Article body

L’histoire des Palestiniens et des Palestiniennes est l’histoire d’une « quête pour une “ visibilité ” historique et politique qui leur a été arrachée à la suite de l’exode de la Palestine mandataire » (Latte Abdallah 2006 : 20). Dès les premiers éclats du conflit israélo-palestinien en 1948, le Liban devient un pays d’accueil pour de nombreux Palestiniens et Palestiniennes. Devant l’exil qui perdure, la concentration de cette population dans les villages libanais de la frontière tend à diminuer au profit de concentrations spatiales dans des zones limitées. En exil, les Palestiniens et les Palestiniennes d’origine rurale – ou urbaine pauvre – formeront rapidement une communauté marginale au sein de la société libanaise et de sa scène politique (Sayigh 2002). Et la création des camps de réfugiés contribuera à départager ceux et celles qui sont issus des couches sociales moins favorisées de ceux et celles qui viennent de familles bourgeoises qui, quant à elles, se sont intégrées à la communauté libanaise sans trop de difficulté (Doraï 2006; Sayigh 2002).

Sur quinze camps de réfugiées et de réfugiés palestiniens au Liban construits majoritairement de 1948 à 1955, douze existent encore aujourd’hui, dont le camp de Bourj el Barajneh. L’évolution des camps au Liban sera tributaire des politiques restrictives libanaises, et cela, jusqu’à l’arrivée de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la fin des années 60. À partir des années 70, la prise en main des camps par l’OLP dynamisera ensuite la vie dans ces derniers.

La guerre civile libanaise de 1975 à 1989 a des impacts considérables sur l’ensemble des communautés qui vivent au Liban en provoquant des milliers de déplacements et de départs de familles. Le quartier dans lequel se trouve le camp de Bourj el Barajneh n’y échappe pas. Devant les conflits et les différentes forces en présence, des familles chrétiennes fuient le quartier de Bourj el Barajneh et laissent ainsi place à des familles musulmanes qui quittent à leur tour les quartiers du nord-est de la ville (Latif 2008). Elles seront bientôt rejointes par des personnes réfugiées chiites qui fuient les bombardements israéliens au Liban-Sud. À l’issue de la guerre civile en 1989, les habitations libérées dans les camps lors de la guerre sont relouées à des familles palestiniennes et à d’autres groupes de migrantes et de migrants (Latif 2008). Aujourd’hui, le camp de Bourj el Barajneh apparaît tel un espace fermé sur lui-même.

Les travaux de l’anthropologue Rosemary Sayigh, durant les années 80, rompront le mutisme quant à la réalité des réfugiées palestiniennes des camps. Notre article se veut une contribution à la reconstitution de la mémoire palestinienne passée certes, mais aussi à la construction de la mémoire du présent par l’analyse du point de vue de Palestiniennes du camp de Bourj el Barajneh au Liban. L’étude qui a inspiré notre article – étude ancrée dans une démarche méthodologique qualitative et une perspective féministe postcoloniale (Mohanty 1988; Spivak 1988) – s’inscrit dans une lignée de travaux qui cherche à rendre une juste place aux « voix silencieuses » que sont souvent celles des réfugiées palestiniennes. Les écrits démontrent qu’elles sont engagées à la fois dans la sphère domestique mais aussi dans les sphères sociale, politique et économique. L’association maternité-survie de la nation a aussi pris une place telle dans la communauté palestinienne qu’elle est devenue un élément pivot dans la culture populaire (Abdo 1987 et 1991; Latte Abdallah 2006; Peteet 1997; Pirinoli 2007; Zahar 2005).

La participation d’un certain nombre de Palestiniennes à la lutte armée est aussi relevée dans nombre d’écrits en sciences sociales (Abdo 1987 et 1991; Joseph 2001; Peteet 1991; Pirinoli 2007; Sayigh 1987 et 1994 Zahar 2005). Lorsque la guerre dure longtemps, comme cela a été le cas au Liban et dans les territoires occupés, la dislocation du tissu socioéconomique vient compromettre la survie de nombreuses familles. La mort et l’emprisonnement des hommes ayant transformé les femmes en chefs de famille, ces dernières sont devenues responsables de l’approvisionnement et de la survie des leurs (Abdo 1987; Zahar 2005). Plusieurs auteures s’entendent donc pour dire que le mouvement national palestinien et la guerre ont joué un rôle de catalyseurs de changement dans la communauté palestinienne, et ce, aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique des Palestiniennes. Pour Sayigh (2007 : 86), cette mobilisation politique et économique a ouvert un nouveau champ d’expression pour les Palestiniennes et « leur a donné une “ voix ” ». En conséquence, la conception des rôles dans les sphères privée et publique a subi des transformations notables. Selon Zahar (2005), le bouleversement des rapports de genre est l’une des plus importantes conséquences de l’occupation en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Devant l’absence prolongée des hommes, les femmes se sont vu imposer de nouvelles responsabilités, comme celle d’assurer l’approvisionnement de la famille, ce qui les a amenées à chercher un travail rémunéré. C’est le manque de ressources financières qui, selon la même chercheuse, a facilité l’acceptation d’une telle transformation par la société. Certains écrits ajoutent que les transformations ont non seulement influé sur les rapports hommes-femmes, mais aussi sur les relations entre les femmes elles-mêmes (Latte Abdallah 2006; Peteet 1991; Sayigh 1987).

