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Un regard sociologique sur l’évolution des pratiques sportives, des techniques de soins corporels et esthétiques conforte bel et bien l’idée que la gestion de l’apparence corporelle est devenue une préoccupation centrale de nos contemporaines et contemporains. Jean Baudrillard annonçait déjà il y a plus de 30 ans à quel point le culte narcissique du corps allait complexifier la dimension relationnelle. Le corps, ce « plus bel objet de consommation » (Baudrillard 1970), fonctionne, pour cet auteur, comme une « valeur signe ». Ainsi, l’apparence corporelle s’apparente à un langage. Les signes du corps se dévoilent, s’exhibent, s’interprètent, se jugent. Ils communiquent. Le corps investi dans les salles de remise en forme (Bessy 1987, 1990), par des marquages corporels (Le Breton 2002) ou par l’entremise des thérapies corporelles (Héas 1996), témoigne d’une écoute de soi intime, sublimante, qui participe à la construction identitaire. Ces conduites (diverses et appropriées) traduisent la recherche d’un corps idéal, épanoui, séducteur. Pour les femmes, cet accomplissement personnel — le plus souvent référé à une recherche esthétique — met en tension les notions de « beauté féminine » et de jugement esthétique. Couplées à des représentations du corps dominantes, ces dernières font écho aux pratiques codifiées et aux contraintes normatives en vigueur (Vigarello 1978 ; Perrot 1984). Historiquement, ces beautés canoniques ont joué sur la minceur ou la rondeur, mais jamais sur la musculature.

Au creux de cette réalité culturelle, l’apparence physique des femmes adeptes de la musculation intensive interroge les normes esthétiques communément admises. Au regard des valeurs esthétiques « dominantes », la démarche atypique des femmes culturistes dans le façonnage musculaire de leur corps fait l’objet de multiples interprétations. Les caractéristiques traditionnellement attribuées au féminin et au masculin sont compromises, suscitant de part et d’autre de vastes discussions idéologiques. Le présent texte sur le sport et les femmes s’intéresse aux adeptes du culte du muscle dont l’apparence physique s’écarte définitivement des canons esthétiques standards. Nous proposons une réflexion de nature sociologique centrée à la fois sur les représentations du corps féminin culturiste, sur la démarche de construction musculaire et sur l’univers compétitif des pratiquantes. Nous nous appuyons sur la littérature relative à ces thèmes d’étude et sur nos propres publications[1].

Le corps féminin culturiste : un corps jugé et analysé

Nos travaux antérieurs démontrent clairement que les femmes culturistes françaises subissent le rejet qu’éprouve la société globale à l’égard de la communauté culturiste (Roussel 2000 ; Roussel et Griffet 2000). Chaque fois que leurs muscles se dévoilent dans des lieux publics, dans la vie au quotidien, les culturistes font l’objet de moqueries méprisantes, de critiques acerbes, de jugements expéditifs. Si ce rejet social est présenté de manière intuitive par Klein (1989), Freeman (1988) s’appuie, pour sa part, sur des photos et des questionnaires pour montrer comment ce rejet s’exprime à l’égard des femmes culturistes. À l’issue de sa recherche, cet auteur conclut à une perception sociale négative, les caractéristiques les moins désirables (peu féminines et peu attirantes) étant effectivement attribuées aux femmes culturistes. Les extraits d’entretien que nous avons recueillis auprès des femmes culturistes en témoignent éloquemment :

C’est des réflexions insipides et sans saveur quand tu vas faire tes courses à Intermarché parce que, malheureusement, ton physique, tu ne peux pas le laisser à la maison quand tu vas faire tes courses, quand tu joues les mamans, quand tu vas chercher tes filles à l’école, tu comprends.

MA[2]

Surtout l’année dernière quand je faisais 80 kilos, je veux dire c’était… infernal, c’était infernal, tu n’es pas dans le cadre, tu ne corresponds pas au cadre, tu n’as rien à foutre là. [De] toute façon, c’est toujours deux comportements : soit dans le quotidien tu es préparée à ça parce que tu le sais, tu as vécu ça pendant des années, donc tu y es préparée psychologiquement et tu vas accepter, mais à des moments tu ne vas pas du tout être préparée à ça et tu vas être véritablement agressée, tu vas vivre ça comme une véritable agression. Deux solutions encore : soit tu laisses passer, tu encaisses et tu vas être malheureuse, soit tu te retournes et tu emplâtres ou tu fais une réflexion désagréable. Et après on dit que les culturistes sont des caractériels, alors que ce sont les gens qui passent leur temps à nous harceler.

MO

Un jour je marchais sur le port à Canet avec ma mère. Il y avait des jeunes sur un yacht qui discutaient et quand ils m’ont vu arriver ils se sont arrêtés de parler et ils ont fait : « Tiens, c’est dommage, on a oublié l’appareil photo. » Donc, en fait, si je réplique, c’est des gifles toutes les cinq minutes.

PR

Je ne réagis pas du tout, qu’est-ce que je vais dire à quelqu’un qui va me dire que je suis moche, que je me pique, je ne réagis pas ? Qu’est-ce que je vais dire ? Ou alors je réagis et je lui rentre dedans, ou alors je vais lui répondre et il va de nouveau me répondre, alors faut qu’il y en ait un des deux qui soit plus intelligent et j’estime que je suis plus intelligente, donc je ne dis rien […] Un jour, je sortais d’une démonstration, j’étais en body, pour faire les dédicaces on est en body, j’ai vu des gens devant mes photos, ils regardent les photos et ils disent : « Non mais franchement, c’est franchement laid, tu ne trouves pas ça moche ? » Et vous, vous êtes là et vous les regardez. Voilà. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

