elle permet d’étudier les mobilisations à la fois intra- et extra-institutionnelles, deux sphères qui, loin d’être construites en parallèle, sont imbriquées par des relations multiples et s’influencent réciproquement. Ainsi, nous mettrons en lumière, à l’appui de l’analyse des relations entre le GIMAC et l’espace politique qui lui est attaché, un double processus d’institutionnalisation : cet espace de mobilisation est produit par l’UA, tout autant qu’il produit la politique « genre » de cette dernière.

Le matériau recueilli est issu d’une enquête de terrain réalisée ‒ dans le contexte d’un doctorat sur la genèse du protocole de Maputo ‒ de décembre 2014 à février 2015 à Addis-Abeba, lors du GIMAC de même que de la réunion présommet de l’UA sur le genre. Notre article s’appuie ainsi sur la conjugaison de plusieurs méthodes. D’abord, le GIMAC ‒ auquel nous avons pu participer grâce à notre prise de contact préalable avec l’association FAS moyennant la somme de 100 dollars ‒ a rassemblé pendant deux jours une centaine de personnes âgées de 15 à 70 ans, dont 90 % de femmes, issues des métropoles des quatre coins du continent (avec une sur-représentation des Sud-africaines et des Nigérianes). Ces femmes viennent, en majorité, de milieux intermédiaires voire aisés. Les participantes s’exprimaient soit en anglais, soit en français. Cette observation nous a renseignée sur les interactions entre les actrices et les relations qu’elles entretiennent avec les sphères institutionnelles[5].

Ensuite, nous avons conduit une série de 20 entretiens qualitatifs semi-directifs auprès d’actrices institutionnelles et militantes présentes à cette occasion, dont des membres de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP)[6], de la division « Femmes, genre et développement » et de six associations internationales et régionales membres du GIMAC : FAS, Women in Law and Development in Africa (WiLDAF), Make Every Woman Count (MEWC), Réseau de développement et de communication des femmes africaines (FEMNET), Center for Human Rights et Equality Now. Notre méthode a consisté à suivre certains parcours d’engagement individuel, par l’analyse de leurs caractéristiques socioprofessionnelles et de leurs trajectoires militantes, afin de mettre en évidence les propriétés sociales et professionnelles des participantes et de les penser en relation avec la forme de mobilisation que prend le GIMAC. Ces éléments biographiques permettent, en élargissant la focale au-delà de la personne visée, d’éclairer à travers sa trajectoire les espaces sociaux dans lesquels est ancrée la revendication du protocole et de mieux comprendre les cadres de socialisation dans ces espaces.

Nous avons également dépouillé les archives relatives au protocole de Maputo (rapports des rencontres préliminaires entre les associations non gouvernementales, comptes rendus publics des moments intermédiaires dans la décision de l’adopter), ce qui nous a permis de suivre les échanges entre les parties prenantes et de préciser la mise à l’ordre du jour de ce protocole. Nous avons aussi étudié les archives comprenant des rapports officiels de l’UA, des documents produits par les associations et des articles universitaires sur le protocole de Maputo, très utiles pour penser la chronologie des événements et la construction du plaidoyer régional.

Enfin, pour comprendre les logiques d’action de cet espace militant, et plus particulièrement, la façon dont les actrices s’en saisissent et se l’approprient, nous avons procédé à la veille des sites Web et des postes Twitter et Facebook des organisations étudiées de même qu’à la consultation de leurs matériaux promotionnels. Nous nous sommes intéressée aussi bien au fonctionnement et aux connaissances que le GIMAC génère qu’aux actions et aux effets qu’il produit.

À la lumière de la notion d’« espace [régional] de la cause des femmes », nous tenterons d’abord de mieux comprendre l’enchâssement du protocole de Maputo dans l’institutionnalisation de la cause, d’une part, et l’entremêlement des relations entre espaces institutionnels et espaces militants, d’autre part. Nous étudierons ensuite les effets de l’institutionnalisation de cet « espace [régional] de la cause des femmes », un espace participatif et consultatif de ladite « société civile » selon la rhétorique officielle, mais qui institue néanmoins inclusion, exclusion et distribution de places.

Les enjeux de l’institutionnalisation de la cause des femmes dans l’espace régional africain

L’entrée en vigueur du protocole de Maputo a débouché sur la conjonction entre des logiques intra- et extra-institutionnelles, conjonction qui a abouti à l’institutionnalisation de structures associatives au sein de la campagne du GIMAC. Il apparaît dès lors pertinent, sur le plan épistémologique, de définir le cadre analytique de l’étude à partir de la notion d’« espace [régional] de la cause des femmes ».

La construction d’un espace militant pour la cause des femmes auprès de l’UA

Au cours des deux dernières décennies, des associations de femmes, plus nombreuses et plus variées, se sont engagées de manière routinière dans le plaidoyer en faveur de l’égalité des sexes sur la scène régionale. S’il correspond, comme nous l’avons mentionné en introduction, à un moment où une conception genrée de l’égalité est politiquement audible au sein de l’institution, l’institutionnalisation d’un plaidoyer auprès de l’UA n’est pas que le produit d’une évolution institutionnelle. Il résulte également, comme nous allons le voir, d’une mobilisation de la part d’associations de défense des droits des femmes en faveur du protocole de Maputo.

