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Dans les pays d’Afrique, des inégalités subsistent toujours entre les filles et les garçons en ce qui a trait à la scolarisation, au passage d’un cycle scolaire à un autre, et à la diplomation (PASEC 2011; PNUD 2015 et 2016; UNESCO 2014 et 2003). Ces inégalités ont d’importantes répercussions sur les destins individuels et sociétaux, la participation égale des femmes et des hommes aux activités d’une société étant reconnue comme une condition préalable à un développement durable (PNUD 2016). C’est pourquoi les Objectifs du millénaire de 2015 pour le développement placent les questions d’éducation, de formation et d’égalité des sexes aux deuxième et troisième rangs dans les priorités, tout de suite après celles de la pauvreté et de la faim (PNUD 2015). Dans le contexte de l’atteinte de ces objectifs, les pays en émergence ont affirmé vouloir s’assurer que les filles et les femmes bénéficient des mêmes possibilités que les garçons et les hommes en ce qui concerne leur éducation et leur formation de même que le développement de leur capacité à devenir des membres actifs et productifs de leur société (PNUD 2015).

Le problème d’inégalité de fréquentation scolaire selon le genre est moins présent dans le système éducatif du Gabon. En effet, ce pays, qui a l’un des taux de fréquentation scolaire au primaire les plus élevés d’Afrique (96,4 % en 2012), affiche une parité pour ainsi dire parfaite entre les proportions de garçons (98,3 %) et de filles (100,0 %) qui fréquentent l’école primaire (PNUD 2015). Toutefois, ce système est également caractérisé par un rendement interne défectueux, avec des taux d’études primaires achevées de moins de 40 % et de réussite au baccalauréat[1] inférieurs à 20 % (Immongault 2014). Les rares études réalisées à ce sujet fournissent des portraits quantitatifs de l’échec scolaire. Aucune n’a analysé la situation à partir du point de vue du sens que les jeunes Gabonaises et Gabonais donnent à la réussite scolaire au regard des rapports sociaux de sexe. Les résultats exposés dans le présent article ont donc pour objet de documenter une situation non étudiée à ce jour.

Le cadre conceptuel

À la lumière des considérations qui précèdent, nous avons retenu un cadre conceptuel féministe (Cloutier 2002; Dagenais 1997; Lapointe 1998) appliqué à la théorie des représentations sociales (Abric 1987; Doise et Palmonari 1986; Jodelet 1991 et 1997; Moscovici 1961 et 1976).

Pour Huguette Dagenais (1987 : 20) « le féminisme en recherche est une forme d’analyse de la société issue de et nourrie par le mouvement des femmes, un mouvement social à plusieurs voix ou voies qui vise la transformation en profondeur des rapports sociaux en vue d’une société égalitaire ». Produits et reproduits par les actrices et les acteurs sociaux (Duru-Bellat 2008), et structurés par des idéologies et des pratiques (Imam, Mama et Sow 1999), les rapports sociaux de sexe sont construits, déconstruits et reconstruits dans les diverses sociétés, à différents moments de leur histoire. Dans le cas présent, l’analyse féministe des représentations sociales que se font les lycéennes gabonaises de la réussite scolaire se traduit par l’exploration du sens qu’elles lui donnent aujourd’hui, et en fonction de leurs projets de vie et des réactions perçues des autres actrices et acteurs sociaux devant leurs positionnements.