Dans les prochaines lignes, nous déclinerons les récits des Palestiniennes que nous avons rencontrées en respectant la structure de leurs narratifs. Ainsi, quatre périodes dominantes composent leurs récits : la nakba[1], la thawra[2], les guerres et l’après-guerre. Cette déclinaison mise en place, notre analyse inspirée du féminisme postcolonial mais aussi intersectionnel permettra de faire émerger les complexes réalités identitaires en jeu dans les récits des Palestiniennes de même que les rapports de pouvoir à l’oeuvre et la façon dont ils opèrent. Avant de céder la parole aux femmes – principal objet de notre article –, nous présenterons nos repères théoriques et méthodologiques.

Les repères théoriques et méthodologiques

L’objectif de la recherche dont est issu notre article (Caron 2012) était de saisir l’expérience subjective des participantes et les significations qu’elles y attribuent (Maynard 1994). De 2009 à 2011, Caron a résidé dans le camp de Bourj el Barajneh afin de s’imprégner de ce milieu de vie et des personnes qui y habitent, le tout afin de bien comprendre son fonctionnement. Les témoignages des femmes ont initialement été analysés sous l’angle du féminisme postcolonial. Bien que ce cadre soit apparu pertinent pour prendre en considération l’expérience de ces femmes (Caron et Damant 2015; Caron, Damant et Flynn 2017), nous croyons que sa vive critique de l’image de victime accolée aux femmes du « tiers monde » peut contribuer à l’émergence et à l’hégémonie d’une autre représentation tout aussi dominante, soit celle d’une image de femmes résistantes (Bilge 2010; Caron et Damant 2015). Le féminisme intersectionnel inspiré de la matrice de la domination élaborée par Collins (2000) a par la suite été sollicité. L’intersectionnalité affirme que l’héritage culturel, l’esclavagisme et le colonialisme ne sont guère pris en considération dans le discours féministe majoritaire, ce qui crée ainsi une expérience anhistorique (Collins 2000; Crenshaw 1991). En cohérence avec la démarche méthodologique de l’histoire de vie qui a pour objet, notamment, de repositionner les récits dans une certaine chronologie mise en évidence par les femmes, nous avons situé l’expérience des Palestiniennes dans leur contexte social, économique, politique et historique. Dès lors, les récits se déclinent en quatre périodes : la nakba, la thawra, les guerres et l’après-guerre.

Au total, 42 Palestiniennes âgées de 21 à 82 ans, recrutées avec l’aide d’organisations non gouvernementales (ONG), de personnes-ressources dans le camp de Bourj el Barajneh, de même que par l’effet boule de neige, ont participé à la recherche. Les entretiens ont été menés en arabe avec la contribution d’une interprète. La chercheuse a tenu compte de la diversité des femmes (vécu en Palestine, âge, nombre d’années de vie dans le camp, statut social, familial et socioéconomique). Ainsi, la majorité des femmes sont mariées, quelques-unes sont veuves ou célibataires; la plupart sont mères et certaines, grands-mères. Le quart des participantes est analphabète, la majorité ont terminé des études secondaires, alors que dix ont fait des études collégiales ou universitaires. Plus de la moitié des participantes n’ont pas de travail rémunéré, mais plusieurs ont déjà occupé un emploi d’enseignante, d’aide domestique, d’intervenante sociale, d’infirmière ou de comptable. Certaines étaient actives sur le marché du travail lors de nos entretiens (n = 15), dont deux directrices d’ONG dans le camp.