Cette mobilisation a, en premier lieu, créé les conditions de rencontres entre des associations de femmes juristes de tout le continent[7], dont le militantisme, aussi diversifié soit-il, s’articule autour d’enjeux communs. En témoigne la mobilisation auprès de la CADHP qui organise, depuis 1993, ce qu’elle nomme le « Forum des organisations non gouvernementales » (ONG) avant chacune de ses sessions. Le statut consultatif officiel permet à plusieurs associations de femmes de participer aux séances publiques de la CADHP et de soumettre des projets de résolution sur les questions des droits de la personne aux fins d’une adoption éventuelle par la CADHP. La collaboration entre des associations et la CADHP débouchera, en 1995, sur la formulation d’énoncés relatifs aux problématiques spécifiques qui entravent les droits des Africaines. La production du protocole est ainsi amorcée dès 1995 par l’adoption d’une recommandation[8] par la Conférence des chefs d’État de l’UA qui charge la CADHP d’élaborer un protocole sur les droits des femmes et de nommer un groupe d’experts et d’expertes responsable de sa rédaction[9].

Une fois rédigé, le protocole est envoyé au secrétariat général de l’OUA pour approbation, adoption et entrée en vigueur. « Convaincue que les femmes africaines doivent saisir l’opportunité offerte par ce moment historique de lancement de l’UA pour s’assurer de leur implication pleine et effective dans le processus de sa mise en place » (FAS 2002), l’association FAS décide d’organiser une réunion la veille du lancement de l’UA à Durban, en Afrique du Sud, du 28 au 30 juin 2002. Y participent plusieurs associations de défense des droits des femmes – dont Equality Now, FEMNET, WiLDAF et le Center for Human Rights ‒ ainsi que des commissaires de la CADHP. Cette réunion débouche sur l’adoption d’un document dans lequel les participantes réaffirment « l’engagement des femmes Africaines à forger des partenariats stratégiques à tous les niveaux » et demandent que « des mesures soient prises pour assurer la participation effective des experts gouvernementaux compétents, ayant une formation juridique, y compris des femmes, à la deuxième réunion d’experts sur le projet de Protocole [et] que les dispositions nécessaires soient mises en place pour assurer la participation effective des Ministres compétents à la réunion ministérielle qui se tiendra après la deuxième réunion d’experts sur ledit Protocole » (FAS 2002). Elles réclament enfin que « le Projet de Protocole soit adopté, ratifié et mis en vigueur » (FAS 2002).

Un an plus tard, après deux longues sessions d’examen du texte par les expertes et les experts gouvernementaux, le projet de protocole est soumis au Conseil des ministres pour examen : malgré des divergences, celui-ci parvient à trouver un consensus. Les associations coalisées susmentionnées se retrouvent alors une nouvelle fois à la veille de la Deuxième Conférence des chefs d’État tenue à Maputo, au Mozambique, du 23 au 24 juin 2003. Elles adoptent durant cette réunion la « déclaration de Maputo » dans laquelle elles se disent à la fois reconnaissantes à l’égard de l’UA pour « l’établissement de la Direction pour la femme » (FAS 2003), mais aussi « préoccupées du fait que le projet de Protocole soit adopté » dans un avenir rapproché (ibid.). Là encore, leurs revendications aboutissent : la Conférence des chefs d’État adopte la version définitive du texte dans les jours qui suivent.

Cependant, la ratification du texte par 15 des 53 États membres de l’UA reste nécessaire pour son entrée en vigueur et, un an plus tard, seules les Comores l’ont ratifié. La coalition d’associations de femmes prépare alors une déclaration lors du présommet de la Troisième Conférence des chefs d’État qui se déroule du 28 au 29 juin 2004 à Addis-Abeba. « Préoccupées du fait que la Direction pour la Femme est dépourvue de ressources » (FAS 2004), elles y exhortent « les États membres à signer et à ratifier le Protocole d’ici la fin 2004 et à appuyer le lancement de campagnes publiques en vue de la sensibilisation sur l’importance de ce Protocole pour assurer son entrée en vigueur en 2005 » (ibid.).

C’est à ce moment-là que l’association FAS, forte de l’appui dont elle dispose par la création de la division « Femmes, genre et développement », réussit à s’imposer comme organisatrice de ces présommets. Lors de la Quatrième Conférence des chefs d’État à Abuja, au Nigéria, du 25 au 26 janvier 2005, les organisations de femmes coalisées parviennent alors à l’adoption d’un « accord consensuel ». Tout en « gardant à l’esprit les efforts de l’UA pour assurer la visibilité de la machinerie du genre » (FAS 2005a), les auteures de cet accord félicitent « les Chefs d’États africains qui ont signé et ratifié le Protocole » (ibid.) et réprouvent « ceux qui n’ont pour l’instant mené aucune action dans ce sens » (ibid.).

