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En France, le « vieillissement continu de la population rurale » est dû autant à un solde naturel négatif qu’à un solde migratoire positif, lié à un double mouvement de départ des jeunes qualifiés et d’installation de gens venant de la ville aux alentours de leur retraite (Détang-Dessendre et Piguet 2003). En outre, si les personnes retraitées « migrent en priorité vers le rural sous influence urbaine, [elles] choisissent plus que toutes les autres classes d’âge l’autre rural[1] » (Sencébé et Lepicier 2007). Aussi le milieu rural isolé, malgré des désavantages apparents – faible densité résidentielle, sous-équipement en fait de commerces et de services, notamment en ce qui concerne les professionnels et professionnelles de la santé et l’aide à domicile, éloignement des établissements médicaux les plus performants – , présente-t-il une population hétérogène, mêlant ceux et celles qui ont toujours vécu sur place, des gens nés en milieu rural et revenus après la retraite, et des personnes retraitées installées sur le tard.

Il existe peu de travaux sociologiques récents sur les formes et les effets de ce vieillissement du milieu rural, ou sur d’éventuelles spécificités des modes de vie durant la vieillesse dans ce contexte. Et l’aveuglement durable de la sociologie française (et, dans une moindre mesure, anglo-saxonne) relativement aux enjeux du genre durant la vieillesse (Lagrave 2009) a laissé de côté, dans ce contexte comme en d’autres, l’analyse des expériences féminines du vieillissement, à l’exception de certains événements pensés comme majoritairement (le veuvage) ou exclusivement (la ménopause) féminins[2], et de l’abondante littérature consacrée à l’aide aux personnes âgées, qui a dévoilé le rôle de premier plan des femmes, conjointes, filles, belles-filles et petites-filles dans l’accompagnement du grand âge[3]. Le présent article propose ainsi d’examiner comment se structurent les parcours de vieillissement de femmes aînées en milieu rural isolé.

Le vieillissement peut être défini comme un processus durant lequel se réorganisent les statuts, les rôles et les relations sociales des individus, à la faveur de choix de vie, de ruptures ou d’accidents biographiques, de transformations physiques et d’événements, prévisibles ou inattendus. Comment les vieilles femmes négocient-elles ce processus dans le contexte du milieu rural isolé, de façon différenciée selon leurs appartenances sociales et leurs parcours de vie? Dans quelle mesure les identités de genre, telles qu’elles ont été construites tout au long de la vie, dans le rapport au marché du travail et à la vie privée, familiale, et notamment conjugale, structurent-elles les modes de vie durant la vieillesse et les processus de vieillissement féminins? Réciproquement, comment le processus de vieillissement vient-il remettre en question ces identités féminines différenciées? Après avoir présenté la problématique et les matériaux d’enquête sur lesquels se fonde notre article, nous mettrons en évidence que la vie de ces vieilles femmes a longtemps été orientée par les hommes vers la sphère familiale, même lorsqu’elles ont eu une activité rémunérée. Nous montrerons ensuite de quelles manières les femmes demeurées sur place, en milieu rural, se distinguent des femmes venues s’y installer ou s’y réinstaller sur le tard, notamment par une plus forte continuité biographique, qui gouverne leurs manières non seulement de vivre, mais de concevoir, la vieillesse et le vieillissement.

Vieillir au féminin à la campagne

Si les enquêtes sociologiques insistent sur les variations nationales des modes de vie à la vieillesse et des processus de vieillissement, peu de travaux ont été menés sur les contextes infranationaux des vieillissements, notamment sur les milieux ruraux ou urbains (Phillipson et Scharf 2005). Depuis quelques années cependant, différentes recherches se sont intéressées aux manières différenciées qu’ont les personnes âgées de « vieillir dans les lieux » (aging in place) où s’est déroulée leur vie (Wahl 2005). Toutefois, ces recherches ont plus souvent été consacrées au périurbain (Luxembourg 2005; Berger et autres 2009; Fortin et Després 2010; Lord et Després 2011) qu’à des quartiers centraux, gentrifiés ou non (Lavoie et autres 2011; Blein et Guberman 2011), à des cités (Wittmann 2003) ou encore au milieu rural. Les enquêtes tant quantitatives que qualitatives sur le vieillissement en milieu rural ont été sporadiques en France depuis les années 80 (Paillat et Parant 1980; Drulhe et Clément 1992), et aucune de ces études n’a retenu de perspective de genre. Réciproquement, les récentes approches féministes du vieillissement (Quéniart, Charpentier et Lebreton 2012) ont laissé de côté les femmes aînées vivant en milieu rural. Phillipson et Scharf (2005 : 70) plaident d’ailleurs pour la mobilisation d’une gérontologie critique et d’une approche intersectionnelle dans l’analyse du vieillissement en milieu rural.

