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Depuis 2009, avec l’instauration du revenu de solidarité active (RSA), les politiques sociales ont résolument pris en France un tournant vers le principe d’activation de la protection sociale (Barbier 2008), accentuant l’importance de l’insertion par l’emploi et la responsabilisation des bénéficiaires. Dans ce contexte, différents programmes d’accompagnement personnalisé ont été élaborés. J’examine ici un de ces dispositifs d’insertion : le plan local pour l’insertion et l’emploi (PLIE), qui propose un suivi renforcé et individualisé, notamment par l’attribution d’emplois temporaires.

Ce type de politiques d’insertion a déjà pu être étudié sous l’angle de ses effets sur les bénéficiaires. Certains travaux ont ainsi montré que l’accompagnement socioprofessionnel engage la personne dans une attitude d’entrepreneuriat à l’égard d’elle-même, en lui enjoignant de mettre en cohérence son parcours sous la forme d’un projet (Duvoux 2010). Il ne s’agit pas alors de concevoir seulement un projet professionnel, mais aussi un projet de vie conforme aux rôles sociaux attendus (Astier 2009). L’activité de la conseillère ou du conseiller consiste également à modifier et à recadrer les choix acceptables (Mazouz 2015). L’accompagnement socioprofessionnel participe donc à la construction de la norme de comportement attendu et de la figure de l’assisté ou de l’assistée légitime, comme l’ont montré plus largement des travaux sur le personnel des agences locales d’application de politiques sociales (Lima 2016).

Ces politiques sociales sont également aujourd’hui de plus en plus individualisées (Lima 2013; Bartholomé et Vrancken 2005; Meilland et Sarfati 2016). Le mot d’ordre gouvernemental de personnalisation de l’accompagnement, présenté comme un gage d’efficacité et de pertinence de l’aide, a pour corollaire d’accentuer l’importance de la relation avec la conseillère ou le conseiller (Lima et Trombert 2013). Il est donc pertinent d’analyser ces pratiques en rapport avec les caractéristiques sociales, les valeurs et le parcours personnel des conseillères et des conseillers, comme Serre (2009) l’a fait dans le cas des assistantes sociales. En effet, le travail social de proximité s’appuie en partie sur des stéréotypes et des jugements sociaux situés (Siblot 2003), qui ne sont pas sans conséquences sur les parcours assignés aux usagers et aux usagères. L’ensemble de ces mécanismes confère ainsi aux dispositifs d’accompagnement un fort pouvoir de normalisation et de façonnage des parcours de vie légitimes (Astier et Duvoux 2006).

En revanche, ces politiques d’insertion ont rarement été analysées sous l’angle du genre. Des travaux ont mis en évidence les effets inégalitaires genrés des dispositifs d’insertion, comme la reproduction de parcours professionnels stéréotypés à l’issue de stages d’alphabétisation (Savoie et Gaudet 2013). L’analyse de la sélection de candidatures montre aussi que l’obligation de résultats peut défavoriser les femmes en amont de l’entrée dans les dispositifs (Perrier 2011, à propos des PLIE). Toutefois, ces études n’abordent pas en fonction du genre la pratique de l’accompagnement socioprofessionnel en tant que tel.

Or, les rapports de genre sont un outil d’analyse important des politiques sociales d’aide à l’emploi, en raison des relations complexes entre rapports sociaux de sexe et travail.

Dans une perspective féministe matérialiste (Delphy 1998 et 2003; Falquet 2016), la problématique du travail et celle des rapports sociaux de sexe sont inextricablement imbriquées : « L’hétérosexualité construit et naturalise les sexes, non pas tant en vue de sexualité que de travail » (Falquet 2009 : 82), c’est-à-dire que les rapports sociaux de sexe sont également un rapport de production. La question du travail, salarié ou non, fait de plus partie intégrante des rapports sociaux de sexe (Daune-Richard et Devreux 1992), car si ces derniers influent sur le travail des femmes, ils sont aussi produits dans et par le travail.

Par conséquent, les conditions d’emploi et d’accès au marché du travail rebattent les cartes du genre, de manière parfois contradictoire. Dans une certaine mesure, l’accès au marché du travail peut être, pour les femmes[1], une source de pouvoir, notamment économique. Il peut aussi reconfigurer la division du travail dans la famille : il a donc en ce sens un potentiel de subversion du genre (Galerand et Kergoat 2008). Cependant, l’injonction au retour à l’emploi fait aussi peser des contraintes spécifiques sur les femmes : premièrement, parce qu’elles subissent plus fortement la précarité et la flexibilité du marché du travail (Maruani 2011); deuxièmement, du fait de la division hétérosexuelle du travail domestique (Rubin 1998), qui les enjoint à « concilier » travail et famille en prenant en charge elles-mêmes les arrangements nécessaires (Lapeyre et Le Feuvre 2004). Or les politiques sociales et d’emploi contribuent à cadrer et à favoriser une organisation inégalitaire de cette « conciliation » (Lemière 2014; Heinen, Hirata et Pfefferkorn 2011; Delphy 2003).