Notre démarche concorde avec le but de l’étude des représentations sociales qui, selon Pascal Moliner (1996 : 96), « vise à découvrir ce qui se cache derrière les pratiques et les discours, ce qui les organise et les soutient, comme autant de piliers, qui, dissimulés dans la masse des murs, soutiennent une maison ». En effet, la théorie des représentations sociales renvoie à un ensemble de valeurs, de sens, de croyances, de définitions, d’idées et de pratiques développés collectivement et au fil du temps par un groupe de personnes (Abric 1987 et 1994; Doise et Palmonari 1986; Jodelet 1991 et 1997; Moscovici 1961). Appliquée aux sciences de l’éducation, cette théorie a permis, entre autres, de décrire les liens qui existent entre les représentations que des groupes d’élèves se font de leur réussite ou de leur échec et les stratégies mises en oeuvre pour les appréhender (voir notamment Boisvert (2006) ainsi que Rivière et Jacques (2002)). Dans leur recherche, Rivière et Jacques mettent en lumière les représentations que des élèves des collèges d’enseignement général et professionnel (cégep) au Québec ont de la réussite scolaire. Leurs résultats montrent que les représentations relatives à la place que devraient avoir les femmes et les hommes dans la société et les liens qui devraient exister entre eux ont un rapport isomorphe avec les différents types de représentation que se font les jeunes de la réussite scolaire. Rivière et Jacques proposent ainsi une typologie des représentations sociales de la réussite scolaire selon le genre qui se compose de cinq niveaux hiérarchiques :

  1. la répulsion, où l’identité sexuelle détermine les modalités de réussite. Les filles et les garçons se cloisonnent mutuellement dans des tâches et des fonctions spécifiques. Les intérêts doivent se conformer au groupe d’appartenance sexuelle de l’étudiant ou de l’étudiante. Ceux et celles qui souscrivent à cette croyance prétendent que l’appartenance sexuelle prédestine les hommes et les femmes à des occupations précises. Les femmes appartiennent au monde des études, des arts, des lettres et des sciences humaines, à la vie maritale et aux activités sociales, alors que les hommes sont associés aux sciences, aux techniques, aux sports et au monde du travail;

  2. la résignation, où le groupe auquel les élèves appartiennent a une grande influence sur la réussite puisqu’il y a de fréquentes confrontations pour faire valoir la suprématie d’un sexe sur l’autre. La réussite scolaire des garçons est perçue par les cégépiennes comme un des moyens utilisés par ces derniers dans le but de contrôler. De leur côté, les garçons considèrent que les filles n’ont pas autant de courage qu’eux et qu’elles craignent le marché du travail. Ils attribuent la réussite féminine à la séduction dont elles usent avec les enseignants et à la complicité qu’elles développent avec les enseignantes;

  3. l’utilisation, où la quête de prestige social et d’un réseau amical ne tient pas compte du groupe d’appartenance sexuelle et où on assiste à une complémentarité des sexes. Les cégépiens et cégépiennes acceptent ici que certains rôles, attitudes, attributions ou ouvrages soient davantage d’essence féminine ou masculine. Même si ces vues coïncident avec des positions traditionnelles, les sujets croient qu’ils ne sont pas nécessairement assujettis aux stéréotypes traditionnels dans leur existence;

  4. l’actualisation, basée sur la croyance que la discrimination et l’injustice ne devraient pas influencer la réussite. La représentation selon le sexe est associée à l’équité. Les mêmes conditions de travail doivent s’appliquer aux hommes et aux femmes. Les cégépiennes veulent une égalité des sexes dans les domaines scolaire et professionnel. Les idées préconçues sur les rôles, les fonctions et la place des femmes dans la société doivent être abolies;

  5. l’harmonisation, conception humaniste selon laquelle on doit accorder plus de poids aux différences individuelles qu’aux différences sexuelles pour définir la valeur humaine. La réussite appartient à tous et à toutes, et ce, sans égard à l’appartenance sexuelle, puisque les différences ne sont pas synonymes d’inégalité. La justice, le respect et la réciprocité sont à privilégier.

Les questions de recherche qui ont guidé notre enquête sont les suivantes :

  • Comment les actrices et les acteurs sociaux gabonais se représentent-ils la réussite scolaire?

  • Comment en parlent-ils en rapport avec leurs priorités et les différents rôles que les filles et les garçons seront appelés, à leur avis, à jouer dans la société gabonaise?

  • Jusqu’à quel point la typologie de Rivière et Jacques permet-elle d’éclairer leurs représentations sociales de la réussite scolaire selon le genre?