Que signifie alors vieillir au féminin en milieu rural isolé? Comment les femmes vieillissant à la campagne composent-elles, de manière différenciée selon les ressources sociales accumulées durant leur parcours de vie, avec l’éloignement des services et des commerces, avec leur rareté relative, avec l’usage obligatoire de l’automobile dans la vie quotidienne? Au-delà de ses caractéristiques morphologiques, le milieu rural a souvent été considéré en sociologie comme l’envers de la vie urbaine, synonyme de modernité : aux communautés rurales s’opposeraient les sociétés urbaines, si l’on reprend les termes de Tönnies (1977). Pour leur part, Lalive d’Épinay et ses collaborateurs (1983) ont retenu le Valais central rural et montagnard comme un conservatoire d’une culture paysanne traditionnelle par opposition à Genève, lieu de la modernité. Cette culture paysanne, par la définition des relations entre les âges et les sexes, modèle les vieillissements masculins et féminins, dans une continuité forte avec la vie durant la maturité. Pour les vieux paysans et paysannes qui ont participé à l’étude de Lalive d’Épinay, la bonne vieillesse, c’est « faire la même chose, mais plus doucement » (1991 : 48)[4]. Les femmes vieillissent soumises à leur mari et tournées vers les sphères domestique et familiale. Pour autant, quelle est, dans les années 2000, la consistance de cette culture paysanne traditionnelle pour les habitantes âgées vivant en milieu rural? Trois transformations pourraient l’avoir ébranlée, ou hybridée avec des formes de modernité, ou des cultures plus urbaines : d’une part la Fin des paysans décrite par Mendras (1967), et la transformation des paysans en agriculteurs signant la disparition programmée de la société paysanne; d’autre part, les transformations de la population du milieu rural, qui, à travers les apports migratoires de personnes retraitées ou de plus jeunes, rend le milieu rural moins homogène; enfin, la migration des enfants et des petits-enfants des gens du coin, qui peuvent confronter leurs parents âgés à d’autres normes, à d’autres valeurs, à d’autres manières de vivre, plus urbaines. Au sein des cultures urbaines, l’engagement massif des femmes dans une profession rémunérée extérieure au domicile a recomposé les rapports sociaux de sexe, donnant des formes et des contenus nouveaux aux inégalités entre hommes et femmes. En outre, la vieillesse apparaît comme une période de recomposition des enjeux du genre, le vieillissement opérant une « (dé)construction des identités de genre » (Silver 2003), quand les catégorisations d’âge semblent l’emporter sur celles du genre. Du point de vue des rôles de sexe, une tension semble à l’oeuvre pour les femmes entre le maintien des attentes relatives aux rôles domestiques, au soin (care), et au souci de soi (Legrand et Voléry 2012) et le desserrement d’autres normes sexuées[5], voire l’injonction à investir des tâches ou des rôles définis comme masculins, notamment à la mort du conjoint (Attias-Donfut 2001).

Comment les trajectoires de mobilité ou d’immobilité viennent-elles alors redéfinir cette tension entre enracinement dans des rôles sexués et émancipation à l’égard de certaines normes de genre au cours du vieillissement? L’enracinement local renforce-t-il toujours les rapports sociaux de sexe traditionnels? Le déménagement géographique implique-t-il d’autres formes de déplacements sociaux, remodelant les rôles de sexe, notamment le rapport au privé et au public? Comment, en définitive, le rapport au « pays[6] » construit-il les conceptions et les expériences féminines du vieillissement?

Des discours féminins hétérogènes

Les réponses à ces questions reposent sur la réexploitation d’une enquête consacrée aux processus de vieillissement en milieu rural isolé (Gucher, Mallon et Roussel 2007), dont le genre constituait une dimension secondaire de l’analyse. Deux territoires, situés en Creuse et en Ardèche et choisis pour leur fort degré de ruralité et leur fort taux de vieillissement, ont été l’objet de l’enquête : les logiques de fonctionnement de ces territoires et la place qui y est réservée aux vieux ont été décrites, tant par les services proposés (services communs et services propres aux personnes âgées) que par les possibilités qui leur sont ménagées dans l’animation politique et sociale de la vie locale. Trois séries d’entretiens approfondis ont été menés à 9 mois d’intervalle auprès de 34 femmes et hommes âgés de plus de 60 ans, afin de saisir les processus de vieillissement. Le premier entretien cherchait à faire dérouler un récit de vie, en insistant sur le temps de la retraite; les autres visaient à faire apparaître les transformations et les événements survenus entre deux visites, le deuxième entretien étant plus centré sur les engagements sociaux et politiques et les réseaux de sociabilité, et le troisième sur les changements personnels et le vieillissement vécu. En raison de décès, d’aléas de santé, ou de refus, qui nous ont empêchées de réinterroger certaines personnes, mais également parce que des entretiens ont été enregistrés à plusieurs voix (couples, fratries), le corpus original de l’enquête est constitué de 63 discours.

Dans le présent article, seuls les discours féminins sont analysés. Ces discours sont très hétérogènes, en raison des positions sociales des enquêtées et du déroulement même de l’enquête. En premier lieu, parmi les 16 femmes de l’échantillon, 2 n’ont participé que secondairement aux entretiens, appuyant ou nuançant des propos de leur mari, constitué comme interlocuteur principal des enquêtrices. Ensuite, seules 11 femmes ont participé aux trois séries d’entretien; 3, à deux séries seulement; et 2, à un seul entretien. Cela nous a permis de réunir 38 discours : 19 sont exclusivement féminins et 19 sont mixtes. Enfin, les femmes ayant participé activement à l’entretien, seules ou de manière équilibrée avec leur mari, leur frère ou leur soeur, manifestent des rapports différenciés au discours, et à l’introspection demandée dans les entretiens compréhensifs. Les discours des vieilles femmes étant toujours demeurées sur place, d’origine populaire, sont ainsi courts, composés d’énoncés factuels synthétiques, peu détaillés. S’inscrivant dans le registre de l’évidence, ils ne mobilisent guère d’évaluations de ces faits. Parmi ces vieilles femmes d’origine populaire, beaucoup se demandent si elles vont savoir répondre : « Vous savez, je ne sais pas si nous avons la compétence » (Simone Tassy[7], 74 ans, célibataire, mercière encore en activité). En revanche, les femmes venues s’installer ou se réinstaller au pays aux alentours de la retraite, plus diplômées et parfois appartenant aux catégories supérieures, ne mettent pas en doute l’intérêt de leur expérience pour une recherche et elles se sont volontiers prêtées aux multiples entretiens. Leurs discours sont plus longs, plus riches, notamment parce qu’ils comptent souvent plus d’événements ou d’étapes du parcours de vie, et parce que les déménagements opérés durant leur vie incitent à la comparaison des lieux et des milieux traversés par ces femmes, et à une plus grande réflexivité.