Dans le présent article, j’observerai les politiques sociales d’aide à l’emploi comme un lieu de production de la division hétérosexuelle du travail. Mon propos sera d’établir que les évolutions récentes des politiques d’insertion, en accentuant l’importance de la mise au travail (notamment sous la forme d’emplois d’insertion) et l’individualisation des parcours (accroissant l’importance de la relation avec les conseillères et les conseillers, et à leurs jugements), participent à la production et à la reproduction des normes de genre inégalitaires et de l’appropriation du travail des femmes. En effet, je montrerai que ces programmes reproduisent et accentuent l’assignation des femmes, notamment parmi elles d’une fraction subalterne et racisée, au travail domestique, sous ses formes privées mais aussi sous ses formes publiques et subventionnées.

Pour comprendre le renforcement de l’assignation de ces femmes au domestique, j’examinerai les effets structurels de relégation dans certains secteurs d’emploi. Surtout, j’expliquerai la manière dont le suivi personnalisé alimente les inégalités de genre par la mobilisation de normes. Dépassant la simple reproduction mécanique des conditions du marché du travail, l’accompagnement personnalisé est aussi le lieu d’interactions de classe, de race et de genre, au cours desquelles est produit un travail relationnel et symbolique normatif. J’analyserai donc les pratiques de travail des conseillères et des conseillers en tant qu’elles s’appuient sur des tris et des jugements socialement situés, et donc qu’elles mobilisent des stéréotypes tout autant qu’elles les construisent. Cette production symbolique et discursive a alors des effets concrets puisqu’elle conditionne l’accès des bénéficiaires à des emplois, à des moyens et à des formations. Enfin, je montrerai que la notion de « conciliation » permet de comprendre les liens entre la structure d’un marché de l’emploi d’insertion fortement genré, d’une part, et cette production normative inégalitaire, d’autre part[2].

Le travail en insertion et l’assignation au travail domestique subventionné

L’emploi d’insertion : le travail comme mise à l’épreuve

La mise au travail est un élément essentiel de l’accompagnement du PLIE, notamment à travers l’attribution d’emplois temporaires dits d’insertion. Or l’acceptation du parcours d’insertion proposé est une condition pour le versement des prestations d’aide sociale : depuis 2015, les conseillères et les conseillers PLIE sont également « référentes-RSA ou référents-RSA », ce qui leur permet de signaler à l’organisme payeur une participante ou un participant qui ne coopère pas suffisamment[3]. L’insertion par l’emploi présente en cela des similitudes avec le programme de travail obligatoire (workfare), c’est-à-dire l’exercice d’un travail contraint en contrepartie de prestations d’aide sociale (Krinsky et Simonet 2012b). Cependant, au-delà des obligations légales, c’est l’usage de ces emplois d’insertion par les travailleurs sociaux ou les travailleuses sociales qui est éclairant quant au caractère de mise à l’épreuve qui y est attaché.

Accessibles uniquement sur prescription d’un travailleur social ou d’une travailleuse sociale, les emplois d’insertion constituent un secteur d’emploi à part en France, en dehors du secteur marchand. Financés par l’État, ils offrent des postes dans des entreprises adaptées, souvent sous statut associatif, et concernent des tâches généralement subalternes : entretien des locaux, des espaces urbains et des espaces verts, traitement des déchets, manutention, services à la personne, par exemple. L’objectif visé est en premier lieu l’accès à un revenu, mais ces emplois ont également, du point de vue des conseillères et des conseillers, une vertu éducative et morale, celle de produire la modification du comportement nécessaire à la réadaptation au marché du travail. Ces emplois sont en outre assortis d’un encadrement très important : les personnes salariées sont constamment évaluées. Malgré des conditions de travail difficiles (horaires morcelés, tâches physiquement pénibles) et des conditions d’emploi dévalorisées (emploi à temps très partiel, faible rémunération[4]), ces postes sont présentés aux candidates et aux candidats comme étant une chance et l’occasion d’une expérience de travail en quelque sorte protégée.