Les récits d’exil

L’analyse des récits montre que les femmes que nous avons rencontrées minimisent leur propre importance dans l’histoire collective en mettant la collectivité – représentée par les récits des hommes – au-dessus de leur individualité : « Je suis originaire de Kouikat, Tarshiha, Kabri, Ghabsiyyé… » Tant de noms de villages qui signent le début des récits de la totalité des participantes à notre étude. Rapidement, plusieurs évoquent la nakba, alors quelles ne sont que quelques-unes à se souvenir précisément de cette période. Celles-ci – des enfants à l’époque – se rappellent la fuite de leur village dans un climat de panique générale. On relate une vie d’errance, de longs et pénibles trajets de village en village, à pied ou encore à dos d’âne. Ensuite survient la création des camps destinés aux personnes réfugiées. Ici, Noura, 50 ans, raconte comment sa famille s’est retrouvée au camp de Bourj el Barajneh :

A family would leave to go to Bourj el Barajneh and then, the extended family related to the first one who had just left also wanted to go and live there… then, people from other villages started to follow […] That’s how they thought back then… but they never thought it would be for more than 60 years or for God knows how long. Never!

La vie dans le camp de Bourj el Barajneh au cours des premières années est ardue, ce qui signifie en fait 20 années vécues dans des conditions rudimentaires jusqu’à l’arrivée de l’OLP vers la fin des années 60 :

Life was very difficult because as a Palestinian, you are refugee here so you could not make any improvement to your house. Even if you wanted to put a needle in the wall, you needed the permission from the police […] We always had a fear because if the police would walk in the camp and see water coming out of your house, you would be in trouble. Immediately, they would take… the men actually! If there were no men, they would take the women, they would take them to the police station and hit them on their feet… It was humiliating…

Noura, 50 ans

L’expérience de al manfa bi loubnan[3] s’inscrit dans un contexte où les femmes ressentent une ambivalence entre l’espoir d’un retour en Palestine et le désir de s’installer dans le camp. L’organisation de la vie quotidienne étant la responsabilité des femmes, plusieurs, comme Sou’ad, âgée de 72 ans, expliquent le besoin de s’adapter et de s’installer dès les premières années d’exil :

First, whenever you move to something new in your life you have […] to coordinate with what is happening otherwise you’ll have a kind of depression or you will feel lost. That’s why we were forced to change… and if you keep living in the past, you won’t be able to continue with your life… so you have to cope with this new life that was forced on you…? You have to live in what you’ve got…

Alors que l’exil perdure, des femmes mentionnent la nécessité d’aller de l’avant. Elles semblent concevoir l’exil comme un temps pour l’action et non pour la remémoration. Les femmes sont principalement investies des tâches domestiques et de l’éducation des enfants. Résistantes du quotidien, elles remplissent leur rôle dans un camp caractérisé par la pauvreté et la précarité (notamment des installations).

Les Palestiniennes de la thawra se posent en parfait contraste avec l’image dominante des femmes de la nakba : participant à la lutte nationale, plusieurs femmes de la thawra poursuivent, de différentes façons, leur engagement amorcé lors de la nakba et démontrent somoud[4], soit résistance, persévérance et ténacité. À l’arrivée de l’OLP, c’est en couple et en famille que le projet « révolutionnaire » est porté dans le camp. Pour certaines, le rôle d’activiste politique et de résistante devient prépondérant par rapport à celui de femme et de mère :

When the military training started in the camp, I said to my husband : « I want to join them » […] I didn’t know who were these people and I was motivated to join in just because of the word « revolution » […] So my husband and I, became fedayîn[5] […] Then, three months after my marriage, I got pregnant but still […] I kept on with my military training […] and my husband’s family said to him : « Stop her from going to the training, she will have a miscarriage and it’s not healthy for her », but I just didn’t listen to them.

Hayat, 62 ans

Hayat est reconnue comme hiyyé qabaday[6]! C’est celle qui démontre somoud au quotidien et qui fait du projet politique palestinien le projet principal de son parcours. Il y a donc harmonisation du rôle spécifique de la femme et du modèle d’engagement associé généralement à l’homme. Si les récits comme celui de Hayat montrent que la thawra peut être un lieu d’autonomisation (empowerment) pour les femmes, celles-ci sont majoritairement absentes des positions d’autorité au sein des organisations politiques et sont reléguées, en règle générale, aux rôles de soutien.

