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Au Canada, le début du xxie siècle aura été marqué par deux types d’évènements concernant les femmes autochtones : les actions populaires dénonçant la violence dont elles sont trop souvent les cibles et réclamant une enquête publique sur les femmes disparues ou assassinées[1]; et la montée de femmes autochtones comme leaders politiques. Ces évènements ont été des lieux pour exposer deux types d’images : d’un côté, des victimes; de l’autre, des femmes fortes qui défendent des droits et prennent la parole. Pour défendre les premières, les autres défilent en jupes longues et bijoux perlés, portant plumes et tambours, symboles d’une fierté culturelle réappropriée dans l’espace public. De ces femmes, on attend qu’elles soient des agentes de changement.

Sur la scène publique canadienne montent des Amérindiennes ministres, avocates, chefs, qui montrent des modèles à l’opposé des figurantes de western mourant à la fin du scénario. Cependant, dans un contexte national où les femmes autochtones sont les personnes les plus vulnérables du pays[2], celles-ci composent avec différents modèles de féminité et de conduite difficiles à concilier : mère, séductrice, gardienne du foyer. S’y ajoutent les standards comportementaux inscrits dans les inconscients collectifs amérindiens qui peuvent entrer en conflit avec des modèles perçus comme occidentaux. Comment ces modèles se donnent-ils à voir?

Notre recherche a porté sur de petits concours d’élections de reines, issus de comités locaux, ayant lieu dans des communautés[3] amérindiennes du Québec, généralement lors de carnavals ou de festivals. Il ne s’agit pas de concours de beauté, même si le terme est employé par Wendy Kozol (2005) et Kathleen Glenister Roberts (2002) pour « Miss Indian America » et les princesses de pow-wow. Néanmoins, cette dimension n’est pas absente. Glenister Roberts affirme (2002 : 274) : « Native contests emphasize what a woman can embody. » Si elle avance que les concours sont des instruments de contestation culturelle par rapport à l’extérieur de la communauté, nous insisterons plutôt sur la contestation des normes internes de la communauté. À l’issue d’une démarche inductive, nous avons noté en effet que les concours sont des vecteurs de modèles sociaux et qu’ils mettent en scène différentes normativités qui cohabitent, ce qui génère des tensions. Ils font partie des occasions où l’on revisite l’idée de culture, où l’on retravaille le lien social et où l’on renégocie la place des femmes par rapport aux hommes. Nous montrerons qu’organiser ces concours et y participer requiert des femmes qu’elles négocient avec la normativité des conduites et des étiquettes interactionnelles. Alors que les concours demandent de maîtriser des rôles féminins stéréotypés, ce sont aussi des espaces de subversion ou de modernisation des normes. Après avoir présenté le contexte historique et notre démarche méthodologique, nous analyserons les performances de ces concours en utilisant un cadre conceptuel en trois points : les figures modèles, les codes interactionnels et la relation entre féminisme autochtone et « pouvoir des filles » (girl power). Nous postulons que ces concours s’inscrivent dans des dynamiques de reconstruction et véhiculent des contradictions entre modèles, de la princesse de Disney à la championne de la culture. On demande aux femmes autochtones de trouver l’équilibre entre la perpétuation de la culture et l’adaptation au changement, entre des modèles issus des médias et d’autres considérés comme amérindiens.

Les premiers concours

Dans les langues algonquiennes, il n’existe aucun titre de noblesse. En algonquin, Kitci Okimakwe désigne la reine d’Angleterre et provient de kitci (« grand »), okima (« chef ») et ikwe (« femme ») (innu : kichi utshimashkue; princesse, fille de la reine : utshimashkuess). Il n’existe pas non plus de terme équivalent à « miss » ou à « mademoiselle », indiquant le genre ou le statut marital. Enfin, les processus électifs pour désigner un ou une chef ont été adoptés entre la fin du xixe siècle et les années 1970, lors de la mise en oeuvre du système du conseil de bande par la Loi sur les Indiens. Bref, dans les concours de miss, rien ne représentait quelque chose de connu chez les peuples algonquiens, avant l’implantation de ce type de concours, à partir des années 1960, dans les fêtes paroissiales des communautés sédentaires émergentes.

Au Québec, la première Amérindienne couronnée a été Marthe Gill, « princesse des bois », à Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) en 1956, à l’occasion des fêtes du centenaire de sa communauté. En 1960, la « ravissante Monique Nolet » a été déclarée « princesse des Abénakis » lors des fêtes du 300e anniversaire d’Odanak (Anonyme 1960). Les peuples amérindiens sédentaires avaient déjà l’habitude d’être mis ou de se mettre en scène, en costumes à franges et à plumes, lors des parades municipales, des foires, des pèlerinages. En général, les manifestations comportaient des défilés, des tournois sportifs, des soupers amérindiens et des danses. La majorité de ces activités récréatives avaient pour buts de valoriser une fierté culturelle et de sauvegarder les traditions. Durant les années 1960 et 1970, la plupart des communautés ont créé leur festival ou leur carnaval d’hiver ou d’été pour instituer dans les villages des loisirs, notion nouvelle. Comme beaucoup de manifestations ayant émergé au Québec « dans le dernier quart du xxe siècle », les carnavals et les festivals amérindiens « auraient été inspir[és] du modèle des festivités du Carnaval de Québec » (Désilets 2009 : 2). Né au xixe siècle, ce carnaval s’ouvre autour d’un palais de glace érigé face au Parlement (Roberge 2010 : 488-489). Après des interruptions entre les deux guerres mondiales, il reprend en 1955, année où il se donne « un ambassadeur […] : Bonhomme Carnaval », dont l’effigie « représente un bonhomme de neige » coiffé d’une tuque rouge. Dès 1955, Bonhomme est entouré de duchesses et d’une reine (Roberge 2010 : 489). Lors du Carnaval ont lieu une parade, des concerts, des activités diurnes, des soirées dansantes et des compétitions sportives[4]. Les festivals amérindiens tournés vers l’extérieur, destinés à valoriser la culture locale et à vendre des produits d’artisanat, étaient parfois appelés « pow-wow[5] ». Les carnavals destinés à un public interne étaient plus tournés vers les jeux et le sport, rappelant les fêtes ancestrales lors des retrouvailles des nomades. Au fil des années, de nombreuses bandes ont intégré des concours couronnant des jeunes filles non mariées qui devenaient, pour une journée ou une année, leurs ambassadrices.

