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Le thème retenu pour le 34e numéro des Cahiers du Genre (auparavant Cahiers du Gedisst) a déjà provoqué d’enrichissants débats et fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, il n’a rien perdu de sa propension à susciter de nouvelles pistes de travail pour penser le monde contemporain, plus précisément les pratiques et les lieux où se construit et se redéfinit la ligne de démarcation entre la nature et la culture.

Cet ouvrage, qui regroupe sept textes (principalement de sociologues ainsi que d’historiens et d’historiennes des sciences), m’est apparu comme l’expression d’une volonté de mener plus avant le travail déjà entrepris dans L’invention du naturel (Gardey et Löwy 2000). Alors que le précédent ouvrage posait les premiers jalons d’un dialogue entre des chercheurs et des chercheuses, de part et d’autre de l’Atlantique, sur les « multiples façons dont les sciences d’hier et d’aujourd’hui ont été amenées à faire des hommes et des femmes, et de la différence entre les sexes, un objet d’investigation et une source de connaissance » (Gardey et Löwy 2000 : 10), le récent numéro des Cahiers du genre propose une histoire en trois périodes de la séparation effectuée entre sexe et genre. L’exercice consiste donc à « retracer non seulement le faisceau de relations qui ont conduit à l’établissement de cette distinction, mais aussi les modifications de la signification de ces termes » (p. 8). Ce faisant, la conception de cet ouvrage tente un déplacement majeur : empêcher que les notions de sexe et de genre « demeurent trop fixées l’un [sic] à un contenu biologique, l’autre à un contenu sociologique » et éviter que la séparation sexe/genre soit comprise comme le simple reflet d’un « partage entre les traits biologiques (présumés immuables) et les attitudes, comportements et rôles (présumés flexibles) » (p. 8).

La première période établie par Löwy et Rouch court sur près de 100 ans, soit de 1860 à 1940. Durant cette période, les sciences auraient opéré une « dissociation graduelle entre des structures anatomiques, des fonctions physiologiques, l’identité sexuée, le désir sexuel et le rôle social » (p. 9). La deuxième période, beaucoup plus courte, débute avec la Seconde Guerre mondiale et se poursuit jusqu’au tournant des années 60. Pour les auteures, il s’agit d’une période charnière où les scientifiques assimilent le genre et l’identité profonde de l’individu. La troisième période commence au début des années 70 avec l’attribution par les chercheuses féministes d’un sens particulier au terme « genre ». Ce vocable, tout comme ceux de « sexe social » ou de « rapports sociaux de sexe » que lui a jusqu’à récemment préféré la France, sert ici à signifier une relation de domination d’un groupe social par un autre.

À sa façon, chaque collaborateur ou collaboratrice de l’ouvrage donne à voir la participation des sciences du xixe et du xxe siècle au maintien de l’opposition entre un « sexe biologique » et un « sexe social », même si elles en redéfinissent constamment les frontières.

En ce qui concerne la première période, les textes d’Ivan Crozier sur la sexologie de la seconde moitié du xixe siècle et de Christiane Sinding sur les débuts de l’endocrinologie racontent comment ces sciences en émergence créent de nouvelles façons de lier le sexe biologique, la féminité et la masculinité. Pour sa part, Hélène Rouch réintroduit une auteure féministe en bonne partie ignorée, Adrienne Sahuqué, dont les travaux parus pendant l’entre-deux-guerres dénonçaient déjà les liens complices entre les connaissances produites par les scientifiques et la domination masculine.

Plusieurs textes tracent les contours de la deuxième période (1940-1960) de l’histoire de la distinction entre sexe et genre. Dans un texte bien documenté, Jean-Paul Gaudillière étudie les rapports qu’entretiennent le développement d’une production industrielle des hormones sexuelles dans l’Allemagne nazie et la conceptualisation de la stérilité des hommes et de la virilité. Traitant à son tour de l’utilisation médicale des hormones sexuelles, Ilana Löwy offre une analyse stimulante de la transsexualité en rappelant que les traitements hormonaux effectués dès les années 50 opèrent un renversement important où les corps sont « perçus comme plus flexibles que les identités psychiques » (p. 11). L’analyse de cette période est aussi l’occasion de revenir sur les propos de Simone de Beauvoir que revisite Hélène Rouch.

Enfin, trois textes transportent les lecteurs et les lectrices au coeur de la troisième période dont les débuts ont été fixés autour des années 70, moment qui correspond à l’essor du mouvement féministe mais aussi à l’intensification des recherches sur les sciences (science studies). Les nouvelles significations attribuées aux notions de sexe et de genre ne sont certes pas étrangères à la place grandissante qu’occupe la recherche féministe dans le champ des sciences. Dans son texte, Irène Jami rend compte des multiples avenues de réflexion sur la distinction entre sexe et genre et elle avance que, malgré leurs approches différentes, les féministes matérialistes et les postmodernistes ont mis en avant la même proposition : « ce n’est pas le sexe, donnée biologique invariante, qui fonde la construction sociale du genre, mais le genre qui crée le sexe » (p. 127). Pour Maneesha Lal, ce sont les liens entre les études postcoloniales et les études féministes de même que leur contribution à l’élaboration de la notion même de « genre » qu’il s’agit de rendre visibles. L’exercice qu’elle entreprend est aussi une mise en garde contre la réification et un appel à la déconstruction des « oppositions binaires de type Orient/Occident, colonie/métropole, tradition/modernité, féminin/ masculin, sauvage/civilisé » (p. 166). Les textes relatifs à la troisième période se terminent avec l’article de Laurence Tain. Portant sur la fabrication du corps reproducteur dans le contexte des techniques de procréation, le propos de cette auteure vient alimenter l’espace de réflexion en insistant sur un élément que les autres textes n’ont peut-être pas suffisamment mis en lumière, à savoir que, dans le contexte des pratiques scientifiques, les catégories dont on fait usage se brouillent : « rien ne paraît donc définitivement joué dans les combinaisons potentielles des rapports sociaux entre hommes, femmes, chercheurs et médecins » (p. 188).

D’entrée de jeu, les coordonnatrices de ce numéro des Cahiers du genre ont défini clairement leur projet : « fournir un schéma de cette histoire [de la séparation entre sexe et genre] assez mal connue en France, surtout en ce qui concerne les disciplines scientifiques telles la biologie ou la médecine » (p. 13). Malgré la portée quelque peu inégale des textes rassemblés dans l’ouvrage, on y trouvera des repères importants pour élaborer de nouvelles avenues de réflexion sur le travail des chercheurs et des chercheuses en tant que lieu de fabrication et de transformation du réel. Sur ce point, Löwy et Rouch ont su rappeler l’importance d’un déplacement dans le temps pour faire l’histoire du présent, un projet qui, comme l’ont fait valoir les auteures et les auteurs des textes colligés, exige une mise à distance de « certaines catégories perçues comme naturelles et « allant de soi » (p. 16).