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Dans « On Civil Disobedience », publié pour la première fois dans le journal The New Yorker (1970) puis dans l’ouvrage Crisis of the Republic (1972a)[1], Hannah Arendt développe une critique de la désobéissance civile conçue comme acte individuel et comme « objection de conscience ». Au moyen d’une discussion des positions de Socrate dans le Criton (obéissance aux lois de la cité) et de Henry David Thoreau (désobéissance à la loi), Arendt montre comment ces figures classiques de la réflexion sur la désobéissance civile posent cette dernière sur le terrain de la morale individuelle plutôt que sur le terrain collectif du politique. À l’encontre de cette conception de la désobéissance civile comme objection de conscience, Arendt définit la désobéissance civile comme le fait d’un groupe, comme une action concertée par laquelle un désir de changement sur le plan politique est manifesté.

Alors qu’Arendt cite plusieurs penseurs importants du débat sur la relation entre le citoyen[2] et la loi (tels Hobbes ou Locke) et fait explicitement référence à plusieurs figures classiques du débat sur la désobéissance civile (tels Socrate, Thoreau ou Gandhi), elle ne réfère jamais à la pièce Antigone de Sophocle. La position d’Antigone (désobéissance) présente pourtant certaines similitudes avec celles de Socrate et de Thoreau qui sont discutées par Arendt. De plus, comme le souligne Bonnie Honig (2013 : 6) dans Antigone, Interrupted, il s’agit probablement de la pièce la plus commentée de l’histoire de la philosophie, de la théorie politique et du féminisme. Cette absence de référence à la figure d’Antigone dans la réflexion d’Arendt sur la désobéissance civile se révèle d’autant plus surprenante que sa conception du politique fait largement appel à plusieurs concepts, idées ou exemples issus de l’Antiquité grecque[3] : qu’on pense à ses nombreuses analogies entre théâtre et politique, ou encore aux notions d’héroïsme et de courage qui sont directement associées à sa conception de l’action politique, dont la désobéissance civile est une forme[4].

Au sein des débats sur la question de la désobéissance civile, la figure d’Antigone est généralement invoquée en tant que représentation de l’objecteur de conscience héroïque qui désobéit à la loi et conteste le pouvoir politique jugé injuste[5]. En ce sens, la critique qu’Arendt formule à l’endroit de l’objection de conscience s’applique évidemment au cas d’Antigone. Il semble toutefois possible de rattacher la position de cette dernière à certains aspects de la conception arendtienne de l’action politique et de la désobéissance civile, que ce soit en raison de son héroïsme, de son courage ou de sa contestation ouverte du pouvoir politique. Certaines interprètes féministes ont d’ailleurs recours à des concepts centraux de la pensée d’Arendt pour analyser la figure d’Antigone; c’est le cas de Judith Butler et Bonnie Honig. Dans Antigone’s Claim: Kinship between Life and Death, Butler (2000 : 57-82) se montre critique de la distinction public/privé défendue par Arendt, laquelle conduit à dénier tout statut politique à Antigone. Honig (2010), quant à elle, fait appel au concept arendtien de natalité pour lire l’action d’Antigone comme une tentative d’introduire quelque chose de neuf dans le domaine politique. Les rencontres entre l’oeuvre d’Arendt et Antigone ont donc lieu à partir de concepts tirés de Condition de l’homme moderne, mais jamais à partir de la conception arendtienne de la désobéissance civile.

L’objectif de cet article est, par conséquent, de provoquer cette rencontre inédite entre la réflexion d’Arendt sur la désobéissance civile et l’Antigone de Sophocle. Cela nous permettra de porter un regard nouveau sur la conception arendtienne de la désobéissance civile. On ne saurait en effet prétendre au développement d’une nouvelle compréhension de la position d’Antigone car, comme le fait remarquer Nicole Loraux (1986 : 165), « [à] propos d’Antigone tout est dit et l’on vient trop tard ». Par le biais d’une lecture arendtienne d’Antigone, nous voulons plutôt montrer que la distinction qu’Arendt effectue entre objection de conscience et désobéissance civile constitue à la fois une force et une limite de sa réflexion sur la désobéissance civile. À cet effet, nous évaluerons donc la position d’Antigone à l’aune de la critique qu’Arendt formule à l’encontre de l’objection de conscience, puis au regard de sa définition de la désobéissance civile. Il s’agira alors de déterminer dans quelle mesure la position d’Antigone répond aux exigences de la conception arendtienne de la désobéissance civile. Comme on le verra, l’action d’Antigone ne pourra se soustraire à sa critique de l’objection de conscience. De ce fait, elle ne satisfera pas complètement les critères de la définition arendtienne de la désobéissance civile, notamment en raison de l’ambiguïté qui règne lorsque vient le temps de savoir si la philosophe pourrait considérer le geste d’Antigone comme une action politique. Nous en arriverons ainsi à une lecture nuancée de la position d’Antigone, qui la situera à mi-chemin entre l’objection de conscience et la désobéissance civile. De là, nous pourrons finalement mettre en lumière les mérites et les faiblesses de cette distinction qu’Arendt fait entre objection de conscience et désobéissance civile : d’une part, elle nous rappelle l’importance de la dimension collective de l’action politique ainsi que la nécessité d’agir avec un véritable souci du monde; mais, d’autre part, elle néglige le rôle que peut jouer l’objection de conscience dans le passage du privé au politique – en particulier pour les personnes exclues ou marginalisées.