De nos jours, deux sortes de concours coexistent : normatifs, qui exaltent une certaine vertu (la maîtrise de la culture, de la langue, de l’art oratoire, de soi et de sa santé), et frivoles[6], qui célèbrent une féminité aux contours incertains. Il est délicat d’opérer une distinction nette entre les deux, mais pour l’analyse nous appellerons « miss » les femmes couronnées dans les premiers et « reines » celles qui l’ont été dans les seconds (aussi nommées « duchesses » ou « princesses »).

Les élections de reines : sources et communautés visées

Nous avons consacré un chapitre de livre (Bousquet et Morissette 2014) aux premières miss de carnaval ou de spectacle historique (pageant[7]) du Québec des années 1950 aux années 1970, puis les miss des pow-wow, nous concentrant alors sur l’accès au leadership qu’ils favorisaient. Toutefois, rien n’est écrit sur les actuels concours et leur contexte quand celui-ci ne consiste pas en un pow-wow. Ces concours concernent les jeunes filles, femmes ou aînées algonquiennes[8]. Les concours masculins semblent être organisés en remplacement ponctuel d’un concours féminin, « pour faire changement » (entrevue avec un organisateur anicinabe, 9 septembre 2015). En partant arbitrairement de 2000, nous avons recensé des élections lors des fêtes suivantes :

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Sur les 42 communautés amérindiennes du Québec (2 étant inhabitées), 15 organisent des élections de reines ou l’équivalent sur une base annuelle (avec parfois des années ou des décennies creuses). Également, des concours peuvent avoir lieu lors d’évènements interbandes (jeux, rassemblement de personnes aînées)[9]. Ainsi, la nation crie a couronné pour la première fois en 2017 Miss Eenou/Eeyou, candidate au Miss Indian World Pageant[10].

Nous avons effectué cinq entrevues semi-dirigées avec des Amérindiennes adultes venant de diverses communautés[11] et Premières Nations (Atikamekw, Mohawk, Innue, Anicinabe). Deux avaient été candidates à un concours et deux autres y ont agi à titre d’organisatrices. Nous avons recueilli les propos informels de personnes issues des nations anicinabe (Anicinabek) et innue, hommes et femmes, qui ont organisé des concours ou y ont assisté. Nous avons utilisé les comptes rendus de journaux amérindiens comme Tepatshimuwin, Innuvelle, Petapan et Ka aitutanut, et inclus des vidéos consultables sur YouTube (voir, par exemple, Vollant (2006)). Les pages publiques de réseaux sociaux ont aussi été une source précieuse d’informations[12]. Nous avons suivi l’élection de Miss Indian World 2016 : une Anicinabe du Québec, Caitlin Tolley, ancienne Miss Algonquin Nation 2007, s’y est classée deuxième dauphine. Enfin, nous avons visionné la série documentaire Princesses[13], produite en 2016, qui offre un traitement unique du sujet par des Amérindiennes canadiennes.

Des modèles, des codes interactionnels et la relation entre féminisme autochtone et girl power

Le terme « modèle » est apparu de façon récurrente dans nos entrevues. Les concours font-ils donc émerger des figures modèles? Les recherches ont généralement porté sur les modèles dans le contexte de l’éducation scolaire ou universitaire (voir, par exemple, Lockwood et Kunda (1997)), en politique, en carrière ou en marketing. Si des idées tirées de cette littérature, surtout dans le domaine de l’éducation, peuvent s’appliquer à nos cas, comme le fait que « role models can be inspirational, enhance self-evaluations and motivation » (Marx et Roman 2002 : 1183), parmi les concours étudiés, peu ont pour objet de créer des figures de mentorat, d’encourager l’excellence et le dépassement de soi. La majorité des concours font d’abord la promotion des images positives de la communauté, sans optique militante. Or, la littérature sur les figures modèles, qu’elles soient autochtones (MacCallum et Beltman 2002) ou non, insiste sur leur action d’affirmation, parfois de réhabilitation : elles sont exemplaires et dignes d’imitation (Yancey 1998). Pour sa part, Ingall (1997 : 182-183) a proposé quatre modèles de prototypes moraux : le « héros classique », le « nouveau héros », l’« exemple moral » et le « modèle identificatoire » (role model). Le quatrième définit le mieux l’objet des concours de miss, ceux-ci étant normatifs : « an individual who inspires through personal contact and observability […] can personify behaviours that build self-esteem, most rooted in relationship. The role model, like a mirror, helps the beholder to see the self. » La plupart des élections de reine véhiculent surtout l’idée d’un ordre social où le fait de partager un divertissement diffuse déjà une valorisation.

