Article body

L’oppression épistémique désigne une forme d’exclusion persistante qui empêche ou limite la contribution d’une personne à la production des savoirs. On entendra ici l’« exclusion épistémique » comme une violation indue de l’agentivité des sujets connaissants[2]. Dans le présent texte, l’agentivité épistémique désigne l’aptitude à utiliser de manière persuasive des ressources épistémiques propres à une communauté donnée de sujets connaissants, afin de participer à la production des savoirs et, si besoin est, à la mise à jour de ces ressources[3]. Cette agentivité peut se décliner sous plusieurs formes : être capable d’utiliser ces ressources pour communiquer de manière efficace et précise; pouvoir mobiliser un ensemble donné de ressources communes afin de donner un sens à ses expériences; pouvoir compter sur l’existence de normes justes et précises dans le contexte de ressources épistémiques partagées. En somme, l’oppression épistémique restreint de façon persistante et injustifiée l’aptitude d’une personne à employer les ressources épistémiques communes de manière persuasive, ce qui compromet ainsi sa contribution à la production du savoir. Patricia Hill Collins (2016 : 39-42), par exemple, met en évidence la « suppression de la pensée féministe noire » et l’impact relativement mineur que ce corpus a eu sur les milieux universitaires aux États-Unis. Et bien que Collins mette en évidence certaines exclusions épistémiques marquantes, elle aborde à peine la nature et l’ampleur de l’oppression épistémique. En fait, depuis le texte de Miranda Fricker (1998), l’expression est rarement employée, voire pas du tout, dans les débats portant sur les formes épistémiques de l’oppression. L’hésitation à parler d’« oppression épistémique » pourrait tenir à la prémisse voulant que les formes épistémiques de l’oppression se ramènent en général à ses formes sociales et politiques. En d’autres mots, l’oppression épistémique serait une conséquence de l’oppression sociale et politique, et il n’y aurait rien qui soit nettement épistémique dans ce qui aurait produit et ce qui maintiendrait cette oppression. En fait, les débats autour des différentes formes d’oppression épistémique donnent souvent l’impression, à tort ou à raison, que l’exclusion épistémique persistante découle de l’oppression sociale et politique; il n’existerait donc aucun horizon singulier d’oppression épistémique. Je conviens que de nombreuses formes d’exclusion qui compromettent la capacité d’une personne à contribuer à la production des savoirs sont en fait des ramifications de l’oppression politique et sociale, mais il existe néanmoins des formes distinctes et irréductibles d’oppression épistémique.

Je m’intéresse ici à une forme d’oppression épistémique qui ne se réduit pas simplement à des facteurs sociaux et politiques, mais découle plutôt de l’une des caractéristiques des systèmes épistémologiques eux-mêmes, soit la résilience épistémologique. Je souhaite non seulement démontrer la valeur de la formule « oppression épistémique », mais aussi distinguer l’oppression épistémique qui résulte de l’oppression sociale et politique de celle qui relève plus directement des particularités des systèmes épistémologiques. Fondamentalement, la grande différence entre les formes réductibles et irréductibles d’oppression épistémique tient au motif principal de résistance auquel on peut s’attendre en tentant de combattre une forme donnée d’oppression épistémique. Par exemple, on peut la plupart du temps affronter l’oppression épistémique réductible en mobilisant des ressources épistémiques relevant d’un même système épistémologique. En revanche, s’attaquer à l’oppression épistémique irréductible – qui résulte des caractéristiques mêmes des systèmes épistémologiques – exige de reconnaître les limites de ses propres structures épistémologiques. Cela signifie généralement que les ressources épistémiques d’une personne et les systèmes épistémologiques dans lesquels elles se déploient peuvent être totalement inappropriés lorsqu’il faut affronter les exclusions épistémiques persistantes qui sont à l’origine de l’oppression épistémique. Les deux formes d’oppression épistémique se révèlent assurément difficiles à combattre, mais je montrerai que les difficultés liées à l’oppression épistémique irréductible découlent des caractéristiques des systèmes épistémologiques, tandis que l’oppression épistémique réductible pose des problèmes en raison de rapports de pouvoir socialement et historiquement contingents. Je soutiens que l’une des différences entre les formes réductibles et irréductibles d’oppression épistémique réside dans le type de résistance au changement qui se manifeste ou, si l’on préfère, dans les différentes causes à l’origine de l’immobilisme. Dans l’oppression épistémique réductible, l’immobilisme relève surtout de facteurs sociaux et historiques contingents, tandis que dans l’oppression épistémique irréductible ces facteurs ne représentent que la pointe de l’iceberg.

La distinction entre les formes réductibles et irréductibles d’oppression épistémique permet de mieux comprendre l’enjeu du recours à cette expression et d’en apprécier la pertinence dans divers contextes. En m’appuyant de façon heuristique sur la notion de « degrés de changement » empruntée aux théories du développement organisationnel, je propose trois types d’oppression épistémique, soit les exclusions épistémiques de premier, de deuxième et de troisième degré qui compromettent la production des savoirs. Adopter une heuristique de recherche fondée sur le « degré de changement » – ce que j’appellerai l’« ampleur du changement » – consiste à repérer les divers types de changements en fonction de l’ampleur des transformations requises pour les impulser. Cette approche permet de conceptualiser l’oppression épistémique en fonction des exclusions épistémiques existantes et des conditions minimales requises pour les corriger, et donc de mettre en évidence les formes réductibles et irréductibles d’oppression épistémique.

Mon texte comporte deux parties. D’abord, j’expose brièvement l’approche axée sur l’ampleur du changement qui fonde mon analyse. Je m’inspire ensuite du langage métaphorique de L’allégorie de la caverne de Platon, citée comme L’allégorie dans le texte, pour mettre en lumière trois oppressions épistémiques distinctes : deux expriment des oppressions épistémiques réductibles, et la troisième représente une forme irréductible d’oppression épistémique[4].

Une approche axée sur l’ampleur du changement : les changements de premier, de deuxième et de troisième degré

Jean Bartunek et Michael Moch […] décrivent trois types de changements observés au sein des organisations en fonction des modifications qu’ils entraînent dans les schèmes organisationnels. Chaque niveau de changement est établi en fonction du caractère toujours plus radical des transformations apportées aux schèmes existants. Dans ce contexte, selon Bartunek et Moch (1987 : 484), les schèmes sont des « modèles qui, lorsqu’on les confronte à l’expérience, lui donnent forme et sens ». Ils agissent, ainsi que leur nom l’indique, comme des ébauches cognitives qui structurent et condensent l’expérience humaine pour la rendre immédiatement accessible […].