La plus grande partie des enquêtées (11) a toujours vécu dans les lieux de l’enquête; 4 d’entre elles sont venues y vivre aux alentours de la retraite (2 en Creuse et 2 en Ardèche) et une seule est revenue prendre sa retraite au pays de son enfance, en Ardèche. Les natives du pays ont fait moins d’études que les femmes venues s’installer au moment de la retraite : les premières sont allées jusqu’au certificat d’études primaires, qu’elles n’ont pas toujours obtenu (dans 4 cas), mais que certaines ont complété par des cours d’enseignement ménager (3); les secondes sont plus diplômées : si l’une des femmes venues s’installer en Creuse n’a suivi que des cours d’enseignement ménager, l’autre a obtenu un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de couture. Et les retraitées venues s’implanter en Ardèche sont titulaires pour l’une d’une licence de lettres, pour l’autre d’un diplôme de dentisterie. La moitié des enquêtées (8) sont toujours mariées, les autres étant veuves (6) ou célibataires (2). L’âge au départ de l’enquête varie de 58 à 96 ans, 8 d’entre elles se situant entre 75 et 85 ans. On compte 2 femmes autour de la soixantaine, 4 âgées de 65 à 74 ans, et 2 de plus de 90 ans.

Des vies centrées sur le privé et la famille, dirigées par les hommes

Si les vieilles femmes vivant à la campagne se distinguent dans certaines de leurs manières de vieillir, leurs récits mettent en évidence des caractéristiques communes de leur parcours de vie, avec de faibles variations dues à leurs appartenances de classe, mais également à leur contexte de vie. La vie familiale et la sphère privée ont ainsi été leurs priorités et leurs domaines réservés, bien qu’elles aient toutes travaillé en dehors de chez elles, de manière plus ou moins brève ou discontinue.

Les femmes ayant toujours vécu à la campagne ont toutes travaillé très jeunes : une partie comme « aide familiale » sur la ferme ou dans le commerce de leurs parents, les autres en étant « placées » chez d’autres paysans pour « garder » vaches ou brebis durant les vacances scolaires et contribuer à l’économie familiale, ou encore en allant s’embaucher après l’obtention du certificat d’études primaires, comme ouvrière d’usine ou comme domestique. Le travail rémunéré à l’extérieur de la sphère domestique a été limité à la période de la jeunesse : il cesse avec le mariage pour toutes ces femmes, quel que soit leur âge. À l’âge adulte, le travail effectué par les femmes est gouverné par les décisions des hommes : si les deux soeurs célibataires ont continué à prêter main-forte à leurs parents à la mercerie, les femmes mariées à un paysan ont aidé leur époux sur la ferme. Leur vie se partage alors entre les travaux de la ferme (les soins aux bêtes, la basse-cour, les lapins, le jardin) et les charges domestiques et familiales (cuisine, ménage, soins aux enfants). Si elles insistent toutes sur les conditions rudes de l’époque (l’absence d’eau courante, de chauffage central, de sanitaires, notamment au début de la vie conjugale et familiale), et la pénibilité des différents travaux, aucune ne remet en question la division sexuée du travail qui fait du domestique la responsabilité exclusive des femmes et confond une partie du professionnel avec lui (Lagrave 1987) : « Tout, les vaches, les petits, pour une femme, c’était pénible. On gagnait pas beaucoup » (Alice Lassagne, 78 ans, épouse d’un ancien agriculteur). Toutes racontent également comment elles ont « naturellement » assuré les soins à leurs parents, notamment à leur mère, âgés ou malades, méconnaissant là encore la dimension sexuée de cette charge, en insistant sur les habitudes de l’époque : « Maman est restée avec nous. C’est nous [qui nous en sommes occupées], à l’époque on gardait ses parents » (Simone et Marthe Tassy, 73 et 80 ans, célibataires, mercières). Ces charges, familiales et domestiques, l’assignation à la vie familiale et la position dominée d’aide familiale sont naturalisées, acceptées sans question. Ce n’est que lorsque les hommes viennent à manquer, c’est-à-dire à mourir, que l’activité professionnelle devient une nécessité, et donc une possibilité. C’est ainsi que les soeurs Tassy ont repris à 32 et à 37 ans la mercerie de leur père, que Cécile Henry (86 ans) a repris à 36 ans avec son frère le fermage auparavant assumé avec son mari, et que Marthe Giraudier (92 ans) a été embauchée à 48 ans comme employée de restauration dans des cantines scolaires et des colonies de vacances, après la mort de son époux, ouvrier dans une carrière.

Les femmes venues s’installer ou se réinstaller sur le tard de leur vie à la campagne présentent dans l’enquête deux profils différents. Les femmes d’origine populaire ont commencé à travailler tôt, mais le mariage et la présence de jeunes enfants ont mis entre parenthèses leur activité professionnelle, reprise une fois leurs enfants élevés. Leurs carrières apparaissent typiques de leur génération (elles ont 66 et 76 ans) et de leur catégorie sociale (Godefroy, Buffeteau et Bonnet 2006). Leurs professions étaient avant tout des moyens de contribuer à l’aisance du ménage. En revanche, la femme la plus âgée de l’échantillon, revenue s’installer au pays de son enfance à la retraite, et les personnes de catégories supérieures, paraissent plus atypiques, par leur fort investissement professionnel. Irène Bardin (96 ans), fille de facteur, a travaillé en usine de 14 à 60 ans, d’abord comme ouvrière, puis en progressant dans la hiérarchie pour terminer sa carrière comme chef d’usine :

On a eu un travail assez fort, si vous voulez, donc on… du moment qu’on s’est mis après à… dans les usines, comme ça, qu’on a pris la responsabilité des usines, donc nous avons continué là-dedans, et nous y avons travaillé tout le restant de notre vie. Mais en chef, en chef d’usine, quand même!