À l’instar de Robert B. Cialdini, Carl A. Kallgren et Raymond R. Reno (1991 : 202), nous entendons par « normes » (ou « règles ») « what is socially sanctioned ». Ces auteurs distinguent trois types de normes : descriptives, injonctives et personnelles. Nous prêterons surtout attention ici aux injonctives, qui guident le comportement par la perception de la façon dont les autres approuveraient ou désapprouveraient une conduite. En effet, les normes, qui seraient d’abord des signaux, « entraînent avec elles des contraintes, dont les principales sont liées à la réprobation de ceux qui suivent les signaux envers ceux qui ne les suivent pas » (Livet 2012 : 55).

Comment décrire ces règles comportementales sans les caricaturer? La littérature sur les nations algonquiennes met en évidence une certaine éthique de l’interaction qui leur serait typique : l’évitement des conflits, l’éthique de non-interférence, la non-compétitivité, la retenue émotionnelle et le partage (Brant 1990; Ross 1992). Les habitudes conversationnelles des nations algonquiennes comportent l’évitement des questions directes, les pauses, la non-contradiction, etc. (Darnell 1979 et 1988; Spielmann 1998). Plusieurs auteurs et auteures ont répertorié la timidité et l’embarras comme des comportements algonquiens résultant des pratiques de taquinerie, de moquerie, voire d’humiliation que le groupe peut exercer pour éviter ce que Brant (1990 : 534) appelle le « superégo », pour « promouvoir une cohésion de groupe ». L’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) voit dans la forme contemporaine de ces pratiques non plus des « mécanismes de suppression des conflits » (Brant 1990 : 535), mais de la « violence latérale », des souffrances infligées aux proches, provenant d’un cycle d’abus où la colère est maintenant dirigée contre les membres de sa propre communauté (AFAC 2011). Cependant, une taquinerie ne relève pas de la même intention qu’une humiliation ou de la médisance. Des mécanismes de suppression des conflits et de la violence latérale peuvent donc coexister.

Plusieurs problèmes se posent avec ces typifications des comportements et des modèles. Premièrement, ces catégorisations ne tiennent pas compte des différences générationnelles ou entre les communautés d’une même nation (Bousquet 2005 et 2011; Boucher 2008). Deuxièmement, ces normes ne constituent pas nécessairement des règles de conduite. La limite est brouillée, car coexistent différentes normativités qui parfois s’opposent, dont des normativités venues de l’extérieur, véhiculées par les films et les médias. En outre, les codes interactionnels internes sont bousculés par les relations avec la société majoritaire et la nécessité de s’affirmer par rapport à elle. Ces tensions peuvent créer de véritables chocs culturels, par exemple quand une personne va dans une autre communauté ou quand elle quitte la sienne pour vivre en milieu urbain. Lors des élections de reine, les normes comportementales prônées par les concours, dans lesquelles nous incluons les normes vestimentaires et les pratiques corporelles (coiffure, maquillage), sont souvent contraires aux normes locales du quotidien, reflétant les attentes associées à la féminité, les façonnements auxquels les candidates pensent devoir se plier ou les transformations qu’elles peuvent atteindre, les ambivalences des discours sur l’identité et sur la production du soi et les changements qui pénètrent les communautés. Ces élections font donc partie des espaces de négociation de l’ordre social.

Il faut tenir compte du contexte spécifique de ces concours. Ils ont lieu dans des villages amérindiens qui sont certes le résultat de la colonisation, mais qui ne fonctionnent pas seulement en réaction contre la tutelle qui leur est imposée : les actrices et les acteurs ont leur propre agentivité et la position des femmes est complexe. Il serait délicat de décrire ces villages comme androcentrés : hommes et femmes subissent la violence, et l’oppression de genre découle de l’aliénation coloniale. C’est pourquoi les femmes autochtones ne se reconnaissent pas dans le féminisme occidental. Elles veulent représenter leurs propres intérêts, et il existe d’ailleurs plusieurs féminismes autochtones (Mihesuah 2003; Suzack et autres 2011; St. Denis 2013). Nous ne nous situerons donc pas dans les théories d’un féminisme autochtone universitaire adressé aux autorités (gouvernement, classe intellectuelle, etc.). Les actions des femmes à l’occasion des concours s’inscrivent plutôt dans ce que Brant Castellano (2009) appelle la « community healing » : elle décrit à l’échelle locale un militantisme des femmes qui s’investit dans la sphère communautaire, dont ces concours font partie. Les femmes considèrent que leur travail, que Brant Castellano qualifie d’invisible, doit favoriser la guérison, la restauration de l’équilibre dans les familles, la communauté, la nation.