VA

Établir le constat de cette valeur répulsive équivaut à reconnaître que le muscle au féminin dérange. Il interpelle. Si la musculature d’une sprinteuse peut encore être admise, le discrédit est jeté sur celle des femmes culturistes[3]. Nous pouvons à ce sujet confronter les points de vue de Métoudi (1982) qui évoque l’idée que le muscle procède de la culture de l’apparence sportive et celui de Courtine (1993 : 226) qui considère que les masses musculaires des culturistes « ne servent ni à courir, ni à lancer » et qu’en cela s’instaure une rupture avec la logique sportive. Le muscle est reconnu, parfois admiré pour son efficacité. Dès lors qu’il s’associe à l’espoir d’une performance sportive, il bénéficie d’une reconnaissance culturelle. En revanche, le muscle esthétique, « gratuit », qui ne trouve sa finalité qu’en lui-même est particulièrement contesté. Pour toutes ces raisons, la musculature des culturistes, en reflétant les critères esthétiques des fédérations et dont les règles du jeu ne sont connues que des pratiquantes, suscite critiques et mépris. Le corps féminin n’est plus celui d’une femme mais celui d’une culturiste. Il n’est donc plus celui d’une Femme ! Voici donc dans une version simplifiée et provocatrice, les réactions auxquelles peuvent avoir à faire face les compétitrices. Ces moqueries atteignent leur paroxysme lorsque les athlètes sont en période de compétitions. Les corps affûtés, les muscles ciselés, les visages creusés par les privations sont commentés à leur insu. La démarche des femmes culturistes intrigue. Elle est jugée. De l’interprétation de la subjectivité à celle des normes, on retrouve sous la plume de plusieurs auteures et auteurs (Bolin 1992 ; Guthrie et Castelnuovo 1992 ; Mansfield et McGinn 1996 ; Low 1998) des comptes rendus d’investigation qui tentent de décrire la façon dont les pratiquantes se positionnent au sein d’une pratique centrée sur le culte du muscle. Dans le domaine du sport, très peu d’études françaises se sont penchées sur l’analyse des femmes culturistes. En revanche, la littérature outre-Atlantique et anglo-saxonne propose diverses publications provenant de champs disciplinaires variés. Ainsi, au gré des approches ethnographiques, anthropologiques ou sociologiques, le monde culturiste est exploré. Les auteures et les auteurs (Thompson et Bair 1982 ; Klein 1986, 1993 ; Low 1998) étudient la sous-culture culturiste, l’univers des salles de musculation, le rapport au corps des athlètes, leur soumission à une discipline alimentaire draconienne, les contraintes des compétitions ou encore sur la place des femmes dans le monde de la musculation.

Pour faire un état de la question sur les femmes culturistes, nous avons relevé (Roussel et Griffet 2001) deux types de travaux sociologiques embrassant cette problématique : les travaux descriptifs et les débats idéologiques centrés sur le statut de la femme musclée. Dans la catégorie des travaux descriptifs, l’approche des femmes culturistes ne se limite pas à une simple description de leur corps sculpté ou de leur alimentation contrôlée. Étudier l’univers des femmes culturistes de manière isolée et se limiter strictement à cet espace d’investigation n’est pas une fin en soi. L’intérêt est ailleurs : il se loge dans la confrontation. À partir de données empiriques issues d’observations et d’analyses d’entretien, l’information au sujet des pratiquantes prend toute sa valeur dans la comparaison avec celle qui est recueillie sur la population des adeptes masculins. Alors qu’a priori la démarche culturiste des hommes et des femmes paraît identique, une approche comparative dévoile des différences notoires. Ainsi, par l’entremise de cette confrontation entre le féminin et le masculin, les auteures et les auteurs (Bolin 1992 ; Guthrie et Castelnuovo 1992 ; Miller et Penz 1991 ; Low 1998) singularisent la démarche des femmes culturistes et resituent ainsi la place de la femme dans le monde de la musculation. À travers ces publications, on se rend compte par exemple que, si des femmes pratiquent un sport déjà investi par des hommes, pour autant elles ne recopient pas leurs attitudes en salle et ne cherchent pas à développer les mêmes groupes musculaires qu’eux.

Dans la catégorie des débats idéologiques, les auteurs et les auteures abordent, par des points de vue divers, le statut des femmes musclées. Les notions de féminité, de genre, de corps revendicatif et de pouvoir social sont souvent discutées. Penser les femmes culturistes revient en quelque sorte à poser le problème des limites esthétiques fixées socialement et culturellement à la femme sportive. En s’appuyant sur l’exemple de femmes investies dans des sports traditionnellement considérés comme masculins, Laberge (1994 : 61) montre clairement l’ambiguïté du jugement social générée par la contradiction entre le « stéréotype féminin » associé à la pratiquante (représentation du corps biologique) et le genre masculin associé à certains sports (représentation culturelle de l’activité). Cette façon de se poser sur un territoire conscientisé comme masculin nous invite à repenser quelque finalité culturelle ou principe ontologique (De Beauvoir 1976 ; Badinter 1986). La notion de féminité alimente les discussions, les représentations stéréotypées valorisant rarement le galbe musculaire. À ce propos, de nombreux travaux montrent que la femme culturiste peut être perçue comme menaçant l’ordre du genre (Hall 1988 ; Messner 1988 ; Guthrie et Castelnuovo 1992 ; Balsamo 1994 ; Mansfield et Mc Ginn 1996 ; St Martin et Gavey 1996) et le corps féminin culturiste comme transgressif (Balsamo 1994 ; Johnston 1996 ; Mansfield et McGinn 1996). La seule participation des femmes à des sports considérés comme masculins crée des controverses (Hargreaves 1986). Cette tension entre féminin et masculin est amplifiée dès lors qu’il est question de femmes musculeuses. Sur le thème des femmes culturistes, les interprétations diverses semblent contribuer à légitimer leur place dans le monde de la musculation. Cependant, au fond, on est en droit de s’interroger sur la finalité profonde de ces débats. Ils semblent accorder moins d’intérêt aux significations et aux conduites des actrices qu’au contexte normatif dans lequel ces dernières s’insèrent. Les études de cette catégorie placent la norme au centre de la réflexion. De manière détournée, le contexte culturel et le contrôle social deviennent subrepticement le véritable objet de la discussion.