Bartunek et Moch (1987 : 485) s’intéressent cependant surtout aux « schèmes organisationnels » qui « créent des significations ou des cadres de référence communs destinés à l’organisation dans son ensemble ou à ses différents sous-groupes ». Les schèmes organisationnels, tels que je les comprends, sont des ressources épistémiques communes, comme le langage, qui permettent à tous et à toutes de partager des objectifs et des projets. L’important dans ce concept de schème organisationnel est que son caractère collectif est souvent assumé et que l’on peut le modifier. En ce sens, c’est une sorte de ressource épistémique commune[5]. Dans leurs travaux sur le changement organisationnel, Bartunek et Moch (1987 : 486) s’intéressent précisément aux types de changements qui entraînent des modifications importantes dans les schèmes organisationnels. Ils précisent trois types de changements influant sur les schèmes organisationnels ou les ressources épistémiques collectives :

  1. le changement de premier degré : le renforcement tacite des conceptions existantes;

  2. le changement de deuxième degré : la modification consciente des schèmes en vigueur dans une direction donnée;

  3. le changement de troisième degré : la formation des membres de l’organisation dans le but de les sensibiliser à l’existence de leurs schèmes personnels et de les préparer à les transformer, si cela devenait nécessaire.

Le changement de premier degré laisse les schèmes en présence intacts […] Ce changement n’entraîne donc pas expressément le réexamen des croyances et des valeurs. Il cherche plutôt à accorder le comportement d’une personne à ses valeurs et à ses croyances et, à ce titre, il implique essentiellement des « apprentissages en simple boucle ». Au début des années 2000, Kate Walsh (2004 : 306) écrit : « lorsque des individus s’engagent dans des comportements en simple boucle, ils modifient leurs stratégies ou leurs approches face à un problème sans toutefois examiner ou modifier les valeurs fondamentales qui les guident ». Dans les changements de premier degré, les modifications n’ont pas à déborder des schèmes organisationnels comme tels ou des ressources épistémiques communes qui sont en jeu.

Le changement de deuxième degré intervient plus largement dans les schèmes organisationnels. Autrement dit, il veut « transformer les schèmes mêmes [c’est-à-dire] qu’on supprime un schème interprétatif ou une série de schèmes au moment où un autre est introduit » (Bartunek et Moch 1987 : 486). Les constructions mentales sur lesquelles la personne s’appuie sont bouleversées. Ce type de changement survient habituellement lorsqu’on découvre que les ressources épistémiques communes ou les schèmes organisationnels mêmes sont, d’une certaine façon, insuffisants compte tenu des buts de l’organisation. Walsh (2004 : 306) mentionne que les changements de deuxième degré résultent de processus à simple et à double boucle : on parle de processus à double boucle quand des personnes, des ensembles de personnes ou des groupes sont désireux « de modifier leurs valeurs [et ainsi de] créer de nouvelles stratégies ou façons de penser, de sentir ou d’agir qui améliorent effectivement leur efficacité ». Selon Bartunek, Moch et Walsh, les processus à simple et à double boucle ont chacun pour objet d’accroître l’efficacité. Les comportements à simple boucle visent l’efficacité en harmonisant les actes avec les schèmes dominants dans l’organisation, tandis que les processus à double boucle cherchent à transformer les schèmes organisationnels mêmes[6].

Le changement de troisième degré consiste à reconnaître et, éventuellement, à permettre que se développe la capacité à transformer les imaginaires sociaux institués qui fondent les schèmes organisationnels. Lorraine Code (2008 : 34) souligne que les « imaginaires institués comportent des significations sociales normatives, des traditions, des attentes, des suppositions, des valeurs, des interdictions et des autorisations – l’habitus et l’éthos – dans lesquels les gens baignent depuis leur enfance. Dans les processus à simple et à double boucle, les imaginaires sociaux institués peuvent ne pas être contestés ou même reconnus. Pour arriver à influer sur « les grandes traditions sociales dont [les schèmes organisationnels] font partie », les processus à triple boucle sont nécessaires (Walsh 2004 : 307). Ces processus peuvent permettre aux personnes de reconnaître « des valeurs et des comportements dominants » qui ne sont absolument pas universels et qui peuvent être modifiés. Les changements de troisième degré s’imposent lorsqu’une organisation ou un groupe découvre que ses schèmes organisationnels ne sont pas à la hauteur de la tâche à accomplir. Ce type de transformations est souvent nécessaire, notamment lorsqu’on a affaire à des organisations multinationales (Walsh 2004).

[…] Dans un changement de troisième degré, la capacité d’une personne à reconnaître ses « systèmes de traditions culturelles », qui produisent et préservent les schèmes organisationnels, peut contribuer à produire un imaginaire social instituant capable de transformer l’ensemble de son système épistémologique (Walsh 2004 : 307). Ainsi, les changements de troisième degré exigent souvent des comportements à simple, à double et à triple boucle. Le plus important est l’idée que ces trois types de changements présentent des exigences croissantes.

L’exclusion épistémique de premier, de deuxième et de troisième degré

À partir du langage métaphorique de L’allégorie de Platon, qui me permettra d’examiner l’oppression épistémique de façon approfondie, j’aborderai dans cette section la question de l’ampleur du changement afin de mettre en lumière trois types d’exclusion épistémique[7][…] L’exclusion épistémique[8] compromet l’agentivité dans la mesure où elle limite la capacité d’une personne à partager des ressources épistémiques d’une manière convaincante. Grâce à l’approche axée sur l’ampleur du changement, on peut préciser les types d’exclusion dont les ramifications épistémiques sont très nettes, par exemple, entraver la production des savoirs. Pour comprendre ce que ces exclusions ont de précisément épistémique, je vais commencer par rappeler trois traits de l’horizon épistémique dans leur rapport au savoir.

Trois caractéristiques essentielles de l’horizon épistémique

Le langage métaphorique employé dans L’allégorie de Platon permet d’éclairer trois traits essentiels de l’horizon épistémique, que de nombreuses épistémologues féministes ont analysés : 1) le positionnement des sujets connaissants; 2) l’interdépendance des ressources épistémiques; et 3) la résilience des systèmes épistémologiques. Ces caractéristiques apparaîtront comme autant de conditions permettant de découvrir les exclusions qui entravent de façon constante l’agentivité épistémique des personnes ou des groupes catégorisés comme « autres ».

Gaile Pohlhaus (2011 : 717) soutient que le positionnement et l’interdépendance constituent deux dimensions du caractère social des sujets connaissants qui sont « cruciales d’un point de vue épistémique » :

Le positionnement du sujet connaissant désigne les situations dans lesquelles une personne se retrouve continuellement en raison de la place qu’elle occupe dans les rapports sociaux. Ce positionnement engendre des habitudes d’attention qui peuvent ou non s’harmoniser avec celles des autres sujets, selon la vulnérabilité particulière d’une personne […] la position sociale déterminera les éléments du monde qui seront importants à ses yeux et ceux qui ne le seront pas.

Il n’y a rien de très original à affirmer que la position sociale contribue à définir les éléments de l’environnement qui préoccupent une personne (voir, par exemple, Code (1991), Collins (2016), Haraway (1988), Harding (1991), Hartsock (1983) et Wylie (2003)). Pour sa part, Donna Haraway (1988) élabore le concept de positionnement à partir de la métaphore de la vision. Rappelant la nature incarnée de toute vision, elle souligne que cette dernière peut donner l’illusion d’être « infinie » (Haraway 1988 : 582). Cependant, insiste-t-elle, aucune vision n’est infinie dans la mesure où toute vision est incarnée et orientée en fonction de cette incarnation. Affirmer que les sujets connaissants sont situés, c’est dire que la capacité de connaître d’un sujet n’est pas infinie, mais dépend plutôt de sa nature incarnée et, comme le souligne Pohlhaus, de sa position sociale. De la même façon que la nature incarnée restreint et oriente la vision en tout temps, la position sociale restreint et oriente les habitudes d’attention, influant profondément sur ce qu’une personne peut connaître. Par conséquent, les sujets connaissants sont aussi des sujets sociaux.