L’enjeu ultime étant la condition féminine autochtone, dans un espace de confrontation de normes parfois contradictoires, les femmes puisent dans un imaginaire et un discours où le girl power tient une grande place. Jessica Taft (2004 : 70) a relevé quatre sens à cette expression : « antiféminisme », « postféminisme », « pouvoir individuel » et « pouvoir de la consommatrice ». Le seul qui s’appliquerait à nos données est le pouvoir individuel : les concours véhiculent l’idée que les femmes autochtones peuvent tout faire. Elles sont de « potentially powerful people » et on les encourage à essayer de nouvelles choses et à croire en elles-mêmes (Taft 2004 : 74). À côté de ces aspects positifs, Taft en relève des négatifs : ce discours ne permet pas aux femmes d’analyser les facteurs qui minent leur capacité et peut même être un fardeau en conférant aux femmes la responsabilité de leur propre réussite.

Les concours normatifs et les concours « frivoles »

Miss Eeyou/Eenou Nation will be a role model, a cultural ambassador and maintain certain moral standards and behaviors, as she will be representing herself, her family, and her Nation[14].

Regional Pageant, 18 février 2017, Ouje-Bougoumou

Une minorité de concours ont des règles strictes et ceux et celles qui y participent sont jugés sur leur comportement, leurs talents et parfois leurs tenues (si elles sont traditionnelles). Ces règles délimitent les contours de ce qu’est un bon Amérindien ou une bonne Amérindienne : quelqu’un qui continue ses études, ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas, mange bien, fait du sport. Ce modèle est celui de la santé publique occidentale en général. Cependant, le message s’oppose à ce que Bernard Roy (2005 : 108), pour les Innus et les Innues, appelle les « marqueurs identitaires meurtriers », c’est-à-dire des normes ancrées dans une histoire d’exclusion, faisant par exemple de l’alcoolisme un comportement conforme. Les concours d’élections de miss à l’occasion des pow-wow entrent dans cette catégorie, mais il n’en existe plus au Québec depuis que s’est éteint, faute de candidates, le concours Miss Algonquin Nation (2000-2009) (Bousquet et Morissette 2014). Il était organisé par la communauté de Kitigan Zibi.

Quelque temps après, un concours destiné aux seules jeunes filles de Kitigan Zibi l’a remplacé : Miss Abita Pipon Pageant (Miss Moitié de l’hiver), concours renommé en 2012 Miss Mino Pimadjiwowin (Miss Meilleur Mode de vie). Il s’articule autour d’un thème : « healthy living and making healthy choices for a good life, by living a healthy lifestyle within our community », selon le prospectus 2012 du Kitigan Zibi Health and Social Services. Chaque candidate représente un secteur de la communauté (par exemple, le poste de police). En 2014, neuf candidates se sont disputé les titres de Miss Abita Pipon et de ses dauphines, avec des prix dans quatre catégories : Introduction, Public Speaking, Talent et Question. Le prospectus présente ainsi le concours : « Miss Abita Pipon is a role model to the community for living a healthy lifestyle and making healthy educated decisions. She represents Kitigan Zibi throughout her travels and at cultural events. »

À ce concours, les jeunes filles ne défilent pas en régalia mais en robes de soirée longues. Les gagnantes reçoivent chacune une couronne et une écharpe, symbole de fonction, les ceignant de l’épaule à la hanche. La couronne, en tissu perlé et cuir, représente les qualités dont devra faire preuve Miss Abita Pipon, tel que mentionné dans ce prospectus. Depuis 2014, Kitigan Zibi tient aussi le concours Mr Mino Pimadjiwowin, ouvert aux jeunes hommes suivant des modalités analogues à celles du concours féminin.

Enfin, depuis 2017 existe le concours Miss Eeyou/Eenou Nation, où les jeunes filles montrent leur connaissance de la langue crie et des traditions de leur nation. Elles doivent être célibataires et sans enfants, critères peu adaptés à leur réalité puisqu’il est fréquent que les Algonquiennes deviennent mères avant d’être majeures. Dans un décor de camp de chasse reconstitué, ces représentantes de leurs communautés respectives défilent, elles, en robes de cuir frangé.

Les concours de miss doivent faire surgir des modèles : les gagnantes ou les gagnants sont choisis pour leur conduite exemplaire qui incite à l’imitation (Yancey 1998). Les concours en question définissent des cadres où des comportements précis sont érigés en principe, proposant une image contrôlée par la communauté, afin que ces conduites auxquelles se conformer soient intériorisées comme norme.

Les concours de reines, eux, sont moins sérieux. Ayant lieu lors de carnavals d’hiver ou de festivals d’été, ils s’insèrent dans un ensemble d’activités sportives et récréatives : compétitions sportives, tournois de cartes, bingo, spectacles musicaux et de danse. Structurés comme le Carnaval de Québec dont ils s’inspirent, ils en incluent les éléments clés, dont la parade et les soirées dansantes; pour les carnavals d’hiver, il y a le palais de glace et la présence d’un bonhomme local. Cette réappropriation pourrait sembler étrange tant Bonhomme symbolise l’identité québécoise. Cependant, elle montre que les Amérindiens et les Amérindiennes peuvent se reconnaître dans ce qui représente la « tradition » au Québec.