Les deux femmes de catégories supérieures sont également atypiques parce qu’elles ont exercé la profession à laquelle leur diplôme ouvrait. Madeleine Héritier (86 ans) a effectué, après ses études de dentiste, quelques remplacements chez des confrères avant d’être submergée par les enfants :

Et comme j’ai eu les deux fort rapidement après le premier, donc j’ai arrêté, et avec trois enfants, là, c’était plus possible de travailler! [rires] Et chaque fois que je commençais à dire “ ben, je vais essayer quand même de m’y remettre ”, 4 ans après, ça commençait un peu à prendre un rythme, un quatrième est arrivé!

Madeleine Héritier ne reprend un travail que lorsque sa dernière enfant entre en 6e, devenant responsable d’un dispensaire de la Croix-Rouge dans sa ville natale, fonction qu’elle occupe jusqu’à sa retraite à 67 ans. Quant à l’ancienne professeure de lettres venue s’installer à la retraite au pays de son mari, elle souligne bien que son investissement professionnel est dû à l’absence prolongée d’enfants, sa fille unique étant née l’année de ses 41 ans : « Donc nous sommes restés longtemps sans enfants. Ce qui a fait que j’ai travaillé : sinon, je n’aurais pas travaillé vraisemblablement », les femmes de la bourgeoisie faisant des études mais ne travaillant pas. Tout autant que chez les anciennes agricultrices ou chez les femmes des catégories populaires, le souci des enfants[8] est naturalisé comme étant du ressort des femmes et construit comme incompatible avec l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée extérieure au domicile, au moins durant les premières années du maternage. L’activité professionnelle du mari prime en outre celle de la femme, toujours constituée comme secondaire, comme un appoint dans l’économie du couple. Geneviève Duroux (67 ans), ancienne professeure de lettres classiques, a ainsi « toujours couru après ses postes », en raison des déménagements du couple, à Madagascar, au Maroc, au Canada puis à Paris, liés à la progression de carrière de son mari.

Ainsi, durant la vie de ces femmes, le travail domestique est le travail premier et il constitue un élément de continuité très fort (Calasanti et Slevin 2001 : 128-131). Leur carrière (ou leur absence de carrière) professionnelle a été doublement subordonnée à cette exigence première du travail domestique et aux emplois de leur mari ou de leur père, déterminants dans le rythme, l’investissement, parfois la nature, et toujours la possibilité même de l’activité professionnelle. Aucune d’entre elles n’a exercé de responsabilité politique ou associative durant la maturité. Pourtant, l’indistinction du familial, du domestique et du professionnel pour les femmes d’agriculteurs (Rieu 1989) ou les indépendantes, construit un rapport au privé, au professionnel et au public distinct de celui des femmes venues d’ailleurs, qui ont travaillé à l’extérieur de chez elles. Les expériences féminines du vieillissement en milieu rural se différencient à la fois en raison de ces rapports particuliers au privé et au public, et des rapports contrastés au pays des femmes y ayant toujours vécu et des femmes s’y étant installées tardivement. Alors que les natives du coin vieillissent à une place assignée dans l’ordre traditionnel des rapports de sexe, dans l’orbe de leur trajectoire de vie, les déménagements des femmes venues habiter sur le tard à la campagne séquencent de manière plus nette leur vieillesse et leur parcours de vie.

Demeurer à sa place, dans l’orbe de sa trajectoire de vie

La retraite est pour les agriculteurs et agricultrices davantage un changement de situation administrative que de mode de vie. Deux des enquêtées en Creuse avaient ainsi repris le statut de chef d’exploitation à la retraite de leur mari, sans que cela ne change rien dans leurs activités quotidiennes[9]. Comme le souligne Cécile Henry (86 ans, ancienne fermière), le passage à la retraite, « ça a rien changé. On a travaillé quand même, et voilà. D’abord, moi, je dis, si on pouvait… si on, tant qu’on a la santé, si on travaillait pas, on pourrait pas rester! Rester sans travailler… » La retraite ne fait pas soudainement basculer dans un mode de vie libéré des contraintes du travail professionnel, et elle n’ouvre que modérément aux loisirs et au retour sur soi caractéristiques du troisième âge (Laslett 1989). La retraite n’étant pas construite comme une période de repos méritée après le travail, peu d’enquêtées mettent en avant les désavantages de leur situation, et ce qu’elles doivent à l’invisibilisation de leur travail professionnel durant la jeunesse et la maturité. Si Marthe Giraudier (92 ans, ancienne employée municipale) note qu’elle a « très peu de moi, hein, je n’ai que des reversions de mon mari », seule Odette Lassagne (73 ans, agricultrice) peste contre l’absence de reconnaissance de son travail par la Mutualité sociale agricole (MSA)[10], sa pension reposant exclusivement sur ses six maternités : « Les femmes sont pas reconnues, alors vous vous rendez compte, travailler toute sa vie comme une teigne et rien avoir! » Pour la plupart des vieilles femmes du coin, la vieillesse n’est pas la retraite, le temps de l’« inactivité pensionnée » (Guillemard 1986). Vieillir, pour les femmes ayant toujours vécu en milieu rural, c’est vivre sur sa lancée, continuer à faire ce que l’on a toujours fait, maintenir ses activités quotidiennes, quel que soit son statut d’activité officiel, en ralentissant et en aménageant ces activités à la mesure de ses forces et de ses possibilités. Ainsi, les couples ou les fratries vivant de l’agriculture conservent, même après la vente ou la fermeture de leur exploitation, quelques bêtes, vaches ou cochons, dont ils arrêtent l’élevage lorsque « ça leur demande trop de travail », ou poules et lapins, conservés plus tardivement. Les deux soeurs Tassy continuent à ouvrir leur mercerie tous les jours, « même le dimanche », comme le faisait leur père, « pour nous occuper. Pour pas rester inactives, on a eu trop l’habitude, et voilà ». Leur activité se ralentit à mesure que le magasin périclite, doucement, faute de clients, attirés par les prix des grandes surfaces.