Arendt, Antigone et l’objection de conscience

Pour Arendt, les positions de Socrate et de Thoreau font de la désobéissance civile une affaire morale plutôt que politique. Chacun à leur manière, ils définissent le rapport entre le citoyen et la loi en termes de conscience individuelle plutôt qu’en termes d’action collective. Leur décision de respecter ou d’enfreindre la loi repose sur le désir d’être en accord avec eux-mêmes, de respecter les principes ou valeurs morales auxquels ils adhèrent. Pour Arendt, cette action de désobéissance ou d’obéissance à la loi a alors bien peu à voir avec le politique : il s’agit surtout d’être en paix avec sa conscience.

Afin de mieux comprendre la critique d’Arendt, rappelons d’abord le cas de Socrate, tel que le présente Platon (2005) dans l’Apologie de Socrate et dans le Criton. Accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse, Socrate sera condamné à mort à l’issue de son procès. Alors qu’il est emprisonné dans l’attente du moment où il devra boire la ciguë, son ami Criton lui propose de s’évader. Socrate refuse, car cela reviendrait, selon lui, à commettre une injustice. Essentiellement, l’argumentation de Socrate s’appuie sur le principe selon lequel « l’important n’est pas de vivre, mais de bien vivre » (Platon 2005 : [48b]), c’est-à-dire de mener une existence moralement bonne. Le fait de s’évader serait contraire à ce principe, puisque briser la loi porte atteinte à celle-ci et en diminue la force. Ce serait donc faire du tort aux lois et, par extension, à la cité et à ses citoyens. Puisque Socrate n’a jamais remis en question la justice des lois, pas même pendant son procès, il serait injuste d’enfreindre des lois qu’il a toujours considérées comme bonnes et auxquelles il s’estime lié[6]. Pour Arendt, bien qu’il y ait dans le raisonnement de Socrate une certaine forme de considération politique (un souci de la cité et des citoyens), la relation que celui-ci entretient avec les lois et la cité apparaît secondaire par rapport à la relation morale qu’il a, pour ainsi dire, avec lui-même. C’est que la décision de Socrate se fonde avant tout sur la volonté de respecter les principes qu’il a prônés tout au long de sa vie et qu’il a réitérés pendant son procès : « Autrement dit, Socrate ne se serait pas montré fidèle à ses propres paroles s’il avait tenté de s’échapper. Il aurait démenti ainsi tout son comportement au cours du procès […] Il se devait à lui-même, comme aux citoyens auxquels il s’était adressé, de rester et de mourir » (Arendt 1972b : 61). Ainsi, dans la mesure où Socrate cherche avant tout à être cohérent, son rapport politique à la cité paraît médié par le rapport moral qu’il entretient avec sa conscience.

Le second exemple utilisé par Arendt (1972b : 61) pour critiquer la conception de la désobéissance civile comme objection de conscience est celui de Thoreau, au sujet duquel elle dit ceci :

Le cas de Thoreau, beaucoup moins dramatique – il fut contraint de passer une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt électoral à un gouvernement qui reconnaissait l’esclavage, mais le lendemain matin il laissa sa tante l’acquitter à sa place – paraît cependant, mieux correspondre à l’objet du présent débat; en effet, contrairement à Socrate, il protestait contre l’injustice des lois elles-mêmes.