Le mode d’élection des reines est emprunté au Carnaval de Québec. Les candidates sont proposées par un « duché », secteur de la communauté dont elles deviennent « duchesses », principalement des services du conseil de bande (par exemple, l’habitation, la santé), parfois des commerces locaux. Chaque duchesse doit vendre des « livrets ». Ainsi, chacune se voit remettre 50 livrets[15] au départ. Chaque fois qu’une duchesse a vendu 5 livrets, elle reçoit une « capsule », soit un papier à son nom qui sera mis dans une urne. Plus une duchesse a de capsules, plus grandes seront ses chances que l’une d’elles soit piochée au moment du tirage au sort. Deux points différencient les élections dans les communautés de celles du Carnaval de Québec : dans les premières, les hommes peuvent parfois être candidats et les critères d’âge peuvent varier avec les années; pour leur part, les duchesses du Carnaval de Québec doivent être de jeunes adultes. Parfois, les duchesses dans les communautés doivent avoir 60 ans et plus si l’on décide d’honorer la génération des aînées. À part cela, les gagnantes se voient revêtues d’une cape rouge et coiffées d’un diadème, et reçoivent des cadeaux. À première vue, elles ne représentent pas une image contrôlée. Elles ne personnifieront pas de modèles d’atteinte du plus haut niveau de compétences dans un domaine, sauf peut-être quand un concours honore les aînées qui, de par leur statut et leur expérience de vie, représentent, chez les peuples amérindiens, le plus haut degré de compétence culturelle féminine.

« Je suis gênée » : affronter les normes

C’est en examinant les concours « frivoles » de près que les codes de conduite se donnent à voir, ainsi que les défis qu’ils représentent pour les candidates. Commençons par nous focaliser sur leur préparation : vendre des billets, choisir son costume, se coiffer et se maquiller (ou non) pour faire face à la communauté et aux techniques de contrôle des comportements que peuvent exercer ses membres. D’abord, vendre des billets n’est pas facile. Candidates comme organisatrices décrivent volontiers les femmes de leurs communautés et elles-mêmes comme « gênées », réservées, comportement vu comme la norme. D’anciennes candidates ont raconté à quel point elles avaient trouvé difficile de devoir être vendeuses (« mon père avait acheté la moitié de mes billets »). Ces souffrances sont parfois telles que certaines candidates retirent leur participation dès ce stade de la compétition. Les femmes qui participent sont donc des modèles d’un certain dépassement de soi : selon les mots d’un animateur innu d’une soirée de présentation de candidates, « cela prend [de la] volonté pour se présenter comme duchesse » (discours d’un animateur innu, 11 mars 2017). Ainsi, les concours ne permettent l’autonomisation (empowerment) des femmes que si celles-ci en sont déjà des modèles quand elles y participent ou quand elles sont soutenues par ces modèles. En effet, organiser un concours et y prendre part place les femmes devant les normes de conduite, leur offrant un espace où les affronter, voire les contester :

[Les concours] peuvent aider à se dégêner, donner l’occasion aux filles de se donner le droit de se mettre toutes belles et faire en sorte de se sentir belles, mais je sais, en pensant aux filles de ma réserve par exemple, qu’elles seront trop gênées pour s’inscrire en fait.

Entrevue avec une candidate, 8 mars 2016

La même candidate trouve que les filles de sa communauté ont « vraiment un problème d’estime de soi » et voudrait organiser un concours axé sur la revalorisation de soi-même. La timidité ou les commérages auxquels on s’expose peuvent être un frein majeur aux yeux de plusieurs. Les personnes que nous avons interviewées remarquent des différences entre les communautés : dans certaines, les gens semblent plus affirmés mais moins « traditionnels ». Une organisatrice de concours, ayant travaillé dans une communauté urbaine et dans une autre en milieu éloigné, établit cette comparaison avec les gens de la Haute-Côte-Nord :

Les gens de la Basse-Côte-Nord sont plus renfermés, moins communicatifs, donc ce n’est pas de bons vendeurs, estime de soi zéro, et ils ont beaucoup de misère à faire confiance.

Entrevue avec une organisatrice, 4 mars 2016

Neeposh (2010) relate la même distinction sur le territoire de la Baie-James entre les communautés côtières (coastal communities) et celles de l’intérieur des terres (inlanders).

Ces différences expliqueraient pourquoi certaines communautés ont des concours demandant des discours publics aux candidates et d’autres où la simple participation est déjà difficile à atteindre. Parler en public, ou être sur le devant de la scène, nécessite de savoir adopter le comportement et la gestuelle de circonstance, ce qui est souvent nouveau pour les concurrentes. Dans les communautés traditionnelles, elles ont été éduquées, comme les hommes, à ne pas se glorifier : tout le monde doit rester à égalité, et transgresser la règle est grossier pour les autres. Ces concours leur demandent donc d’enfreindre une norme.

Les communautés organisant des concours de miss seraient-elles, pour reprendre une opposition de Nathalie Boucher (2008), non traditionnelles, alors que celles qui organisent des concours de reines seraient, elles, traditionnelles? Les miss doivent faire un discours et répondre à des questions directes. Or, dans l’étiquette interactionnelle algonquienne « traditionnelle », « to ask a question directly is rude because it places an obligation upon the person asked to reply in a particular way » (Darnell 1979 : 11). De même, il est déplacé de prendre la parole sur un sujet si les autres ne vous reconnaissent pas une autorité et une légitimité en la matière. Les concours de miss enfreignent ce code, probablement parce qu’il n’a plus de sens dans les communautés en question, alors que les concours de reines le respectent. Les premiers vont également plus à l’encontre de l’éthique de non-compétitivité (Brant 1990; Ross 1992; Garrett et Garrett 1994) que les seconds : ce code de conduite suppose de supprimer les conflits « by averting intragroup rivalry and preventing any embarrassment that a less able member of the group might feel in an interpersonal situation » (Brant 1990 : 535).