Si le corps des femmes culturistes est peu apprécié et fort éloigné de l’« idéal féminin » valorisé dans notre société, on pourrait en retour prendre en considération le positionnement des femmes culturistes à l’égard des normes de la « beauté féminine ». Dans cette perspective, le discours des pratiquantes peut être un moyen pour elles de justifier la réalité de leur physique. Quels rapports ces femmes entretiennent-elles avec leur corps ? Que représente le culturisme pour elles ? La partie qui suit permet de répondre à ces questions.

Notre approche relève d’un paradigme interprétatif et propose d’inscrire une dimension compréhensive dans l’étude sociologique des femmes culturistes. L’intérêt de ce positionnement permet à la ou au sociologue de ne pas émettre de critiques externes sur une activité déjà interprétée sur le plan idéologique (sur le thème de la dénonciation de l’aliénation féminine qui reproduit le modèle masculin ou sur celui de la libération du corps féminin des stéréotypes liés à son sexe). Notre présente contribution peut s’inscrire dans ce que Nathalie Heinich (1998) nomme « une posture pluraliste » où les conduites sociales peuvent être expliquées par des systèmes d’interactions dont elles participent. S’inscrivant dans cette lignée de pensée, la chercheuse ou le chercheur qui « s’intéresse au monde tel qu’il est perçu, vécu, agi par les acteurs, n’a plus à défendre un point de vue sur l’objet, une interprétation, ni même un registre de valeurs pour en parler » (Heinich 1998 : 42). Sa réflexion peut donc s’écarter des discussions revendicatives et des postulats idéologiques. Il est alors moins question de dénoncer les cas de figure que de faire émerger les éléments sociologiques significatifs impliqués dans le parcours des femmes culturistes. De la même façon, il est moins question de juger ou de critiquer les systèmes et les déterminants sociaux et culturels que de relever et de confronter les interprétations des actrices et des acteurs. Dans cette optique, le sens que l’individu — ici, les femmes culturistes — donne à son expérience ou à son attachement à une forme de vie sociale, est au coeur de notre étude. Mettre au premier plan le discours interprétatif des femmes culturistes et leurs activités sociales s’impose sur cette voie de la compréhension. Replacée dans le contexte de la littérature, une analyse de leur discours permet ainsi de saisir de quelle façon et dans quelle mesure les futures adeptes découvrent, puis adhèrent au culturisme.

La découverte du culturisme

Nous avons constaté chez les adeptes des salles de remise en forme des engagements variables (Roussel et Griffet 2000). Certaines femmes pratiquent le culturisme de manière occasionnelle. D’aucunes s’orientent vers le fitness[4]. D’autres encore optent pour la musculation intensive. L’expérience initiatique révèle des profils d’adeptes différents. Pour les femmes qui deviendront culturistes, la découverte et l’expérimentation de l’activité musculaire séduisent instantanément, bien que l’entrée dans une salle pour la première fois puisse relever de motivations diverses. L’analyse de leurs récits nous permet de définir deux formes d’accès principales au culturisme. La première concerne les femmes déjà engagées dans une discipline sportive. Pour améliorer leur performance, elles sont amenées à développer leurs capacités musculaires :

J’étais nageuse avant, et encore avant je faisais de la course à pied. Et donc je nageais […] Pour avoir plus de force pour nager le papillon, on m’a mise sous les barres, et puis voilà. Ça a arrêté la natation ; du jour au lendemain, j’ai fait de la musculation.

CA

J’ai donc commencé la musculation pour augmenter la force physique pour pouvoir faire les porters en danse classique.

MO

Le second type d’entrée concerne les femmes qui souhaitent fuir leur physique jugé inesthétique, pour se construire une nouvelle ligne plus proche des normes de beauté valorisées :

J’étais très mince, j’avais les omoplates qui ressortaient, le dos très maigre, du haut j’étais beaucoup trop mince. C’est un peu pour ça que je me suis mise au culturisme.

PR

Avant j’avais horreur des femmes et des hommes musclés, mon parcours est tout à fait sympathique dans le sens où je suis une endomorphe avec toutes les masses graisseuses supposées, très maigre d’en haut, très large d’en bas, les fessiers larges et bas […] j’étais très mal dans ma peau.

MA

Parfois même, c’est sur la simple suggestion d’un proche que se concrétise la première inscription dans une salle de musculation :

C’est mon frère qui m’a entraînée là-dedans, il m’a dit : « Viens, tu devrais essayer, ça va te plaire. »

TO

Si l’on exclut le simple hasard, l’entrée des futures adeptes dans le monde de la musculation se réalise à partir de motifs instrumentaux : fuir un physique jugé inesthétique (se rapprocher des canons esthétiques) ou rendre plus performant des groupes musculaires particulièrement sollicités dans des disciplines sportives. Cependant, les raisons qui justifient l’exercice musculaire se déplacent rapidement. L’adhésion prend alors son sens dans le plaisir des sensations éprouvées, dans le jeu de la congestion musculaire, « du muscle qui chauffe », « du sang qui s’active », du bien-être surpassant la douleur passée. La femme culturiste suit minutieusement l’évolution de chaque muscle, reste très attentive aux vibrations de son corps, à l’écoute de ce langage fantastique. Elle évoque naturellement et intimement — jusqu’à éprouver des difficultés à les verbaliser — ses sensations corporelles : sensations de tonicité du muscle, du flux sanguin, de gonflement du corps. Nous pourrions même aller plus loin et supposer qu’elle ressent une forme d’« érotisme musculaire » dans lequel « les éléments sensoriels impliqués sont dérivés pour une part des sensations profondes causées directement par la contraction musculaire et pour une autre des sensations cutanées dues à la tension puis au relâchement épidermiques qui vont nécessairement de pair avec ce genre de contractions » (Flügel 1982 : 84). Cet érotisme nous renvoie au plaisir d’un corps expressif, à la jouissance d’un corps en activité, intimement perfectible, à l’exploration profonde d’un corps investi, en effervescence. Les connaissances sur leur propre corps et leur sentiment de bien-être sont évoquées sur le registre des sensations musculaires :

Il m’est même arrivé de sentir mon circuit sanguin, c’est-à-dire de sentir le sang couler dans mes veines.