À certains moments, les récits révèlent des femmes démontrant somoud, mais ils ne font pas fi pour autant des pertes, des souffrances, des douleurs et des difficultés qu’elles traversent. Sou’ad, 72 ans, se remémore la peur ressentie pendant les bombardements tout près de son domicile :

They bombed right here… You can see outside how it’s open so when they bombed this building and it completely collapsed, I was on my balcony drinking coffee when a shrapnel got the tree over there and I decided to go inside [rires]. To be honest, sometimes I used to feel scared but I’m a human being you know…

Ainsi, après avoir confessé cette peur en riant, Sou’ad précise : « Mais je suis un être humain, tu sais… » Est-ce dire à quel point l’image de la femme forte qui démontre somoud est lourde, oppressante? Il semble difficile, voire carrément interdit, de montrer un quelconque signe de faiblesse. Sou’ad avoue tout de même « du bout des lèvres » sa condition humaine… L’image de la Palestinienne résistante est donc à ce point dominante dans la majorité des récits que les autres réalités pouvant être liées à une image de femme anxieuse ou vulnérable sont pratiquement laissées dans l’ombre.

Trois participantes ont été des combattantes engagées et, dans l’après-guerre, elles sont devenues des femmes « atypiques » dans la communauté : elles ne correspondent plus alors au « modèle de la Palestinienne traditionnelle ». En effet, bien que le statut de combattante puisse représenter un privilège relatif et symboliser un important levier d’autonomisation, ces femmes ont néanmoins été soumises au pouvoir masculin dans l’exercice de leur rôle de résistantes. De plus, dans l’après-guerre, on ne reconnaît pas leur contribution spécifique, comme si transgresser certains rôles traditionnellement remplis par les hommes avait été « de trop ».

La fin de la guerre civile au Liban en 1989 signe toutefois la mort des illusions : « La classe politique palestinienne nous a non seulement déçues, elle nous a abandonnées » est le message envoyé par plusieurs femmes. L’OLP ayant fourni du travail à près de 65 % de la population palestinienne et assuré le financement de nombreuses structures sociales et éducatives, son départ entraîne des conséquences majeures sur la situation économique de ceux et celles qui vivent dans un camp. Selon les femmes que nous avons rencontrées, le soutien social apporté par les groupes politiques devient tributaire d’affiliations partisanes. Après le départ de la centrale palestinienne, la famille – principale institution pérenne dans l’exil – reprend donc sa place principale dans la société palestinienne du camp. Dès lors, on observe un retour à la distribution traditionnelle des rôles de genre :

In the past, people were with the Revolution so they had salaries […] and UNRWA was giving some rations to people so we could buy fruits and meat… Everything was cheap in the past […] Now, people don’t have any work, population has increased, life is difficult and everything is expensive so people are busy with their life, they’re struggling to earn their « own » life and that’s why social life has decreased a lot… Nowadays, people are far away from each other.

Kholoud, 42 ans

C’est dans un contexte de précarité que les femmes abordent les années de reconstruction. L’expression de la désolation devant leur situation, en dépit des efforts déployés pour rebâtir leur existence et leur environnement, teinte des discours où émergent les difficultés et les luttes quotidiennes, notamment la mise au ban de la communauté palestinienne. D’un point de vue social, l’assimilation, ou tawtîn[7], devient pour nombre de Palestiniennes synonyme d’abdication et de renoncement. Il importe de mentionner que le gouvernement libanais ne facilite pas l’intégration des populations étrangères alors que les politiques à leur égard se font de plus en plus rigides, ce qui contribue à marginaliser la communauté palestinienne des camps. Sur le plan juridique, on observe des lois et des décrets limitant les droits des populations étrangères qui visent implicitement la population palestinienne (Meier 2008). Ainsi, les réfugiées et les réfugiés palestiniens passent d’hôtes embarrassants à personnes réfugiées des camps puis à personnes ennemies de l’intérieur (Sfeir 2008). Parallèlement, le camp se transforme en un lieu de mixité sociale où vit une population originaire de la Palestine, mais aussi du Liban et d’autres pays.

Or, le camp des premières années a graduellement changé depuis le début de l’exil, et plus encore après la guerre civile : les thèmes de l’augmentation des actes de violence et de la présence non palestinienne sont souvent abordés par les femmes qui veulent signaler la dangerosité du camp. Que ces dangers soient réels ou non, la mobilité des femmes s’en voit transformée : leur sécurité étant jugée compromise, l’autorité masculine – père, conjoint, frère – resserre l’étau sur leurs déplacements. Le repli communautaire qui a succédé à la mobilisation massive pour la Palestine a renforcé les valeurs traditionnelles et conservatrices familiales dans le camp, notamment par l’entremise d’un discours renouvelé sur l’honneur et la vertu (Latte Abdallah 2004).