Le deuxième élément de l’horizon épistémique concerne la nature interdépendante des savoirs. Ceux-ci supposent en soi l’emploi de ressources épistémiques collectives et partagées. Pohlhaus (2011 : 4) souligne ceci :

Le savoir requiert des ressources intellectuelles, comme un langage pour formuler des propositions, des concepts pour donner sens à l’expérience, des méthodes pour appréhender le monde et des normes pour juger des récits d’expériences […] il nous faut des ressources épistémiques pour évaluer nos expériences et leur donner un sens.

Nombre d’épistémologues féministes font observer que les ressources épistémiques sur lesquelles les êtres humains comptent pour donner un sens à leurs univers sont collectives et que tous et toutes dépendent mutuellement de ces ressources (voir en particulier Nelson (1990)). Pour Pohlhaus, cette différence entre le positionnement d’une personne et cette forme d’interdépendance collective correspond à la différence entre ce qu’elle connaît et comment elle connaît. Le positionnement influe sur ce que quelqu’un est en mesure de connaître, tandis que l’interdépendance à l’égard des ressources herméneutiques collectives a trait à la façon dont on peut connaître (Pohlhaus 2011 : 4). L’idée que toutes les personnes sont des sujets connaissants situés, interdépendants permettra de mettre en lumière différents types d’exclusions épistémiques préjudiciables.

Le troisième élément qui caractérise l’horizon épistémique concerne la nature sociale des savoirs : c’est la résilience des systèmes épistémologiques. Ces derniers se réfèrent ici aux modes de vie épistémiques dans leur ensemble. Ils comprennent les imaginaires sociaux dominants, institués, les habitudes cognitives, les attitudes envers les sujets connaissants ou encore tout type de réceptivité pouvant favoriser ou entraver la production du savoir. Le système épistémologique est un concept holistique qui se rapporte à l’ensemble des conditions de possibilité de la production et de la possession du savoir. Les systèmes épistémologiques sont, de ce fait, extrêmement résilients. La résilience désigne « l’ampleur de la perturbation qu’un système peut absorber avant de devoir redéfinir sa structure » (Gunderson 2000 : 426). Affirmer qu’un système épistémologique est fortement résilient, c’est dire qu’il peut absorber des perturbations d’une ampleur colossale sans avoir à se redéfinir. Deux facteurs, au moins, contribuent à la résilience. L’un concerne l’étendue d’un domaine donné lorsque plusieurs facteurs convergent de manière équilibrée; et l’autre, l’ampleur des perturbations requises pour déclencher un changement ou une adaptation dans ce contexte. Les perspectives situées aussi bien que les ressources épistémiques contribuent à développer les systèmes épistémologiques. Ces facteurs se conjuguent pour former des domaines stables où les habitudes épistémiques et les imaginaires sociaux institués peuvent être difficiles à changer. Ce qui ne veut pas dire que tous les éléments des systèmes épistémologiques sont également résilients ou que tous les sujets connaissants affichent la même ouverture aux changements épistémologiques profonds. Au contraire, chacun des sujets connaissants possède un système épistémologique particulier dont le niveau de résilience correspond à sa stabilité et à l’ampleur des perturbations requises pour l’altérer radicalement.

José Medina établit une relation entre les imaginaires sociaux, les mauvaises habitudes épistémiques, l’ignorance effective et la « métacécité ». Les imaginaires sociaux dénués de « tension épistémique » conduiraient à un certain nombre de mauvaises habitudes épistémiques (Medina 2011 : 29). À moins de présenter une prédisposition à rechercher résolument « plus d’options que celles dont on dispose déjà » et à les matérialiser, on risque fortement de favoriser et d’entretenir l’ignorance et la « métacécité » (ibid.). En d’autres mots, faute de travailler de façon soutenue à élargir son imaginaire social, on court le risque d’entretenir la plus grande ignorance. La « métacécité », par exemple, c’est être incapable de détecter « sa propre inaptitude à comprendre certaines choses » (ibid. : 28). Ce type d’insensibilité devant les limites des imaginaires sociaux institués encourage et entretient de mauvaises habitudes épistémiques, comme la paresse épistémique, l’étroitesse d’esprit et l’arrogance épistémique (ibid. : 26). Ce qu’il importe de retenir dans l’analyse de Medina, c’est que la « métacécité » et la tension épistémique renvoient à la résilience des systèmes épistémologiques. Les imaginaires sociaux institués, les ressources épistémiques communes et les habitudes épistémiques peuvent entretenir une zone d’équilibre capable d’absorber des transformations, mais seuls de puissants moteurs de changement pourront modifier cet équilibre en profondeur[9]. À mon avis, Medina propose de rechercher la tension épistémique pour contrer le fait que les systèmes épistémologiques sont généralement résilients, pour le meilleur ou pour le pire.

J’écris « pour le meilleur ou pour le pire », car on ne peut pas sacrifier la résilience épistémologique simplement parce qu’elle pourrait engendrer de mauvaises habitudes épistémiques et prédisposer le sujet à l’ignorance. Les êtres humains comptent sur les systèmes épistémologiques pour donner un sens au monde. Leur dépendance à leur égard signifie souvent que leur souhait est de les voir relativement stables ou du moins capables de retrouver un nouvel état de stabilité relative advenant une perturbation. La résilience désigne précisément cette capacité d’adaptation. Sans elle, les êtres humains seraient incapables de découvrir quoi que ce soit sur leurs mondes et, pire encore, incapables de déceler les changements manifestes ou le besoin d’apporter des changements importants à leurs systèmes épistémologiques. La stabilité représente ici la toile de fond sur laquelle on peut mesurer les changements et partager les ressources épistémiques. La résilience permet cette stabilité; plus encore, elle institue un nouvel état d’équilibre à la suite de perturbations profondes. C’est sans aucun doute une caractéristique dynamique, intégrale même, des systèmes épistémologiques.

En passant du positionnement à la résilience épistémologique, on observe que la question de l’ampleur reçoit une attention croissante. Cependant, si le positionnement et l’interdépendance peuvent expliquer le « quoi » et le « comment », c’est-à-dire ce qui est connu et comment y parvenir compte tenu des systèmes épistémologiques, la résilience en constitue, elle, une condition de possibilité. Dans ce qui suit, je me sers du langage métaphorique de L’allégorie de Platon pour mettre en lumière les exclusions épistémiques vécues en fonction du positionnement des sujets connaissants, de l’interdépendance des ressources épistémiques et de la résilience des systèmes épistémologiques […] Cela me permettra de dégager trois formes distinctes d’oppression épistémique et une formulation plus claire de la différence entre les formes réductibles et irréductibles d’oppression.