La mobilisation du GIMAC s’avère payante sur le plan formel : le protocole de Maputo est finalement adopté lors de la Cinquième Conférence des chefs d’État en juillet 2005. Il appartient dorénavant aux États membres de l’UA qui l’ont ratifié de l’appliquer à l’interne. La ratification par de nombreux États crée néanmoins une opportunité intéressante, car elle permet aux militantes de la cause des femmes de s’appuyer sur un ensemble de normes d’égalité entre les sexes caractérisées par leur dimension panafricaine et, ce faisant, de déjouer les stigmates du féminisme dit « occidental ».

C’est dans ce contexte précis que les réunions présommet s’institutionnalisent sous le nom de « GIMAC » : leurs objectifs affichés sont d’accélérer la ratification du protocole par tous les États membres, de promouvoir l’intégration de toutes ses dispositions dans les législations nationales et d’assurer sa mise en oeuvre. Ainsi, au GIMAC qui a lieu à Dakar, au Sénégal, en octobre 2005, les membres sur place félicitent « les États membres […] qui ont ratifié le protocole » et expriment la volonté de poursuivre « dans la lignée des efforts entrepris jusqu’à ce jour, et des succès déjà obtenus par les réseaux de femmes africaines » (FAS 2005b). Elles demandent également que « tous les États ratifient [le protocole] afin que toutes les femmes du continent puissent bénéficier de cet instrument susceptible de favoriser leur épanouissement total et leur pleine participation à un développement durable » (ibid.).

La mobilisation pour le protocole de Maputo constitue ainsi un contexte propice à la construction progressive d’un espace militant pour la cause des femmes auprès de l’UA puisqu’il permet de forger une alliance entre des actrices intra- et extra-institutionnelles. Pour les associations, la division « Femmes, genre et développement » constitue un relais pour obtenir des avancées auprès des chefs d’État; la division y trouve en retour un appui technique indispensable pour compenser son manque de ressources.

Ce qui n’était au début qu’un lieu de rencontres et de débats gagne donc rapidement en importance, et les organisations de femmes sont de plus en plus nombreuses à y participer. Aujourd’hui, le GIMAC est composé de 55 associations nationales, régionales et internationales qui ont toutes signé un « mémorandum d’entente »[10].

En raison de l’accroissement de la logistique nécessaire à l’organisation du GIMAC, le FAS a ouvert un bureau à Addis-Abeba. Situé au sein de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), l’institution même qui abrite chaque année le GIMAC, ce bureau permet, par son financement commun avec la division « Femmes, genre et développement », la tenue de la réunion semestrielle. Le fait que ces réunions ont lieu dans le contexte de l’UA, avec son soutien financier et logistique, confère une légitimé aux participantes. À ce titre, l’analyse du processus du plaidoyer auprès de l’UA invite finalement à ne pas rigidifier à l’excès la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’institution, frontière que les actrices du GIMAC remettent en question. Dans cette perspective, la mobilisation pour le protocole de Maputo a permis la construction d’un « espace [régional] de la cause des femmes ».

Structure du GIMAC

Structure du GIMAC

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D’un espace militant à un « espace [régional] de la cause des femmes »

Pour mieux saisir les intérêts heuristiques à mobiliser la notion d’« un espace [régional] de la cause des femmes » et ce qu’il ajoute à l’emploi de l’expression « plaidoyer institutionnel », un détour par les enjeux épistémologiques de l’application de cette notion à l’institutionnalisation d’un espace de la cause des femmes au niveau régional s’impose.

Selon Laure Bereni (2007 : 23), l’espace de la cause des femmes désigne « l’ensemble des collectifs – et leurs participantes – qui luttent au nom des femmes et pour les femmes, quels que soient les termes de la lutte et la sphère dans laquelle elle se déploie ». Composé dans sa grande majorité de femmes, le GIMAC regroupe un ensemble de collectifs constitué au nom des Africaines, ce qui signifie « qu’il revient aux femmes de s’investir dans l’action collective et d’en définir les termes » (Bereni 2007 : 25). Si la mixité n’est pas prohibée, les associations membres sont spécialisées particulièrement dans la promotion des droits des femmes, thématique considérée comme prioritaire et à laquelle personne n’accorde suffisamment d’importance. Le GIMAC constitue ainsi un espace internationalisé qui se consacre précisément à la cause des femmes.

Ces deux critères, relativement larges, permettent d’inclure dans l’« espace de la cause des femmes » la grande variété des actrices que le GIMAC réunit. L’observation détaillée des expériences et des relations sociales montre ainsi que les femmes du GIMAC ne forment pas une seule et même catégorie. Au-delà de différenciations induites par l’origine géographique ou l’appartenance religieuse, se côtoient au GIMAC les « aînées » ‒ plus de 55 ans – dont beaucoup étaient mobilisées au début des années 2000 pour l’entrée en vigueur du protocole de Maputo, et les plus jeunes ‒ âgées de 15 à 35 ans. Ces dernières, qui ne prennent que rarement la parole, participent au GIMAC pour écouter les « aînées » qui transmettent leur expérience et s’informer, notamment sur l’existence du protocole et les potentialités qu’il offre en matière d’égalité entre les sexes. Il faut savoir que ce rapport intergénérationnel ne va pas sans une forme de maternalisme, comme l’illustre le discours d’ouverture du GIMAC 2015 par la directrice de l’association FAS, P. B., et actuelle envoyée spéciale de la présidente de la CUA, Nkosazana Dlamini-Zuma, pour les femmes, la paix et la sécurité : « Il faut que les jeunes s’éduquent à la participation politique et prennent les choses en main comme lors des révoltes arabes… À tous les participantes, s’il vous plaît, ne craignez pas de prendre la parole, parce que sinon vous mourrez sans avoir accompli quoi que ce soit! »

En outre, si les participantes ont pour point commun un niveau de scolarité élevé avec, souvent, un cursus supérieur hors du continent, les professions sont diversifiées : elles peuvent être salariées du siège de l’organisation membre du GIMAC, appartenir au conseil d’administration ou au bureau, ou bien en être simplement membres tout en exerçant une activité professionnelle, souvent juridique, en dehors de leur participation au GIMAC.

