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En suivant le fil de sa vie familiale et de sa vie professionnelle, Yvonne Knibiehler décrit, sur un ton ferme teinté d’un peu d’amertume et de regrets parfois, son parcours féministe. Comme cette historienne l’avoue, elle a « traversé une sorte d’incubation, lente et discrète, jusqu’au milieu des années 60 » (p. 131). C’est à travers son histoire personnelle et celle des femmes de sa famille, sa mère et ses deux grand-mères, que s’est faite la prise de conscience du statut social différent des hommes et des femmes et du poids de la maternité dans la construction de la trajectoire de vie de ces dernières. La maternité restera d’ailleurs tout au long de sa vie d’historienne le sujet par lequel elle posera son regard sur la société. De plus, le fait d’avoir été encouragée par son père et plus tard par son mari à poursuivre des études avancées à une époque où peu de femmes et surtout de mères s’y aventuraient, et remplie de joie par un mari qui manifestait son attachement à ses enfants, a sûrement contribué à sa vision de la paternité comme une dimension insuffisamment considérée. En outre, elle voit comme une injustice le fait que toutes les femmes n’aient pas vécu ce bonheur, ce qui est devenu une des raisons qui l’ont poussée à écrire ses mémoires.

Bien que le mariage et la maternité aient eu une influence certaine sur sa vie professionnelle et qu’elle ait eu à subir les commentaires déplacés de collègues de travail du type « Comme ça, vous allez vous faire payer trois mois de vacances! » (p. 107), Yvonne Knibiehler a réussi, non sans quelque sentiment de culpabilité envers ses enfants, à concilier vie de travail et vie de famille. Elle affirme avoir vécu dans une génération privilégiée à certains égards parce que peu de générations ont eu « comme la nôtre le sentiment à la fois exaltant et intimidant d’avoir un monde à réinventer, une société à réorganiser » (p. 123). Son séjour au Maroc, alors colonie française, en la sensibilisant au rapport pays colonisateur-peuple colonisé l’a aussi ouverte au concept de domination qui influencera par la suite ses analyses du rapport homme-femme et puis au féminisme. Elle précise toutefois que ce ne sont pas les féministes qui l’ont « éveillée » mais plutôt ses expériences personnelles et son évolution professionnelle. Elle souhaitait participer à cette génération nouvelle de femmes qui voulait redéfinir la maternité en mettant en échec la fatalité et la passivité, en faisant tomber le mythe de la maternité heureuse et en entrant dans la citoyenneté revendicatrice, pour elle, « sans emballement, mais pour défendre des convictions » (p. 144).

Conserver une « distance critique », que ce soit à l’égard des partis politiques ou des groupes féministes, est le leitmotiv d’Yvonne Knibiehler qui affirme avoir toujours voulu développer sa contribution singulière aux changements sociaux sans tomber dans le dogmatisme. Ce qui lui a valu à son tour des critiques, notamment sur ce qui est parfois apparu comme un certain conservatisme à l’égard du rôle maternel des femmes. Pour l’auteure, la maternité est une composante majeure de l’identité féminine. Les mères et la maternité sont restées, selon elle, « par nécessité intérieure », au coeur de son travail d’historienne qui s’étend sur trois décennies. Si elle n’a pas été une militante, elle croit cependant profondément que l’histoire des femmes peut servir un militantisme éclairé.

Yvonne Knibiehler reproche au mouvement de libération des femmes l’absence, voire l’exclusion, d’une réflexion constructive sur la maternité et d’en avoir plutôt conservé une conception patriarcale. Elle avoue que ses travaux sur la maternité n’étaient pas dans « l’air du temps » et n’ont pas été accueillis à leur juste valeur à une certaine époque. En effet, ce qu’elle considère comme un manque d’attention de sa part aux recherches d’autrui et son manque de connaissances des publications américaines l’ont marginalisée à un moment où le débat sur l’égalité homme-femme et sur la maternité atteignait un point culminant en France à la suite de la parution des écrits de Badinter (1980, 1986). Le questionnement du livre repose sur ce chemin rempli de paradoxes qui mène à l’égalité : « Quand les hommes ont accédé à la dignité de citoyen, ils ont concédé de plus en plus de place à la vie publique, ils ont confié aux femmes la vie privée, et l’essentiel de l’éducation des enfants. Mais si les femmes suivent ce modèle, qui s’occupera des enfants? » (p. 220). Quand Yvonne Knibiehler caractérise le féminisme actuel comme une injonction paradoxale, elle se rapproche du langage de Martuccelli lorsqu’il parle des dominations ordinaires… Toutefois, elle ne veut pas parler d’oppression ni pour les femmes d’aujourd’hui ni pour les générations précédentes d’ailleurs qui ont su, selon elle, jouer un rôle social important dans lequel elles avaient le sentiment de s’accomplir et d’influencer jusqu’à un certain point la sphère politique à l’intérieur des limites de la « vocation maternelle » qui leur était reconnue. Son analyse de l’injonction contemporaine à l’engagement dans la sphère professionnelle reste toutefois peu développée, si ce n’est que pour faire ressortir la lourdeur de cet engagement pour beaucoup de jeunes mères. L’expérience de la conciliation travail-famille de ses filles touche l’auteure et semble être pour quelque chose dans cette conception d’un féminisme qui force le choix de certaines femmes d’aller vers la vie professionnelle.

Enfin, l’auteure aborde un grand nombre de thèmes qui touchent la vie des femmes. Par exemple, le port du voile, la garde des enfants, la médicalisation de l’accouchement et du maternage, la fatigue des mères, la conciliation intenable, le plafond de verre et le salaire des femmes au foyer sont autant de thèmes qui en appellent, selon l’auteure, à un féminisme indissociable de l’humanisme pour proposer des « valeurs de base » garantes d’une vie en société harmonieuse. Les questions que pose Yvonne Knibiehler sont pertinentes. Sa vision de l’avenir est teintée d’un certain pessimisme que l’on peut toutefois comprendre quand on observe la persistance de la division sexuelle du travail, les faiblesses des politiques sociales et les exigences de la vie professionnelle qui compliquent la conciliation travail-famille pour les parents.

Yvonne Knibiehler fait bien ressentir à son lectorat ce désir profond qu’elle a connu de fonder une famille et celui de construire une vie professionnelle remplie. C’est en quelque sorte ce déchirement, et les contradictions sociales qui le nourrissent, qui a servi de guide à sa vie d’historienne de la maternité et de la paternité. Déchirement que vivent encore nombre de femmes. Les réflexions que propose l’auteure sont toujours d’actualité et les critiques adressées aux féministes font encore la manchette. On peut toutefois se demander si l’on vise la bonne cible… Ce parcours de féministe iconoclaste est éclairant pour qui veut saisir, à travers un récit personnel, le mouvement de femmes qui remettent en question l’ordre social et les paradoxes devant lesquels la société les place. C’est aussi le récit d’une fille, d’une épouse, d’une mère et d’une grand-mère ouverte à ce qui l’entoure.