MA

Chaque muscle du corps, on arrive à le connaître. On le sent vivre, on le sent bouger, on le sent évoluer. Le bien-être vient après la tonicité du muscle […] C’est quelque chose de tellement intime, je dirais.

LO

Quand tu dépasses ton cap physique, il se déclenche quelques petites hormones très sympathiques qui te donnent du plaisir en t’entraînant […] quand tu passes le cap de la douleur, passé un cap physique, c’est le pied.

RO

Le muscle anatomique, issu d’une vision rationnelle objective, où chaque position et chaque liaison musculaire sont précisément déterminées, laisse place à un muscle vivant, représenté sur un mode imaginaire et sensible, à partir d’une appréciation subjective et intime. Le domaine des sensations physiques reste le moteur d’une mise en perspective et explique en partie l’attachement à la pratique.

Au-delà de l’exploration sensorielle, les pratiquantes vivent une expérience d’une autre nature. Le culturisme devient un révélateur : il met à l’épreuve leur tempérament et leur personnalité. La pratique joue alors le rôle d’un médiateur pour s’affirmer. Chaque séance d’entraînement représente une ouverture sur une métamorphose corporelle qui semble favoriser une libération psychologique. Repousser ses limites physiques et vaincre la douleur de l’effort se vivent comme une assurance intérieure conquise, comme une ténacité mise à l’épreuve. Développer l’estime de soi apparaît alors comme un argument majeur (Klein 1993) et justifie en partie l’investissement des femmes culturistes (Castelnuovo et Guthrie 1998). Peu à peu, l’« esprit culturiste » se forge par l’entremise des échanges, des conseils réciproques, du partage des impressions, des lectures communes, des champs d’intérêt croisés, des bonheurs similaires liés au façonnage du corps. Griffet (1994) insiste sur cette dimension du sensible, du partage de l’expérience qui fondent les valeurs socialisantes des communautés de pratiquantes. À plusieurs, entre elles, quelque chose se crée, quelqu’un devient. Malgré le mode de vie contraignant et la discipline draconienne que cela implique, toutes les femmes culturistes répondent à l’appel de la compétition, de la figuration. En effet, si la musculation intensive offre à certaines la possibilité de se libérer d’un complexe, elle leur permet aussi d’acquérir un statut, une reconnaissance symbolique parmi les pairs. La participation aux championnats reste ainsi le facteur déterminant pour construire sa renommée. En vivant la compétition, on se déclare culturiste à part entière. Dès lors, l’activité est plus qu’un moyen d’obtenir un effet esthétique (perdre de la graisse, par exemple), elle devient aussi celui d’éprouver une satisfaction sociale parmi les adeptes. Dans un contexte où le corps est exhibé, la souffrance physique affichée, dans cette obsession de l’esthétisme et de l’autoadmiration, les femmes culturistes se définissent. L’évolution de leur apparence physique, leurs ambitions sportives naissantes les rendent redevables à ce milieu et profondément attachées à cet « univers de significations » (universe of meanings) (Berger et Luckmann 1986).

Ainsi, les entretiens que nous avons menés (Roussel 2000 ; Roussel et Griffet 2000) montrent que les femmes culturistes témoignent de manière convergente : en s’entraînant, elles acquièrent de l’assurance. Elles se construisent mentalement :

On prend une certaine assurance intérieure et puis surtout c’est un défi avec moi-même.

RO

Moi, le culturisme m’a permis de me libérer non seulement sur cet aspect, mais cela va beaucoup plus loin : j’étais un être introverti, je suis beaucoup plus à l’aise grâce au culturisme, parce que le culturisme, ce n’est pas seulement un tas de muscle, on rééquilibre son esprit aussi, le mental a accompagné le physique.

MA

J’ai un beau corps et, de ce côté-là, c’est une entière satisfaction. Maintenant sur le plan psychologique, je suis peut-être plus volontaire sur des choses que j’aurais auparavant laissé tomber, j’ai plus de ténacité sur des choses étrangères à la musculation. J’ai plus l’esprit de combativité qu’avant.

PR

Notre démarche interprétative reste toutefois à l’écoute des remarques critiques formulées par Monique Hirshhorn (2000) sur la portée de l’actionnisme[5]. Face à cette mise en garde, notre intérêt porte également, et de façon complémentaire, sur le cadre explicatif de l’action individuelle. Certes, à l’encontre des théories déterministes, le courant de l’individualisme méthodologique postule l’idée selon laquelle les actions d’un individu ne sont pas totalement déterminées. En dépit de ce postulat, le sujet doit nécessairement être replacé dans le système de contraintes dans lequel il évolue (Boudon et Bourricaud 1982). Donner le primat à l’actrice ou à l’acteur ne signifie pas l’« isoler », « négliger l’existence des interactions » (Hirshhorn 2000 : 49). Ainsi, le sujet doit être resitué, l’action recontextualisée. En ce sens, le corps féminin culturiste peut être, en partie, appréhendé comme le produit finalisé d’une culture qu’il s’agit de faire émerger. À ce niveau, il est légitime de s’intéresser aux influences esthétiques auxquelles ont été soumises les athlètes. Dans quelle mesure l’univers culturiste a-t-il permis aux femmes culturistes de façonner, de transformer leur corps jusqu’à atteindre des limites que l’on pourrait juger critiques au regard de la féminité ? Pourquoi le volume et le galbe musculaires sont-ils les deux critères les plus recherchés ? En effet, les femmes culturistes françaises n’ont pas toujours présenté un corps compétitif excessivement musclé. Nos conclusions de recherche sur l’analyse de contenu de la revue Le Monde du Muscle[6] (Roussel 2000) montrent qu’au début des années 80, par exemple, les athlètes présentaient un tout autre profil esthétique : leurs muscles étaient légèrement galbés et leur silhouette restait « féminine » (pas de pectoraux ni de stries musculaires visibles). Une évolution esthétique s’est donc opérée. En ce sens, on peut interpréter le corps féminin culturiste comme le produit finalisé d’un contexte sous-culturel qui intègre à la fois les orientations esthétiques de la discipline et le positionnement des athlètes face à ces exigences esthétiques.