À titre d’exemple, M. S., participante malienne ‒ militante au sein de WiLDAF ‒, est magistrate de formation après des études à l’École nationale de la magistrature, située à Bordeaux. Se définissant comme une « militante de la première heure », elle mène depuis le début de sa carrière des activités de cet ordre : membre de l’Association des femmes juristes, elle crée la première clinique juridique de son pays. Elle prend la tête de plusieurs associations d’abord nationales (par exemple, la Commission nationale des droits de l’homme) puis panafricaines et internationales (Fédération des juristes africaines et Fédération internationale des femmes des carrières juridiques). Au bout de sa quinzième année d’exercice à la magistrature, elle décide de se consacrer à la fonction d’avocate, car, dit-elle, « quand on est magistrate, on est fonctionnaire et on n’est pas toujours libre de faire ce que l’on veut ». L’accumulation d’expériences et de savoirs (primature de la République, présidence du conseil d’administration de la Media Foundation for West Africa et du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique) lui permet de devenir représentante de son gouvernement lors de plusieurs négociations internationales. Son expertise lui permet de façon parallèle d’exercer en tant que consultante auprès de nombreux organismes. Elle jouit également d’une forte reconnaissance dans le monde associatif (Gusi Peace Prize, prix Aoua-Keïta de l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes) et « ne manque pas un seul GIMAC », où sa parole est très écoutée.

Le GIMAC constitue donc un large espace composé d’actrices diverses, qui définissent les termes de leur plaidoyer pour la cause des femmes selon un sens très variable. Par exemple, elles n’expriment pas toutes la même croyance en la faculté de l’organisation régionale à atténuer, voire à résorber, les inégalités entre les sexes. Certaines acceptent de jouer le jeu de la consultation à plein, comme l’exprime bien le discours d’ouverture lors du GIMAC 2015 de la directrice de l’association FAS très active dans la promotion de l’intégration des femmes dans les domaines de la résolution, de la gestion et de la prévention de conflits : « Il faut suivre de près ce qui se fait à l’UA et faire des recommandations au GIMAC [car] nous avons obtenu ici un niveau de liberté où nous pouvons exprimer nos idées sans que personne ne nous menace! » D’autres, comme la directrice générale de FEMNET, M. D., Rwandaise d’une trentaine d’années, titulaire d’une maîtrise en « genre et développement[11] », sont plus réservées sur le bilan de l’UA : « Le patriarcat n’est pas de l’Afrique, pas de l’UA non plus, ni même de la Bible! Alors, certes, on est déçues par ce qui se passe à l’UA, mais il ne faut pas la laisser tomber, car en la chatouillant, on peut avancer! […] C’est une politique des petits pas. »

L’« espace [régional] de la cause des femmes » se caractérise également par la collaboration entre des actrices qui ont des conceptions différentes du « féminisme ». Il est vrai que les problématiques classiques du féminisme y sont débattues : autonomisation, planification familiale, violences sexuelles, participation politique, accès à l’éducation… Pour autant, cet espace ne se définit pas comme un « espace féministe ». Les membres du GIMAC n’écrivent pas de textes militants, pas plus qu’elles ne formulent de propositions théoriques ou de prises de position « féministes ». Elles préfèrent s’en tenir à des exposés bienséants sur des situations d’inégalités qui témoignent de la persistance des discriminations basées sur le sexe. Pour certaines, le féminisme porte le stigmate de l’avortement, de l’homosexualité et d’autres droits jugés contraires à la « morale et aux valeurs traditionnelles[12] » africaines, et elles refusent d’y adhérer. D’autres s’affirment « féministes modérées » comme D. V., membre d’Equality Now : « des féminismes, il y en a des tonnes! Toutes ne sont pas bonnes à prendre… Les femmes ici sont modérées, c’est d’ailleurs ça qui nous caractérise […] On emprunte beaucoup au féminisme sans se revendiquer pour autant féministe radicale! C’est ce qui fait notre force. » L’emploi du label « féminisme », récusé par certaines militantes du GIMAC, bien qu’elles se battent en faveur des droits des femmes et pour une transformation sociale, est intéressant à analyser. Ce discours, assez classique en Afrique, renvoie à un « féminisme » différentialiste qui s’articule autour d’un positionnement politique plus large mêlant différents enjeux, dont l’anti-impérialisme (Latourès 2009 : 144).