La démarche méthodologique[2]

Afin de répondre aux questions de recherche, nous avons procédé à des entrevues semi-dirigées et utilisé un guide inspiré de celui de Rivière et Jacques (voir l’annexe). La sélection des participantes et des participants était basée sur les critères suivants :

  1. avoir 18 ans ou plus[3] et être inscrite ou inscrit en troisième, en seconde, en première ou en terminale; être parent d’élèves inscrits dans ces échelons scolaires; être enseignante ou enseignant d’une classe de troisième, de seconde, de première ou de terminale;

  2. être capable de comprendre les questions posées et de s’exprimer en français;

  3. participer volontairement à l’étude.

Au total, nous avons interviewé 61 personnes :

  1. 14 filles (7 en milieu urbain et 7 en milieu rural) et 9 garçons (5 en milieu urbain et 4 en milieu rural);

  2. 3 enseignantes (2 en milieu urbain et 1 en milieu rural) et 16 enseignants (6 en milieu urbain et 10 en milieu rural);

  3. 8 mères (4 en milieu urbain et 4 en milieu rural) et 11 pères (6 en milieu urbain et 5 en milieu rural).

Les entrevues ont été enregistrées et transcrites intégralement. Elles ont d’abord été traitées à l’aide de la statistique textuelle avec le logiciel Alceste (Lapointe et Langlois 2004; Reinert 1990). Ce logiciel procède à l’analyse automatique de données textuelles sur la base de la fréquence et de la cooccurrence des mots dans des segments de phrase, organisant le discours en mondes lexicaux qui correspondent à autant de mondes de représentation. Pour ce faire, Alceste procède à trois analyses : 1) la classification descendante hiérarchique, dont résulte un certain nombre de classes lexicales distinctes avec les mots statistiquement les plus présents dans chacune; 2) la sélection d’extraits représentatifs de chaque classe sur la base de la présence des mots cooccurrents; 3) l’analyse factorielle des correspondances avec la projection, sur un plan cartésien, des deux facteurs principaux expliquant la variance entre les mondes lexicaux. Il appartient par la suite aux chercheuses d’analyser d’abord les classes lexicales afin de déterminer les thèmes et les sous-thèmes qui leur sont propres, puis les axes du plan cartésien afin de les nommer en fonction du cadre théorique ou conceptuel sur lequel la recherche est basée.

Les résultats de la statistique textuelle ont indiqué la présence, dans l’ensemble du corpus des 61 entrevues, de six classes lexicales, ou mondes de représentations distincts (Immongault 2014). L’une d’entre elles portent sur les rapports sociaux de sexe et l’éducation. Le présent article se penche précisément sur ces résultats qui n’ont pas encore été publiés[4].

Les résultats

Des représentations sexuées de la réussite scolaire

Dans l’ensemble, les personnes que nous avons interrogées décrivent des représentations sociales de la réussite scolaire correspondant à deux types de représentation sociale. Tout d’abord apparaît une réussite pour tous et toutes sans distinction de genre, de statut social, d’origine ethnique, mais celle-ci est par la suite nuancée par les rôles sociaux de sexe traditionnels. Les filles y expriment clairement une affirmation et un désir d’autonomie.

« Nous voulons et nous devons tous réussir, car il n’y a pas d’avenir social sans réussite scolaire »

Pour l’ensemble des personnes, chaque élève doit prioriser sa réussite scolaire, car c’est elle qui permet les autres formes de réussite, que ce soit sur le plan social, professionnel, personnel ou familial :

L’école joue un rôle important c’est vraiment le rôle principal. Ce que je me dis, c’est que c’est la base de tout.

Fille rurale

Dans une vie sans l’école, tu n’es rien : pour avoir un boulot, il faut avoir le niveau intellectuel. Quand tu ne l’as pas, tu ne peux travailler. Si tu as des boulots, c’est peut-être des boulots de ménagère.

