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Un beau projet que ce livre portant sur la parole mémorielle des femmes. Constitué de onze articles et d’une courte introduction de Lucie Hotte et Linda Cardinal, cet ouvrage multidisciplinaire porte sur le discours et la mémoire des femmes elles-mêmes, surtout à travers l’acte primordial de l’écriture. Dépassant l’éternel essai où sont colligés théories, idées et propos des hommes sur les femmes, ici, nous avons accès à la parole des femmes elles-mêmes et à une réflexion sur cette parole, parole qui participe autant de la mémoire collective que de l’Histoire.

L’ensemble est aussi varié que la mémoire vivante (les mémoires) des femmes : l’unité du livre repose d’ailleurs sur la volonté d’accéder « à la mémoire des femmes et à sa transmission soit par l’écriture ou la parole » (p. 9) et non sur une logique disciplinaire. En effet, les littéraires, majoritaires, côtoient les « tenantes » des sciences sociales : historienne, politologue, criminologue, sociologue et militante, dans la présentation d’analyses et d’expériences qui contribuent à faire émerger les traces des femmes du passé comme du présent. Une place de choix est accordée à la littérature personnelle qui permet de rejoindre l’expérience réelle des femmes : récits de vie, autobiographies, mémoires, journaux intimes, etc., sont scrutés en tenant compte du « rôle de l’écriture dans le processus de remémoration » (p. 10).

L’ouvrage s’ouvre avec le texte d’Angèle Bassolé-Ouédraogo, « Elles se souviennent, nous nous souvenons : la mémoire en exil », qui témoigne sur l’exilée, celle qui porte en elle les cicatrices de toute l’histoire d’un peuple, tel l’esclavage, mais aussi celles des femmes du passé, « ces oubliées de l’histoire » (p. 15). La poète présente ici une réflexion où elle exprime les difficultés – mais aussi l’importance – d’unir la mémoire individuelle, « transportée » par l’exilée et marquée par l’histoire du groupe d’origine et la mémoire collective du groupe d’accueil.

À sa suite, Micheline Dumont examine l’absence presque totale des femmes de la mémoire collective et de l’histoire officielle. Son article, « Mémoire et écriture : « Elle » peut-elle devenir sujet ? », met en évidence le caractère masculin, « androcentrique », d’une mémoire collective et d’une histoire qui s’affirment pourtant universelles et même scientifique pour la seconde (!). Micheline Dumont dénonce cette « parenthèse » où est enfermé tout groupe minoritaire ou minorisé et tente « de mesurer l’impact de cette parole de femme, surtout dans le champ de l’histoire » (p. 18), et également en littérature, où la signification de leur écriture a été constamment « détournée par l’institution littéraire » (p. 22). Les femmes doivent intégrer l’histoire mais pas comme simple ajout dans un chapitre fourre-tout ni à travers la parole des « autres » : elles ont assez contribué par leurs actes et leurs écrits pour y accéder à part entière.

Dans son article intitulé : « La femme et la déportation : des indices romanesques sempruniens à la réalité des crimes de guerre », Cataline Segarra étudie l’univers livresque de Jorge Semprun sur la résistance et la déportation. L’auteure montre comment une oeuvre se voulant témoignage, mémoire de l’événement mais qui prend valeur historique, emprunte essentiellement à une imagerie, une « symbolique stéréotypée » marquée par la contemporanéité « d’un monde à dominance masculine » (p. 37) dès qu’il s’agit des femmes. Passives, sauf dans la trahison, présentes surtout à travers leur sexualité, les très rares femmes de Semprun sont totalement exclues de son discours sur la résistance : elles n’existent que pour « l’usage masculin » (p. 36). Segarra parle de « dé-mémorisation » pour caractériser le résultat de ce « discours véridictionnel » (p. 44) qui fait encore des femmes les grandes absentes de l’histoire.

Dans une tout autre approche, Sylvie Frigon donne la parole aux femmes détenues dans les prisons canadiennes. Dans son article, « Paroles incarcérées : corps et perspectives des femmes », elle propose une « archéologie du sens » qui doit servir à retrouver la parole des femmes à travers « une lecture du corps » (p. 51), car, si la prison marque son emprise sur le corps des femmes, celles-ci se servent également de leur corps pour exprimer leur résistance à l’assujettissement. Cette auteure explore les aspects théoriques du corps (lieu symbolique et réel du châtiment, siège de la folie chez les femmes, etc.) et présente les résultats d’une recherche originale qui part d’abord de l’expérience des femmes incarcérées. Ces résultats s’articulent autour de deux dimensions principales du corps enfermé : celui qui subit le contrôle (et porte les traces de ce contrôle : corps « marqué, malade, aliéné et victime » (p. 59)) et celui qui résiste (et se sert du corps comme outil : dissociation et automutilation).