Si l’« espace [régional] de la cause des femmes » n’est pas un espace féministe proprement dit, le GIMAC ne se présente pas non plus comme un mouvement, entendu comme une nébuleuse qui « peut être protéiforme mais qui surgit toujours à l’initiative du groupe concerné » (Auzias 2014 : 8). L’idée de la mise en place de présommets n’a pas émergé d’« en-bas » à l’échelle locale. C’est davantage une mobilisation de militantes africaines qui ne sont pas dans une stratégie de confrontation avec les institutions. Ainsi, la chargée de plaidoyer de l’association FAS rappelle que la collaboration avec les institutions est nécessaire pour pouvoir aller de l’avant : « Nous sommes là pour améliorer les choses, pas pour les endiguer. Avec toutes les guerres que nous avons, nous n’avons pas besoin d’être en conflit avec les institutions. Si l’UA nous ouvre ses portes, il n’y a aucune raison de refuser. C’est une ouverture d’esprit. » Leurs interlocuteurs sont des appareils internationaux et leur mobilisation est la résultante d’un dialogue avec les institutions africaines.

En mobilisant la notion d’« espace de la cause des femmes », nous avons souligné en quoi le plaidoyer en faveur de l’égalité de sexe auprès de l’UA se caractérise par l’imbrication des frontières intra- et extra-institutionnelles. Dans cette perspective, ce plaidoyer est un cas très intéressant de sphères institutionnelle et associative qui se rencontrent et participent, comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, à un double processus d’institutionnalisation : le GIMAC offre une crédibilité aux initiatives de l’UA en charge du problème/thème/compétence « genre », tandis que celle-ci reconnaît le GIMAC comme son interlocuteur privilégié sur ces questions. Il s’agit dès lors d’étudier les interdépendances, les enchevêtrements, les entre-deux et les relations entre ces deux sphères.

De l’influence réciproque GIMAC-UA : les effets de l’institutionnalisation de la cause des femmes au niveau régional

À la suite des recherches qui ont observé que l’inscription du genre dans les programmes internationaux pouvait faire l’objet de détournement (Bisiliat 2003; Lacombe et autres 2011; Falquet, Hirata et Lautier 2006), nous souhaiterions revenir sur les enjeux relatifs à l’influence de l’institution sur le mouvement, mais aussi du mouvement sur l’institution, notamment en termes de « dépolitisation » des revendications. L’institutionnalisation de la cause des femmes, par le brouillage des frontières qu’elle opère entre pratiques professionnelles ou militantes, ou les deux à la fois, ôte-t-elle nécessairement la portée critique de cet « espace [régional] de la cause des femmes »? Quelles sont les contraintes générées par les transformations des mobilisations en mécanisme de consultation participatif et le cadrage des revendications de la cause des femmes par l’institution?

Des militantes professionnelles au service de l’institution?

L’institutionnalisation d’un « espace [régional] de la cause des femmes » a d’abord des effets sur les trajectoires professionnelles des actrices visées, en brouillant les frontières entre vocation militante et parcours professionnel. Le GIMAC est au coeur des dynamiques de professionnalisation[13] des questions relatives aux droits des femmes où la spécialisation dans ce domaine peut offrir l’opportunité d’un salaire. Par exemple, nous avons rencontré S. R., Guinéenne née en 1983 dans la ville minière de Fria : dès l’âge de 12 ans, elle s’engage dans le monde associatif, notamment en donnant des cours du soir aux filles analphabètes de sa communauté. Elle devient ensuite membre du Parlement des enfants de Guinée et participe à des campagnes de sensibilisation auprès de la jeunesse dans le contexte d’un projet mis en place par l’Unicef. Après deux maîtrises – la première en droit international à l’Université Kofi Annan en Guinée et la seconde en relations internationales à Londres –, elle fonde en 2010 l’association membre du GIMAC : Make Every Woman Count (MEWC). S. R. explique avoir renoncé à la profession d’avocate à la suite du viol collectif de jeunes femmes par des militaires lors d’une manifestation en Guinée : « Après avoir dormi pendant un mois avec deux jeans sans pouvoir fermer l’oeil de la nuit, j’ai décidé que, pour m’investir à 600 %, je devais monter ma propre association » raconte-t-elle. Avec MEWC, elle espère « tenir les chefs d’État responsables de leurs engagements » et « donner une voix aux femmes africaines pour qu’elles puissent s’exprimer ». Cela correspond, selon elle, à la fois à « un acte militant » (elle travaille pour son association à plein temps sans être toujours en mesure de s’octroyer un salaire) et à une « profession » (elle arrondit ses fins de mois par ses consultances en genre, notamment auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU)). Elle a reçu en 2012 le Prix de la femme la plus inspirante de l’année, remis par l’organisation philanthropique Women4Africa, et compte parmi les « top 20 des jeunes bâtisseurs de l’Afrique de demain » pour le magazine Forbes (Africa Top Success 2014).