Que les conseillères et les conseillers considèrent ces emplois comme indignes mais nécessaires (trois personnes ayant participé à l’enquête) ou comme utiles et pédagogiques (neuf personnes), leur discours est unanime : ces emplois permettent de mesurer le « courage » et la volonté de coopérer des bénéficiaires. Les secteurs d’emploi visés sont, à cet égard, significatifs : l’entretien des espaces publics ou le traitement des déchets constituent des emplois accessibles à une population peu qualifiée, mais ils représentent également une occasion de tester la motivation et l’adaptation.

L’accompagnement proposé est donc conditionné à l’acceptation d’un travail contraint, de faible valeur, au service de la collectivité, dans des conditions d’emploi dévalorisées, renforçant pour cette population située au bas de l’échelle sociale la division sociale du travail. Cependant au sein du marché de l’emploi d’insertion, on peut encore observer une division et une hiérarchisation genrée. On le verra ci-dessous en examinant d’abord la manière dont les femmes sont orientées dans leur projet professionnel par les conseillères et les conseillers, puis le type d’emploi d’insertion auxquels elles sont reléguées.

L’encadrement des compétences féminines légitimes

Nous abordons avec deux conseillères les choix de métiers proposés aux bénéficiaires :

Q : Si la personne est débutante en tout, elle pourrait débuter aussi dans le bâtiment?
CG : Après, je ne suis pas professionnelle de la définition de projet. Et puis ce n’est pas mon projet, ça doit venir de la personne, on n’est pas là pour faire à leur place. Ce qu’on essaie de faire, c’est justement valoriser les gens, c’est mettre en valeur qu’elles savent déjà faire des choses.

Entretien, Claire G., 18 avril 2016

On est dans un parcours d’insertion professionnelle, on doit vérifier ce que la personne sait faire. Madame n’a jamais travaillé : qu’est-ce qu’elle sait faire? Alors elle fait le ménage chez elle, elle a peut-être élevé des enfants, peut-être elle a été bénévole à droite, à gauche… Qu’est-ce qu’elle sait faire et qu’est-ce qu’elle a envie de faire?

Entretien, Véronique Q., 8 juin 2016

L’orientation des projets professionnels par le PLIE répond à un mot d’ordre de personnalisation du parcours. Dans le cas des femmes n’ayant jamais exercé d’activité salariée, ce sont alors les activités domestiques qui sont valorisées. Cependant, on voit aussi que les compétences acquises par les participantes au foyer ou en dehors du salariat sont considérées comme ne relevant pas du travail, mais d’un « faire » attaché à leur vie personnelle, et sont en quelque sorte utilisées dans la construction de leur parcours d’insertion faute de mieux, le choix de chaque participante n’intervenant qu’en second lieu :

HC : C’est quoi votre projet professionnel à la base?
SD : Le ménage, la cuisine, la coiffure. Aussi, les enfants ou les personnes âgées. Ou sinon les maisons de repos, les cantines.

Observation d’entrevue individuelle, Hafsa C., 26 avril 2016

Lors de sa première entrevue avec la conseillère, cette participante cite toutes les tâches qui lui viennent à l’esprit. Parmi ces choix, la coiffure, qui pourrait donner lieu à un projet professionnel, ne sera pas reprise dans la suite de l’entretien par la conseillère qui lui propose plutôt un emploi de services à la personne. De son côté, la demandeuse d’emploi semble accoutumée à exprimer tout projet professionnel comme une extension du travail domestique. On peut penser que conseillère et bénéficiaire s’adaptent ici l’une comme l’autre au cadre dessiné par le dispositif, qui fournit une palette très étroite d’emplois possibles et de projets légitimes. L’interrogatoire portant sur les expériences passées a alors peu de chances de sortir des rôles genrés existants.

Sur la centaine de cas que j’ai pu observer, la quasi-totalité des emplois attribués aux femmes durant leur parcours d’insertion relèvent du secteur domestique[5] : ménage, soins aux enfants et aux personnes âgées, à domicile ou dans des structures publiques. Je n’ai ainsi pu voir qu’une femme employée dans le secteur du bâtiment, et une seule autre dans l’entretien des espaces verts. La personnalisation du projet professionnel a donc pour effet, dans le cas de femmes déjà assignées au foyer, de confirmer et de légitimer les rôles sociaux existants, à la fois en professionnalisant et en essentialisant le travail domestique.

L’insertion redouble l’assignation au domestique

Il n’est pas seulement question de la relégation dans un secteur : les emplois du type domestique induisent également à un rapport particulier au travail, par leurs conditions d’emploi, la nature des tâches, mais aussi par les représentations qui y sont attachées.