Dans le monde des ombres : au-delà de l’allégorie de la caverne

Dans L’allégorie, Socrate met en scène des prisonniers vivant dans une « habitation souterraine, en forme de caverne » (Leroux 2002 : 514a). Les hommes « sont dans cette grotte depuis l’enfance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux » (ibid.). La lumière d’un feu placé directement derrière les prisonniers projette des ombres sur la paroi qui leur fait face. Entre le feu et les prisonniers, il y a un chemin et un muret. Des « personnes en mouvement » empruntent le chemin avec des objets qui dépassent le muret. Celui-ci étant bas, les prisonniers – qui sont enchaînés – voient les ombres des objets que transportent ces personnes en mouvement, mais pas nécessairement celles de ces personnes elles-mêmes. Certains porteurs parlent, d’autres se taisent, d’autres encore font du bruit. Pour que ce soit bien clair, selon cette description, les prisonniers sont ligotés dans une grotte sombre et placés devant une paroi sur laquelle se projettent diverses ombres en mouvement accompagnées de sons. Naturellement, les prisonniers ne sont pas sans en ressentir des affects physiques et leur existence incarnée doit faire appel à un certain nombre de sensations susceptibles de s’harmoniser avec les ombres et les sons.

Socrate se demande si, sur la base de ces ombres, les personnes ainsi situées pourraient développer un langage et même des visions générales du monde pouvant faire contrepoids à toutes les preuves contraires (Leroux 2002 : 515a-516). La réponse de Socrate à ces deux questions est oui. Les prisonniers pourraient créer un langage fondé sur les ombres, un langage porteur de visions du monde inhérentes aux « zones d’ombre » et qui seraient difficiles à perturber. Selon Socrate, la position occupée par les prisonniers leur permet de développer un ensemble de ressources épistémiques qui sont limitées en raison même de cette position; et, dans ce cas, ils sont « semblables à nous » (Leroux 2002 : 515a). Ces remarques préliminaires sur les perspectives des personnes enchaînées dans la grotte vont me permettre de rendre compte des trois caractéristiques de l’horizon épistémique soulignées précédemment. L’allégorie présente des personnes enchaînées n’ayant accès qu’à certains éléments de la grotte en raison de la position précise qu’elles y occupent. Cette imagerie permet d’apprécier comment le positionnement d’un sujet favorise ou entrave son accès aux savoirs. De plus, l’inclusion d’une ressource épistémique comme le langage que partagent les personnes situées atteste la grande interdépendance des ressources épistémiques. Enfin, et surtout, la réflexion de Socrate sur le caractère inextricable des visions du monde parmi les prisonniers permet de montrer que les visions du monde et les imaginaires sociaux institués qui les engendrent et les entretiennent manifestent une certaine résilience. Ce qui leur permettra d’absorber, sans subir de changement, ou alors très peu, bon nombre de révélations incompatibles avec une pratique épistémologique inspirée du monde des ombres[10].

L’exclusion épistémique de premier degré

Rappelons que l’exclusion épistémique consiste en une violation indue de l’agentivité épistémique des sujets connaissants qui réduit leur capacité de participer à la production des savoirs. Notons également que le changement de premier degré a pour objet de corriger des dysfonctionnements par rapport aux objectifs organisationnels déjà existants d’un système. L’exclusion de premier degré combine ces deux notions. On observe une exclusion épistémique de premier degré lorsque l’agentivité épistémique d’un sujet est compromise en raison d’un manque d’efficacité dans les ressources épistémiques communes. En d’autres termes, l’exclusion épistémique de premier degré est une exclusion qui résulte d’un fonctionnement défaillant de certains éléments des ressources épistémiques ayant trait aux objectifs ou aux valeurs. Pour illustrer cette inefficacité, je développerai ma lecture de L’allégorie de Platon[11].

Prenons l’image de prisonniers alignés de gauche à droite, tous tournés vers le mur arrière de la caverne. Développons maintenant L’allégorie et imaginons ceci :

  1. Au cours du développement de ressources épistémiques interdépendantes, des préjugés dépréciatifs et non fondés visant les personnes situées à gauche apparaissent. Cela signifie que des personnes enchaînées situées au milieu et à droite entretiennent des préjugés à l’endroit de celles qui sont à leur gauche;

  2. Ces préjugés ont pour effet de réduire de façon importante le niveau de crédibilité accordé par défaut aux prisonniers situés à gauche[12];

  3. Le niveau de crédibilité conféré aux personnes situées se présente comme un continuum. Il s’ensuit que les prisonniers situés au centre et à droite sont habituellement considérés comme plus crédibles que les prisonniers situés juste à leur gauche. On suppose ici que les personnes situées à l’extrémité droite jouissent d’une crédibilité indue.

Ainsi, les prisonniers positionnés à gauche ne sont pas pris au sérieux, car leur crédibilité est jugée d’emblée inappropriée en raison de préjugés défavorables et erronés.

Dans ce scénario, l’agentivité épistémique des personnes situées à gauche est compromise au point où elles sont habituellement jugées moins crédibles que d’autres lorsqu’il leur faut témoigner de leur savoir, de leur expérience ou de leurs pensées, même si en réalité elles devraient jouir de cette crédibilité. Dans cette interprétation de L’allégorie, on assiste donc à la création d’une « identité épistémologiquement défavorisée » (Tuana 2006 : 13).

Nancy Tuana (2006 : 13) écrit ceci : « Les épistémologues féministes et les théories de la science l’ont soigneusement démontré : nos théories et nos pratiques du savoir sont tout sauf démocratiques, car elles maintiennent des critères de crédibilité qui avantagent les membres des groupes privilégiés. » Si les critères et les normes de crédibilité créent des groupes privilégiés, ils engendrent aussi des groupes relativement défavorisés[13]. Comme l’explique Medina (2011 : 18), l’octroi de la crédibilité a quelque chose de paradoxal : « être reconnu comme crédible signifie jusqu’à un certain point qu’on est considéré comme plus crédible que d’autres, moins crédible que d’autres, et tout aussi crédible que d’autres encore ». D’où les enjeux réels associés aux normes ou aux critères de crédibilité. Si l’on revient aux personnes enchaînées dans la caverne, celles qui sont situées à gauche sont habituellement jugées moins crédibles que celles qui se trouvent à droite[14].

Il est important de souligner que le déficit de crédibilité dont on affuble les prisonniers de gauche est là pour rester. Cynthia Townley (2003 : 105) souligne que, « posséder une identité sociale défavorisée d’un point de vue épistémologique », c’est comme vivre avec le syndrome de Cassandre […] Les personnes enchaînées dont les identités sont compromises parce qu’on a dévalué leur crédibilité peuvent témoigner honnêtement de leurs expériences, recourir à un langage très complexe et mobiliser d’autres ressources communes. Cependant, ceux et celles qui doutent de leur crédibilité n’y verront souvent, au pire, que des mensonges et, au mieux, des affirmations peu fiables. Lorsque les capacités d’une personne à s’engager dans une communauté épistémique donnée sont compromises à ce point, il est difficile, voire impossible, d’échapper à cette exclusion épistémique. Ceux et celles qui sont le plus en mesure de dissiper les mythes entourant les déficits de crédibilité[15] d’une personne sont aussi victimes de ces déficits de crédibilité, ceux-ci étant terriblement préjudiciables à quiconque évolue dans une communauté épistémique donnée (Townley 2003 : 106). Et plus la faible crédibilité accordée à une « identité défavorisée d’un point de vue épistémique » est largement partagée, plus il est difficile de s’y attaquer[16].