Fille urbaine

Les élèves se représentent la réussite scolaire dans son aboutissement. Quand elles et ils pensent à la réussite scolaire, c’est en fonction de ce que cela peut leur apporter dans la vie, en tant que tremplin pour le prestige familial, social et professionnel. Les élèves affirment une réussite scolaire étroitement liée à leur rapport à l’avenir, non pas en fonction de l’acquisition de connaissances mais plutôt en fait de réalisations :

L’école, c’est la base. Pour réussir sa vie, il va falloir faire de longues études. Si tu as bien appris dans ta vie, tu seras épanoui sur le plan professionnel, sur le plan social : c’est le socle même. Si tu n’as pas fait des études, tu n’es pas complètement heureux […] moi, je me dois de réussir pour pouvoir entretenir mes enfants et ma famille.

Garçon urbain

Dans la vie, ce qui est important, c’est de réussir à l’école et d’aider les parents. Mon père, en ce moment, il est déjà assis, c’est de notre faute aussi. Il faut que nous réussissions pour lui apporter un soutien. C’est ça aussi […] Pour moi, la jeune Gabonaise, réussir à l’école, c’est d’abord l’état de ma famille.

Fille rurale

« Mais que chacun reste à sa place »

Les stéréotypes sexuels, cette façon de percevoir une personne uniquement en fonction de son appartenance à un groupe apparent de sexe, foisonnent dans le discours des personnes que nous avons interrogées. Les rapports sociaux de sexe règnent dans leurs représentations de l’organisation du travail; certains rôles et statuts conviennent aux filles et aux femmes; d’autres, aux garçons et aux hommes. Cette répartition ne se traduit pas par une complémentarité des tâches, mais par une relation de pouvoir des garçons sur les filles :

Dans nos traditions africaines, c’est l’homme qui détient le monopole, comment dire… la réussite est propre à l’homme, c’est l’homme qui doit réussir.

Fille rurale

Dans la vie de famille, c’est l’homme qui joue le grand rôle, c’est lui qui est censé maintenir son foyer.

Garçon urbain

La réussite scolaire des filles est associée à la sphère « mère-soutien », alors que celle des garçons est liée à la sphère économique (pourvoyeur, chef). Nous sommes ici en présence d’un conformisme social à des rôles parentaux traditionnels : la femme est la mère de famille et elle assume le travail domestique; l’homme est le chef de famille et il assume le travail rémunéré. On observe aussi un principe de hiérarchie où l’homme est le chef de la famille, car c’est lui qui épouse et qui donne la dot :

Déjà l’homme, c’est lui en fait le chef de famille, un homme en fait, il est appelé à gérer toute une famille entière, c’est primordial. Je prends souvent le cas des femmes, je vais prendre un exemple patent, celui de ma maman. Maman n’a pas réussi sur le plan scolaire, mais elle a trouvé un mari qui s’occupe d’elle. Mais c’est parce que le mari s’occupe d’elle qu’elle peut s’occuper gracieusement de ses enfants. Et si papa, par exemple, n’avait pas fait l’école, je ne sais pas si aujourd’hui je serai là en terminale C à côté. Et le rôle d’un homme même, c’est de conduire sa famille et s’il n’a pas fait l’école vraiment, je ne vois pas vraiment quel serait en fait le rôle d’un homme ou bien le réel rôle d’un homme au sein d’une famille.

Fille urbaine

Dans nos coutumes, c’est l’homme qui épouse une femme et non le contraire. C’est l’homme qui dote une femme et non le contraire. C’est donc l’homme qui prend cette responsabilité.

Garçon urbain

L’homme qui ne réussit pas peut se sentir humilié ou bien pas fort, car les hommes sont supérieurs aux femmes et les femmes n’ont pas besoin de faire des longues études, car on les épouse.

Garçon rural

Comme la société gabonaise comprend différentes structures sociales qui soutiennent la socialisation selon le genre, cette complémentarité des rôles sexués, qui représente une domination masculine, pérennise les schémas traditionnels. Si les garçons reconnaissent qu’ils doivent impérativement réussir en tant que futur chef de famille, ils sont prêts à concéder une place à leur conjointe dans un rôle de soutien, de cohésion familiale et de faire-valoir. Pour eux, c’est une marque de leur ouverture d’esprit et de leur évolution par rapport aux traditions. Ce positionnement met en relief l’infériorisation et le manque de considération de l’apport des femmes en matière d’égalité des rôles :

Pour un garçon, c’est vraiment important. Je parle toujours avec mes soeurs et je dis que, moi, je suis obligé de réussir parce que ce n’est pas moi que l’on va mettre au mariage, c’est moi qui vais aller chercher, c’est moi qui vais faire des enfants, c’est moi qui vais devoir m’occuper du foyer, c’est moi qui vais devoir porter la culotte. Donc pour pouvoir réaliser tout ça à bien, il faut quand même faire l’école, avoir de bons diplômes et obtenir un bon salaire pour pouvoir bien mener ton foyer.