En premier lieu, on note des conditions d’emploi très précaires : le ménage et les soins aux personnes à domicile impliquent souvent des horaires à temps partiel ou généralement contraignants (morcelés) et des trajets fréquents non comptés dans le temps de travail. Ces deux secteurs offrent peu de possibilités de qualification et de débouchés dans le secteur marchand. À titre de comparaison, l’entretien des espaces verts ou le bâtiment, où sont préférentiellement orientés des hommes, comportent des possibilités de transfert des compétences vers d’autres métiers en dehors des structures associatives ou publiques.

Ces emplois féminins financés par les pouvoirs publics, très peu rémunérés, se situent alors dans la continuité du travail domestique effectué au foyer, dont ils constituent une forme publique et rémunérée. On peut les définir comme du travail domestique subventionné, et replacer ces aides à l’emploi dans le contexte plus large des prestations d’aide sociale destinées aux femmes et aux mères qui favorisent la « conciliation » par l’exercice d’un travail d’appoint, ce qui revient à un soutien par l’État du système patriarcal d’exploitation du travail des femmes (Delphy 2003).

Les métiers proposés à ces femmes présentent également un caractère invisible (réalisé, de façon privée, au domicile de particuliers ou ailleurs, mais en dehors des horaires d’ouverture au public) et une dimension d’engagement émotionnel, qui en minimise l’aspect physique, pénible et subalterne. On trouve ici l’un des mécanismes de l’exploitation du travail domestique des femmes, qu’il soit réalisé dans le foyer ou hors de ce dernier : l’invisibilisation de ses aspects les plus laborieux au profit de la survisibilisation des aspects moraux et relationnels (Krinsky et Simonet 2012a). Abnégation, dévouement, justification par l’amour dans le cas de la famille, compétence relationnelle ou vertu citoyenne dans le cas des tâches domestiques externalisées, dans chaque situation, l’engagement sur le plan individuel est valorisé au détriment de la valeur marchande du travail accompli.

On peut alors parler d’une extension, par ces emplois, de l’appropriation du travail des femmes. La notion d’appropriation signifie notamment que la travailleuse est censée s’engager entièrement dans son travail, y compris corporellement et émotionnellement, et n’a pas de prise sur le choix d’y participer, et donc que dans une certaine mesure elle ne s’appartient plus elle-même (Juteau et Laurin 1998). Par ailleurs, le caractère pénible et « sale » est commun à beaucoup de métiers dans l’insertion, et il n’est pas réservé aux femmes; le caractère invisible, relationnel et citoyen, non plus[6]. C’est la conjonction de cette nature particulière des emplois, des conditions d’emploi les plus précaires et de la naturalisation des compétences féminines qui constitue l’appropriation.

La spécificité de l’emploi d’insertion féminin peut également être comprise dans le contexte plus large du développement d’un « continuum de travail dévalorisé », constitué de formes d’emploi dégradé et invisible, à la limite entre le travail rémunéré et le travail gratuit, mais aussi à la frontière entre le secteur professionnel et domestique, auquel sont assignées en priorité les catégories de travailleuses et de travailleurs « ethnicisés et naturalisés dans ce but » (Falquet 2009 : 79), soit le plus souvent la main d’oeuvre racisée ainsi que les femmes. L’analyse demeure alors dans le cas qui m’occupe trop globalisante : si l’appropriation du domestique et son assignation s’appliquent à la classe des femmes, il reste que celle-ci n’est pas homogène.

Qui réalise le travail domestique subventionné?

L’assignation genrée au secteur domestique dans l’emploi d’insertion s’accompagne d’une division du travail selon la position de classe et de race. Rappelons que la majorité des bénéficiaires du PLIE sont très peu qualifiés, et appartiennent à des catégories racisées. L’assignation des femmes racisées au travail domestique s’inscrit dans une « chaîne internationale du care » (Williams, Tobío et Gavanas 2011) où les femmes racisées ou migrantes sont exploitées par d’autres femmes plus favorisées pour réaliser les tâches domestiques.

Le sujet des discriminations de race au travail a été difficile à aborder au cours de mon enquête. La majorité des conseillères et les conseillers rencontrés (sept sur douze) peuvent être définis comme faisant partie de la population blanche et n’abordent pas la question de la race spontanément; les réponses dévient vers le thème de la qualification quand elle est posée[7]. Une seule conseillère, racisée (maghrébine), qui est aussi la plus récemment entrée dans l’équipe, se positionne ouvertement en entretien en expliquant que, à l’intérieur de ces métiers d’insertion féminins, une hiérarchie existe encore selon la race :

C’est les clients, directement. Les personnes âgées, ça va, elles acceptent, mais c’est leurs enfants, ils acceptent pas. Je me dis : « Mais c’est pareil, si elle te vole en faisant ta toilette, elle te volera en faisant le ménage aussi. » Mais c’est, ils ne veulent pas qu’on touche, on ne touche pas. Pourtant aux dernières nouvelles, ça ne déteint pas hein! La couleur de peau, quand une personne est noire (j’aime pas ce mot), elle déteint pas! Et ça, je trouve, on dirait qu’on est revenu dans les années 50.