Pour illustrer l’exclusion épistémique persistante qui compromet la capacité d’une personne à contribuer à la production des savoirs, je citerai deux exemples d’oppression épistémique : la dépréciation injustifiée de la crédibilité d’une personne et la création d’identités défavorisées d’un point de vue épistémique. Cependant, ce qui fait de l’exclusion épistémique une oppression épistémique de premier degré, ce sont les exigences minimales requises en vue de la combattre. Pour s’attaquer à une exclusion épistémique de premier degré qui découle de dysfonctionnements dans les ressources épistémiques communes, il faut des mesures correctives pour accroître l’efficacité de ces ressources ou, si l’on veut, des processus à simple boucle […] La crédibilité, valeur qui est mal appréciée, existe déjà dans les imaginaires sociaux institués ou dans les schèmes dominants, parmi les prisonniers. Rien n’indique qu’il faille introduire une nouvelle valeur, à moins qu’elle n’agisse sur la valeur en question, c’est-à-dire la crédibilité. Il n’est donc pas nécessaire de retirer les jugements de crédibilité en tant que tels mais, pour atteindre l’efficacité, il faut minimalement enclencher des processus à simple boucle en vue d’accorder le comportement du groupe aux valeurs déjà acceptées. Ainsi, puisque les ressources épistémiques ne sont pas en elles-mêmes remises en question, mais que seule leur application se trouve en cause, les changements de premier degré et les processus à simple boucle apportent les transformationsminimales qui permettent de s’attaquer à l’exclusion épistémique résultant de dysfonctionnements dans les ressources épistémiques communes[17].

Pour comprendre le caractère réductible de l’oppression épistémique de premier degré, il faut se demander d’où provient dans son cas la principale résistance au changement […] Il faut une réforme, pas une révolution. Cette réforme n’est cependant pas facile à mettre en oeuvre à cause de la configuration du pouvoir épistémique engendré par l’inefficacité elle-même. Le pouvoir épistémique désigne l’ensemble des rapports de privilège et d’oppression liés aux différentes positions sociales, aux ressources correspondantes ou aux systèmes épistémologiques qui influent sur la production des savoirs. Le pouvoir épistémique est souvent rattaché au pouvoir social, politique ou économique. Il en est cependant distinct dans la mesure où le pouvoir épistémique peut exister en dehors de ces autres formes de pouvoir […].

[…] On n’arrivera pas facilement à convaincre quelqu’un que ses privilèges n’ont rien à voir avec des droits et sont peut-être indus, et le défi sera d’autant plus grand que les gens détiennent ce type de pouvoir épistémique depuis longtemps. Il est très ardu de lutter contre l’oppression épistémique de premier degré qui résulte de la création d’identités défavorisées du point de vue épistémique en raison de déficits de crédibilité, car cette lutte suppose qu’une partie de la population devra possiblement renoncer à son pouvoir épistémique. On voit difficilement ce qui pourrait motiver des groupes jouissant d’un certain pouvoir épistémique à modifier leurs jugements de crédibilité à l’endroit de groupes relativement moins puissants d’un point de vue épistémique et, si cela était nécessaire, à voir diminuer leur propre crédibilité[18].

Par conséquent, même si l’oppression épistémique de premier degré appelle des réformes qui ne débordent pas le cadre des imaginaires sociaux institués, la lutte reste complexe, et ce, en raison souvent des rapports de pouvoir épistémique. C’est donc une forme d’oppression épistémique réductible, puisque la difficulté de mettre une solution en place peut être ramenée à des formations historiques […] Le pouvoir épistémique ne jaillit pas du néant. C’est un produit de l’histoire, et ses transformations signalent des transformations historiques. Et comme il faut modifier les rapports de pouvoir épistémique pour impulser des changements importants dans l’oppression épistémique de premier degré, il s’ensuit que cette oppression est réductible aux formations sociales, politiques et historiques. Par exemple, on pourra peut-être mener avec succès des campagnes de sensibilisation sur la question des jugements de crédibilité inefficaces. Tenter de convaincre ceux et celles qui détiennent une part relativement importante de pouvoir épistémique d’y renoncer au moins en partie pourrait constituer un bon point de départ. Quelqu’un pourrait aussi préférer une tout autre option que celle qui consisterait à minimiser les effets des jugements de crédibilité erronés en redistribuant le pouvoir épistémique en fonction des changements qui se produisent dans l’environnement. Ce qu’il importe de souligner, c’est que l’horizon social et historique du pouvoir épistémique constitue l’un des facteurs importants à considérer.

L’exclusion épistémique de deuxième degré des changements de deuxième degré

L’exclusion épistémique de deuxième degré résulte d’une insuffisance de ressources épistémiques communes. Mentionner l’insuffisance des ressources épistémiques, c’est mettre en évidence des limites qui relèvent de ces ressources mêmes. Revenons à la scène allégorique précédemment décrite en vue d’illustrer l’exclusion épistémique de deuxième degré pour y ajouter ceci[19] :

  1. Certains éléments des expériences des personnes situées à gauche échappent au regard des autres prisonniers en raison des déficits indus de crédibilité qu’on leur a imposés historiquement;

  2. Le langage commun et les imaginaires sociaux partagés se sont développés en grande partie pour refléter les expériences des groupes situés à l’extrémité droite et d’autres groupes jouissant d’une grande crédibilité;

  3. Ajoutons que le mode de développement des ressources épistémiques a pour effet d’éclipser plus ou moins certaines expériences, par exemple, différentes formes d’ombres qui sont propres aux personnes placées à gauche.

Étant donné que les ressources épistémiques interdépendantes dominantes, c’est-à-dire celles que partagent la majorité des personnes enchaînées, reflètent les histoires des personnes occupant les positions les plus crédibles (c’est-à-dire au centre et à droite), les personnes situées à gauche, lorsqu’elles communiquent avec celles du centre et de la droite, doivent souvent recourir à un langage et à une série de suppositions qui ne représentent pas de manière appropriée l’ensemble de leurs expériences. À titre d’exemple d’un préjudice pouvant découler de ce type d’exclusion, mentionnons que certaines formes d’ombres restent anonymes et passent peut-être totalement inaperçues, car seules les personnes placées à gauche peuvent les voir. Elles subissent en ce sens ce que Fricker (2007 : 155) appelle l’« injustice herméneutique », soit une situation où une part « importante » de leur expérience « échappe à la compréhension commune » à cause d’écarts inhérents aux ressources épistémiques interdépendantes elles-mêmes[20].