Plus largement, le GIMAC s’inscrit dans le contexte de l’internationalisation du militantisme, par le regroupement d’associations, aux ressources inégales, parties prenantes de réseaux transnationaux qui peuvent porter (et parfois faire entendre) leur voix. Interrogée sur les raisons de son engagement au GIMAC, L. N., Kényane d’environ 35 ans, explique « avoir toujours eu la passion pour la cause des femmes. Déjà enfant, je ne comprenais pas pourquoi le monde était si injuste envers les femmes, et aujourd’hui, je suis toujours en colère quand j’assiste à des injustices! Je crois qu’en fait j’étais programmée pour faire ça. » Reçue au baccalauréat, elle part d’abord étudier la finance aux États-Unis, « sans doute sous la pression des parents, mais en même temps, à l’époque, il n’y avait pas encore de spécialisation “ genre ” dans les universités ». À son retour au Kenya en 2005, elle intègre FEMNET en tant que chargée de plaidoyer et y reste sept années, expérience grâce à laquelle elle se définit « experte en genre ». C’est alors qu’elle participe à l’université d’été sur la « sexualité, la culture et la société » organisée par le Département de sciences sociales de l’Université d’Amsterdam, ce qui lui a permis « de donner plus de sens au monde qui l’entoure, en particulier dans le contexte du plaidoyer et du changement politique[14] ». Elle décide alors « de changer d’air […] et d’étendre son champ professionnel ». Elle est engagée en 2012 par l’International Pregnancy Advisory Services (IPAS), organisation basée à Nairobi qui travaille sur les droits sexuels et la santé reproductive, en tant que conseillère principale. De juin 2014 à novembre 2015, elle intègre UN Women en tant que membre du groupe consultatif de la société civile pour l’Afrique de l’Est, tout en étant nommée parallèlement vice-présidente de la Coalition on Violence Against Women (COVAW) d’août 2015 à décembre 2015. Selon elle, défendre les droits des femmes est un « métier » et une « passion à laquelle elle consacrera toute sa vie ».

Cette professionnalisation passe parfois par l’incorporation d’expertes en genre dans les structures ou les divisions de l’UA officiellement chargées de la promotion des droits des femmes. Certaines ont ainsi été directement sollicitées par l’UA pour assumer des responsabilités au sein de l’institution. C’est le cas de la fondatrice et directrice de l’association FAS, P. B. qui, à l’âge de 19 ans, suit son mari diplomate à Addis-Abeba et y passe son baccalauréat. Après des études à Paris, elle s’installe à Genève pour « mener une carrière internationale » (Friedensaktivistin 2013) et intègre, en tant que coordinatrice de projet, la Commission internationale des juristes en 1981. En juin 1996, elle quitte cette organisation pour fonder l’association FAS dans le contexte des conflits éclatant en Afrique et dans le sillage de l’adoption du Programme d’action de Beijing. L’association a des bureaux à Dakar pour le « travail de terrain et le programme administratif », à Genève et à New York pour le « plaidoyer institutionnel » (Friedensaktivistin 2013), mais aussi au Soudan, en République démocratique du Congo (RDC) et au Tchad, et depuis peu, comme nous l’avons mentionné, à Addis-Abeba. Parallèlement à ses fonctions de directrice de l’association FAS, elle supervise des équipes d’observation des élections dans des zones postconflit comme le Libéria et participe à une commission d’enquête sur les violences faites aux femmes au Soudan du Sud (RTS 2013). Elle joue également un rôle d’entremetteuse lors de pourparlers de paix, en particulier au Burundi et en RDC, toujours dans l’optique de favoriser la participation des femmes. Elle est membre du Conseil pour l’assistance humanitaire du Forum économique mondial et du sixième groupe consultatif du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) (RTS 2013). Depuis mars 2010, elle est, avec Mary Robinson, ancienne présidente d’Irlande, coprésidente du groupe consultatif de la Société civile sur la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU (RTS 2013). En 2011, elle a figuré au classement du magazine américain Time des 100 personnalités qui font bouger le monde. Déjà très sollicitée par UN Women, elle a été cooptée (Revillard 2007 : 24) par l’UA à titre d’experte. La présidente de la CUA, Nkosazana Dlamini-Zuma, la nomme « Envoyée spéciale pour les femmes, la paix et la sécurité » en 2014, avec pour mandat d’intégrer la protection des femmes dans les activités de la division « Paix et sécurité » de l’UA. Elle dispose, pour ce faire, d’une unité avec des moyens et du personnel et reçoit une indemnité quotidienne (per diem) pour ses missions sur le terrain.

L’intégration de ces actrices constitue une ressource pour le GIMAC du fait de la légitimité dont elles jouissent et des mécanismes institutionnels qui leur sont attachés. Dans le même temps, l’institutionnalisation d’« un espace [régional] de la cause des femmes » soulève d’autres interrogations : n’a-t-il pas pour effet de désamorcer les revendications les plus radicales en institutionnalisant les luttes sociales? Ce questionnement se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il n’y a pas au sein de cet espace régional ‒ comme dans d’autres militantismes internationalisés ‒ de discours d’émancipation réactivant des thématiques tiers-mondistes ou anti-impérialistes. Loin de dénoncer l’oppression spécifique dont souffrent les femmes du fait des « structures patriarcales », le GIMAC est porteur d’une vision de la transformation sociale apolitique qui reste très intégrée à l’institution et qui, in fine, participe à la légitimer. La tentation semble alors grande pour la sphère militante de perdre une part non négligeable de sa charge critique pour se rapprocher au plus près des lieux de pouvoir, jusqu’à s’imposer elle-même comme une composante du pouvoir.