Entretien, Hafsa C., 22 avril 2016

Les femmes racisées, notamment noires, seraient, selon cette conseillère, reléguées à l’entretien, tandis que les tâches de soin leur sont inaccessibles. Cette stratification raciale des tâches subalternes est analogue à celle qui a pu être observée dans d’autres secteurs d’emploi peu qualifié, comme le bâtiment (Jounin 2009). Cependant, les participantes au PLIE racisées subissent cette discrimination de la part des familles elles-mêmes, ce qui lui donne un caractère individuel offrant peu de possibilités de résistance. La même conseillère affirme aussi recevoir des consignes de sélection raciale de la part des organismes employeurs et des centres de formation. Elle précise qu’elle ne peut les contrer que par des initiatives personnelles ponctuelles et qu’il lui est impossible d’en parler avec son équipe[8].

La ségrégation se manifeste donc au sein d’interactions de classe, de race et de genre inégalitaires, à la fois pendant le travail en insertion, pendant la sélection des candidatures et dans l’équipe même de conseillères et de conseillers. La mise au travail des participantes au PLIE telle que je l’ai observée conduit donc à reproduire et à prolonger, par l’assignation des femmes au travail domestique subventionné, redoublée de la hiérarchisation de ces femmes entre elles, la division hétérosexuelle du travail ainsi que les inégalités de classe et de race.

L’assignation des femmes à des formes de travail domestique subventionné résulte alors non seulement de la structure du marché du travail d’insertion et des aides publiques, mais aussi de la mise en oeuvre de représentations sociales concernant le rapport au travail des femmes. J’approfondirai à présent cette idée en montrant que l’orientation des bénéficiaires fait appel à des jugements et à des formes de classement, le tout en s’appuyant sur la norme de « conciliation » travail-famille. On verra que cette norme, qui contraint les femmes à un rapport au travail dévalorisé, est diversement appropriée par les conseillères et les conseillers selon leurs parcours et leurs dispositions, et selon les caractéristiques sociales des bénéficiaires.

La norme de conciliation et la reproduction de la division hétérosexuelle du travail

Une vision genrée de la disponibilité qui pénalise les mères

Les places au sein du dispositif du PLIE et la quantité de ressources attribuables aux personnes qui y participent étant limitées (financement de formations, emplois d’insertion), l’activité des conseillères et des conseillers implique de constantes opérations de sélection entre les bénéficiaires. En effet, si l’aide accordée est conditionnée à certains critères administratifs, elle repose surtout sur d’autres critères plus labiles et subjectifs, comme la motivation et l’autonomie, laissés à l’appréciation des conseillères et des conseillers.

Une mesure de la motivation est la capacité à se rendre disponible selon les conditions du marché du travail, et notamment pour les mères, la garde de leurs enfants. Je n’ai pas pu disposer de données fiables quant à la proportion de femmes bénéficiaires de ce PLIE élevant des enfants. En revanche, une unanimité ressort des entretiens avec les conseillères et les conseillers quant au fait que la garde des enfants est le « frein » à la recherche d’un emploi le plus fréquent chez les participantes, qu’elles vivent ou non en couple[9].

Le PLIE n’intervient pas dans ce domaine, les conseillères et les conseillers affirmant que cela sort de leurs attributions de suivi professionnel. Il leur arrive pourtant d’agir auprès de services sociaux dans d’autres cas, pour l’obtention d’un logement social, par exemple. La question de la garde des enfants est au contraire renvoyée à la seule responsabilité de la demandeuse d’emploi :

Elle met en échec pratiquement toutes les propositions qu’on lui fait, et donc moi j’ai dit : « Stop », je l’ai reçue pour lui dire que, si elle avait pas envie de s’engager sur une démarche professionnelle, qu’elle en parle ouvertement, c’est tout. Elle me faisait perdre mon temps […] Ou alors elle décline l’offre en donnant des explications qui sont pas acceptables pour nous : « Les horaires, ça me convient pas, j’ai mon père à aller voir tous les matins, je ne peux pas travailler le matin, et à quatre heures je dois être libre pour aller chercher ma fille à l’école. » Donc des choses comme ça, des excuses. Des choses qu’on pensait avoir réglé et qui ressortent, c’est des éléments qu’on présente pour tout simplement ne pas s’engager. C’est ce que j’ai dit à cette dame : « Écoutez je vous en veux pas, mais vous n’êtes pas prête. Votre priorité aujourd’hui c’est pas l’emploi. »

