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Jean-François Gaudreault-Desbiens est professeur à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il propose dans cet ouvrage une analyse non féministe des postulats et arguments développés par Catharine MacKinnon dans sa théorie juridique. Le projet de Gaudreault-Desbiens est, de prime abord, courageux, puisqu’il entend faire sa propre critique de « l’une des plus importantes juristes féministes américaines » (quatrième de couverture). La lecture critique de MacKinnon qu’il propose « s’attard[e] plus particulièrement sur sa théorie de la sexualité et les modélisations identitaires sur lesquelles elle repose, sur sa saisie des rapports entre liberté d’expression et égalité au regard du phénomène de la représentation sexuelle et, enfin, sur son rapport au droit » (p. 13). Par contre, l’analyse qu’il développe se révèle profondément empreinte de l’idéologie patriarcale.

L’ouvrage comporte sept chapitres. Dans un premier temps, l’auteur passe en revue les interdits développés en droit canadien touchant la sexualité et ses représentations. Il examine ensuite le contexte idéologique, propre au néolibéralisme américain, dans lequel, selon lui, les théories de MacKinnon ont pu se développer et trouver une écoute auprès des spécialistes du droit. Puis, il présente et critique la théorie de la sexualité de même que l’analyse et l’intervention de MacKinnon aux États-Unis dans le dossier de la pornographie. Sa critique sur ce dernier point s’apparente plus à des reproches concernant la dénonciation par MacKinnon de la pornographie comme expression préjudiciable aux femmes. Gaudreault-Desbiens considère que MacKinnon pose un regard pathologique sur la sexualité, si bien qu’il compare dans un chapitre entier (p. 105-131) les analyses de cette juriste féministe des xxe et xxie siècles aux fictions du marquis de Sade, plus particulièrement à nulle autre oeuvre que Les 120 journées de Sodome (Sade 1975) ! Il imite en cela l’approche de Foucault qui, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité (Foucault 1976) a aussi confondu oeuvre de fiction et réalité pour considérer Les 120 journées de Sodome comme représentatives du discours sur le sexe du xviiie siècle (Néron 1995 : 257). Comment cette « monstruosité littéraire » (Pauvert 1986 : 461) que sont Les 120 journées de Sodome, fiction considérée comme un produit de l’imaginaire de Sade plutôt qu’une réflexion sur la réalité (Pauvert 1986 : 474), peut-elle être qualifiée de théorie de la sexualité au même titre que les travaux de Catharine MacKinnon ? Cette comparaison est particulièrement réductrice des recherches d’une juriste qui s’est préoccupée des femmes victimes de violence sexuelle. Malheureusement, Gaudreault-Desbiens ne fait pas la différence entre la sexualité et la violence sexuelle, ce qui lui aurait permis de comprendre autrement les recherches de MacKinnon sans l’empêcher de les critiquer, mais avec moins de mépris.

Gaudreault-Desbiens considère que MacKinnon présente son discours comme un discours de vérité (p. 151) ; or il présente lui-même son analyse de cette féministe comme étant LA vérité. Il qualifie la théorie de la sexualité de MacKinnon de « théorie du pouvoir » parce que, « plutôt que de s’intéresser au vécu sexuel individuel des femmes, MacKinnon modélise le vécu sexuel d’une femme-type, celle qui est opprimée dans un système où la domination masculine constitue la norme » (p. 56). Contrairement à l’auteur, nous nous demandons pourquoi le vécu des femmes, même individuel, ne permettrait-il pas de conclure à un système de domination masculine ? La publication de l’enquête de Statistique Canada sur la violence à l’égard des femmes, selon laquelle une femme sur deux au Canada a vécu de la violence depuis l’âge de 16 ans (Statistique Canada 1993), les récents scandales sexuels qui secouent l’Église catholique, le trafic sexuel des femmes et des enfants par le crime organisé, trafic qui existe même au Canada en raison de la demande de prostituées par les hommes et qui est présentement dénoncé par la communauté internationale (Organisation internationale pour les migrations 1995 ; McDonald, Moore et Timoshkina 2000), tous ces événements ne montrent-ils pas que la violence sexuelle est un risque qui menace la vie des femmes, de toutes les femmes ? D’ailleurs, sur ce point, le Québec, dans les Orientations gouvernementales en matière d’agression sexuelle (Gouvernement du Québec 2001), reconnaît que les agressions sexuelles sont le lot principalement des femmes. L’apport de MacKinnon à l’analyse de la violence sexuelle faite aux femmes est grandement minimisé dans l’ouvrage de Gaudreault-Desbiens. Celle‑ci y est présentée comme une féministe qui cherche la célébrité (p. 45), plutôt que comme une chercheuse qui a eu le mérite de critiquer les fondements du système juridique américain : un système profondément patriarcal.

