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Il y avait injustice. Jovette Marchessault, figure centrale de la littérature et de la dramaturgie québécoises au féminin, artiste visuelle et sculpteure, actrice et témoin privilégiée de la révolution féministe au Québec, avait jusqu’ici fait l’objet d’un très petit nombre d’écrits : un numéro de la revue Voix et images en 1991, quelques mémoires, articles et chapitres de livre, des comptes rendus tantôt chaleureux, tantôt irrités. L’écriture marchessaultienne, difficile et exigeante, s’est heurtée au silence, voire à l’incompréhension : sitôt quelques mots rageurs publiés, des critiques hypersensibles ont notamment dénoncé sa « misandrie aiguë » (Cossette 1980-1981 : 20). Ce qui frappe à la lecture des différents textes composant De l’invisible au visible, c’est la volonté de combler cette absence de réception. Ouvrage hybride, proposant des articles universitaires, des témoignages, des rééditions de textes critiques, des photos, une bibliographie exhaustive et deux derniers textes inédits de l’auteure (décédée en décembre 2012), De l’invisible au visible constitue d’abord et avant tout un hommage collectif : il cherche à tracer un portrait positif de la créatrice et à préfigurer un renouveau critique. Menées par la certitude que l’oeuvre de Marchessault sera un jour reconnue à sa pleine valeur (« je pense qu’elle va être redécouverte, c’est sûrement pour bientôt » (p. 54); « [l]es années à venir nous fourniront sans doute une nouvelle perspective de la place qu’elle occupe parmi les femmes qui créent notre dramaturgie et de son apport au sein de notre univers théâtral » (p. 272)), les différentes collaboratrices se font un devoir d’encenser, de mesurer l’héritage.

La première des trois sections du livre se compose de témoignages de collègues et d’amies, ainsi que de la réédition de « Jovette Marchessault ou la quête extatique de la nouvelle chamane féministe », texte fondateur de la première commentatrice de Marchessault, Gloria Orenstein. Ces témoignages rassemblés donnent à lire tout l’impact de Marchessault sur le monde littéraire, théâtral et artistique québécois : artiste inclassable, à l’écriture « aussi rageuse qu’éclairante » (p. 30), « phare qui a résisté aux assauts de la mode, de la consommation immédiate, de la performance, et du bruit » (p. 37). Au-delà du récit complaisant ou de l’anecdote, ils ont le mérite de bien circonscrire la démarche créatrice de Marchessault et de révéler sa rigueur, sa complexité. Apparaît tout particulièrement intéressant le récit de Pol Pelletier, qui relate la fébrile mise en scène des Vaches de nuit le 8 mars 1979, à l’occasion du spectacle Célébrations. Texte « somptueux », porteur des « archétypes de notre peuple » (p. 44), Les Vaches de nuit mènera Marchessault, jusque-là romancière, à l’écriture dramaturgique. À la fois journal de création et brève chronique de l’exaltante époque du mouvement des femmes, l’hommage passionné de Pelletier revient sur une rencontre professionnelle marquante : alors que Marchessault signera plusieurs pièces de théâtre à partir des années 80, Pelletier s’inspirera de sa lecture des Vaches de nuit pour mettre au point une nouvelle méthode théâtrale, la « Méthode Dojo pour acteur (e) s ».

La deuxième section, consacrée aux romans de Marchessault, est constituée de textes universitaires. Sont passés en revue les grands thèmes développés dans la trilogie romanesque Comme une enfant de la terre et dans Triptyque lesbien, de même que dans certaines pièces, dont La Saga des poules mouillées. La maternité, la filiation et les relations entre femmes sont évidemment au coeur des réflexions. L’intérêt de l’oeuvre de Marchessault, disent les collaboratrices, réside en effet dans la création d’un espace narratif positif, où le féminin est valorisé et où les femmes vivent entre elles en harmonie. Le projet possède une dimension « archéologique » : pour créer de nouveaux modèles, pour s’inscrire hors des institutions patriarcales, les femmes doivent remonter aux sources de l’Histoire et retrouver leurs mères « mythiques, réelles, célestes et terrestres » (p. 147). La mention de femmes du passé de même que l’utilisation de la mythologie, et en particulier des figures de déesse-mère, « restaur[e] le lien primordial » (p. 135) entre mères et filles, de manière à créer une généalogie dont les hommes sont exclus. Cet univers féminin suppose un lien étroit avec la terre et la nature : si les femmes ont le pouvoir « d’arrêter la destruction de l’humanité » (p. 100), c’est en développant une spiritualité proche de l’écologie et des savoirs amérindiens. Les relations privilégiées entre femmes et le « retour au féminin » (p. 105) sont également porteurs d’une célébration de l’identité lesbienne, laquelle n’est pas sans engendrer un effet positif d’identification sur les lectrices.