Au-delà des conditions matérielles et physiques qui caractérisent la vie dans le camp, mais aussi l’instabilité et la précarité de son quotidien, des femmes décrivent un univers symbolique auquel elles associent le camp. Avec les années, le camp est devenu cet espace qui affirme l’existence du peuple palestinien et sa mémoire. Ainsi, la mémoire de la Palestine est préservée au sein des familles de génération en génération puis réappropriée et reconstruite dans l’imaginaire collectif. Nombreuses sont les femmes qui ont connu la Palestine par des histoires, des souvenirs et des anecdotes. Elles ont été bercées par ces récits de mariages, de célébrations, de quotidienneté :

Actually, I haven’t lived in Palestine but I know a lot about it because it was the « daily night stories ». [The elders] remember difficult times but also nice occasions, like weddings, how were the arrangements, how were the celebrations […] And you know, I’ll tell you one thing : they re-lived everything when they were telling us their stories.

Noura, 50 ans

Au-delà de la mémoire de la Palestine, le camp est aussi porteur d’ancrages, d’histoires, de parcours et d’expériences et, cette fois, « du présent ». En effet, les femmes que nous avons rencontrées sont plusieurs à parler de leur attachement et de leur lien avec le camp de Bourj el Barajneh, non pas avec ce qu’il a de « réel », mais bien avec ce qu’il représente de relations sociales qui s’y sont développées, de traditions qui s’y sont reproduites ou transformées, de rêves qui s’y construisent, etc. À cet égard, le camp est donc significatif pour la grande majorité des femmes; plusieurs témoignent de leur appartenance au camp : celui-ci est telle une partie de leur corps, leur maison, toute leur vie

Maintenir vivante la mémoire est un rôle traditionnellement réservé aux femmes. À cet effet, Sayigh (2007) précise qu’il y a une grande conscience de leur « palestinité » chez les femmes de la deuxième génération en exil (celle de la révolution). Selon cette auteure, longtemps a persisté la croyance que la résistance (politique et armée) était en quelque sorte la réponse à la nakba. L’idée était de ne pas souffrir en solitaire mais de plutôt lutter politiquement. Or, on voit dans les récits des femmes qu’un changement se produit à partir des années 80, alors que le mouvement politique palestinien s’essouffle et que la religion gagne de l’importance. Pour plusieurs, la notion de résistance est présente, mais la lutte politique n’est pas le principal outil ni l’unique réponse…

L’affirmation de l’identité religieuse prend une place importante dans le récit de certaines participantes, et cela, dès qu’elles mentionnent la période allant de l’après-guerre civile jusqu’à nos jours. Des femmes lient leur besoin d’affirmation religieuse aux souffrances vécues pendant la guerre, mais aussi au fait que cette affirmation s’ajoute à la nakba et aux difficultés de l’exil :

We [the Palestinians] started to get more aware about religion because of the wars. We saw all those people dying […] When someone dies, you start to think : « What did I do in my life? What can I do to make it up for the second life? » […] Then, I lost my brother […] when he died, we started to reconsider, to think about our lives, what we had done and why we did this or that action […] We had lost so many things, so many people… it wasn’t only my brother, many people died during the war! […] many women got veiled back then. From then on, we started to know more about religion.

Laïla, 59 ans

Les participantes sont nombreuses à témoigner du rôle pivot de la religion dans leur processus de guérison dans le Liban de l’après-guerre où l’identité religieuse se superpose à l’identité palestinienne : l’identité musulmane vient alors occuper le rôle premier et structurer la vie des femmes. Elle offre un cadre qui rythme le quotidien et la vie en société : l’hygiène, la prière, l’habillement, les relations familiales et de couple, le mariage et le divorce, les fêtes et les célébrations, etc. À travers l’affirmation religieuse, certaines transmettent le projet de la Palestine : en mettant la religion au coeur de la conception de l’identité et de la politique, on combat l’oppression coloniale et on récupère la Palestine. On assiste à l’islamisation de la lutte. Pour Samira, 46 ans, « Palestine won’t be liberated unless the religious people liberate it… not through a revolution like in the 60’s but through religious people […] a religious resistance ».