Dans ces communautés de taille restreinte où tout le monde est apparenté, l’opinion publique a un poids fort sur l’ordre social. Comme l’ont avancé Edward S. Rogers (1965 : 264) et John J. Honigmann (1965 : 202) respectivement pour les Cris-Ojibwés et les Kaskas, dont nous extrapolons les travaux aux peuples algonquiens du Québec contemporain, les commérages sont de puissants mécanismes de contrôle social (Rogers), utilisés pour réguler les conduites et qui peuvent mener à des querelles atteignant des proportions violentes (Honigmann). Une des organisatrices de concours a vu à l’oeuvre ces commérages, déclenchés par la compétition et par le fait de « se mettre en avant », et en a elle-même fait les frais :

Cela amenait des effets négatifs au sein de l’organisation et entre les duchesses. Ça amenait à la dévalorisation aussi, si l’une d’entre elles, exemple, n’avait pas eu de l’aide ou n’avait pas le temps de vendre assez de livrets […] Il est même arrivé que deux duchesses se battent.

Entrevue avec une organisatrice, 4 mars 2016

Les concours révèlent le fonctionnement de la vie sociale d’une communauté, les codes interrelationnels, les instances de régulation ou leur absence. Sortir du lot peut autant rendre fiers les proches (entrevue avec une candidate, 8 mars 2016) que susciter de l’envie, voire des rancunes tenaces. Toutefois, le positif semble l’emporter : les personnes interviewées ont été unanimes à savoir que les concours faisaient partie des façons de montrer que les Amérindiennes et les Amérindiens sont résilients et savent s’amuser.

L’importance de se sentir belle

Si la beauté n’est pas un critère dans les concours, les candidates aiment se sentir belles le soir du couronnement. Quelles sont les limites à respecter? « Moi, je suis très girly [féminine] », glisse une informatrice innue, « dans ma communauté, les jeunes filles se maquillent et se mettent des bijoux, mais dans d’autres communautés c’est mal vu, tu te fais demander pourquoi tu le fais et même critiquer » (entrevue avec une informatrice, 21 juin 2016). Sur les réseaux sociaux, une candidate anicinabe devenue reine a remercié en 2016 ses soeurs et cousines pour avoir fait d’elle « une femme magnifique » alors qu’il avait fallu la convaincre de mettre une robe longue, de porter des bijoux et de « faire ses cheveux ». Elle avait perçu cette entraide féminine comme un « encouragement » pour un « dépassement de soi » générant de « belles émotions » après une série d’épreuves traversées dans la vie.

En effet, les communautés souffrent souvent d’une faible économie locale, d’un manque d’éducation scolaire, de problèmes sociaux (usage de drogues, alcoolisme, pandémie de suicides) et de problèmes de santé (obésité, diabète) hérités d’une histoire coloniale. Cela nuit à l’image que les femmes peuvent entretenir de leur corps : « many young Aboriginal women are dissatisfied with their bodies » (Fleming et autres 2006 : 518). Cependant, derrière ce sombre tableau se cachent de belles histoires de résilience, une propension culturelle à rire de soi (Jérôme 2010) et une résurgence de la fierté identitaire :

Ça ne fait pas longtemps qu’on est fiers de s’afficher comme Amérindiens. Avant, on ne le disait pas. Ça ne se faisait pas. J’ai appris à le dire, à me le dire, que je suis fière d’être Autochtone.

Entrevue avec une informatrice innue, 21 juin 2016

Les choix des robes, du maquillage et de la coiffure sont ceux des grandes occasions. Selon les années et les communautés, les robes sont souvent des robes de soirée du type « bal de fin d’études », longues, décolletées et sans manches. Parfois, une créatrice amérindienne confectionne toutes les robes : en 2015, les duchesses et la reine du carnaval de Pessamit étaient habillées par la designer innue Kim Picard (entrevue avec une organisatrice, 1er mars 2016). À Opitciwan, si en 2015 les femmes portaient « des robes de princesse », en 2016 le comité a fourni du tissu à carreaux aux duchesses, des femmes âgées, qui ont fabriqué elles-mêmes leurs robes, du type traditionnel[16]. Alors que pour les aînées sont valorisés le rappel du passé semi-nomade et le fait main, chez les jeunes femmes est plutôt symbolisée leur modernité[17].

Si devenir miss confère l’obligation morale d’agir comme un modèle (entrevue avec une informatrice, 25 avril 2016), devenir reine confère aussi des responsabilités. La symbolique des costumes traditionnels est un hommage aux ancêtres. Les robes de soirée, elles, renvoient à la symbolique des princesses, souvent de Disney, comme le montre l’entrevue de la « duchesse de la radio » au Carnaval 2011 de Pessamit :

J’ai bien aimé le conte animé Shrek et sa belle princesse qui se transforme en princesse Shrek à la fin, j’ai trouvé romantique et j’ai aimé la princesse et la grenouille, un autre conte de princesse romantique[18].