Tout en paraissant avoir lu l’ensemble des oeuvres de MacKinnon, Gaudreault-Desbiens fait preuve d’une relative ignorance du mouvement féministe américain. Par exemple, il parle de deux générations de féministes américaines (p. 42), alors qu’il y en a trois (Naffine 1990). Bien qu’il aborde MacKinnon en lui reprochant sa subjectivité, Gaudreault-Desbiens ne prend aucune mesure dans son étude pour s’assurer qu’il sera le moins subjectif possible. S’il juge nécessaire de poser la question de son point de vue, c’est-à-dire « la question de savoir si un homme hétérosexuel — l’auteur de cette étude, par exemple — peut validement et légitimement mettre en question les postulats du féminisme radical » (p. 13), là s’arrête son honnêteté. En effet, cette question qu’il se pose, quant à son identité sexuelle masculine, est un faux problème épistémologique. Ce n’est pas l’identité sexuelle réelle du critique qui puisse faire problème, mais bien son point de vue scientifique. Car aborder la question de la violence et de la sexualité comme entend le faire Gaudreault-Desbiens exige de se poser la question de la réalité de cette violence et de cette sexualité pour chacune et chacun d’entre nous. La question de la connaissance effective se pose autant que l’on soit un homme ou une femme. Car toutes les femmes, bien qu’elles soient biologiquement du même sexe, n’ont pas la même expérience de la vie, ni de la violence, ni de la sexualité. La prudence scientifique exige la conscience de sa propre subjectivité, et cette conscience doit être présente tout au long de l’analyse. La prudence objective manque dès le départ à Gaudreault-Desbiens. Celle-ci exige une méthodologie scientifique stricte : recherche de la subjectivité même chez soi, conscience que toute recherche ou analyse a un point de vue et divulgation de ce point de vue, contextualisation de l’analyse, c’est-à-dire mise en contexte politique, juridique, historique, culturel, social d’une question, respect du sujet de l’analyse, autrement dit, dans le cas des femmes, refus de les traiter en objet de l’analyse (Dagenais 1994 ; Lapointe et Eichler 1985). Ces éléments manquent tout au long de la critique de Gaudreault-Desbiens. Il aborde hors contexte les travaux de MacKinnon : cette chercheuse est présentée de façon individuelle, sans aucun lien avec le mouvement des femmes ni aucun lien avec les autres juristes. Or, ce qui caractérise le plus les travaux de MacKinnon est qu’ils ont amorcé une dissidence au sein de la pensée juridique, dissidence devenue opinion majoritaire quant à certains points de sa théorie. Pourtant, dans l’étude de Gaudreault-Desbiens, le choix fait par des instances juridiques de tenir compte des analyses de MacKinnon est qualifié d’« appropriations aveugles, voire naïves, de théories à la mode » (p. 31), propos particulièrement hautains puisqu’ils visent notamment certaines décisions de la Cour suprême du Canada.

Les travaux de MacKinnon sont pourtant importants en droit pour trois raisons. D’abord, leur auteure a jumelé théorie et pratique pour les élaborer. Ensuite, ceux-ci ont donné lieu à un changement majeur dans le milieu juridique sur la question de la violence faite aux femmes : juges et législateur en ont tenu compte, l’arrêt le plus connu au Canada étant l’affaire Janzen c. Platy Enterprises, dans laquelle la Cour suprême du Canada établit la définition encore actuelle du harcèlement sexuel[1]. La lecture de l’ouvrage de Gaudreault-Desbiens ne permet aucunement de comprendre l’influence qu’a pu avoir MacKinnon sur le droit américain et canadien par ses analyses. Enfin, et cet aspect est totalement absent du regard de Gaudreault-Desbiens, pionnière dans son domaine juridique, MacKinnon reçoit aujourd’hui, comme toutes les juristes féministes qui ont poursuivi l’analyse sur la violence faite aux femmes, l’appui des instances internationales : la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Nations Unies 1981), la Déclaration sur la violence faite aux femmes (Nations Unies 1993), la Déclaration et le Programme d’action de Beijing (Nations Unies 1995), la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (Organisation des États américains 1994), tous ces documents internationaux marquent un changement. Ces textes appellent à l’intégration de l’expérience des femmes en tant qu’expérience juridique. La violence à l’égard des femmes (Nations Unies 1981) n’est pas de nos jours une simple question d’analyse mackinnonnienne, quoique le laisse entendre Gaudreault-Desbiens, c’est une préoccupation sociale, nationale et internationale. Un reproche à peine voilé est présent tout au long de l’analyse à l’égard de la prise de parole de MacKinnon en faveur des femmes victimes. Le droit de parler et de créer en droit de nouvelles règles a été longtemps refusé aux femmes par le pouvoir juridique, c’est ce droit qui est dénié à Catharine MacKinnon dans l’étude de Gaudreault-Desbiens.