Vieillir, c’est d’abord accumuler les années, demeurer là où l’on a toujours vécu, continuer à vivre dans l’ordre d’un monde que l’on a toujours connu, dont on a intégré les changements progressifs et dans lequel on mourra. Les vieilles ou vieux remarquables sont celles et ceux qui continuent à travailler jusqu’à la veille de leur mort, et à l’aune desquels on évalue sa propre vieillesse. La continuité de la vie entre la maturité et la vieillesse, qui favorise cette perception de la vieillesse comme une longévité, est liée à la persistance vivace d’un entre-soi paysan ou villageois, malgré les transformations du pays. L’introduction du confort domestique s’est opérée dans le cadre des répartitions traditionnelles des tâches entre conjoint et conjointe, sans modifier la place des femmes, construite par l’institution familiale, dans le couple comme dans la parenté. L’autarcie relative du mode de vie paysan, la centration de l’existence de ces femmes sur la vie domestique, le recouvrement de leurs réseaux familiaux, amicaux et de voisinage, contribuent à enraciner leur vie dans un ordre des sexes et des âges à peu près inchangé.

Avancée inexorable de l’âge, la vieillesse ne peut être qu’acceptée, qu’elle soit bonne « tant qu’on a la santé », ou mauvaise, marquée par les douleurs et les difficultés physiques. « Nous, on fait pas une bonne vieillesse », confie ainsi Paulette Collange, ancienne agricultrice de 75 ans, handicapée par une hémiplégie depuis 3 ans. Handicaps et douleurs sont alors traités par l’inattention volontaire, le mépris, les femmes tentant de limiter leur empiètement sur leur vie. « Être dur au mal » est une attitude enracinée, aussi bien chez les hommes que chez les femmes natifs du coin, dans une « culture somatique » (Boltanski 1971) qui prête peu d’attention au corps malade, aux signes de maladie tant qu’ils ne sont pas extrêmes, forgée dans la rudesse des conditions de vie, notamment dans l’enfance et au début de la vie adulte. C’est ainsi qu’Odette Lassagne (73 ans, ancienne agricultrice) évoque son expérience de jeune mère, et la met en perspective avec celle des femmes d’aujourd’hui : « Vous savez que aujourd’hui, moi, je vois les femmes enceintes, qu’il faut prendre ci, qu’il faut prendre ça. Moi, j’accouchais, j’allais sous les vaches, hein?! Et on est là! » Le rapport à la vieillesse de ces aînées toujours demeurées au pays est donc homologue à leur rapport à la santé, caractéristique des classes populaires. En effet, même si elles vont régulièrement voir leur médecin, la surveillance de leur taux de cholestérol ou de leur hypertension n’a guère d’incidence sur leur vie quotidienne. Il s’agit de deux réalités séparées, qui ne sont mises en lien qu’une fois un accident de santé survenu. Leur « culture somatique » construit la santé comme une donnée de la nature, et les maladies comme des aléas qu’il convient de soigner une fois déclarées, mais que l’on ne peut anticiper ni prévenir (Boltanski 1971). L’échange entre Christian Duron (63 ans, ancien agriculteur), sa femme Éliane (58 ans, agricultrice encore en activité), et la mère de cette dernière, ancienne paysanne elle-même, est très éclairant; à son gendre, qui lui fait remarquer que le médecin l’a mise au régime, la belle-mère rétorque : « J’ai pas fait de régime jusqu’à 90 ans, je vais pas commencer maintenant! Je peux bien manger à mon goût, et bien gras! » « Ce n’est pas comme si elle en avait besoin », abonde sa fille, soulignant l’aspect frêle de sa mère, et désignant ainsi l’enjeu du régime comme esthétique, et non médical. C’est lorsque les difficultés de santé surviennent que sont prises au sérieux des recommandations médicales ignorées jusque-là, car elles bouleversent les habitudes, notamment alimentaires. C’est ce que constate avec amertume Paulette Collange : « C’est surtout la santé… qui me manque. Des choses qu’on s’est pas aperçue… des… peut-être de… du diabète, du cholestérol… qui a fait que la maladie est arrivée. »

La vieillesse, tout comme la maladie, ne peut s’anticiper. L’évoquer, c’est déjà la réaliser. D’où des formes de pensée magique pour se tenir à l’écart de cette (mauvaise) vieillesse qui fait peur : « Vieillir ça fait peur, ça. C’est une parole, qu’il faut pas la demander. Vieillir, vous vous rendez compte ce que c’est vieillir.… Il faut pas y penser à ça » (Andrée Brunier, 62 ans, femme au foyer d’un ancien maçon). Tenir la mauvaise vieillesse en respect, c’est continuer à vivre comme on l’a toujours fait, sans chercher à voir par où elle pourrait venir. D’où un refus, même chez cette jeune vieille, de surveiller sa santé, malgré les injonctions de ses fils, vivant à Privas : « Même les fils, ils nous le disent : “ Vous allez au docteur, bon, une fois que vous avez quelque chose, si vous le prenez tout au début, bon, il faut pas penser toujours au pire, mais si vous attendez… ˮ Oh mais non, ça sert à rien. Alors moi, je préfère ne pas y aller du tout, jusque peut-être que, il faudra y aller pour de bon… »