Entretien, Brahim G., 15 avril 2016

Souvent comme ici, la gestion des contraintes familiales (enfants et plus largement soin aux proches) est attribuée personnellement à la candidate, qui est soupçonnée de feindre la motivation et de ne pas avoir la maturité et la responsabilité nécessaires au retour à l’emploi. On voit donc un jugement moral porté par les conseillères et les conseillers sur la situation des femmes dans la division genrée du travail. Or la double injonction qui consiste à prioriser la famille tout en recherchant un emploi participe ensuite à la limitation des choix professionnels :

Sahna L, jeune Maghrébine, mariée, trois enfants, rencontre sa conseillère en insertion Claire G. :
SL : « J’ai pas fait mes études ici, donc faudrait faire un CAP. Je connais une autre formation, c’est pour être caissière. C’est niveau 5. Pour agent d’accueil, il faut toujours soit une qualification, soit une expérience. Là, le marché du travail, il y a que caissier, alors je tente la chance! »
CG cherche des informations sur la formation de caissière sur Internet.
[…]
SL : « Ce qui est embêtant pour moi, c’est la rentrée scolaire, c’est la cantine. Là c’est le troisième qui va rejoindre ses soeurs. J’ai déjà deux trimestres de retard. Le troisième rejoint ses soeurs, c’est 900 euros par an. »
CG se met alors à la recherche d’un emploi alimentaire pour SL. Elle trouve une offre d’emploi aidé[10] de 24 heures par semaine dans l’entretien des écoles. Elle serait libre le midi, mais travaillerait le matin à 6 h et le soir jusqu’à 19 h […].
SL : « Et avec ça, comme c’est le matin et le soir, je peux faire la formation? »
CG [ironique] : « Oui c’est ça, et vous finissez sur les genoux, vos enfants vous voient plus, votre mari non plus, et c’est la guerre à la maison! Là, c’est trouver des sous, un contrat de travail. »
CG explique à SL qu’il faut qu’elle retarde son projet de formation et qu’elle mette de l’argent de côté pendant le contrat aidé. Personne ne demande par ailleurs ce que fait son mari et s’il a un revenu.
CG : « Ah, sinon j’ai ça, mais il faut être costaud physiquement, c’est du nettoyage de voitures. Bon ça pose peut-être problème pour le dos, c’est super physique. Et c’est 35 heures! Sinon on part sur les services à la personne. »
SL : « Vous avez des maisons de retraite? »
CG : « Non, juste des contrats comme ça [de l’insertion]. »
[…]
Après le départ de la candidate, je demande :
Q : « Il n’y a pas un moyen de trouver quelque chose pour prendre en charge la cantine? »
CG : « Madame a choisi de mettre ses enfants dans une école privée, donc il n’y a pas d’aides possibles, non. »
Q : « Ah, pour des raisons religieuses peut-être? »
CG : « Non, parce qu’elle habite [un quartier défavorisé] et que les écoles ici, c’est pas ça. Elle voulait une meilleure éducation. »

Observation d’entrevue individuelle, Claire G., 18 mai 2016

J’ai observé, au cours de l’entretien d’accompagnement, une reformulation de l’ordre des priorités de la participante par sa conseillère. Le projet de formation est alors transformé en une recherche d’emploi alimentaire compatible avec les horaires des enfants, et avec les frais nécessaires à leur éducation. La conseillère adapte donc le projet professionnel aux possibilités structurelles d’emploi (contrat aidé), mais elle oriente également le parcours de la participante selon des jugements normatifs et une vision stéréotypée du travail féminin et du rôle de mère. L’emploi dans l’automobile est vite éludé, au motif de sa difficulté physique, alors que les tâches d’entretien peuvent également être considérées comme éprouvantes. De plus, la conseillère mentionne le bien-être de la famille et du mari comme des raisons de renoncer au projet de formation. Il y a donc à la fois une reconnaissance de la pénibilité d’une double journée de travail et de la charge qu’occasionnerait le cumul d’activités (« finir sur les genoux »), mais aussi une attention accordée à l’harmonie familiale (« la guerre à la maison »). On comprend que la candidate est tenue pour (au moins partiellement) responsable de cette harmonie familiale, et qu’il est légitime qu’elle sacrifie ses choix professionnels pour cette raison. De même, les choix d’éducation de cette participante (école privée) sont pris en considération, mais c’est à elle seule que revient la gestion des arrangements nécessaires. Au final, que la conseillère mette en avant le bien-être de la famille, celui de la participante ou l’organisation pratique, le choix de se former professionnellement est placé en dernier dans la liste des priorités.