L’univers de la compétition : un cadre d’expériences

On aurait pu envisager que les femmes culturistes sculptent leur corps en se basant sur des critères esthétiques plus doux, moins impressionnants, moins « masculinisants ». Or, l’apparence physique des compétitrices reste surprenante : leur corps est affûté, leurs muscles fortement développés, les stries apparentes. Hormis leurs différences de taille et de poids, les femmes culturistes de notre échantillon, bien qu’elles n’appartiennent pas à la même fédération, ont toutes façonné leurs corps en se basant sur ces critères. Toute une génération de pratiquantes semble être soumise au même faisceau d’influences sous-culturelles : influences esthétiques, nutrition artificielle et recours aux produits dopants (Roussel, Griffet et Duret 2003). Ainsi, au-delà de leurs propres expériences vécues, de leurs aspirations et motifs personnels, les femmes culturistes ont été exposées aux mêmes influences esthétiques et événementielles. Ces influences constituent pour elles un contexte d’expériences que nous prenons en considération.

La valorisation de l’exploit musculaire

L’histoire récente du culturisme féminin international a été marquée par la participation de Beverly Francis à un championnat de culturisme américain. Athlète australienne, six fois championne du monde de dynamophilie (powerlifting), Beverly Francis découvre l’univers des compétitions de culturisme en 1983 pour la Caesars World Cup où elle se présente face aux juges avec un physique qui se détache très nettement des autres. Elle devient l’image symbole du muscle à l’extrême chez la femme. L’ensemble de la littérature s’accorde à dire que l’apparence physique très masculine de Beverly Francis fait d’elle la première athlète au physique androgyne. Le corps de Beverly fait réagir la communauté culturiste. Le journaliste que nous avons interviewé nous livre son propos stéréotypé :

Moi, je me souviens d’une photo qui a fait la couverture de L’équipe magazine à une époque… c’était Beverly Francis […] c’était une des premières femmes à apparence androgyne […] C’est vrai que ça a été la personne qui a posé problème à tous les juges. Beverly Francis a fait beaucoup de tort à l’image même de la femme dans le culturisme. Parce qu’elle a fait progresser la femme athlète, mais la femme « femme », elle l’a fait régresser.

Journaliste

Ainsi, comme le souligne la revue spécialisée de culturisme, Le Monde du Muscle, « au milieu des années quatre-vingt, une australienne défraye la chronique sportive. Sortant de compétition de force athlétique, Beverly Francis exhibe un volume musculaire ahurissant dans les concours de bodybuilding » (Heurtois 1993 : 106). En créant une rupture avec les profils esthétiques traditionnels du culturisme féminin, son physique est resté en mémoire. L’athlète fait craquer les normes en exposant son corps et son image au regard général : son apparence androgyne ouvre de nouvelles voies aux possibilités de façonner son corps. Trop masculine à ses débuts pour pouvoir remporter des compétitions, l’écart avec les autres athlètes étant trop important, Beverly modifie par la suite son apparence physique pour la rendre plus « féminine » (diminution de sa masse musculaire, symétrie plus valorisée) et soigne son allure (maquillage, nouvelle coupe et couleur pour les cheveux). Ces changements physiques lui permettront ultérieurement de progresser dans les classements et de remporter des compétitions. Ses exhibitions, largement médiatisées, orientent le culturisme féminin. Devant cet exploit musculaire, les juges sont aux prises pour la première fois avec des difficultés pour juger une compétitrice : soit ils évaluent la performance musculaire (volume, sèche, dessins musculaires, etc.), soit ils privilégient une ligne harmonieuse et galbée. Sur le plan international, les prestigieux concours américains installent les nouveaux critères esthétiques au milieu des années 80. Cette fois, ils donnent l’avantage à l’exploit musculaire et font naître les premiers corps féminins androgynes. Les concurrentes doivent se positionner : d’un côté, les ultra musclées, postulant aux meilleures places ; de l’autre, celles qui refusent le muscle à outrance sans pouvoir espérer un podium. Le niveau requis pour les concours féminins, comme Olympia ou le Jan Tana, est extrêmement élevé du fait de la participation des culturistes professionnelles :

Vous avez arrêté la compétition depuis combien de temps ?
Eh bien, 1994. J’ai fait le championnat du monde en 1993 ; l’année d’après, j’ai fait Olympia et après j’ai arrêté.

Olympia… vous avez fait quelle place ?
16e … et je n’ai pas honte de le dire, hein, parce que mon objectif ce n’est pas du tout d’être comme les filles qui sont devant moi […] moi quand je suis arrivée chez les pros, j’avais vraiment l’impression d’être une petite crevette grise à côté d’une énorme gambas…

Mais vous le saviez pourtant au préalable ?
Oui, je le savais, mais bon c’est vrai… faire Olympia, c’est la cerise sur le gâteau, mais c’est-à-dire quand j’ai préparé Olympia, je n’avais pas du tout la même motivation que quand j’ai préparé les championnats du monde ou les championnats d’Europe, je n’avais pas du tout la même motivation parce que je savais très bien qu’en allant à Olympia je ferais tapisserie, mais bon, c’était histoire de dire, d’avoir fait une fois Olympia parce que c’est quand même pas donné à tout le monde de faire Olympia.