L’autre facette du vieillissement est le processus de limitation et de réduction des activités durant la vieillesse, liée aux difficultés physiques de ces femmes, à celles de leur conjoint ou aux transformations du pays. La réduction, voire l’arrêt de la conduite automobile par le conjoint, seul compétent en ce domaine, qu’elle soit liée au déclin de sa vue ou de sa forme physique, à une plus grande fatigue, à des difficultés nouvelles à conduire de nuit ou par temps de neige ou encore à un mauvais entretien des routes, réduit l’autonomie et la liberté de mouvement du couple, et de ces femmes (Legrand et Voléry 2012). Ainsi que le déplore Odette Lassagne (73 ans, ancienne agricultrice), de 7 ans plus jeune que son mari : « Et moi, j’ai pas mon permis, c’est la ruine d’une femme, ça! » Les enfants restés à proximité compensent alors bien souvent cette réduction de l’automobilité autonome du couple âgé, en assurant le ravitaillement, en portant les médicaments. Paulette Collange (75 ans, ancienne agricultrice) continue, malgré son hémiplégie, à participer à la vie locale : « Je suis pas bien leste, mais mes enfants me mènent, quand il y a une fête quelque part. » L’enracinement de ces femmes dans le pays les a inscrites dans un réseau solide de relations familiales, amicales et de voisinage, souvent superposées et redondantes, où se confondent solidarités et sociabilités, formelles et informelles. Ainsi ces femmes retrouvent-elles au club des aînés ruraux, autour de jeux (scrabble, jeux de cartes) ou d’activités féminines (tricot, crochet), leurs belles-soeurs, cousines, voisines. De même, les infirmières ou les aides soignantes sont identifiées par leur position dans les généalogies du pays ou leur localisation (comme voisines), quand elles ne sont pas de la famille directe de ces vieilles femmes du coin. Cet enracinement donne aux femmes âgées ayant toujours vécu au pays des ressources au moment où la vieillesse impose un réaménagement des relations sociales, où l’on devient soutenue après avoir soi-même soutenu les autres. Si les enfants et petits-enfants, surtout les filles, assurent un rôle de premier plan dans le soutien aux femmes âgées, les femmes n’ayant pas d’enfants au pays peuvent compter sur la parentèle élargie ou sur les relations du village. Le vieillissement devient alors sensible dans les transformations du pays, évoquées par ces femmes moins dans la modification des paysages et la désertification des services que dans le décès des parents ou de l’entourage ou encore dans la fermeture des maisons. Sans doute la continuité des parcours de vie de ces femmes est-elle majorée par la forme même de leur discours, qui met l’accent sur la stabilité de leur environnement physique, et dans une moindre mesure, relationnel, les changements étant intégrés de manière progressive à leur vie. Elles ne s’appesantissent guère, par exemple, sur les ruptures qu’ont pu constituer les voyages organisés effectués grâce au club des aînés, qui les rapprochent de l’hédonisme du troisième âge, et produisent une émancipation relative des contraintes de la terre. Elles n’insistent pas non plus sur les ruptures biographiques, l’éloignement géographique et social de certains enfants, ou le décès des proches, centrant leurs discours sur les aspects permanents de leur univers, la proximité et l’attention des enfants restés au pays, des parents, du voisinage ainsi que des amies et amis.

Venir vivre à la campagne : un déménagement émancipateur?

Si le déménagement autour de la retraite peut apparaître comme une rupture au premier abord, dans le changement radical des paysages et des modes de vie de celles qui l’expérimentent, il s’inscrit pour les vieilles femmes interrogées dans une continuité du parcours de vie. En effet, ce déménagement est pour chacune d’entre elles un projet conjugal, souvent bien antérieur à la retraite. La résidence de retraite a d’abord été une résidence secondaire, parfois une maison de famille, investie durant les vacances ou les grands week-ends, aux beaux jours, patiemment restaurée ou retapée. Toutes les femmes insistent en effet, photos à l’appui parfois, sur la « ruine » achetée et sur les transformations opérées au fil des ans :

On a donc travaillé en région parisienne, mon mari faisait électricien […] Et puis c’est quand il est devenu à son compte qu’il est venu se balader dans la Creuse, que nous avons trouvé cette maison… en ruine, vous savez… Donc, nous l’avons rénovée. Mais c’est pas fini! […] Moi, je suis assez bricoleuse, alors ça va! Regardez, je suis encore dans la tapisserie. Voyez, quand on a acheté cette maison, c’était ça![11]

Lucienne Georges, 66 ans, ancienne agente territoriale spécialisée en école maternelle (ATSEM)