Outre Shrek, nous avons repéré dans les affiches et les vidéos de promotion du concours la Petite Sirène, Alice au pays des merveilles, Raiponce et la Reine des neiges, ainsi que le château de la Belle au bois dormant. Les entrevues suggèrent que ces personnages sont appréciés pour leur côté aventureux, optimiste, intrépide et leur capacité à inspirer l’amour. Explorant le rôle et la fonction des princesses de Disney, Rebecca-Anne C. Do Rozario (2004) met l’accent sur la magie d’Hollywood dans les imaginaires, l’aspect conte de fées et le romantisme. Elle montre que ces princesses sont proactives, autonomes, et qu’elles choisissent leur avenir (Do Rozario 2004 : 57). Les femmes amérindiennes semblent identifier leurs idéaux à ces images positives[19] :

  • Quelle femme représente pour vous la « top des tops » et pourquoi?

  • C’est les femmes qui ont continué à défendre le droit des Innus, qui ont défendu leur territoire et leur culture. Peut-être j’en suis une « top des tops » par rapport à mon courage de me relever après avoir vécu beaucoup d’épreuves. J’apprends à vivre dans le présent et je regarde droit devant pour atteindre mes buts visés.

  • Que seriez-vous prête à faire pour devenir LA Reine?

  • Je suis prête à continuer d’être la femme merveilleuse en moi, à montrer mon savoir-vivre en aidant les autres à se relever, à prêter l’oreille à ceux qui en ont besoin […] Être reine pour moi, c’est avant tout diriger notre coeur dans l’amour comme celle d’être la reine au foyer.

Une reine de carnaval est donc quelqu’un qui arrive à surmonter l’adversité pour se relever et se mettre au service des autres et qui se réfère à des femmes fortes : des princesses de Disney comme des militantes défendant les droits des peuples amérindiens. Une autre informatrice formule les choses différemment : à son avis, les femmes amérindiennes ont besoin de se sentir belles, puisque ces dernières ont des problèmes d’estime d’elles-mêmes (entrevue avec une candidate, 8 mars 2016). Les concours les valorisent et leur donnent des modèles, car ils mettent en avant une fierté identitaire. Les jeunes filles peuvent aussi se référer à Ashley Callingbull, élue Madame Univers en 2015 et première Amérindienne du Canada à gagner ce concours mondial :

Les filles de ma réserve… cela les aide beaucoup dans leur estime. Elles se sentent plus fières d’être Amérindiennes. Elles se disent enfin un modèle amérindien, qui prouve qu’on peut être belle nous aussi et tout. Elles aiment beaucoup avoir des modèles.

Entrevue avec une candidate, 8 mars 2016

Les enjeux : modèles et girl power

Quels sont les enjeux de ces concours? Le plus visible serait les cadeaux. Cependant, ils varient beaucoup selon les communautés et les années[20] : fleurs, voyage, prix en argent, objet de valeur, « choses pour aller dans le bois ». Certaines communautés ont connu une telle inflation dans les cadeaux, payés par les commanditaires et les « secteurs », que les comités organisateurs ont parfois dû imposer des limites. À quoi peut donc servir d’élire une « pipun utshimashkuess » ou une « princesse des neiges » à Mashteuiatsh ou encore une Miss Waskaganish First Nation?

Si les concours de miss font plus explicitement référence à des buts sociaux et sanitaires, ils partagent avec les concours de reines l’idée de valoriser les concurrentes, d’être ensemble, de montrer que les Amérindiens et les Amérindiennes sont des gens rieurs, loin des images sombres projetées par les médias. La miss ou la reine a toujours un certain niveau de responsabilités qui dureront soit le temps du festival, soit jusqu’à la prochaine élection :

[La reine] représente son employeur et elle doit participer aux activités tout au long du carnaval. Elle est la reine des jeunes, des enfants, des adultes, des aînés, elle doit montrer le bon exemple : participer, aider et savoir s’amuser!

Entrevue avec une organisatrice, 4 mars 2016

Duchesses, reine, miss et dauphines sont souvent mises à contribution dans les événements de leur communauté ayant trait à la réussite éducative, à l’adoption d’un mode de vie sain et aux hommages rendus aux personnes aînées (par exemple, à l’occasion de la Journée de la persévérance scolaire tenue à Opitciwan le 18 février 2015) (Journal Petapan 2015).

En général, les candidates doivent montrer leur engagement dans la vie de leur communauté. Les exigences envers les miss sont plus élevées qu’envers les reines de carnaval. On n’attendra pas de ces dernières qu’elles fassent preuve d’un haut degré de savoir dans les pratiques traditionnelles et l’histoire de la nation. Cependant, toutes doivent exposer leur fierté d’être Amérindiennes et les manières dont elles la publicisent : avoir participé à des congrès de jeunes leaders, organiser des activités, fréquenter le territoire. Les discours de motivation des miss reprennent souvent les mêmes thèmes : défendre le territoire, aider les autres, lutter contre les problèmes sociaux, poursuivre ses études, protéger l’environnement, transmettre les savoirs traditionnels.