Pour autant, l’institutionnalisation de la cause de l’égalité entre les sexes n’est pas forcément « cynique » ou « carriériste » : elle peut résulter d’une conviction pragmatique selon laquelle il faut s’intégrer au système pour être en mesure de le changer, il faut être « à l’intérieur de l’action pour la détourner », selon l’expression consacrée. Ainsi, l’institutionnalisation d’« un espace [régional] de la cause des femmes » témoigne de la difficulté pour les réseaux militants de la cause des femmes à adopter une position à l’intersection entre mouvement et institution, de telle sorte que le revers de l’institutionnalisation est double. Le premier porte sur la légitimité de cet espace : que représente-t-il? Que défend-il, à part les intérêts de ses membres, soit des militantes professionnelles parfois en décalage avec les réalités de terrain? Le second a trait à sa crédibilité politique : ne risque-t-il pas d’y avoir un décalage avec les mouvements militants dits « traditionnels » qui se mobilisent à des échelles d’action plus locales?

Les enjeux politiques de l’institutionnalisation d’« un espace [régional] de la cause des femmes »

Paradoxalement, l’institutionnalisation d’« un espace [régional] de la cause des femmes » peut être perçue comme étant « au service de » l’institution. Car si le GIMAC a permis de promouvoir une perspective dite de « genre » au sein de l’UA, l’institution a, dans le même temps, capté et donc modéré les revendications militantes. L’« espace [régional] de la cause des femmes » où se côtoient des logiques intra- et extra-institutionnelles peut-il alors être légitime en participant à l’institutionnalisation des questions de genre au sein de l’UA, tout en restant crédible dans le monde militant et associatif et représentatif d’une « société civile »?

Les enjeux politiques d’« un espace [régional] de la cause des femmes » se révèlent d’abord par une démarche consultative, l’un des ressorts de l’intégration du paritarisme (gender mainstreaming). Le GIMAC constitue aujourd’hui la réunion présommet de l’UA sur le genre organisée conjointement par la division « Femmes, genre et développement », les partenaires de l’UA et le GIMAC lui-même afin de « recueillir les voix d’actrices sur l’égalité entre les hommes et les femmes et l’autonomisation des femmes dans l’objectif d’influencer les discussions et les décisions des sommets » (CUA 2016). Lors des débats qui s’y déroulent, les femmes formulent des revendications susceptibles d’êtres inscrites à l’ordre du jour par la division « Femmes, genre et développement ». Celui-ci en informe à son tour les appareils d’État chargés de promouvoir les droits et les intérêts des femmes au niveau national.

Initialement conçues comme « plates-formes de consultation de la société civile » (CUA 2016), les réunions présommets requièrent depuis 2014 la participation des ministres africains du Genre et de la Condition féminine, des représentantes et des représentants du secteur privé et des partenaires de développement[16]. Cette institutionnalisation d’un présommet consultatif sur le genre à l’UA s’accompagne ainsi d’une participation accrue des ministères aux débats du GIMAC, où ils ont pour mandat de répondre aux commentaires de ladite « société civile » et d’expliquer les mesures adoptées dans leur pays respectif pour faire progresser l’égalité entre les sexes. Chacune des conférences a pour résultat un communiqué à présenter au sommet de l’UA qui se tient les jours suivants.

Selon la division « Femmes, genre et développement », « ces réunions préparatoires servent de véhicule d’intégration important aux perspectives de genre dans les organes de prise de décision au plus haut niveau de l’UA, pour s’assurer que les questions de genre et des femmes demeurent toujours sur la liste des hautes priorités de l’UA » (CUA 2016). L’UA s’est ainsi réapproprié le terme « genre » pour en faire une notion ultratechnicisée à l’appui de laquelle la division « Femmes, genre et développement », par le truchement du GIMAC, entend servir la cause des femmes, avec un affichage proégalitaire nourri par la rhétorique des droits de la personne. C’est ainsi qu’a posteriori le protocole de Maputo a été consigné dans un document adopté en 2010 et appelé la « Politique de l’UA en matière de genre ».

Au sein de l’organisation intergouvernementale, l’institutionnalisation de la cause des femmes se traduit ensuite par la prolifération de structures spécialisées sur ces questions. Ainsi, à la division « Femmes, genre et développement » précisément chargée d’assurer la prise en considération de la dimension du genre dans l’ensemble des programmes et des activités de l’UA s’est ajoutée toute une gamme d’initiatives prises par la CUA en faveur de l’égalité entre les sexes : création d’un point focal « genre » dans chacune de ces sous-divisions, Décennie de la femme africaine (2010-2020), Déclaration sur l’année 2015 comme celle de l’« autonomisation des femmes et du développement », Fonds pour les femmes africaines, etc. Dans un contexte où les moyens dont dispose l’UA restent insignifiants au regard des objectifs qu’elle se fixe, on peut douter que le large éventail de normes qui régit l’organisation en matière d’égalité entre les sexes trouve des prolongements palpables.