L’action de Thoreau, parce qu’elle a directement pour objectif de contester une injustice, semble donc plus politique que celle de Socrate. Or, dans son essai sur la désobéissance civile publié en 1849, Thoreau (2000 : 12) soutient que le citoyen ne doit jamais abandonner sa conscience au législateur et que son seul devoir est d’agir à tout moment selon ce qui lui paraît juste. Il semble ainsi situer la question de la désobéissance civile dans le domaine moral. Pour Thoreau (2000 : 21), ce devoir n’implique pas forcément de combattre l’injustice, mais plutôt de ne pas y participer ou de ne pas la cautionner :

Le devoir d’un homme n’est pas, en général, de se vouer à l’éradication de la moindre injustice, fût-elle énorme; il lui est loisible d’avoir d’autres intérêts; mais son devoir veut à tout le moins qu’il s’en lave les mains et, s’il n’y pense pas davantage, qu’il ne lui donne pas son soutien objectif.

Thoreau ne conçoit donc pas la désobéissance civile comme une action destinée de prime abord à changer la société, mais comme un moyen d’agir en conformité avec ce que nous dicte notre conscience en matière de bien et de mal.

Tant chez Socrate que chez Thoreau, la décision que prendra une personne d’obéir ou de désobéir à la loi s’appuie donc sur la recherche d’un accord entre son action individuelle et ses croyances morales (Arendt 1972b : 66) : « Ainsi, les prescriptions de la conscience se rapportent à l’intérêt que l’on porte à sa propre personne. Prends bien garde, nous disent-elles, d’accomplir un acte en compagnie duquel tu ne pourrais vivre. » Pour Arendt, on se trouve ici sur le terrain de la subjectivité. La personne qui désobéit est placée, par son action, dans une relation morale avec elle-même plutôt que dans une relation politique avec la communauté. C’est pourquoi Arendt (1972b : 62) considère que la désobéissance civile définie comme objection de conscience n’est pas politique : « En ce cas comme toujours, la conscience est apolitique. Elle ne s’intéresse pas au monde où existent des abus, ou aux conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur l’avenir de ce monde. »

Antigone, en tant qu’héroïne qui préfère désobéir à la loi et affronter la mort plutôt que d’aller à l’encontre de ce qu’elle croit être la bonne chose à faire, se rapproche de la posture de l’objection de conscience. Rappelons qu’Antigone choisit de désobéir à l’édit de Créon (roi de Thèbes) qui interdit d’accomplir les rites funéraires pour son frère Polynice, déclaré traître. Ce dernier est tué au cours d’une bataille l’opposant à son frère Étéocle, mort lui aussi et déclaré héros. Malgré la peine de lapidation prévue pour toute personne qui désobéirait à l’édit, Antigone décide d’enterrer son frère. Elle se fera prendre, assumera son geste et sera condamnée à mort par Créon qui la fera emmurer vivante dans un tombeau. Elle s’enlèvera la vie avant l’arrivée de Créon venu la libérer après avoir changé d’avis (Sophocle 1999). Dans la pièce, Antigone exprime clairement, à au moins deux reprises, sa volonté d’être en accord avec ce que lui dicte sa conscience. D’abord lorsqu’elle confie à sa soeur Ismène qu’elle préfère mourir sachant qu’elle a bien agi plutôt que de vivre avec le fait de ne pas avoir enterré son frère (Sophocle 1999 : 44) :

Pour une telle cause, la mort me sera douce. Je reposerai auprès de mon frère chéri, pieusement criminelle. J’aurai plus longtemps à plaire à ceux d’en bas qu’aux gens d’ici. Là-bas, mon séjour n’aura point de fin. Libre à toi de mépriser ce qui a du prix au regard des dieux.

On remarque ici une similitude avec la position de Socrate qui défend que « l’essentiel n’est pas de vivre, mais de bien vivre » et pour qui bien agir s’avère important aussi bien dans cette vie que dans l’Hadès, donc après la mort (Platon 2005 : [54b-54-c]). En faisant valoir la supériorité des lois divines, Antigone pose l’existence d’un bien moral supérieur à ce que dicte la loi des hommes (l’ordre politique). Cela est comparable au point de vue de Socrate et de Thoreau pour qui le juste et l’injuste dépendent d’un ordre moral distinct du politique, prévalant sur ce dernier. On constate également la volonté d’Antigone d’être en paix avec sa conscience dans ces paroles adressées à Créon : « Si j’avais dû laisser sans sépulture un corps que ma mère a mis au monde, je ne m’en serais jamais consolée : maintenant je ne me tourmente plus de rien » (Sophocle 1999 : 61).