Dans cet investissement familial, les hommes semblent détenir une fois encore le premier rôle, les femmes épousant les choix de leur conjoint. Ainsi que le résume Geneviève Duroux (67 ans, ancienne professeure) de manière lapidaire : « Qui prend mari, prend pays. » Pourtant, lorsqu’on se penche de plus près sur les décisions de l’installation, les femmes ont joué un rôle non négligeable par elles-mêmes, soit dans le choix du lieu de résidence, soit dans la décision de s’y installer à la retraite. Lucienne Georges rapporte ainsi que son mari et elle devaient retourner en Bretagne, d’où ils étaient tous deux originaires, mais qu’elle a soutenu la décision rapide d’acheter en Creuse, où les maisons étaient plus abordables. Quant à Madeleine Héritier (86 ans, ancienne directrice d’un dispensaire), après quelques années de résidence alternée entre la ville où elle avait toujours vécu avec son mari, ancien architecte, l’hiver, et l’Ardèche, l’été, dans leur résidence secondaire, c’est elle qui décide de s’installer à l’année à la campagne : « J’ai dit à mon mari : “ Est-ce que tu as envie, vraiment, de rester à Reims? ” et il a dit : “ Non. ”. Alors j’ai dit : “ Bon, ben moi, j’aime autant rester ici ”. » D’ailleurs, la mort du conjoint n’implique pas un déménagement ou un retour à l’ancien lieu de vie : rester, c’est aussi demeurer fidèle au projet conjugal et au mari défunt. Pas plus Lucienne Georges, fraîchement veuve, que Madeleine Héritier, dont le mari est mort 6 ans avant l’entretien, n’ont imaginé retourner d’où elles venaient. Dans les discours des femmes venues s’installer sur le tard sont ainsi lisibles des éléments d’individualisation féminine à l’intérieur du couple et des décisions prises en commun. L’exercice d’une profession extérieure au domicile et distincte de celle du mari n’y est sans doute pas étrangère et favorise des formes de « reprise de soi » qui ménagent, aux côtés des désirs du mari, une place pour ses propres désirs et sa propre vision des choses, voire qui permettent une définition par l’épouse de la vie commune.

L’installation à l’année à la campagne accentue cette individualisation, ou cette autonomisation possible des femmes sur le tard de leur vie : elle en permet l’approfondissement ou de nouvelles expressions, et le gain d’un pouvoir supplémentaire sur leur propre existence. Ainsi, lorsque Michèle Chapuis (76 ans, ancienne couturière) et son mari (ancien contremaître) sont venus habiter en Creuse, cette dernière a acheté une voiture sans permis : « C’est la première chose que j’ai dit en venant ici : “ Moi, il me faut un véhicule… ”, c’est la première chose que j’ai dit, je peux pas vivre ici… Ici il y a des tas de femmes qui n’ont pas de permis, mais elles sont coincées, c’est le mari qui les emmène, je peux aller au marché, chez le coiffeur… » Sa « trottinette » lui a permis de goûter sur le tard à une nouvelle pratique, la conduite automobile, peu répandue parmi les femmes de sa classe et de sa génération, tout en lui permettant d’être autonome dans ses activités personnelles, sans entrer dans la dépendance de son mari.

Le déménagement a également été l’occasion pour ces femmes de s’investir dans des activités et des responsabilités inédites, associatives et municipales. Geneviève Duroux (67 ans, ancienne professeure) participe ainsi comme secrétaire au bureau de l’Office du tourisme, et siège au comité d’administration de l’Association des « Enfants et Amis » du village. Madeleine Héritier (86 ans, ancienne directrice d’un dispensaire) a été présidente du club de gym local. Irène Bardin (96 ans, ancienne chef d’usine) a mis sur pied le club local des aînés, affilié à l’Union nationale des retraités et des personnes âgées (UNRPA), qu’elle a dirigé avec un autre habitant revenu à la retraite durant près de 20 ans, cumulant cet engagement durant 12 ans avec un poste de conseillère municipale puis d’adjointe au maire. De même, Michèle Chapuis (76 ans, ancienne couturière) a cumulé deux mandats comme conseillère municipale et son investissement dans l’amicale du village, comme vice-présidente. La retraite à la campagne redéfinit ainsi le rapport au public et au privé et les investissements par les femmes de chacune de ces deux sphères. L’arrivée en milieu rural isolé desserre certaines contraintes du genre et recompose les rôles de sexe, en réorientant l’engagement de ces femmes pour les autres de la sphère privée à la sphère publique. Cet élargissement des engagements et des activités des femmes installées sur le tard en milieu rural est lié d’abord à leur extériorité au pays, qui les autorise à différer du modèle traditionnel qui cantonne la femme dans l’univers domestique et familial, et les crédite de compétences déniées aux femmes ayant vieilli sur place[12]. Cet engagement semble ainsi se faire presque malgré elles, sans qu’elles l’aient planifié. Au contraire, elles ont été sollicitées : « Au bout de 6 mois que j’étais au cours de gym, ils ont vu que j’étais dynamique, que j’aimais ça, première réunion : on m’a nommée présidente du cours de gym! » (Madeleine Héritier, 86 ans, ancienne directrice d’un dispensaire). « Je faisais partie de l’amicale, on organisait des sorties, j’avais été nommée vice-présidente parce que j’étais active, c’est toujours pareil et c’est comme ça que j’ai apprécié Èvelyne, alors quand elle est venue me faire cette proposition [de participer à une liste pour les municipales], j’ai réfléchi, j’en ai discuté avec mon mari et j’ai accepté… » (Michèle Chapuis, 76 ans, ancienne couturière). « Un jour, [un ami veuf] est venu, et il m’a dit : “ Dis, on devrait monter une association du troisième âge. Alors, est-ce que tu viens? ” Je lui ai dit : “ Bien sûr, ça, tout de suite, je viendrai ” » (Irène Bardin, 96 ans, veuve, ancienne chef d’usine). Leur extériorité au pays les écarte des réseaux de sociabilité des gens du coin et leur autorise une grande liberté d’action : elles sont, de fait, hors de portée des qu’en-dira-t-on, tant dans leur nouveau que dans leur ancien lieu de vie. En outre, cet engagement public envers les autres est permis par la dispersion et l’éloignement de leur famille et de leurs anciens réseaux amicaux et de voisinage : ce sont des femmes qui ne sont pas occupées au quotidien par la garde de leurs petits-enfants ou les soins à leurs parents. Au contraire, ces engagements sont vus comme des manières de s’intégrer et de recréer certaines sociabilités. Ils signent donc une émancipation relative des rôles de sexe.