L’importance associée au « savoir » apparaît comme une autre valeur « phare » dans les récits des femmes que nous avons rencontrées, ce qui se manifeste dès les premières générations qui ont connu l’exil jusqu’aux dernières. Pour les femmes, l’éducation a toujours été une stratégie de résistance dans l’exil. Lorsque les participantes ont abordé ce thème, elles ont souligné les gains obtenus. Plusieurs insistent sur l’évolution qui s’est opérée : de l’incapacité de lire à l’accès massif à l’éducation puis à une certaine affirmation, voire à l’autonomisation des femmes. D’après quelques-unes, l’éducation est toujours une lutte parce qu’elle se trouve aux prises avec des contraintes à la fois contextuelles et traditionnelles. Les aînées, privées de leur droit de fréquenter l’école au début de l’exil, crient haut et fort que l’éducation est une valeur à maintenir, à protéger et à transmettre, par la lutte s’il le faut. La majorité d’entre elles précisent que ceux et celles qui les ont précédées étaient de « simples fermiers », souvent illettrés, ayant peu de connaissances[8], des gens qui ont naïvement fait confiance aux élites de l’époque qui leur avaient conseillé de quitter leur terre jusqu’à la résolution des hostilités, hostilités qui mèneront plus tard à l’éclatement du conflit israélo-palestinien. Plusieurs femmes insistent sur le fait que leur terre leur a été prise, mais que cela ne se reproduira plus, car la population palestinienne est maintenant instruite : « There’s a proverb that says : “ If you have a house, you may leave it and escape but when you have education, it’s with you so with it, you can open a new house ” » (Sou’ad, 72 ans).

Plusieurs jeunes femmes ont retenu ce message. Le terme silah[9] est fréquemment utilisé pour désigner l’éducation :

Education is the most important thing for us, especially us being Palestinians because it’s a kind of weapon. Now, they’re talking about disarming all the Palestinians but I think that even though we’re disarmed of our weapons they can’t disarm us from our education. Education is our only weapon because with it comes knowledge and with that we can do and accomplish many things.

Samira, 46 ans

La mobilisation du féminisme intersectionnel pour analyser les récits des femmes

La mobilisation des catégories identitaires et de leur intersection peut aider à saisir les réalités des femmes que nous avons rencontrées. Si chaque « matrice identitaire » se révèle unique et dynamique, certaines tendances générales se dégagent et apparaissent comme « dominantes ». Plusieurs femmes construisent leur discours au « nous » et font référence à des réalités collectives.

L’analyse de nos données nous permet de considérer les participantes comme des personnes ayant des identités multiples, tantôt imposées (réfugiée ou apatride) tantôt revendiquées (Palestinienne, musulmane et femme scolarisée). Les systèmes d’oppression mis en évidence par Collins (2000), tels que le patriarcat, le néocolonialisme, l’islamophobie et le capitalisme, viennent influer sur leurs identités. Ces systèmes se manifestent notamment à travers un ensemble de lois internationales et nationales. Dans un prochain article, nous explorerons davantage la dyade « identités imposées-identités revendiquées » et la tension qui existe entre elles. Dans les prochaines lignes, nous nous pencherons précisément sur les identités revendiquées par les participantes à notre étude et leurs intersections. Ainsi, ces femmes se trouvent au carrefour d’identités qui font qu’elles ne sont ni totalement victimes ni héroïnes en tous temps.

L’identité palestinienne est centrale dans le discours de toutes les femmes que nous avons rencontrées, identité qui se construit autour du rapport à la terre, aux racines, au « d’où l’on vient ». Elle est défendue et revendiquée comme pour faire écho à l’identité d’apatride qui, elle, leur est imposée. L’identité palestinienne est ainsi portée et transmise par de nombreuses femmes de génération en génération. Pour plusieurs, afin que cette identité soit maintenue – voire qu’elle survive – l’identité religieuse musulmane est aussi investie. L’intersection de l’identité nationale et de l’identité religieuse apparaît d’ailleurs comme le socle de multiples récits. Les femmes qui se trouvent à cette intersection se disent déçues de la lutte nationale politique. Elles sont nombreuses à s’être senties abandonnées par la centrale palestinienne, alors que la « question des réfugiés palestiniens » n’est plus à l’ordre du jour des différents acteurs politiques. Celles-ci choisissent donc l’identité musulmane pour maintenir et défendre l’identité palestinienne : elles sont plusieurs à dire que c’est par la résistance religieuse, et non la résistance à l’échelle nationale, qu’elles retrouveront la Palestine. Aux yeux des participantes, l’importance de la pratique religieuse repose surtout sur la culture d’un « moi pieux » : la religion offre en effet un sens à la vie, une communauté (umma), une structure (les femmes insistent sur les piliers de l’Islam et plus largement sur la charia) et un projet de lutte pour la terre de la population musulmane qui la ramènera à la Palestine (khilafa).