On voit bien que la critique qu’Arendt formule à l’endroit de la désobéissance civile comme objection de conscience s’applique effectivement à Antigone. D’autant que son geste de désobéissance est une action individuelle et paraît, à certains égards, fondé sur des motifs personnels[7]. On se rappellera qu’Antigone agit seule et refuse qu’Ismène assume avec elle les conséquences de son action : « Non je ne partagerai pas ma mort avec toi. Ne t’approprie pas un ouvrage auquel tu n’as pas travaillé. Que je meure, moi, ce sera bien » (Sophocle 1999 : 65). Un autre passage laisse d’ailleurs penser que son action est finalement motivée davantage par l’amour qu’elle porte à son frère que par le désir de faire respecter les lois divines invoquées pour justifier son action[8]. Il est ici question du passage où Antigone affirme qu’elle n’aurait pas fait la même chose pour un mari ou un enfant. Elle justifie son affirmation en disant que, si elle perdait un fils ou un époux, elle pourrait avoir un autre enfant ou se remarier, alors qu’elle ne peut avoir d’autre frère (Sophocle 1999 : 83).

Vu sous cet angle, nul doute que la critique d’Arendt s’applique à la position d’Antigone. Or, l’action d’Antigone se résume-t-elle aux dimensions qu’on vient d’exposer? Est-il également possible, d’un point de vue arendtien, de lire le geste d’Antigone comme une action politique plutôt que comme une simple action de nature morale et individuelle?

Antigone et la conception arendtienne de la désobéissance civile

À la conception de la désobéissance civile comme objection de conscience, Arendt opposera une conception basée sur l’action en commun et sur le désir de changement politique. Au fil de son texte sur la désobéissance civile, la philosophe énonce les critères ou les caractéristiques qui entrent en ligne de compte dans sa définition de ce concept. Elle explique que, contrairement au criminel ou au délinquant qui agissent à l’abri des regards, la désobéissance civile se déroule publiquement (Arendt 1972b : 77). Cette dernière est donc une violation ouverte et consciente de la loi. À cet égard, l’action d’Antigone correspond à la définition qu’Arendt donne de la désobéissance civile, puisque la jeune femme n’agit pas clandestinement et qu’elle est consciente des risques encourus. Elle ne tentera pas de nier son geste ni d’échapper à ses conséquences. D’ailleurs, au début de la pièce, lorsqu’Antigone fait part à Ismène de son intention de braver l’interdiction d’enterrer son frère, elle encourage sa soeur à ne pas garder son projet secret : « Hélas! Parle, au contraire, annonce-le à tout le monde : je t’en voudrais bien plus de ton silence » (Sophocle 1999 : 45).

Cela dit, la désobéissance civile est définie par Arendt comme une action collective, donc comme le fait d’un groupe et non une action individuelle. L’action d’Antigone ne remplit évidemment pas ce critère. Distinguant l’objection de conscience de la désobéissance civile, Arendt (1972b : 58) dit ceci :

[Ceux et celles qui font de la désobéissance civile] constituent en fait des minorités organisées, unies par des décisions communes, plutôt que par une communauté d’intérêts, et par la volonté de s’opposer à la politique gouvernementale, même lorsqu’elles peuvent estimer que cette politique a le soutien d’une majorité. Leur action concertée procède de leur commun accord, et c’est cet accord qui confère à leurs opinions une certaine valeur et les rend convaincantes indépendamment de la façon dont elles se sont formées à l’origine.

C’est précisément le caractère collectif de l’action qui donne à la désobéissance civile sa légitimité politique, mais également le fait qu’elle n’est pas exercée en vertu d’intérêts personnels ou privés[9]. On a vu que l’action d’Antigone peut être rattachée à des motifs personnels, mais il est possible d’interpréter différemment son geste et de lui associer aussi des motifs politiques, ce qui s’avère central dans la conception arendtienne de la désobéissance civile.

En effet, outre le caractère nécessairement collectif de la désobéissance civile, Arendt considère que c’est une action par laquelle se manifeste une volonté de changement politique. Cela ne saurait être plus clair que dans le passage suivant (Arendt 1972b : 76) :

Des actes de désobéissance civile interviennent lorsqu’un certain nombre de citoyens ont acquis la conviction que les mécanismes normaux de l’évolution ne fonctionnent plus ou que leurs réclamations ne seront pas entendues ou ne seront suivies d’aucun effet – ou encore, tout au contraire, lorsqu’ils croient possible de faire changer d’attitude un gouvernement qui s’est engagé dans une action dont la légalité et la constitutionnalité sont gravement mises en doute.