Elles étaient comment ?
Ah bah, elles étaient deux fois comme moi [rires], c’est clair, ah oui oui, elles étaient deux fois comme moi […] j’ai vraiment fait tapisserie, mais ça ne me dérange pas, hein, ça ne me dérange pas du tout, parce que c’est un choix, moi je préfère être largement comme j’étais qu’être comme elles sont ; mon choix, il a toujours été comme ça, c’est-à-dire si j’avais dû gagner les championnats du monde en étant hypermusclée style X ou Y, je n’aurais jamais gagné les championnats du monde, voilà […] jamais je n’aurais gagné parce que jamais je n’aurais continué. (VA)

En France, ce culte du muscle à l’extrême n’est jamais devenu dominant. Les meilleures Françaises (celles que nous avons interviewées), bien qu’elles soient fortement stigmatisées, n’ont jamais été en mesure de rivaliser avec ces prestations physiques hors du commun des championnes victorieuses des concours américains. Même si le culturisme français n’a jamais atteint ce degré paroxystique, les fédérations françaises ont néanmoins suivi les exigences esthétiques américaines[7] : exploit musculaire, relief musculaire très prononcé, qualité du muscle. Pour saisir pleinement la métamorphose corporelle des pratiquantes, nous nous devons de recomposer les étapes constructives de leur démarche pour ainsi resituer, « recontextualiser », les choix des compétitrices en plaçant au premier plan le cadre structurel de leur expérience.

La politique du gros muscle

Nos travaux (Roussel 2000 ; Roussel, Griffet et Duret 2003) stipulent que Beverly Francis a été l’élément déclencheur dans la modification des critères esthétiques. Toutefois, cette évolution n’a pu être réalisable et opérationnelle que par le cautionnement de quelques décideurs et le soutien des fédérations. Leur position a d’ailleurs été l’objet de critiques. Ainsi, on peut lire dans la rubrique « Point de vue » du Monde du muscle : « Mais cette image du « gros » va nous replonger dans un milieu fermé, critiqué. N’oubliez pas que cette mode du volume à outrance, encouragée par les fédérations aux critères de jugement aberrants a été créée de toutes pièces par « les multinationales du sport » (Le Monde du Muscle, mars 1996 : 31).

La dénonciation des multinationales aux intérêts financiers évidents pour que le spectacle du muscle à outrance soit le plus épatant possible est également commentée dans les travaux de Klein (1981, 1993) et Low (1998) qui ont étudié de façon approfondie le monde du culturisme. Les deux auteurs soulignent la puissance de l’empire des frères Weider[8]. Le culturisme aux États-Unis est une véritable puissance commerciale (Aycock 1992) profitant essentiellement à leurs promoteurs et à leurs commanditaires (sponsors) (Dutton 1995 : 147). La femme athlète est ici un pur produit commercial (Fair 1999). Notre objectif n’est pas de dénoncer cette situation mais de montrer les liens sous-jacents entre le pouvoir décisionnel des multinationales et la politique de développement du culturisme. La politique du gros muscle, en vigueur depuis une quinzaine d’années pour les femmes, ne répond vraisemblablement pas à une logique purement sportive. Pour les compétitrices engagées dans un défi sportif (progression, performance, hiérarchie, sélection nationale, concours internationaux), leur attirance pour les compétitions américaines paraît évidente. Les femmes culturistes ne veulent pas se contenter d’un titre de championne de France, mais elles veulent également se qualifier au championnat d’Europe dans l’espoir d’avoir la chance, un jour, de concourir dans les compétitions américaines, les plus prestigieuses mais de loin les plus difficiles.

Cependant, cette ascension vers les plateaux américains n’est possible que si elles suivent les critères esthétiques imposés en France par les fédérations américaines. Le recoupement des discours des compétitrices et du journaliste que nous avons interrogés, montrent que le cadre de la compétition impose aux athlètes de développer au maximum leur potentiel musculaire :

Moi, je suis arrivée à une époque où on mettait sur les podiums des femmes très volumineuses, donc nous avons fait avec mes collègues de la même génération la course au volume.

TO

Il faut que la personne soit vigilante, c’est-à-dire qu’elle utilise bien comme on dit le miroir, le reflet de son image, pour dire à un moment donné : « Stop, j’arrête là parce que j’ai un physique qui évolue trop du côté masculin ». Par contre, là où elle n’a pas d’alternative, c’est quand elle fait de la compétition, c’est toujours plus loin, toujours plus de volume, toujours plus de sèche, et là elle sort de ses choix. Elle est prise dans un cercle. Moi, je suis arrivée à une époque où on demandait des femmes très volumineuses sur scène, ce n’était peut-être pas mon objectif premier. D’être femme musclée oui, mais peut-être pas avec un volume exagérément important, mais comme je me lançais dans la compétition et que les critères à cette époque étaient le volume, eh bien, il fallait cultiver ce volume.

MO

Elle a fait comme tout le monde, c’est-à-dire pour concourir au plus haut niveau… elle a pris beaucoup de volume et à un moment donné, c’est vrai, elle faisait partie des athlètes les plus musclées. Donc elle incarne aussi d’un côté l’évolution qu’il a fallu faire pour plaire aux critères de jugement. Par contre, on ne peut pas dire que les filles se sont fait plaisir à faire ça ; elles ont été contraintes parce que, si elles ne faisaient pas ça, elles étaient mal classées, donc elles ne pouvaient pas concourir […] On a vu au départ des filles qui étaient naturelles et qui pratiquaient plusieurs activités pour avoir un corps à la fois endurant, fort et esthétique. Et après on a vu des hyperspécialisations.