Par cette multiplication d’initiatives en marge des espaces organisationnels, l’idée est surtout de rendre visible l’intérêt de l’UA sur ces questions, davantage que d’influer en profondeur sur les rapports sociaux de sexe. Car si les revendications du GIMAC sont considérées comme recevables, d’autres sont mises de côté et l’UA n’accorde pas à toutes les associations de femmes le même droit de participer à l’élaboration des décisions.

À titre d’exemple, en juillet 2015, le conseil exécutif de l’UA a demandé à la CADHP de prendre en considération « les valeurs, l’identité fondamentale et les bonnes traditions de l’Afrique et de retirer le statut d’observateur accordé aux ONG qui essaient d’imposer des valeurs contraires aux valeurs africaines[17] ». À cet égard, le conseil exécutif a demandé à la CADHP de revoir ses critères d’octroi du statut d’observateur et de retirer ce statut accordé à la Coalition des lesbiennes africaines – regroupement de onze associations de femmes et de lesbiennes de treize pays africains différents ayant son secrétariat en Namibie ‒ en conformité avec lesdites « valeurs africaines ». Le Center for Human Rights, ONG rattachée à la Faculté de droit de l’Université de Pretoria, a depuis saisi la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples afin de savoir si le conseil exécutif de l’UA n’avait pas dépassé les limites raisonnables de son pouvoir d’« examiner » (article 59.3 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples) le rapport d’activité de la CADHP. Selon le Center for Human Rights, « il est préoccupant de voir que l’ingérence dans les décisions contenues dans les rapports d’activités de la CADHP semble ne pas tenir compte de son autonomie […] et semble compromettre son indépendance[18] ».

L’UA fait ainsi la promotion d’un système de consultation des groupes se mobilisant pour l’égalité entre les sexes formalisé et réglementé[19]. Est mise en oeuvre une stratégie de sélection des voies d’accès à l’institution pour tempérer la critique et contrôler la contestation en matière d’égalité de genre. À cet égard, que le GIMAC se soit constitué comme porte-parole des intérêts de toutes les femmes au niveau régional illustre bien en quoi l’UA, en intégrant les questions dites de « genre » en son sein, favorise l’essor d’une cause des femmes au positionnement idéologique modéré. En d’autres termes, le GIMAC devient un partenaire de l’UA dans sa stratégie d’intégration du paritarisme.

Conclusion

Les dernières années ont vu se produire une évolution remarquable des rapports entre les sphères associative et institutionnelle au niveau régional. Le GIMAC s’inscrit aujourd’hui dans la construction d’un espace de consultation d’une « société civile » au sein de laquelle, sur papier, les femmes ont un rôle particulier à jouer. Il se greffe ainsi sur un programme préexistant, qu’il essaie ensuite d’orienter, venant en quelque sorte se « nicher » dans le processus décisionnel de l’UA pour tirer profit de la médiatisation de ses moments les plus politiques.

Le recours à la notion d’« espace [régional] de la cause des femmes » nous est ainsi apparu comme le plus opérant pour caractériser le GIMAC. Cette notion permet de remettre en cause la distinction entre mouvement/institution faite traditionnellement dans la littérature sur les mouvements sociaux qui relève, selon Bereni (2007 : 22), d’un double point aveugle : « d’une part, une telle perspective tend à opposer une explication par l’offre (politique) et une explication par la demande (sociale), sans penser les interactions entre les deux ». Selon le constat empirique de notre étude, le plaidoyer institutionnel a permis la construction d’un espace au gré du travail militant et institutionnel d’actrices caractérisées par l’hétérogénéité de leur investissement et des liens qui les unissent les unes aux autres. D’autre part, ce clivage « révèle une vision « grassroots » de l’action collective : tout se passe comme si l’explication par le mouvement devait conduire à placer la focale d’analyse sur des acteurs qui se situent à l’extérieur des frontières de la politique institutionnelle » (Bereni 2007 : 23). Or, comme nous l’avons montré, le plaidoyer institutionnel au niveau régional se caractérise par la participation d’actrices issues de sphères sociales variées, situées à l’« extérieur » comme à l’« intérieur » de l’univers politico-institutionnel.

L’institutionnalisation d’un « espace [régional] de la cause des femmes » a des effets ambigus. Par certains aspects, l’affichage institutionnel par l’UA d’une volonté de promouvoir l’égalité entre les sexes et la mise en place d’un dispositif participatif permet ainsi aux actrices du GIMAC de participer à la table des négociations. Si, d’un côté, ce processus traduit la reconnaissance par l’UA de leurs revendications, il renvoie, de l’autre, à une dépolitisation des modes d’inscription des mobilisations dans le champ politique régional. Leurs revendications s’en trouvent en effet happées dans les cercles institutionnels et subissent l’épreuve des compromis politiques dans un processus coûteux mais aussi sélectif. Pour pouvoir y prétendre, il faut être en mesure de se déplacer à l’étranger, de faire partie de réseaux internationaux de contacts, de rédiger des recommandations et de disposer de l’appui d’institutions internationales. Les militantes du GIMAC, à cheval sur différents espaces, sont alors contraintes de jouer sur plusieurs registres pour entretenir des malentendus sur « la » cause défendue et mettre en oeuvre des stratégies afin d’être en mesure de disposer d’une marge de manoeuvre, ne serait-ce que minime.