L’idée de « concilier » : une norme de vie familiale socialement située

À travers la manière dont les conseillères et les conseillers mesurent la disponibilité et orientent les candidates, on comprend qu’elles et ils en attendent une gestion des tâches familiales sur le mode de la « conciliation ». La « conciliation » peut être définie comme le fait pour les femmes de ne pas remettre en cause la division genrée du travail dans la famille, mais aussi d’assumer individuellement une gestion de ce travail compatible avec le salariat (Lapeyre et Le Feuvre 2004). Dans le modèle de la « conciliation », il revient à l’épouse et mère de réaliser les arbitrages entre vie familiale et vie professionnelle, qui ne pénalisent ni l’une ni l’autre. Le temps partiel, comme investissement raisonnable dans le salariat, représente ainsi un modèle de conciliation (Maruani et Meron 2012).

Or les effets de cette norme de conciliation ne sont pas les mêmes selon le milieu social. Les politiques sociales et d’emploi (contrat aidé à temps partiel, complément de libre choix d’activité[11], etc.), favorisent plutôt l’inactivité féminine pour les familles aux revenus les plus faibles (Lemière 2014). Le modèle de conciliation qui valorise comme compétence féminine la gestion individuelle des arbitrages entre les différentes sphères de vie et la poursuite d’une carrière est plutôt corrélé avec les valeurs des classes moyennes et supérieures. Il faut donc tenir compte également de la distance sociale qui sépare conseillères et conseillers en insertion et bénéficiaires.

L’individualisation du suivi qui fait reposer l’aide sur la coprésence répétée entre les conseillères et les conseillers et leurs bénéficiaires, et donc sur une interaction de classe inégalitaire, est alors un facteur favorisant les jugements sociaux, comme cela a pu être démontré pour d’autres agents ou agentes intermédiaires au contact des familles de classe populaire (Siblot 2003 : 187). En attendant des participantes au PLIE qu’elles résolvent personnellement leur « problèmes de garde », les conseillères et les conseillers appliquent alors aux bénéficiaires leurs propres normes de gestion de la vie familiale et professionnelle, bien que les participantes au PLIE n’aient pas les mêmes ressources pour le faire, au vu de la faible rémunération des emplois qui leur sont accessibles (voir, dans l’exemple précédent, la proposition de la conseillère d’épargner pendant le contrat d’insertion, alors que le salaire est sous le seuil de pauvreté).

Les conseillères et les conseillers rencontrés ont en commun d’avoir vécu une ascension sociale, venant de familles modestes et ayant, par les études, atteint ce qu’ils considèrent comme une réussite personnelle, bien que leur métier subisse aussi une précarisation récente. Du fait de ces parcours mais aussi de leur formation valorisant le projet professionnel, ces personnes partagent pour la plupart une vision de la réussite par l’effort individuel et la valorisation du travail, qui influence leurs attentes et la sévérité de leur jugement à l’égard des participantes au PLIE ne parvenant pas à « concilier ».

Cependant, cette disposition n’est pas homogène : elle varie en effet selon la trajectoire des conseillères et des conseillers, et également en fonction des caractéristiques des bénéficiaires.

La perception des inégalités, l’altérité et les appropriations de la norme de conciliation

Si dans l’ensemble le jugement sur la capacité des participantes à « concilier » est plutôt sévère, j’ai aussi pu recueillir un autre type de discours :

Moi je pense que la garde d’enfants devrait être un droit absolu, comme le droit au logement, comme le droit au travail même. Regardez, vous allez gagner entre 400 et 500 euros par mois et vous allez payer 150 euros de crèche, c’est une ponction sur le salaire qui est insurmontable.

Entretien, Mohammed H., 8 avril 2016

Dans le cas de ce conseiller, son jugement sur la gestion des tâches familiales prend en considération la situation sociale des femmes qu’il suit. Comptant parmi les plus âgés de l’équipe, ce Maghrébin de 63 ans a connu un parcours professionnel morcelé et des situations précaires. Formé dans le domaine de l’alphabétisation, il n’a pas de diplôme de conseiller en insertion. Il représente une fraction minoritaire du personnel de ce PLIE : trois membres sur douze, plutôt portés sur le militantisme et proches de l’éducation populaire, en cours de disparition, car les conseillères et les conseillers les plus récemment arrivés dans cette équipe ont un profil et une formation à caractère plus commercial et une origine sociale plus élevée[12].