L’injustice herméneutique obscurcit jusqu’à rendre inintelligibles les expériences des personnes enchaînées à gauche : elle représente donc une violation de leur capacité d’agentivité épistémique. Cette exclusion épistémique ne veut pas nécessairement dire que ces personnes n’ont aucun vocable, par exemple, pour désigner les ombres qu’elles seules peuvent voir. C’est plutôt que l’exclusion résulte d’une incapacité à communiquer leurs expériences aux autres membres de la communauté qui ne possèdent pas suffisamment de ressources épistémiques pour repérer ces expériences, en particulier lorsque ces dernières présentent un intérêt immédiat du point de vue de la production des savoirs. Par exemple, l’incapacité à communiquer une grande partie de son expérience en raison de lacunes dans les ressources épistémiques communes influe profondément sur la capacité d’une personne à contribuer à la production des savoirs, dans la mesure où le recours à des ressources épistémiques insuffisantes réduit la faculté de rendre son expérience intelligible à tous les interlocuteurs ou interlocutrices visés. Les insuffisances inhérentes à l’utilisation des ressources épistémiques communes dominantes compromettent l’agentivité épistémique des personnes enchaînées situées à gauche[21].

Si aucune mesure n’est prise, l’exclusion épistémique de deuxième degré durera indéfiniment. Dans ce type d’exclusion, les ressources épistémiques en question fonctionnent très bien pour une grande partie de la population, par exemple pour les groupes dotés d’un pouvoir épistémique, mais insuffisamment pour d’autres. Ceux et celles dont les expériences sont occultées par les ressources épistémiques existantes se voient forcés de contester ces ressources dont beaucoup croient qu’elles sont fiables et généralement efficaces. Il faut souligner que la résilience épistémologique origine précisément de ce fait et de cette croyance. Les ressources épistémiques collectives peuvent en effet fonctionner suffisamment bien pour produire des connaissances sur plusieurs aspects importants de la vie, sinon elles n’auraient jamais été partagées si largement. Compte tenu de la résilience épistémologique, qui résulte en partie de la fiabilité des ressources épistémiques dominantes, les écarts inhérents à ces ressources peuvent y subsister indéfiniment, les exigences de changement étant relativement faibles. Du coup, les exclusions épistémiques de deuxième degré établissent les bases de l’oppression épistémique de deuxième degré.

L’oppression épistémique de deuxième degré trouve sa source dans la façon dont les ressources épistémiques interdépendantes se sont développées au fil du temps. Comme on l’a vu avec l’oppression épistémique de premier degré, la principale force de résistance au changement provient ici encore du pouvoir épistémique, c’est-à-dire des structures épistémiques opposant puissants et défavorisés. María C. Lugones (1987 : 7) […] écrit ceci au sujet des relations entre les féministes de couleur et les féministes blanches anglo-saxonnes :

Je m’intéresse particulièrement ici à ces nombreuses situations où des femmes blanches anglo-saxonnes adoptent l’un ou l’autre de ces comportements à l’égard des femmes de couleur : elles nous ignorent, nous ostracisent, nous invisibilisent, nous stéréotypent, nous délaissent totalement, nous croient folles. Tout cela alors que nous sommes parmi elles […] Leur monde et leur intégrité peuvent se passer complètement de moi.

Affirmer, comme le fait Lugones, que le monde des femmes « blanches anglo-saxonnes » existe dans son intégralité indépendamment des femmes de couleur, c’est admettre que dans les faits ces femmes se débrouillent très bien sans reconnaître qu’elles dépendent des femmes de couleur ou qu’elles pourraient profiter de leurs idées. On peut sans doute faire valoir les avantages que représentent les autres opinions, reste que plusieurs personnes partagent ce point de vue et continuent de le défendre; il faut constamment supplier les gens qui, dans l’ensemble, ont le pouvoir épistémique d’ignorer les idées des femmes de couleur. Après tout, les ressources épistémiques communes dominantes font la plupart du temps complètement l’affaire. Il n’est pas facile de convaincre les gens qu’ils ratent quelque chose de fondamental quand, en fait, ils ne décèlent aucune déficience.

Puisque l’exclusion épistémique de second degré résulte d’une insuffisance de ressources épistémiques communes, elle requiert minimalement des changements de deuxième degré et des processus à double boucle qui remettent directement en question les ressources épistémiques en vigueur […] Cependant, pour transformer de façon importante les ressources épistémiques collectives […] chacun et chacune devra consentir à modifier ses imaginaires sociaux institués ou ses schèmes dominants. Ce qui exige une « révolution conceptuelle » (Langton 2010 : 460 et 463). Les changements de deuxième degré risquent d’impliquer aussi des changements de premier degré, c’est-à-dire qu’il sera nécessaire que les personnes enchaînées dotées d’une forte crédibilité écoutent sérieusement celles dont la crédibilité est plus faible, un défi en soi, pour les raisons mentionnées dans la section précédente. Cependant, on ne saurait combattre l’exclusion épistémique de deuxième degré en procédant simplement à des changements de premier degré. Il faudra lancer des changements de deuxième degré, c’est-à-dire reconnaître la nécessité de revoir radicalement ses ressources épistémiques et procéder concrètement à cette révision.

L’oppression épistémique de deuxième degré tient au fait suivant : alors que les ressources épistémiques interdépendantes éclairent certains aspects du monde, elles contribuent en même temps à en occulter d’autres. Les groupes qui subissent généralement les conséquences de la double nature des ressources épistémiques interdépendantes sont rarement choisis au hasard. Deux facteurs en particulier augmentent souvent le risque qu’un groupe connaisse une oppression épistémique de deuxième degré : la construction d’identités défavorisées d’un point de vue épistémologique et une série d’exclusions sociales et politiques qui sont source d’ignorance. Les différentes configurations historiques, sociales et politiques de la marginalisation déterminent dans une large mesure qui subira une oppression épistémique de deuxième degré. Ainsi, comme dans le cas de l’oppression épistémique de premier degré, l’immobilisme soulève d’abord la question de la volonté de changement dans les groupes qui détiennent un pouvoir épistémique relativement important. La création d’épistémologies représente un pas important pour des groupes plutôt démunis d’un point de vue épistémique, mais cela ne réduit pas nécessairement l’impact de l’oppression épistémique de deuxième degré, puisque chaque personne doit toujours recourir à des ressources épistémiques communes, dominantes, qui sont insuffisantes. Par conséquent, le pouvoir épistémique relatif, c’est-à-dire le privilège, compte tenu de l’insuffisance des ressources, de voir celles-ci bien adaptées à sa propre expérience et à sa propre compréhension du monde, doit être considéré comme l’une des sources principales d’immobilisme dans la lutte contre l’oppression épistémique de deuxième degré. Et comme dans le cas de l’oppression épistémique de premier degré, ce sont des facteurs historiques, sociaux et politiques qui déterminent qui possédera ce pouvoir épistémique et qui en sera privé. L’oppression épistémique de deuxième degré, comme l’oppression de premier degré, est une oppression épistémique réductible, car la source principale de résistance au changement peut se ramener au développement social et économique du pouvoir épistémique.