Pour Arendt (1972b : 77), la désobéissance civile est donc exercée en vertu d’un désaccord fondamental avec une loi ou une politique et sert à revendiquer « des changements désirables et nécessaires ou la restauration du statu quo ». La désobéissance civile joue un rôle politique important en ce qu’elle constitue parfois le seul moyen dont disposent certains groupes minoritaires pour faire entendre leur voix. Arendt (ibid. : 78) considère que la désobéissance civile permet d’exercer un contrepoids essentiel au règne de la majorité. Elle souligne également le caractère nécessairement extrajuridique de la désobéissance civile, soit qu’il s’agit toujours d’une action illégale ou non prévue par la loi. Arendt (ibid. : 55-56) n’adhère pas à une vision de la désobéissance civile comme moyen de tester la validité de la loi (en invoquant, par exemple, la préséance d’un ordre supérieur de loi), c’est-à-dire d’enfreindre une loi afin d’en vérifier la constitutionnalité devant les tribunaux. Pour elle, la désobéissance civile est une action politique qui vient notamment faire pression sur l’ordre juridique afin qu’il reflète ce que la société est ou veut politiquement parlant. La désobéissance civile est nécessaire pour faire évoluer les lois, et cela ne peut avoir lieu que depuis l’extérieur du cadre légal[10].

Ce qu’il faut retenir de la conception arendtienne de la désobéissance civile, c’est principalement son caractère politique. On doit comprendre que la désobéissance civile constitue, pour Arendt, une forme radicale de participation à la vie politique. C’est pourquoi elle relie notamment la désobéissance civile au droit d’association volontaire[11]. La personne qui pose une action de désobéissance civile agit en vertu de l’intérêt qu’elle porte à la vie en commun, elle cherche à la transformer, à l’améliorer. Ce n’est en aucun cas un rejet de la société et de ses institutions, comme on le voit en partie chez Thoreau, ni un simple désir d’agir en conformité avec ce que lui dicte sa conscience.

On a vu que l’action d’Antigone s’apparente à l’objection de conscience et qu’elle ne correspond donc pas à la définition arendtienne de la désobéissance civile, entre autres, parce qu’il s’agit d’une action individuelle basée (au moins partiellement) sur des motifs privés. Un autre élément éloigne l’action d’Antigone de la conception arendtienne de la désobéissance civile, soit le fait qu’elle invoque les lois divines pour justifier son action. De ce fait, l’action d’Antigone ne répondrait pas au critère d’Arendt selon lequel un acte de désobéissance civile doit être extrajuridique. En réponse aux nombreuses interprétations qui voient dans l’action d’Antigone l’expression du conflit entre lois divines et lois humaines, Cornelius Castoriadis (1986 : 139) rappelle que cette distinction ou cette hiérarchie entre lois divines et lois humaines ne s’applique pas :

L’insistance sur l’opposition évidente – et assez superficielle – entre les lois humaine et divine oublie que pour les Grecs enterrer les morts est aussi une loi humaine – au même titre que défendre son pays est aussi une loi divine (Créon le dit explicitement). Du début à la fin, le choeur ne cesse d’osciller entre les deux positions qu’il place toujours sur le même plan. Le célèbre hymne (v. 332-375) à la gloire de l’homme, le bâtisseur des cités et le créateur des institutions, s’achève sur un éloge de celui qui est capable de tisser ensemble (pareirein) « les lois du pays et la justice des dieux à laquelle il a prêté serment ».

Ainsi, malgré l’appel aux lois divines pour justifier son action, Antigone pourrait être considérée comme une actrice politique, puisque l’accomplissement des rites funéraires s’avère ici une question d’intérêt public. Le caractère politique de l’action d’Antigone réside également dans le fait que c’est une protestation directe contre l’injustice de la loi imposée par Créon. Il y a donc là l’affirmation d’un désir de changement politique compatible avec celui qu’Arendt inscrit au coeur de sa conception de la désobéissance civile.

À l’encontre de ceux et celles qui considèrent qu’Antigone désobéit au nom de considérations privées (amour et devoir filial) et qu’elle n’est donc pas une actrice politique, plusieurs interprétations féministes viennent situer le caractère politique de l’action d’Antigone dans l’action elle-même, dans la transgression qu’elle performe, soit dans le fait qu’une femme apparaît sur la scène politique alors réservée aux hommes. Cette transgression est d’ailleurs soulevée par Ismène dès le début de la pièce lorsqu’elle affirme que, comme femmes, Antigone et elle ne peuvent lutter contre les hommes, que ce n’est pas leur rôle (Sophocle 1999 : 44). La transgression d’Antigone est également révélée par Créon qui, apprenant que le corps de Polynice a été enterré, pose la question suivante (Sophocle 1999 : 52) : « Quel homme a eu cette audace? » Le caractère politique de l’action d’Antigone réside donc dans le fait que la transgression performée transforme le domaine politique, une nouvelle voix s’y fait entendre et, par conséquent, en modifie les normes. Comme le montre Françoise Duroux (1993 : 15), Antigone, en s’opposant à la loi édictée par Créon, vise la transformation de la base même sur laquelle s’érige la loi : « Ce dont Antigone se fait le héraut et l’héroïne, c’est d’une réalité, celle de l’humain, égalisé devant la mort; “ réel ” si l’on veut, dont les femmes soutiennent socialement et politiquement le refoulement. Ce pour quoi elle “ milite ”, c’est l’inscription politique de ce refoulé. »