Trois littéraires se penchent ensuite sur des écrits personnels fascinants des xviiie, xixe et xxe siècles. Rachel Sauvé, dans « Inversion et distorsion dans les mémoires de Mme de Staal Delaunay », Valérie Raoul, dans « L’écriture de la parole mémorisée : le journal intime d’une dramaturge sourde, Marie Lenéru (1875-1918) », et Julie LeBlanc, dans « Écriture et réécriture au féminin : les journaux intimes de Nicole Brossard », proposent la lecture ou la relecture de textes de femmes ayant fait le récit d’elles-mêmes, témoignant par là de leur volonté de s’inscrire en sujet de leur vie, sinon en sujet dans l’histoire. Toutes trois expriment leur appartenance de genre par ce mode « dialogique » qui marque le rapport des femmes à l’écriture mais de façon fort différente, et les auteures des articles en abordent les aspects théoriques : si Rachel Sauvé affirme et démontre la valeur historique d’un récit de soi marqué par l’originalité autant dans la forme que par la position « excentrée » de l’auteure, Valérie Raoul fait ressortir la richesse d’un texte nous plongeant au coeur de « la formation d’une identité féminine à la fin du xixe siècle » (p. 106), celle d’une femme qui a su dépasser sa condition de femme et de femme sourde pour se dire par l’écriture personnelle et par la dramaturgie. Pour sa part, Julie LeBlanc analyse deux versions d’un récit contemporain où il y a clairement une volonté assumée d’être le sujet sexué de sa propre histoire et de subvertir, pour le changer, l’ordre patriarcal et ses modèles androcentrés, par exemple en faisant de l’altérité essentiellement une figure féminine. Il y a subversion – ou déconstruction – autant de la forme que du fond et Julie LeBlanc approfondit cette tentative d’écriture-réécriture « d’un récit autobiographique au féminin » en examinant les processus inventifs mis en oeuvre par l’écrivaine.

Avec l’article intitulé : « Retour aux origines : le discours mémoriel dans trois textes d’Annie Ernaux », la question des rapports entre mémoire, histoire et écriture prend une autre couleur. Se servant principalement des trois écrits où Ernaux fait le récit de son enfance et de son adolescence pour retrouver la trace de ses parents et « colmater la brèche » (p. 140) de sa rupture avec le milieu d’origine, Lucie Hotte se concentre sur le travail si particulier de l’écrivaine qui fait elle-même oeuvre d’historienne de son vécu, de sa famille, de son milieu et des classes sociales tout en réfléchissant sur son écriture. La « quête mémorielle » d’Ernaux est considérée dans sa dimension expiatoire : le récit sans complaisance du sentiment de trahison par rapport à sa famille et à sa classe, de la honte d’avoir eu honte de ses parents permet à l’écrivaine de faire son deuil et de dépasser la honte mais aussi de faire accéder sa mère et son père au présent et à l’histoire.

Dans son article, « Mémoire, sexualité et déconstruction », Pamela V. Sing aborde également l’« activité mémorielle » liée à l’écriture mais à travers l’étude de trois romans écrits par des femmes dans un contexte de culture minoritaire qui les a doublement « occultées ». Issues de la communauté franco-albertaine, ces trois auteures montrent par leurs textes comment « écrire, c’est s’écrire » et comment cette ré-écriture est une subversion qui se traduit ici par une « sexualisation du texte » (p. 158). Alimentant une mémoire collective encore fragmentaire, leurs écrits entendent se donner une voix dans le passé pour s’inscrire dans le présent et défendre une identité affranchie de l’ordre patriarcal.

Pour sa part, Isabelle Boisclair propose une étude de trois livres récents dédiés par leurs auteures (Lise Payette, Pauline Julien et Lise Gauvin) à leur petite-fille. Ces textes de grands-mères lui permettent d’amorcer une « réflexion sur la transmission d’un héritage matriarcal » (p. 171) par les femmes. En effet, ces textes établissent chacun à leur façon une « filiation matrilinéaire » qui prend assise sur une lignée de femmes (Payette), une communauté de femmes (Julien) ou sur l’idée de relais par les femmes (Gauvin). Le legs varie aussi selon les auteures, mais le geste demeure, fort et novateur, inscrivant femmes et générations dans un continuum historique.

L’ouvrage se termine avec Estelle Huneault qui raconte son expérience de militante au sein d’une association de femmes. Son article, « Mémoire vivante, engagement social : l’Union catholique des fermières de la province de l’Ontario », a valeur de témoignage historique et l’auteure rappelle l’importance de la parole et de l’histoire orale pour les femmes, car c’est d’abord par la parole que la mémoire des femmes s’est transmise. Son récit sur les luttes des fermières pour s’affranchir « de l’emprise des dirigeants laïques et ecclésiaux » (p. 196) nous met en présence d’une « mémoire vivante » qui espère devenir un jour « une mémoire écrite de l’engagement social » (p. 197).

En somme, l’ouvrage sous la direction de Hotte et Cardinal s’avère passionnant à bien des égards. Il explore de multiples dimensions de la mémoire des femmes et de l’inscription de celles-ci dans le monde et dans l’histoire par la prise de parole, l’écriture et le corps. La mémoire et sa transmission demeurent des enjeux pour les femmes : trop souvent absentes de la mémoire collective, elles doivent tout autant qu’investir l’histoire réussir à l’écrire à leur façon.