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En introduction à son ouvrage, Évelyne Tardy écrit ceci : « À l’heure où le Québec, et en particulier le monde municipal, subit des transformations majeures en regard d’une réorganisation qui bouleverse le caractère traditionnel des municipalités, il est particulièrement intéressant d’en savoir plus long sur les personnes qui sont élues aux conseils municipaux du Québec » (p. 21). En 1997, au moment de l’enquête dont les résultats sont décrits dans cet ouvrage, le gouvernement du Québec avait annoncé son intention de réduire le nombre de municipalités à moins de 1 000 avant 2001. Depuis ce temps, comme le mentionne dans la préface Diane Lavallée, présidente du Conseil du statut de la femme, les plus grandes villes du Québec ont presque toutes subi des regroupements qui soulèvent des interrogations en ce qui concerne la représentation des femmes et de leurs intérêts[1]. En 2003, le gouvernement libéral du Québec, nouvellement élu, remet en question ces fusions. De plus, le même gouvernement a déposé des projets de loi prévoyant un pouvoir accru aux élues et aux élus locaux pour décider de la forme de gouvernance locale en matière de développement économique, social et environnemental. Ajoutons que malgré l’augmentation considérable du nombre de femmes élues au palier municipal, surtout au cours des années 80, la représentation des femmes stagne[2]. En conséquence, la question suivante : « Qui sont ces membres des conseils municipaux ? » est encore plus pertinente.

Le fait est connu, Évelyne Tardy est une pionnière dans la recherche sur la représentation des femmes sur la scène publique. Elle a amené toute une génération de chercheuses et de chercheurs à s’y intéresser dans des domaines aussi diversifiés que les assemblées législatives fédérale et provinciales, les commissions scolaires, les partis politiques et les syndicats. Ses interventions percutantes dans les médias et lors de colloques lui ont permis d’atteindre le grand public. C’est donc avec un vif intérêt que nous accueillons son ouvrage sur les femmes et les hommes élus au sein des conseils municipaux, la suite logique de deux enquêtes (la première menée en 1981 et la seconde, de 1993 à 1996) sur les maires et les mairesses au Québec.

Cette recherche importante avait pour objet de circonscrire « les différenciations construites socialement qui contribuent à la sous-représentation politique des femmes » (p. 25) au palier municipal. Les hypothèses qui guidaient la recherche étaient les suivantes : « présence de différences de genre en ce qui a trait aux caractéristiques socio-économiques et aux antécédents familiaux, au cheminement bénévole et au cheminement politique […] et à leurs motivations à se lancer en politique […] différences de genre dans les responsabilités exercées et dans leurs perceptions de la discrimination envers les femmes en politique » (p. 32-33). De plus, la recherche devait permettre d’établir les différences de perceptions à l’égard des fusions de municipalités et de la régionalisation. On voulait également vérifier « l’hypothèse selon laquelle les conseillères qui font partie des conseils paritaires ou de conseils où les femmes sont majoritaires sont moins victimes de discrimination, sont plus sensibles à la féminisation des titres et plus favorables aux mesures d’accès à l’égalité pour les femmes » (p. 33). En outre, l’hypothèse suivante était avancée : « ces conseils paritaires sont, dans leur quotidien, plus favorables aux femmes et aux groupes de femmes qui les sollicitent » (p. 33).

La stratégie de recherche comportait plusieurs volets, soit une vaste enquête sous forme de questionnaires envoyés à toutes les conseillères du Québec et à un échantillon des conseillers, 76 entrevues semi-directives auprès de conseillers et de conseillères de municipalités de différente taille et une analyse de contenu de documents, notamment des procès-verbaux de réunions de 45 conseils municipaux. En ce qui concerne l’enquête sous forme de questionnaires, le taux de réponse a été remarquable : 77,8 % des conseillères (1 359 sur 1 748) et 67,2 % pour l’échantillon des conseillers (838 sur 1 247). Étant donné le nombre élevé de répondants et de répondantes, des tests statistiques de signification ont été nécessaires pour une meilleure compréhension des données.

Le résultat est un ouvrage agréable à lire malgré l’inévitable quantification des données. Un résumé à la fin de chaque chapitre permet d’en retenir l’essentiel, et des citations aident à « entendre » le non-dit et le « ton ». Après une brève description de la méthode utilisée, les chapitres correspondent aux hypothèses émises. Évelyne Tardy joue continuellement avec les variables suivantes : le sexe, les municipalités rurales et urbaines ainsi que la taille de la ville. Elle compare la situation des mairesses avec celle des conseillères et illustre les différences entre maires et mairesses de même qu’entre conseillers et conseillères.