Le refoulé qu’Antigone fait apparaître sur la scène politique, c’est tout ce qui est traditionnellement associé aux femmes et qui les relègue à la sphère privée : famille, sentiments, entretien de la vie, etc. Par son action, Antigone oppose l’égalité à la division (dont le conflit entre ses deux frères et la disparité dans l’accomplissement des rites funéraires), l’amour à la guerre, etc. Par là, elle propose une nouvelle base sur laquelle ériger les lois politiques. Ainsi considérée, l’action d’Antigone se rapproche de certaines fonctions qu’Arendt attribue à la désobéissance civile, comme la possibilité pour une minorité de s’opposer au règne de la majorité ou encore de chercher à transformer l’ordre juridique depuis une posture extrajuridique.

Cela dit, considérant la distinction assez stricte qu’Arendt trace entre le privé et le public, peut-on vraiment, selon sa perspective, voir la transgression d’Antigone comme une action politique? Il semble que non, puisque, suivant ce que suggèrent ces interprétations féministes, la transgression d’Antigone n’implique pas seulement de faire entrer les femmes dans le domaine public, mais également les considérations de nature privée qui leur sont associées. Dans Condition de l’homme moderne, Arendt se montre critique d’une telle intrusion du privé dans le domaine public. Pour elle, l’effacement de la séparation entre le public et le privé vient dénaturer le domaine public en le détournant des considérations proprement politiques qui doivent y régner, soit l’exercice de la liberté par la pratique de l’action en commun dans l’espace public, ce qui équivaut à une perte du politique[12]. Dans les dernières pages d’Antigone’s Claim, Butler (2000 : 81) critique la séparation privé/public défendue par la philosophe : « Arendt, of course, problematically distinguished the public and the private, arguing that in classical Greece the former alone was the sphere of the political, that the latter was mute, violent and based on the despotic power of the patriarch. » Butler (2000 : 82) déplore que la conception du politique d’Arendt ne permette pas de prendre en considération le discours qui émerge de l’action d’Antigone, la transgression qu’elle performe et qui ébranle les normes politiques : « Who then is Antigone within such a scene, and what are we to make of her words, words that become dramatic events, performative acts? […] Prohibited from action, she nevertheless acts, and her acts is hardly a simple assimilation to an existing norm. » On comprend que la transgression opérée par l’action d’Antigone et le changement qu’elle amène sur le plan politique ne collent pas à ce qu’Arendt entend lorsqu’elle décrit la désobéissance civile comme une action politique qui vise à apporter des changements à la loi ou à une politique.

Déterminer dans quelle mesure l’action d’Antigone correspond à la conception arendtienne de la désobéissance civile se révèle donc une tâche complexe. L’action d’Antigone se rapproche à certains égards de cette conception, mais pas suffisamment pour échapper à la critique qu’Arendt formule à l’endroit de la désobéissance civile comme objection de conscience. Le noeud du problème réside dans l’impossibilité de statuer complètement sur le caractère politique de l’action d’Antigone, celui-ci dépendant en grande partie des motivations associées ou non à son geste de désobéissance. Or, comme on l’a vu, les interprétations au sujet des motifs de l’action d’Antigone sont multiples. Chercher à savoir quelle interprétation est la bonne est une entreprise vaine et peu féconde. Castoriadis (1986 : 140) rappelle d’ailleurs que l’une des choses que nous enseigne Antigone, c’est que les motifs des actions humaines ne sont jamais univoques :

Antigone aborde le problème de l’action politique en des termes qui acquièrent la pertinence la plus aiguë dans le cadre démocratique plus qu’en tout autre. Elle fait voir l’incertitude partout présente en ce domaine, elle fait ressortir à grands traits l’impureté des mobiles, et met en évidence le caractère peu concluant des raisonnements sur lesquels nous fondons nos décisions.

C’est pourquoi il est préférable d’envisager ces différentes interprétations comme complémentaires et de considérer qu’elles mettent en lumière un ensemble pluriel de motivations et de dimensions coexistantes dans l’action d’Antigone. Si l’examen de la position d’Antigone dans une perspective arendtienne conduit donc à une certaine ambiguïté, on verra maintenant que cette incertitude ouvre, quant à elle, un espace de réflexion critique sur la conception de la désobéissance civile d’Arendt.