L’oeuvre théâtrale et picturale de Marchessault, explorée dans la troisième section de l’ouvrage, se construit selon la même volonté de repenser les conceptions du féminin à la lumière de nouveaux symboles, de nouvelles imageries : « toute l’oeuvre de Marchessault véhicule un refus des normes du réalisme dans un grand projet artistique visant à changer les habitudes et les structures mentales » (p. 187). Dans ses pièces, Marchessault conjugue le spirituel et le surnaturel avec des éléments dramaturgiques réalistes pour donner voix aux créatrices du passé. Par exemple, dans la pièce La Saga des poules mouillées, elle donne à voir un espace dramaturgique « sans limite et sans loi » (p. 212) où Laure Conan, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy et Anne Hébert, protagonistes mi-animales, mi-humaines, célèbrent et valorisent la créativité au féminin. Leur rencontre anachronique, charge contre les institutions patriarcales (religion, médecine, critique littéraire, etc.), recèle également un fort potentiel de solidarité entre les générations de femmes artistes : « La simple allusion à une femme du passé dynamise le présent et se fait baume contre la discontinuité. Elle revigore, amadoue et devient force intégratrice » (p. 218). De même, dans Le Voyage magnifique d’Emily Carr, pièce lauréate du Prix du Gouverneur général en 1990, Marchessault fait une fois de plus intervenir la mythologie amérindienne pour fonder une mémoire collective féminine fortement liée à la nature (p. 241). Comme l’affirme Claudine Potvin dans un joli texte sur les interactions entre arts visuels et écriture, ce n’est donc pas un hasard si la peinture d’Emily Carr, dans laquelle l’influence amérindienne est facilement identifiable, s’inscrit comme « principe de création » (p. 247) dans le propre texte de Marchessault.

La lectrice ou le lecteur qui souhaite découvrir Marchessault trouvera dans De l’invisible au visible de solides informations sur le parcours de l’auteure et sur le contexte de production de ses oeuvres. On pourrait d’ailleurs reprocher l’omniprésence des données biographiques (naissance dans un milieu ouvrier, cheminement autodidacte, grave dépression à la mort de la grand-mère maternelle, vie solitaire en milieu rural, etc.), lesquelles sont plusieurs fois répétées. L’ouvrage a cependant le mérite d’offrir un intéressant tour d’horizon du projet littéraire marchessaultien et de lui rendre enfin justice en diffusant, entre autres, une somme de travaux inédits. L’éclectisme des textes présentés (créations inédites de Marchessault, témoignages, compte rendu, articles) rend l’ensemble accessible et déride la forme universitaire traditionnelle.

Néanmoins, s’il comble une importante lacune (et c’est tout à son honneur), De l’invisible au visible peine paradoxalement à poser un regard novateur sur les oeuvres qu’il étudie. Les textes universitaires, inégaux, paraissent parfois un peu répétitifs. Certes, il n’incombe pas aux critiques de faire dire à une oeuvre le contraire de ce qu’elle dit, et l’oeuvre de Marchessault appelle évidemment des interprétations précises, mais les écrits ici rassemblés se limitent parfois au résumé, à l’anecdote et à la paraphrase, dépassant difficilement la réception déjà accordée. On termine la lecture de l’ouvrage De l’invisible au visible avec l’impression que la critique marchessaultienne est encore à l’état de défrichement, soumise à certains grands poncifs de la critique littéraire féministe (l’acquisition du statut de sujet par l’emploi du pronom « je », le personnage subversif comme porte-parole de l’auteure, etc.) Les réflexions développées dans le numéro Voix et images de 1991 ou dans les écrits de Barbara Godard et Gloria Orenstein (sur la maternité positive ou le rapport aux savoirs amérindiens, par exemple) sont appliquées à de nouveaux textes, mais elles auraient gagné à être réactualisées. L’article de Lori Saint-Martin, « De la mère patriarcale à la mère légendaire », publié dans le numéro de Voix et images, est d’ailleurs victime de plagiat : l’une des collaboratrices reprend en effet plusieurs pans de réflexion (phrases entières, exemples, références à d’autres oeuvres littéraires) sans citer correctement ses sources. La crédibilité de l’ouvrage s’en trouve malheureusement entachée.

Plusieurs pistes auraient pourtant gagné à être explorées en vue d’éclairer d’un jour neuf les différents textes à l’étude. Bien que certaines collaboratrices s’y consacrent, les stratégies discursives sont le plus souvent effleurées du bout des doigts et auraient sans doute mérité une plus grande place dans l’ouvrage. Le lyrisme, l’ironie, les formes de la colère et de la sexualité, par exemple, sont abordées de loin en loin et un texte entièrement consacré à la riche écriture de Marchessault aurait sans doute été bienvenu : il aurait permis un bel équilibre avec les lectures thématiques proposées.

Ces bémols ne devraient pas empêcher quiconque s’intéresse à l’écriture des femmes au tournant des années 70 et 80 de lire l’ouvrage. Le public universitaire, tout particulièrement, découvrira une créatrice singulière et injustement écartée des canons littéraires. De l’invisible au visible rappelle de plus, en filigrane, tous les bouleversements qu’a suscités la révolution féministe en littérature québécoise. Il remonte aux sources d’une auteure et artiste visuelle qui elle-même voulait rendre compte des origines de la culture des femmes.