L’exclusion épistémique de troisième degré des changements de troisième degré

Le troisième type d’exclusion épistémique, l’exclusion de troisième degré, consiste en une atteinte à l’agentivité épistémique engendrée par le caractère inapproprié des ressources épistémiques communes dominantes. Qualifier ces ressources d’inappropriées, c’est remettre en question la pertinence des ressources dominantes globales d’une collectivité donnée compte tenu des pratiques de production de connaissances qui sont en jeu. Ce type d’exclusion épistémique diffère des deux types abordés précédemment dans la mesure où ceux-ci sont perceptibles de l’intérieur des ressources épistémiques communes. L’exclusion épistémique de troisième degré, quant à elle, agit de l’« extérieur » d’un ensemble de ressources épistémiques et, du fait même de la finalité d’une démarche donnée, elle vient remettre en question une grande partie du système épistémologique d’une personne. Pour expliquer cette forme d’oppression épistémique, je poursuivrai l’analogie avec L’allégorie[22]. Imaginons ce qui suit :

  1. Les personnes enchaînées ont toujours eu besoin que certaines personnes mobiles leur apportent eau et nourriture. Celles-ci ont donc toujours été perçues comme autre chose que d’obscurs porteurs d’objets. Cependant, comme les personnes enchaînées sont incapables de se retourner de droite à gauche, elles ont pu n’y discerner que de simples voix suggérant qu’il est l’heure de manger ou évoquant le repas lui-même;

  2. Les personnes mobiles distribuent toujours la nourriture à partir de la droite. Elles doivent rester invisibles aux personnes enchaînées et ne jamais communiquer avec elles. Elles peuvent cependant engager le dialogue avec d’autres porteurs et elles le font parfois, tout en nourrissant les prisonniers;

  3. Or, puisque la nourriture est distribuée à partir de la droite, la personne placée à l’extrémité gauche vivra une expérience singulière. Elle sera la seule personne enchaînée à n’avoir jamais entendu une voix à sa gauche.

On voit ici que les personnes ligotées ont toujours pressenti l’existence d’un monde plus complet que ce que laissent entrevoir les ressources épistémiques de la caverne. Aux fins de notre exemple, supposons qu’elles ne comprennent pas qu’elles sont entravées et que les possibilités de bouger sont nombreuses. Dans ce cas, la personne située à l’extrémité gauche peut entrevoir quelque chose du monde social, ce qui n’est pas donné de la même façon aux autres membres du groupe. Disons que, compte tenu des ressources épistémiques collectives, elle sait que son expérience s’avère unique et que cette dernière suggère que la caverne est plus grande qu’elle n’y paraît au premier abord. Il faudrait toutefois une révision importante des ressources épistémiques communes pour intégrer ce point de vue, si bien que son expérience singulière et les révélations qui pourraient en résulter ne provoqueront, dans un premier temps, que des changements mineurs dans le système épistémologique. On dira peut-être que son témoignage est insensé; on l’accusera de mentir et de colporter des idées dangereuses; ses conclusions provoqueront la risée et seront ridiculisées. Peu importe comment ses observations sont reçues, elles ne parviennent pas à impulser les changements nécessaires dans les ressources épistémiques collectives. Le témoignage de la personne située à l’extrémité gauche n’arrive jamais à créer la dynamique nécessaire pour déclencher les modifications souhaitables dans les ressources épistémiques communes, notamment parce que ces changements auraient un impact profond sur le système épistémologique établi […] La personne placée à l’extrémité gauche voit donc son agentivité épistémique compromise puisqu’elle perd sa capacité de contribuer aux connaissances qui relèvent de sa compétence.

À la différence des cas mentionnés précédemment, le dilemme qui se présente à la personne située à l’extrémité gauche ne provient pas d’écarts dans les ressources épistémiques interdépendantes […] Cette personne sait très bien comment exprimer sa position, mais son explication n’obtient pas l’approbation voulue, car son témoignage remet en cause les ressources épistémiques communes. Ainsi, c’est la résilience épistémologique de ressources épistémiques communes inappropriées qui pose problème, et pas nécessairement l’existence de ressources épistémiques communes inefficaces ou insuffisantes. Cela dit, cette explication ne permet pas, à elle seule, de comprendre la nature de l’exclusion qu’engendrent ces ressources épistémiques communes inappropriées. Il faut aussi considérer les systèmes épistémologiques qui maintiennent ces ressources épistémiques communes, même si leur caractère inapproprié ne permet pas de les expliquer.

La raison pour laquelle on doit chercher du côté des systèmes épistémologiques en vue de comprendre l’exclusion qui découle de ressources épistémiques communes inappropriées est que ces ressources ne révèlent pas pourquoi elles sont incapables elles-mêmes de rendre compte de la position de la personne située à l’extrémité gauche. Si cette information était disponible à l’intérieur même des ressources épistémiques, l’exclusion de troisième degré ne pourrait pas se produire. Cependant, puisque dans notre allégorie cette exclusion s’est produite, le problème déborde les ressources épistémiques et s’étend jusqu’au système qui maintient et préserve ces ressources. Si le système épistémologique établi était assez souple pour déceler les idées de la personne placée à l’extrémité gauche – par exemple, s’il pouvait intégrer l’idée de transformer radicalement les imaginaires sociaux institués –, sa position aurait, au minimum, déclenché une évaluation des croyances et des convictions courantes ou, au mieux, eu l’effet approprié sur les ressources épistémiques.

Dans la situation actuelle, le témoignage de cette personne ne peut à lui seul provoquer un tel changement. Ce scénario n’est pas particulièrement exagéré. Voilà de quoi sont faits les « chocs des cultures[23] ». La personne enchaînée à l’extrémité gauche tente essentiellement de témoigner de quelque chose qui peut paraître impossible étant donné la situation qui caractérise le système épistémologique dominant, c’est-à-dire les ressources épistémiques communes et les imaginaires sociaux institués, par exemple. Par conséquent, pour combattre ce type d’exclusion de troisième degré et l’oppression épistémique qui en résulte pour la personne ligotée à l’extrémité gauche, il faut prendre conscience de ses propres paramètres épistémologiques et peut-être même les transformer radicalement, c’est-à-dire procéder à des changements de troisième degré.

Il ne suffit pas d’accorder son comportement à ses valeurs (un processus à simple boucle et une exclusion épistémique de premier degré) ni même de mettre en évidence des écarts dans les ressources épistémiques en vigueur et de procéder à des modifications (des processus à double boucle et une exclusion épistémique de deuxième degré) pour faire face à ce type d’exclusion épistémique. Il est nécessaire d’impulser des changements de troisième degré qui permettront aux personnes enchaînées de prendre conscience de leurs propres systèmes épistémologiques, c’est-à-dire de ce qui oriente leurs imaginaires sociaux institués, de façon à les transformer ou à s’en extraire complètement […] L’exclusion épistémique que subit la personne enchaînée à l’extrémité gauche est une exclusion de troisième degré dans la mesure où seuls des changements de troisième degré permettront de la combattre. Il est essentiel que les personnes qui pratiquent l’oppression épistémique de troisième degré prennent un peu de recul et prennent conscience de leurs systèmes épistémologiques globaux qui maintiennent et légitiment des ressources épistémiques inappropriées. Ce type de reconnaissance, qui revient plus ou moins à admettre globalement « ses propres traditions culturelles », se révèle extrêmement difficile (Walsh 2004 : 302).