Une différence entre les miss et les reines est parfois visible dans les décors, les discours ou les rapports qui se trouvent sur les pages Facebook des communautés : le couronnement des reines de carnaval montre que les femmes évoluent dans un univers où elles rêvent de romantisme, du prince charmant ou d’un ange gardien, de coeurs, de fleurs et de couleur rose, ce « paradis des filles » (girl heaven) qui reflète une culture de consommation contemporaine construisant la féminité autour d’un girl power qui les transforme en princesse et leur permet de lutter contre l’hégémonie des hommes (Russell et Tyler 2002). Cette idée traduit, par effet d’inversion, la condition des femmes autochtones. Alors que la condition féminine au Canada s’est améliorée au fil des décennies, celle des femmes autochtones s’est dégradée. Les codes moraux qui régissaient les sociétés algonquiennes, en particulier les relations entre hommes et femmes, ont été disloqués (Leroux 1995). Le girl power symbolise le désir des femmes de retrouver une condition d’égalité avec les hommes mais aussi la réalité des femmes que les candidates côtoient au quotidien, proche du modèle ancien de la « reine du foyer » : « cette femme complète, capable de tout organiser, de la famille de quinze enfants à l’économie domestique et artisanale » (Cohen 1980 : 340).

Ainsi, les images et les codes véhiculés par les concours et au sujet de la féminité s’entrechoquent : les idéaux de la maîtresse du campement, débrouillarde et forte, rencontrent l’idéal de la princesse moderne qui a du pouvoir, l’image de la femme soumise du gangsta rap très populaire chez les jeunes (Bousquet 2011), le modèle de la femme politique se portant au secours de sa nation, celui de la femme traditionnelle qui parle sa langue et connaît l’univers de ses grands-parents et, enfin, celui de la femme à l’aise dans le monde allochtone majoritaire, sans parler de la femme ravissante qui fera tourner les têtes. Boucher (2008 : 53) explique qu’à Mashteuiatsh (et ces remarques pourraient s’appliquer ailleurs) les modèles traditionnels coexistent avec des modèles non traditionnels extériorisant « les valeurs et les aptitudes nord-américaines : emplois contraignants mais payants et stables, éducation, relations soutenues avec le pouvoir, l’argent et le matériel ». Si elle estime que cette coexistence crée un clivage, les concours, eux, réunissent les différences en faisant la promotion tant de la culture de l’image de la princesse ou des sujets sérieux (respect des personnes aînées, santé, etc.) que du divertissement et du vivre-ensemble. Les femmes peuvent choisir un modèle, mais celui-ci ne s’accordera pas forcément avec d’autres idéaux parce que le contexte social ne s’y prête pas. Les concours permettent de négocier les codes, de les bousculer, voire de les revisiter, ce que peu d’occasions autorisent à faire dans une communauté amérindienne.

Conclusion

Les Amérindiennes du Québec composent avec des modèles qui n’entrent pas toujours dans les cadres normatifs de leurs communautés. Les élections de miss ou de reines donnent à voir ces cadres collectifs, ainsi que les modèles, individuels mais pourtant largement partagés, qui ne s’y insèrent pas aisément. Princesses, femmes fortes, traditionnelles et modernes, capables de maîtriser leur propre culture comme de comprendre les codes de la culture majoritaire, les Amérindiennes voient de lourdes attentes reposer sur leurs épaules. Elles sont mises en situation d’opérer des synthèses pour devenir les femmes autochtones de demain. Ne pouvant plus être maîtresses de camp de chasse, mais pas non plus princesses de Disney, elles peuvent devenir des personnages publics, des reines du foyer, ou des femmes qui, par les efforts qu’elles font pour surmonter l’adversité, en deviennent extraordinaires. Surtout, l’élément que tous les concours de miss et de reine partagent est la valorisation du fait de faire partie des Premières Nations, en particulier d’être une femme des Premières Nations.

L’enjeu suprême de ces concours semble la régulation, voire la réglementation de la condition féminine autochtone. Cependant, si les femmes sont poussées sur la voie de la reproduction sociale et culturelle, il leur est difficile de déterminer ce qu’elles doivent reproduire. Les concours montrent la diversité des rôles possibles et les manières d’extérioriser son identité de façon amusante. Ils peuvent aider à se dépasser, à remettre en question la pertinence des moyens de contrôle social qui induisent des comportements dont on peut vouloir se défaire. Ils offrent surtout l’occasion aux femmes de contester publiquement des normes et de les moderniser, en mobilisant divers moyens tels que le soutien familial, la culture populaire (de loisirs et de consommation) et le prétexte de s’amuser.

Les concours de miss sont beaucoup plus normatifs que ceux de reines de carnaval. Ils comportent des règles strictes qui contiennent des jugements de valeur : ils imposent un cadre en dehors duquel on n’est pas une bonne Amérindienne ou un bon Amérindien. Même les concours comprenant le moins de conventions diffusent aussi l’idée que les participantes ont des responsabilités : elles doivent se donner du mal pour vendre les billets, être souriantes et de bonne humeur. La fête exprime la solidarité de la communauté, tout en mettant en scène différentes éthiques interactionnelles qui, parfois, s’opposent entre elles.

Il reste beaucoup à connaître sur l’influence de la culture populaire dans les représentations que les Amérindiennes ont de leur féminité, du corps, de la sexualité, alors que les grossesses adolescentes sont monnaie courante dans les communautés algonquiennes. Au cours de la collecte de données et de l’analyse, nous avons remarqué à quel point la littérature sur les normes comportementales chez les peuples amérindiens remontait loin dans le temps, tandis que celle sur le quotidien et le ressenti des Amérindiennes qui vivent dans des communautés, que ce soit au Québec ou dans le reste du Canada, était pauvre. Brant Castellano (2009) notait combien le travail de ces femmes était invisible. C’est parfois par de petits concours qu’il devient visible, ce qui montre bien que le champ à investiguer reste vaste.