Le déménagement constitue une rupture, d’autant mieux identifiée comme telle par les vieilles femmes venues s’installer sur le tard, qu’elle coïncide avec la retraite, qui libère ces femmes et leur mari des contraintes et des rythmes professionnels. Ces femmes ont ainsi vécu un troisième âge centré sur les loisirs, mais également sur le couple. Elles mettent ainsi en avant les voyages, notamment dans les pays lointains, effectués avec leur mari, ou le simple fait de profiter de « vivre à la vacance » (Michèle Chapuis, 76 ans, ancienne couturière) quand « les autres sont dans les usines » (Irène Bardin, 96 ans, ancienne chef d’usine). Elles insistent aussi sur leurs relations avec les personnes plus jeunes du village, rencontrées dans l’amicale, au sein du club théâtre, et se tiennent à distance des femmes âgées originaires du coin, qu’elles renvoient à leur vieillesse ou à leur arriération supposée. Madeleine Héritier (86 ans, ancienne directrice d’un dispensaire) cotise à l’UNRPA, mais elle n’assiste pas aux réunions : « C’est des gens du pays, qui racontent que leurs histoires, on se sent en dehors. » Michèle Chapuis souligne aussi que leurs amis et amies dans le coin sont des gens de Paris :

Heureusement on a des amis à La Graule, c’est des anciens parisiens, c’est peut-être pour ça qu’on a bien sympathisé, on a les mêmes conceptions de la vie, ici, c’est vrai que des fois, on se dit qu’est-ce qu’ils sont un peu pénibles [elle rigole], je sais pas comment dire, c’est un peu la vie à l’ancienne, ils ont moins évolué et ça se sent, qu’est-ce que vous voulez, il y en a qui sont jamais partis, même à Guéret, c’est pareil…

Le déménagement fissure ainsi certains « allants de soi » de l’existence. Il introduit une distance à sa propre expérience, par les déplacements sociaux qu’il entraîne.

La vision qu’ont ces femmes de leur vieillesse et de leur vieillissement s’en trouve également modifiée. D’une part, elles sont plus sensibles aux ruptures et aux changements de rythme de leur parcours de vie, et elles séquencent plus nettement ce dernier en périodes, parmi lesquelles la vieillesse peut être identifiée comme telle. D’autre part, elles anticipent plus facilement les prochaines étapes de leur vieillissement : c’est particulièrement vrai pour les deux femmes issues des catégories supérieures. L’appartement où Geneviève Duroux (67 ans, ancienne professeure) et son mari passent l’hiver, dans la petite ville la plus proche de la maison familiale héritée où ils passent l’été, semble mieux adapté, étant de plain-pied et accessible en ascenseur, à une mobilité limitée. Madeleine Héritier (86 ans, ancienne directrice d’un dispensaire) fait appel aux services d’une aide à domicile, même si elle n’en a pas vraiment besoin, pour ne pas chercher quelqu’un dans l’urgence, en cas d’accident de santé. Mais même les personnes issues de milieu populaire ne sont pas nécessairement effrayées par l’évocation de leur vieillesse future : si elles ont moins opéré d’anticipations matérielles, Lucienne Georges (66 ans, ancienne ATSEM) compte sur les services d’aide à domicile en cas de difficultés, et Michèle Chapuis se projette chez sa fille : « Moi, je pense que ma fille voudrait pas que j’aille en maison de retraite, elle voudrait, je crois, que j’aille chez elle. » Contrairement aux femmes ayant toujours vécu au pays, la vie à la campagne ne va pas de soi, et elle n’est pas un destin. Rien ne garantit donc qu’elles vieilliront jusqu’au bout de leur vie dans ce cadre, choisi conjugalement, malgré le désir d’enracinement de certaines, matérialisé par leur enterrement prévu au village.

Conclusion

Les femmes vieillissant aujourd’hui en milieu rural isolé se distinguent de la génération de leurs mères par une longévité supérieure, et par des formes différenciées de vie durant la vieillesse. Pour autant, les femmes ayant toujours vécu au pays sont plus proches des expériences de vieillissement de leurs mères, tournées vers la sphère domestique, ancrées dans une activité qui se réduit au fil du déclin des forces et assurées d’un soutien par leur enracinement local, familial et amical. La vieillesse est, pour elles, synonyme de longévité, inscrite dans la continuité de leur parcours de vie et dans des rapports de sexe traditionnels, par une transition lente, fluide et comme insensible avec la maturité, où ce qui compte est de rester en bonne santé, sans pour autant chercher à se prémunir des difficultés de la vieillesse, la mauvaise santé frappant aveuglément. Les femmes venues s’installer ou se réinstaller à la campagne apparaissent plus proches des nouveaux modes de vie durant le troisième âge, investies dans des loisirs personnels, des engagements associatifs ou des responsabilités municipales, des voyages. Le déménagement à la campagne a engagé pour elles bien plus qu’un déplacement géographique, l’introduction de distances sociales, avec leurs réseaux familiaux et amicaux notamment, qui les a conduites à s’émanciper de certains rôles de sexe. Ainsi le genre est-il inégalement déconstruit ou reconstruit durant la vieillesse (Attias-Donfut 2001; Silver 2003). En raison de leur parcours de vie, les femmes installées tardivement en milieu rural circonscrivent aussi plus nettement la vieillesse, comme un temps d’occasions et pas seulement d’impossibilités, de découvertes et pas seulement de déclin. Ainsi, loin d’un accroissement uniforme de la vulnérabilité des aînées, le milieu rural a des effets différenciés et inattendus sur leurs parcours de vieillissement.