Journaliste

Le durcissement des exigences esthétiques pour les catégories féminines aux États-Unis et son acceptation par les fédérations françaises ont ainsi offert aux pratiquantes de nouvelles limites dans l’exploitation de leur potentiel musculaire. Pour être classées parmi les meilleures sur le plan européen, ces femmes ont intensifié et spécialisé leur préparation physique. Peu à peu, leur mode de vie s’est tourné totalement vers la pratique, les nouveaux critères ne laissant aucune chance aux pratiquantes du dimanche. Pour atteindre un niveau international, les femmes culturistes recourent aux nouvelles techniques d’exercice empruntées aux hommes, aux connaissances poussées dans les domaines de la nutrition et à la prise de suppléments nutritionnels artificiels, ainsi qu’aux effets positifs et négatifs des différentes substances dopantes (Roussel, Griffet et Duret 2003).

Jean-Jacques Courtine illustre le spectacle aux États-Unis « des body-builders qui se signalent à leur façon de marcher », le spectacle dû aux « chaînes spécialisées » et aux « réseaux nationaux » qui « ont fait des compétitions de body-building des émissions ordinaires », celui du « body-building professionnel […] forme, extrême sans doute, d’une culture visuelle du muscle » (Courtine 1993 : 226-227). Ses observations décrivent précisément le site californien de Venice[9], fort réputé dans le milieu culturiste. Caractérisés par une concentration de salles, d’appareils de musculation et d’industries spécialisées, ces lieux de mise en scène du muscle symbolisent la culture culturiste américaine[10]. Dans ce contexte, le professionnalisme se développe. Les meilleurs athlètes peuvent vivre de leur passion. On le voit, le culturisme aux États-Unis revêt une tout autre dimension que le culturisme en France où les tendances culturelles à son égard ne permettent pas cette véritable célébration du muscle. Toutefois, en dépit du fait que l’univers culturiste français n’a pas la même histoire, ne s’inscrit pas dans une même culture, ne bénéficie d’aucune reconnaissance sur le plan institutionnel, le culturisme américain influe sur les politiques « sportives » des fédérations françaises. Par voie de répercussion, les athlètes françaises suivent le choix des critères esthétiques privilégiés par leur fédération d’appartenance. En compétition avec les athlètes de nationalité étrangère dans les championnats, elles s’évaluent et comparent leur marge de progression sur les plateaux. Ces contextes d’expériences, ces influences réciproques, ces interactions de face-à-face, au coeur des analyses de Goffman (1991), représentent toujours des situations qui constituent à la fois le cadre de leurs démarches et le produit de leurs actions. Les femmes culturistes adaptent leurs comportements, leurs niveaux d’investissement, leurs procédés d’entraînement, en fonction de ce qu’elles observent chez les prétendantes potentielles au titre. En cela, elles s’apparentent plus à des « agents rationnels » qui se plient à des normes internes pour atteindre leurs fins (Weber 1971) qu’à des « idiots culturels » qui font mécaniquement ce qu’on leur inculque (Garfinkel 1967). N’oublions pas qu’une « carrière » culturiste implique de faire des sacrifices (familiaux, financiers) et place parfois les femmes culturistes trop stigmatisées dans des situations de « malaise social » dans leur quotidien. Par conséquent, poursuivre les entraînements en vue des compétitions implique non seulement d’être en accord avec les objectifs fixés mais également d’assumer son apparence physique en toute circonstance.

En guise de conclusion

Interroger le corps féminin culturiste au regard de la « beauté féminine » normative, le resituer dans la dialectique féminin-masculin, nécessite d’examiner le rapport à la norme. En effet, le corps musclé de manière volumineuse est perçu selon le sens commun tel un corps « hors norme ». Ce constat pourrait permettre aisément de glisser vers l’analyse des phénomènes de transgression et, en cela, de nous intéresser aux approches sociologiques sur la déviance. Cependant, étudier les femmes culturistes à travers ce prisme trouverait ses limites d’un double point de vue. D’abord, si l’on postule qu’une apparence physique « hors norme » ne l’est que par l’existence de catégories de pensée fondant les valeurs instauratrices du « normal », alors l’idée de focaliser sur un physique a-normal implique en retour de remettre en question la norme. Une autre limite s’appuie sur l’exposé de Becker dans son ouvrage de référence intitulé Outsiders (1985 : 32). Citons l’auteur : « Une société comporte plusieurs groupes, chacun avec ses propres systèmes de normes, et les individus appartiennent simultanément à plusieurs groupes. Une personne peut transgresser les normes d’un groupe par une action qui est conforme à celle d’un autre groupe. » Ici, la démarche de construction musculaire des femmes culturistes peut être considérée comme déviante par rapport à la société mais conforme au regard du projet sportif d’une communauté d’adeptes. Devant ces remarques, la chercheuse ou le chercheur doit se positionner. Comment construire un projet d’étude en s’imposant une « neutralité axiologique » ?

Remettre en question la norme, en particulier ici par le biais de la métamorphose du corps, peut trouver un sens en saisissant la manière dont elle est pensée, interprétée, vécue et progressivement construite par les individus. Pour les femmes culturistes, s’accomplir sur le plan sportif, devenir championnes, passe nécessairement par le façonnage du galbe musculaire. Les quadriceps visibles, les abdominaux développés, le corps affûté, ne s’acquièrent qu’après des années de pratique, des heures passées à soulever de la fonte, des sacrifices surmontés (familiaux, financiers). Pour la culturiste qui veut devenir championne, ces étapes doivent être franchies. En allant toujours plus loin dans leur construction corporelle, les pratiquantes se heurtent aux frontières esthétiques du sens commun. Les culturistes visent à faire de leur corps une oeuvre unique. Or, ce modèle est inaccessible puisqu’il est sans cesse redéfini. La norme se construit in situ, en même temps que l’on cherche à la dépasser. En rejetant l’« idéal féminin » en vigueur (le corps mince sans galbe), en énonçant de nouvelles normes instituant la beauté physique (beauté musculaire) et en revendiquant un projet sportif (obtenir la meilleure place au classement), les compétitrices justifient leur quête du muscle.