C’est la difficulté à procéder à des changements de troisième degré qui laisse penser que les exclusions de troisième degré vont perdurer. Reconnaître les limites de son propre système épistémologique laisse supposer des changements d’une ampleur considérable. Le témoignage de la personne située à l’extrémité gauche ne provoque pas de tels changements et ne peut pas le faire. On ne sait trop ce qui engendre ces changements […] la principale difficulté dans la lutte contre l’oppression épistémique de troisième degré est le travail nécessaire à la simple reconnaissance de son existence, travail difficile précisément à cause de la résilience épistémologique. Les exclusions que vit la personne enchaînée placée à l’extrémité gauche sont là pour durer. Elle connaît donc une oppression épistémique de troisième degré.

Si l’on veut s’attaquer à l’oppression épistémique de troisième degré, il faut réfléchir sérieusement à la question de la résilience épistémologique. Cela pose de grandes difficultés, et elles ne sont pas nécessairement nouvelles. Depuis le paradoxe de Ménon jusqu’à la question de l’Être chez Heidegger, les méta-analyses se heurtent à la nature irréductible de l’objet de recherche, dans la mesure où il faut s’appuyer sur cet objet même pour mener l’analyse; en d’autres termes, ce qui fait l’objet de la recherche constitue en même temps la condition de possibilité de la recherche même. Cette irréductibilité est problématique dans la mesure où les capacités de recherche ou le domaine de recherche sont précisément ceux auxquels on ne peut échapper. De sorte que même si l’impulsion pour la recherche vient de l’« extérieur », la recherche reste néanmoins « intérieure », ce qui pose un certain défi.

Le problème de la résilience épistémologique surgit ainsi lorsqu’un questionnement concernant un système épistémologique résilient s’appuie sur ledit système. C’est-à-dire que la résilience même du système, en ne dévoilant que ce que le système est prêt à montrer, peut empêcher une personne d’avancer de façon significative dans la prise de conscience des limites de son système épistémologique. L’idée que le système convient pour la tâche s’en trouve ainsi renforcée, alors qu’en fait le sujet est enfermé dans un cercle vicieux. Voilà pourquoi les changements de troisième degré requièrent des processus à simple et à double boucle, et non seulement des processus à triple boucle. Les personnes enchaînées à droite du prisonnier situé à l’extrémité gauche devront conférer à ce dernier une crédibilité sans faille. Et probablement que, devant la profonde insuffisance des ressources épistémiques communes, elles devront également s’ouvrir à des révolutions conceptuelles radicales. Toutefois, elles devront aussi, et c’est le plus dur, composer avec la résilience de leurs systèmes épistémologiques afin de saisir les éléments de leur mode de vie général qui les empêchent d’intégrer fermement le témoignage de la personne enchaînée à l’extrémité gauche. Par conséquent, ce n’est pas l’absence de pouvoir épistémique qui détermine le caractère irréductible de l’oppression de troisième degré. Le pouvoir épistémique se posera sans aucun doute comme problème dans les changements de troisième degré.

La difficulté principale sera, cependant, d’arriver à reconnaître l’existence même d’une oppression épistémique de troisième degré. Les caractéristiques des systèmes épistémologiques, la résilience, par exemple, auxquelles s’ajoute la nature irréductible du questionnement de ces systèmes, deviennent souvent des obstacles quand vient le temps de reconnaître l’existence de l’oppression épistémique de troisième degré. Ainsi, puisque la principale difficulté qui se pose dans la lutte contre l’oppression épistémique de troisième degré réside dans la nature irréductible du questionnement et dans la résilience épistémologique, qui sont précisément deux traits des systèmes épistémologiques, je soutiens que l’oppression épistémique de troisième degré se révèle une oppression irréductible.

Conclusion

Deux grandes objections au moins se posent quand on présente, comme je l’ai fait, l’oppression de troisième degré telle une forme irréductible d’oppression épistémique. La première objection consiste à avancer que l’oppression épistémique de troisième degré peut en fait se ramener au pouvoir social et politique. Je peux admettre ce point sans pour autant modifier l’analyse que je propose ici. Il est bien possible que le fait de détenir un immense pouvoir social et politique permette de lutter contre les trois formes d’oppression épistémique, bien que la forme irréductible d’oppression posera encore de sérieux problèmes. Cependant, les difficultés éprouvées dans la lutte contre chacune des formes d’oppression varient selon que c’est une oppression réductible ou irréductible. Par exemple, même si j’ai la faculté de transformer les jugements de crédibilité habituellement posés contre les groupes jugés peu crédibles, je devrai composer avec le pouvoir épistémique des groupes mieux nantis. En revanche, si je veux modifier les systèmes épistémologiques, mon plus grand défi sera de m’attaquer aux problèmes que posent la résilience épistémologique et d’autres caractéristiques similaires de ces systèmes.

La seconde objection peut consister à dire que c’est la résilience épistémologique qui complique toutes les formes d’oppression présentées ici. Cette objection revient à situer toutes les formes d’immobilisme dans les systèmes épistémologiques. Cette objection se présente ainsi : pourquoi ne pas dire simplement que, dans les trois formes d’oppression épistémique, la résistance la plus importante provient de la résilience épistémologique? Selon cette interprétation, dans les cas d’oppression de premier et de deuxième degré, la résistance au changement proviendrait du pouvoir épistémique détenu et entretenu par un système épistémologique résilient; le pouvoir épistémique représente ici une particularité de la résilience épistémologique. Une telle interprétation présente un grand avantage : suivant cette objection, elle se fonde sur l’idée que les systèmes épistémologiques procèdent de développements historiques et sociaux, ce qui ne fait aucun doute.

Je ne sais trop si c’est là une objection ou bien un glissement de termes. Je peux volontiers concéder cette objection et soutenir que l’immobilisme opposé à chacune des formes d’oppression épistémologique constitue une certaine forme de résilience épistémologique, pour autant que la distinction que j’ai introduite soit maintenue. Le pouvoir épistémique, bien qu’il se trouve dans l’oppression de troisième degré, ne représente qu’une partie des difficultés qui se posent dans la lutte contre cette forme d’oppression épistémique. Ce constat est important. Il commence à offrir quelques indices du type de solutions nécessaires pour aborder chacune des formes d’oppression épistémique. Cela peut aider aussi à développer des critères pour classer les théories normatives du savoir selon leur capacité à juger des caractéristiques des systèmes épistémologiques et de leur fonction et à en promouvoir la reconnaissance.

[…] La distinction entre oppression réductible et oppression irréductible offre donc une approche heuristique pour comprendre une vaste gamme de problèmes qui se manifestent dans la production des savoirs.