Une plus grande proximité sociale vient donc modifier le jugement de ce conseiller. La construction des attentes et du jugement à l’endroit des participantes se fait en effet dans le cours d’une interaction qui met en jeu la distance sociale. C’est à partir de leur propre position sociale, raciale et genrée que les conseillères et les conseillers construisent leur modèle personnel de la « bonne candidate » aux aides à l’emploi. Dans ces différentes configurations, les attentes genrées ne seront alors pas les mêmes selon les catégories de participantes. Sophie E., conseillère blanche, âgée de 53 ans et sans enfant, parle d’une participante :

Dernièrement, je recevais une dame, elle est très bien, c’est quelqu’un qui a du punch, qui présente bien, et c’est tout à fait possible qu’elle intègre une formation qualifiante, elle veut faire dans le commerce, mais son mari la retient. Et il la retient non pas parce que c’est une femme, mais pour le confort de la famille, c’est quand même elle qui gère plus les enfants, etc. Et ça fait un an qu’elle est dans le PLIE et il y a rien qui a été mené […] Et je lui disais : « Vous dites que c’est votre mari, mais vous aussi, vous avez une responsabilité dans votre confort. » Elle garde son rôle elle, de rester dans la maison. Et c’est pas parce qu’elle est en infériorité dans le couple, mais là c’est du traditionnel, c’est du culturel.

Entretien, Sophie E., 27 avril 2016

Dans ce cas, la participante est jugée sur la base d’une norme de responsabilité individuelle et de choix, mais en même temps la conseillère essentialise les caractéristiques sociales de la participante (sa « culture », manière euphémisée de renvoyer à la racisation), en en faisant l’explication de sa situation familiale. Être dotée de la capacité à « concilier » est ici à la fois la mesure des qualités et de l’employabilité de la bénéficiaire et un privilège auquel seules les moins altérisées (ou les plus proches socialement de cette conseillère de classe moyenne blanche) semblent avoir droit.

Ainsi, la part normative du travail d’orientation des bénéficiaires, s’appuyant sur des jugements sociaux, hiérarchise les participantes et produit différents niveaux de relégation dans le travail domestique : au foyer pour les plus altérisées et salarié pour certaines. Altérisation et norme de « conciliation » sont profondément imbriquées et alimentent une disqualification de la participante, qui la renvoie finalement à une assignation au foyer.

Les politiques sociales et la reproduction des rapports de pouvoir

À travers ce dispositif d’accompagnement personnalisé vers l’emploi, j’ai pu montrer que l’attribution préférentiellement aux femmes, notamment racisées, d’emplois d’insertion du type domestique, non seulement les relègue à un secteur de travail dévalorisé, mais aussi participe à la perpétuation des inégalités de genre et des rôles sociaux stéréotypés. L’accompagnement vers l’emploi produit alors pour ces femmes une double assignation au domestique par l’essentialisation de leur rôle familial et la professionnalisation de leurs compétences domestiques. En effet, en professionnalisant dans des conditions très précaires le travail domestique sous une forme publique et subventionnée, le parcours d’insertion réaffirme et renforce la division hétérosexuelle du travail.

Cette assignation passe alors par l’attribution d’emplois et par des appropriations différenciées par les conseillères et les conseillers de la norme de « conciliation » travail-famille. De plus, les jugements opérés se basent sur des stéréotypes, mais ceux-ci ne sont pas fixes : ils se construisent lors des interactions répétées entre les personnes qui conseillent, issues d’une petite classe moyenne, et leurs bénéficiaires racisées. On peut alors analyser la relation d’aide sociale comme lieu de production et de reproduction d’une identité de travailleuse subalterne qui pénalise les femmes situées au bas de l’échelle sociale et racisées, et les cantonne durablement dans le travail du type domestique, qu’il soit rémunéré ou non.

L’analyse peut enfin être replacée dans le contexte plus large des rapports entre l’évolution du marché du travail, l’évolution de l’État social ainsi que les rapports sociaux de sexe et de race. Le dispositif d’insertion observé, bien qu’il soit de taille réduite, est un reflet de la persistance et de la reconfiguration actuelles de l’assignation à des secteurs de travail dévalorisé ou au travail gratuit de certaines populations, le plus souvent migrantes et massivement féminines (Falquet 2008; Falquet et autres 2010).