Relire la conception arendtienne de la désobéissance civile à partir d’Antigone

Lire Antigone à la lumière de la conception arendtienne de la désobéissance civile nous amène à conclure que la figure d’Antigone est en quelque sorte à mi-chemin entre l’objection de conscience et l’action politique (au sens arendtien). La rencontre entre Arendt et Antigone permet de porter un regard nouveau non pas tellement sur la figure d’Antigone, mais sur la conception de la désobéissance civile de la philosophe. Notre analyse de la position d’Antigone permet de mettre en évidence la force et la limite de la distinction qu’Arendt fait entre objection de conscience et désobéissance civile, laquelle correspond en somme à sa distinction entre privé et public.

D’une part, la critique de la désobéissance civile comme objection de conscience formulée par Arendt a le mérite de rappeler que l’action politique doit s’ancrer premièrement dans un souci du monde et non dans un désir de cohérence ayant pour but d’être en paix avec sa conscience, lequel ne constitue pas un engagement direct dans la vie politique. C’est précisément la participation active à la vie politique, le désir de construire un vivre-ensemble nouveau, qui fait défaut dans la posture de l’objection de conscience. Comme l’a montré Arendt, tant chez Socrate que chez Thoreau, le résultat de l’action – donc le fait qu’elle engendre ou non un changement politique – importe peu. Ce qui compte, c’est d’avoir agi selon les principes auxquels on croit. À cet égard, Antigone est également « coupable » : convaincre Créon de l’injustice que son édit provoque ne semble pas faire partie de ses préoccupations principales. Dès le départ, elle se dit prête à mourir, l’important étant de faire ce qu’elle croit juste. Bien entendu, la posture de l’objection de conscience n’est pas totalement déliée du politique, ne serait-ce que parce qu’elle se situe dans l’espace public et que l’action de désobéissance se rapporte de près ou de loin à un enjeu politique. La critique d’Arendt montre toutefois que le changement politique requiert davantage que l’objection de conscience. Il ne s’agit pas simplement de s’opposer à l’injustice ou de la dénoncer : il faut tenter de construire quelque chose de neuf sur le plan politique. Or, transformer ce sur quoi se fonde le vivre-ensemble ne peut se faire sur la base de croyances ou de principes individuels. La définition de la désobéissance civile comme action collective prend donc ici tout son sens.

D’autre part, lire Antigone à partir de la conception arendtienne de la désobéissance civile montre néanmoins la limite de la distinction qu’Arendt effectue entre objection de conscience et désobéissance civile. On comprend bien en quoi l’action politique, et par conséquent la désobéissance civile, ne doit pas se fonder sur le principe de l’objection de conscience, mais Arendt néglige le rôle politique que peut jouer la désobéissance civile comme objection de conscience. D’abord, l’action de l’objecteur de conscience peut jouer le rôle de moteur d’action politique, c’est-à-dire qu’elle peut inciter les personnes qui en sont témoins (directement ou indirectement) à agir, à s’organiser et à tenter d’amener des changements politiques. Dans la pièce de Sophocle, même si Antigone agit seule, et en partie pour des raisons personnelles, son action suscitera l’adhésion et poussera d’autres personnes à agir pour contester les décisions de Créon. Pensons à Ismène qui propose d’assumer solidairement les conséquences de l’action d’Antigone, à Hémon qui intervient pour convaincre Créon de libérer Antigone et même à Créon qui changera finalement d’avis. La figure d’Antigone montre que l’action héroïque de l’objecteur de conscience peut servir d’inspiration et mener à s’engager sur le terrain collectif du politique. Cela n’est d’ailleurs pas incompatible avec la description de l’action politique donnée par Arendt dans Condition de l’homme moderne, où elle en parle en termes d’héroïsme et de courage d’apparaître devant ses pairs – donc en termes plus « individuels[13] » – plutôt qu’en termes d’action concertée ou strictement collective.