En général, les hypothèses de la chercheuse s’avèrent confirmées. Toutefois, dès le début, elle rappelle que, en ce qui concerne les caractéristiques socioéconomiques, les différences entre politiciens et politiciennes sont nettement moins prononcées que celles qui distinguent l’ensemble des hommes et des femmes. Par ailleurs, la recherche révèle que, selon les variables analysées, les différences de genre entre conseillères et conseillers sont moins élevées que les différences entre maires et mairesses notées lors de la recherche précédente. C’est plutôt dans l’explication des imbrications des variables qu’apparaissent des surprises ou une confirmation de ce qui était déjà soupçonné. Par exemple, le tiers des conseillers masculins des grandes villes estiment que le féminisme est toujours nécessaire pour faire avancer la cause des femmes, mais la proportion est plus élevée (45 %) dans les plus petites communautés. S’ensuit une discussion intéressante concernant les raisons pour lesquelles les femmes élues dans les grandes municipalités, qui se disent plus fréquemment victimes de discrimination, sont « moins favorables à la féminisation, au féminisme et aux mesures visant l’égalité que […] leurs consoeurs des petites municipalités » (p. 119).

Dans un chapitre fascinant, Évelyne Tardy examine l’impact de la parité de représentation des femmes en scrutant les caractéristiques des membres des 45 conseils où il y a au moins autant de femmes que d’hommes[3]. C’est dans ce chapitre qu’elle présente l’analyse des procès-verbaux de conseils municipaux de quatre petites municipalités, quatre moyennes et cinq grandes pendant une période de deux ans. Son but était de comparer les activités des conseils selon le sexe de la personne à la mairie et selon la présence minoritaire ou majoritaire de femmes. Même si Évelyne Tardy ne décèle pas une différence marquée concernant l’approche politique, il est intéressant de noter que, dans les municipalités de taille moyenne, les conseils paritaires ont tendance à privilégier les demandes de certains groupes précis et à en refuser d’autres, les dons de participation au tournoi de golf, par exemple.

C’est dans un chapitre présentant quelques profils de conseillères que l’on apprend, entre autres, que la militance de la mère dans un groupe de femmes semble avoir plus d’influence sur les attitudes de la conseillère pour ce qui est de la féminisation des titres et des mesures d’égalité que le fait d’avoir soi-même occupé un poste de responsabilité dans un groupe de femmes. Cependant, en général, les femmes qui ont l’appui de groupes de femmes perçoivent, plus que leurs consoeurs, des différences de genre dans la préparation des dossiers et dans les priorités, et elles sont plus sensibles à la discrimination dans les conseils.

Maintenant que sont disponibles ces données extraordinaires sur les élues et les élus municipaux, plusieurs avenues de recherche s’ouvrent. Par exemple, les deux plus grandes villes du Québec (Montréal et Québec) ont créé des comités de condition féminine à un moment où, même si les femmes n’étaient pas majoritaires, il y avait une forte représentation de femmes élues (29,4 % à Montréal et 35 % à Québec). Nous pouvons ajouter que c’était dans les premiers mandats de partis politiques progressistes et que récemment des comités similaires ont été créés dans trois villes de la Montérégie, grâce à l’appui du Conseil régional de développement (CRD). Ne serait-il pas intéressant de comprendre plus à fond l’interaction d’organismes du milieu avec les femmes une fois élues ? La recherche d’Évelyne Tardy dévoile déjà que 54 % des conseillères avaient reçu l’appui des groupes de femmes. De plus, deux conseillères sur cinq et près d’un conseiller sur deux sont membres d’un parti politique provincial, « lieu d’engagement le plus fréquent » (p. 56).

Par ailleurs, la taille de la municipalité semble être un facteur explicatif important à explorer plus à fond. Rappelons que ce sont les plus petites municipalités (où habitent jusqu’à 999 personnes) et les plus grandes villes (plus que 100 000) qui atteignent le plus fort pourcentage de conseillères[4]. Évelyne Tardy suggère que dans les petites municipalités « la charge municipale relève plus de bénévolat que de l’exercice réel du pouvoir » (p. 21). Peut-être effectivement les femmes ont-elles plus de facilité à s’y faire élire parce que le prestige du poste est moindre, mais peut-être que les capacités d’une personne sont plus connues dans ces petites municipalités. Une tout autre explication serait que le sexe est moins important que l’appartenance à l’élite locale.

La recherche d’Évelyne Tardy confirme que les dossiers sont attribués selon les stéréotypes sexués, le plus souvent à la demande des élues et des élus. En outre, les priorités et les centres d’intérêt sont perçus comme différents (finances pour les hommes, questions sociales, culturelles ou familiales pour les femmes). Une recherche qualitative pourrait analyser si une approche féministe se dégage dans ces dossiers.

Du côté technique, des figures et des tableaux illustrent bien les données. Mentionnons que l’annexe inclut le questionnaire et le guide d’entretien, des outils trop souvent omis dans un livre, mais qui permettent de bénéficier de la grande expérience d’Évelyne Tardy dans cette approche méthodologique. Dans le même sens, une bibliographie à la fin de l’ouvrage (plutôt que des références dans des notes en fin de chapitre) aurait été très utile.