Une autre intersection se dessine : Palestinienne-scolarisée et Palestinienne-scolarisée-musulmane. Vue par la plupart des femmes que nous avons rencontrées comme une nécessité pour le développement collectif, soit pour la croissance et la prospérité de la communauté palestinienne, l’éducation est donc un moyen d’assurer la pérennité de la famille et du peuple palestinien, mais aussi un espoir pour construire la Palestine rêvée. Pour que l’identité palestinienne puisse être maintenue – pour qu’elle résiste et persiste –, des participantes investissent la scolarisation (la leur ou celle de leurs enfants et même de leurs petits-enfants). Certaines de ces femmes ‒ Palestiniennes-scolarisées ou Palestiniennes-scolarisées-musulmanes – apparaissent relativement plus privilégiées que d’autres. L’une d’entre elles, par exemple, a obtenu un emploi dans une ONG du camp, ce qui lui a permis ainsi d’améliorer sa situation financière. Une autre, non scolarisée, a investi dans la scolarisation de sa famille : ayant fait des études à l’étranger, deux de ses enfants sont maintenant installés en Europe. Leur situation financière privilégiée leur permet dès lors de contribuer à aider d’autres membres de la famille restés dans le camp (neveux et nièces) à quitter le Liban (par un système de parrainage par exemple) et, ainsi, à « sortir » de leur condition de « personne réfugiée ».

Les identités mises en évidence autour de ces trois axes de différenciation ‒ nationale, religieuse et scolarisation – se butent cependant à deux identités prégnantes dans la matrice : les statuts de « personne réfugiée » et d’« apatride ». Ceux-ci occupent une place déterminante dans la matrice des identités de la totalité des femmes dans la mesure où ils entraînent des systèmes d’oppression portés par un ensemble de lois tantôt internationales, tantôt nationales.

Des éléments de conclusion

À la mémoire de Samar…

« These forgotten ones, disconnected from the social fabric, these outcasts, deprived of work and equal rights, are at the same time expected to applaud their oppression because it provides them with the blessings of memory ».

Mahmoud Darwish (1995)

Notre article s’inscrit dans le désir de révéler les récits d’exil de réfugiées palestiniennes, donc de participer à la restitution de leurs réalités à la fois passées et quotidiennes. Certaines personnes verront peut-être dans ces témoignages la « rhétorique d’un certain discours de l’histoire palestinienne », mais cela ne diminue en rien, selon nous, la « voix authentique » des participantes. Les récits font état d’expériences complexes où plusieurs femmes oscillent entre une posture de subordination et d’autonomisation. À cet effet, le cadre d’analyse que nous avons choisi, inspiré des féminismes postcolonial et intersectionnel, offre une analyse des expériences des femmes qui fait ressortir des rôles en constante mouvance, ce qui rappelle notamment l’importance de l’historicité des expériences.

Les récits réaffirment la pertinence de la prise en considération de l’histoire, comme le soulèvent Collins (2000) et Bilge (2009). La parole de femmes issues de différentes générations montre la façon dont l’histoire, et son déroulement, influence l’expérience à la fois microsociale, macrosociale et subjective des Palestiniennes. Elles ont redéfini leurs rôles au sein de leur communauté à différentes époques. Alors que la période de nakba montre leur action auprès de leur famille dans un contexte d’ambivalence et de précarité, certaines femmes de la thawra s’engagent concrètement dans la lutte pour un retour en Palestine. Bien que la thawra leur ait été présentée comme un espace où femmes et hommes apparaissent égaux dans leur combat pour le rêve nationaliste, des femmes reconnaissent, avec le recul, avoir été exposées à des dangers de différents ordres et qu’une division genrée s’est opérée. Si les femmes ont davantage de place dans la sphère publique, plusieurs reconnaissent, dans les faits, avoir été reléguées à des rôles de subalternes et s’être désengagées de la lutte par la suite. D’ailleurs, à ce jour, quelques-unes demeurent engagées politiquement, mais peu le sont précisément au sein d’un groupe organisé.

Après la guerre, la participation des femmes se reconfigure en fonction des besoins de la communauté et des transformations du camp. La fluidité des rôles occupés montre également l’importance des institutions dans leur (re)production, dans la mesure où l’investissement des femmes dans les sphères traditionnellement associées à la masculinité s’est réduit au moment où ces mutations ont été portées par d’autres acteurs que les femmes elles-mêmes. Devant l’« abandon » des principales institutions politiques, les femmes ne sont pas demeurées passives et ont plutôt réinventé leur rôle selon les frontières de « marge de liberté » dont elles disposaient au sein de l’institution familiale. Dans ce contexte, l’« encampement » des femmes, qui peut sembler un marqueur d’oppression important, représente également un puissant levier d’autonomisation à travers lequel les participantes « transmettent ».