Le culturisme féminin en France : un avenir compromis

Pour discuter du choix entre « beauté féminine » et beauté musculaire, nous avons pris le parti d’une sociologie interprétative. Nous avons tenté de rendre compte du parcours des pratiquantes, de restituer les étapes d’une démarche singulière, en marge.

Aujourd’hui, le culturisme féminin en France tend à disparaître. La musculature jugée trop imposante, la masculinisation des apparences corporelles, la suspicion à l’égard du dopage n’ont eu de cesse de faire sombrer l’image de la pratique. Dès 1992, Le Monde du Muscle abordait déjà cette évolution problématique en intitulant ainsi un de ses articles : « Sommes-nous allés trop loin[11] ? » et en posant le problème des limites acceptables dans la musculature féminine. Aujourd’hui, le culturisme féminin est magistralement relayé par le body fitness et le fitness qui concilient plus aisément l’exercice musculaire et la « beauté féminine » normative. La seule femme culturiste reconvertie au body fitness nous livre son point de vue :

[Les] juges se sont aperçus qu’il y avait de plus en plus de dérapages, donc ils essaient de ramener de plus en plus les fédérations à quelque chose d’un peu plus honnête, c’est-à-dire, comme je disais tout à l’heure, les catégories de musclées maintenant, elles sont trois ; trois, ce n’est pas beaucoup hein ? Il y a certaines fédérations qui n’en veulent plus du tout. Nous, au niveau international, ils ne veulent plus de musclées, c’est terminé. Ils ne veulent que du body fitness parce que les gens, les juges se sont aperçus qu’il y avait trop de dérapages, il ne fallait plus tomber là-dedans, sinon où est-ce que l’on va ? Moi, quand j’étais en musclées, j’étais dans des catégories où il y avait très peu de filles. Là je me retrouve en body fitness, on est quinze par catégorie, quinze filles ! C’est vachement plus valorisant ! Moi je préfère gagner avec quinze filles […] je prends le cas de X, elle a gagné Monde […] déjà dans une fédé où il n’y a pas beaucoup de pays et en plus elles étaient trois […] Où est le plaisir ? Où est le plaisir ? Moi j’ai fait septième au Monde […] je ne suis pas mécontente parce que je me dis sur treize [filles] …

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Les exigences fédérales françaises imposent de moins en moins de physiques volumineusement musclés. Les fédérations ont éliminé progressivement les catégories « Femmes musclées » ou « Femmes body building » ou encore « Femmes culturistes ». On assiste à une désertification des plateaux de compétition. Aujourd’hui, la mode et le succès sont au fitness, au muscle modéré et aux apparences féminines accentuées. Assistant au Championnat de France de culturisme (mai 2000), nous avons constaté à quel point les physiques des femmes les plus musclées de ce championnat étaient loin des prestations — en compétition — des femmes culturistes que nous avions interviewées. Par ailleurs, la place que Le Monde du Muscle accorde aux femmes fitness exprime une tendance qui va dans ce sens. Ce sont elles qui suscitent désormais l’intérêt. L’éclairage médiatique change de catégories morphologiques. L’apparition subite d’articles précisément destinés aux adeptes du fitness illustre ce phénomène. À partir de 1992, on trouve des contenus titrés « Body-fitness » ou encore « Spécial fitness » (Roussel 2000). La nuance est intéressante : jusqu’alors, aucun article n’était titré de façon à cibler exclusivement une catégorie d’adeptes. Les contenus sur l’entraînement, sur la diététique ou sur les soins corporels étaient alors destinés tant aux femmes culturistes confirmées ou débutantes qu’aux adeptes du fitness. Or, ces nouveaux types d’articles apparaissant après 1992 adoptent une orientation différente. Ils s’adressent en particulier à une catégorie d’adeptes, en l’occurrence, les femmes fitness. C’est certainement le signe d’un changement important d’orientation.

En marge des analyses sociologiques sur le changement social, sur les mutations majeures, sur les enjeux culturels et les fractions sociales, le sport reste un objet d’investigation mineur. Du coup, les travaux basés sur le concept de gender s’intéressent plus à des domaines d’étude comme l’univers du travail, la vie privée, la sphère politique, le système éducatif, etc. Devant ces objets d’investigation prédominants, le sport se présente également comme un thème d’étude qui nécessite d’être exploré. Les femmes adeptes des sports de tradition masculine interrogent non seulement la hiérarchie entre les sexes mais également la construction des rôles sexués (Duret et Roussel 2003). Ainsi, sur le plan de la recherche, l’analyse du sport à travers le spectre du genre souligne la participation grandissante des femmes à des sports dits « virils », « à risque », « violents », « de contact ». En France, les premières recherches quantitatives sur le sport et les femmes ont été en partie impulsées par Louveau (1986). Depuis, la participation des femmes à des sports considérés, selon le sens commun, comme masculins a été étudiée. D’autres chercheuses et chercheurs analysent aujourd’hui ces mêmes territoires. On trouvera par exemple les travaux sociologiques de Mennesson (2000) sur la construction identitaire des femmes pratiquant des sports comme la boxe, l’haltérophilie ou le football ou bien encore des investigations de nature plus ethnologique comme celle de Saouter (2000) sur la construction des genres dans le monde du rugby. Par ces enquêtes qualitatives et quantitatives sur la place des femmes dans les pratiques sportives, l’analyse du culturisme féminin en tant qu’épiphénomène cherche à renouveler la compréhension des cultures sportives, lesquelles se font et se défont sous l’emprise des normes sociales, culturelles et esthétiques.