L’intérêt de la figure d’Antigone comme représentation de l’objection de conscience est qu’elle permet d’ouvrir une voie pour penser le passage du privé au politique, ce que rend difficilement possible la conception arendtienne de la désobéissance civile. Arendt voit pourtant dans la désobéissance civile un moyen dont les minorités disposent pour se faire entendre politiquement. Cependant, lorsque ces minorités sont constituées de personnes marginalisées, dont le droit de cité est considérablement restreint ou inexistant, comment peuvent-elles passer du privé – où elles sont le plus souvent confinées de par leurs conditions d’existence – au politique – dont les considérations leur sont souvent étrangères, parce que ces dernières sont déterminées par un groupe dont elles sont exclues? Arendt distingue catégoriquement le privé du politique sans détailler l’articulation entre les deux. C’est pourquoi Butler remet en question cette séparation entre le privé et le public. Selon elle, Arendt faillit à voir comment des considérations privées comme celles qui se déploient dans l’action d’Antigone peuvent tisser un lien entre ces deux sphères de l’existence humaine (Butler 2000 : 82) :

What she failed to read in The Human Condition was precisely the way in which the boundaries of the public and the political sphere were secured through the production of a constitutive outside. And what she did not explain was the mediating link that kinship provided between the public and the private spheres. The slaves, women, and children, all those who were not property-holding males were not permitted into the public sphere in which the human was constituted through its linguistic deeds. Kinship and slavery thus condition the public sphere of the human and remain outside its terms. But was that the end of the story?

Considérant la critique de Butler, la question à poser à Arendt est la suivante : comment les personnes exclues pourraient-elles d’emblée agir selon les modalités d’action et dans le langage du domaine politique, alors que ce langage et ces modalités d’action leur sont refusés? En ce sens, n’est-il pas normal qu’Antigone entre sur la scène politique en apportant avec elle les éléments constitutifs de son existence (l’amour, le devoir filial, etc.) et que l’indignation qui la mène à s’opposer au pouvoir de Créon naisse sur la base de ces considérations privées? De ce fait, on peut identifier l’objection de conscience comme un point de passage d’une existence privée à une existence publique. L’objection de conscience est ce qui permet à la personne exclue d’accéder enfin au domaine politique. Cela ne s’applique évidemment pas aux cas de Socrate et de Thoreau qui, contrairement à Antigone, étaient citoyens. La critique de l’objection de conscience élaborée par Arendt sur la base de ces deux exemples ne prend donc pas en considération la dimension d’exclusion telle qu’elle se présente chez Antigone. Ce problème d’exclusion politique constitue d’ailleurs le principal reproche fait à Arendt au sujet de sa distinction entre le privé et le public. Comme le note Françoise Collin (1986 : 49), Arendt semble aveugle à ce problème : « Si soucieuse ailleurs des problèmes d’exclusion, elle entérine simplement [la distinction privé/public] comme un fait. Non seulement le privé est distinct du public, mais certains individus semblent destinés au public, d’autres au privé, hiérarchiquement rapportés. »

Que l’objection de conscience et le lieu où elle se forme (le privé) puissent être source de politisation reste absent de la réflexion d’Arendt (1972b : 70), si ce n’est dans ce passage où elle évoque que l’objection de conscience peut se transformer en désobéissance civile :

Il n’est pas douteux que même une telle objection fondée sur des scrupules de la conscience peut prendre une signification politique quand ces scrupules se retrouvent dans un certain nombre de consciences, et dès lors que ces objecteurs décident de faire entendre leur voix sur la place publique. Mais il ne s’agit plus alors de simples cas individuels […] La décision prise in foro conscientia fait désormais partie de l’opinion publique; et si ceux qui appartiennent à ce groupe spécifique pratiquant la désobéissance civile peuvent encore se prévaloir de cette justification initiale – la voix de la conscience – ils ne comptent plus uniquement, en fait, sur cette seule force.

On comprend bien que, pour Arendt, l’objection de conscience ne devient véritablement politique que lorsqu’elle est partagée et inscrite dans une action collective, mais la philosophe n’en dit pas davantage sur la façon dont cela se réalise. Voilà pourquoi plusieurs, dont Honig (1995 : 135), considèrent que la distinction public/privé d’Arendt est trop rigide et qu’elle engendre une dépolitisation des questions de justice sociale empêchant certaines catégories de personnes d’accéder au domaine politique.

Cela étant dit, on retiendra que la distinction d’Arendt entre objection de conscience et désobéissance civile s’avère utile pour rappeler l’importance de l’action en commun et la nécessité d’un souci partagé du monde. Il faut toutefois garder à l’esprit que le passage de l’objection de conscience à la désobéissance civile, tout comme le passage sous-jacent du privé au politique, reste chez Arendt impensé. C’est ici que, à notre avis, le fait de relire la conception arendtienne de la désobéissance civile à partir de la figure d’Antigone se révèle intéressant. Cet exercice permet de voir où la pensée d’Arendt s’arrête et où il importe de prendre le relais, soit de penser le passage du privé au politique en vue de construire un vivre-ensemble véritablement commun.