En outre, les récits des réfugiées palestiniennes nous renseignent sur la pertinence des entretiens du type récit de vie. Par la transmission de l’histoire et de la mémoire collective, ces femmes résistent à leur façon, dans un climat d’insécurité, de mixité et de précarité, en rendant vivante, dans toute sa complexité, l’identité « palestinienne », soit d’exilée de Palestine, mais aussi celle de réfugiée, de musulmane et de personne vivant dans un camp. C’est sur ce dernier aspect que notre article apporte une contribution, tels les travaux récents de Maria Holt (2013 et 2014) et de Diana Allan (2014). Dans les récits des femmes que nous avons rencontrées, on voit émerger non seulement un désir de transmettre la mémoire passée, mais aussi un désir de révéler la mémoire du quotidien et du présent.

Informées par les récits de vie des femmes de même que par le matériel ethnographique, nous avons jugé que l’expérience des Palestiniennes ne pouvait se comprendre uniquement à travers l’attachement à l’histoire passée, à la Palestine et « au projet du retour ». Comme le montrent les travaux d’Allan (2014), les récits des femmes que nous avons rencontrées révèlent des sujets ancrés dans la nakba et la thawra certes, mais aussi dans l’histoire contemporaine et sa quotidienneté. L’archétype du réfugié ou de la réfugiée de la Palestine « attendant le retour » n’est donc pas représentatif de l’image dominante qui émerge des récits. Pour de nombreuses réfugiées palestiniennes du camp de Bourj el Barajneh, leur passé catastrophique est une condition morale, une réalité immuable qu’elles doivent habiter pour préserver leur identité politique palestinienne. Par delà cette condition, une séquence d’identités se révèle chez des femmes, séquence qui prend forme à travers leurs différentes subjectivités. Ces identités se modifient et se transforment à la lumière de leur réalité qui évolue. Les rôles des femmes dépassent donc le fait de « porter la mémoire de la Palestine ». Ni victimes uniquement ni héroïnes en tout temps, ces femmes laissent voir des parcours individuels à travers les événements historiques et le cadre social en transformation qui mettent au jour la complexité de leurs rôles, tant imposés qu’assumés, de « reproductrice », de « porteuse », et cela, à de multiples niveaux. Par la religion, les femmes se donnent les moyens de survivre sur le plan culturel et psychologique; par la mémoire, elles se rappellent leur origine; et par l’éducation, elles se donnent les moyens de grandir. Ainsi, dans un contexte où la liberté des femmes du camp de Bourj el Barajneh est contrainte par différents facteurs structuraux, la réappropriation, l’interprétation, la critique et la transmission de leur histoire apparaît comme une forme de résistance en soi, sachant que la dépossession ou la distorsion de l’histoire d’un peuple s’inscrit dans un processus de désocialisation le rendant vulnérable à l’imposition d’un discours hégémonique (Farmer 2004).

L’analyse féministe adoptée dans notre article permet de faire émerger les différentes « catégories identitaires » en jeu dans les réalités des femmes de même que les phénomènes sociaux qui engendrent les diverses formes d’oppressions auxquelles elles doivent faire face. Cela étant dit, nous sommes sensibles aux critiques apportées par Collins et Bilge (2016) sur l’utilisation d’une analyse intersectionnelle centrée essentiellement sur les « catégories identitaires ». Ainsi, nous tenons à exprimer l’importance de (ré)affirmer, voire de dénoncer les systèmes de pouvoirs injustes toujours présents dans les réalités de nombreuses Palestiniennes aujourd’hui, tels que le (néo)colonialisme, mais aussi d’autres systèmes de pouvoir exposés notamment par leur « triple » statut dans le droit international – réfugiée-palestinienne-apatride – qui, de façon concomitante, continuent de générer injustices et inégalités, et contribuent à maintenir plusieurs femmes dans une forme d’« encampement ». Toutefois, si notre analyse permet de révéler les systèmes de pouvoir convergents et d’exposer la complexité des structures en cause, la trame singulière et subjective de chaque femme « disparaît » ou, du moins, est moins visible dans ce que l’analyse intersectionnelle permet de dévoiler. Or, il importe de remettre au centre de cette analyse « chaque sujet » pour qu’émerge la complexité subjective de ses réalités.