Garçon urbain

On décèle dans l’argumentaire des garçons la peur de l’indifférenciation des sexes entraînant l’effacement du rôle masculin, la peur de la perte du pouvoir et de la domination au sein de la cellule familiale. Pour eux, la complémentarité des rôles assure le statu quo pour l’homme :

Si sa femme a appris, comment il va pouvoir s’exprimer devant elle? Comment il va pouvoir dominer sa femme si, sur le plan scolaire, sa femme a un niveau plus élevé que lui?

Garçon rural

Un garçon est appelé à être chef de famille. On est appelé à avoir une femme. Chef de famille, cela veut dire qu’il y a certaines responsabilités qu’on assume. Si tu ne réussis pas l’école, cela sous-entend que tu n’as pas de métier, c’est comme si tu n’avais aucune autorité. Parce que si tu n’as pas de métier, tu n’arrives pas à subvenir aux besoins de la famille. La femme d’abord si tu as le malheur, bon, ce n’est pas un malheur, mais si elle a le travail, il y aura un moment où par exemple tu voudras exercer ton autorité, elle va te dire : « Non, c’est moi qui contribue plus au besoin de la famille donc tu n’as pas à trop parler. » Donc, pour éviter ce genre de problème et pour qu’il y ait la cohésion dans la famille, il faut que les deux parents, le père surtout, le père ait un emploi.

Garçon rural

On entrevoit dans ces discours que les schémas traditionnels justifient les inégalités de statut et de pouvoir. Pour légitimer le cloisonnement des genres, on se réfère à Dieu, dans le sens où la femme a été créée avec la côte de l’homme. Nous sommes alors en présence d’une forte prégnance des normes sociales qui érigent la suprématie de l’homme sur la femme en valeur immuable :

Dans la Bible, la femme, c’est l’aide de l’homme.

Garçon urbain

Les principes patrilinéaires traditionnels de transmission de l’héritage et de la descendance, désignant les hommes comme responsables de la famille, entraveraient la liberté de mouvement des femmes au sein de la sphère publique et familiale :

La société valorise plus la réussite du garçon. On met dans sa tête depuis son plus jeune âge que c’est le chef, le pilier, et les parents investissent plus dans sa réussite, car c’est lui qui va garder la famille. Une fille peut être brillante et réussir, mais elle ne sera jamais valorisée comme le garçon. Comme on dit dans la culture bantoue, c’est l’homme qui garde le village; la femme, elle s’en va.

Enseignante urbaine

Un garçon, c’est une famille derrière lui. Être un chef de famille, faire une famille, aller prendre une épouse.

Enseignant rural

Nous sommes issus d’une société qui a un patriarcat très fort. La succession et la continuité de la lignée reposent surtout sur les garçons et quand tu as un garçon, tu es solidement implanté dans ta famille, c’est culturel, mais c’est notre environnement.

Mère urbaine

Tenter une approche contraire à ce schéma provoquerait une perte des traditions et des valeurs. Et pour plusieurs des personnes interrogées, l’émancipation et l’autonomie des femmes remettent ce schéma en question. L’autonomie des filles assurée par la réussite aux études serait dangereuse, car les valeurs culturelles se perdraient. L’émancipation des femmes conduirait à une vulnérabilité culturelle et sociale, car elle ne tiendrait pas compte des réalités culturelles gabonaises. Une femme qui veut son autonomie est considérée comme contrenature et serait à l’antithèse de l’essence même de la femme africaine. Toute conception d’égalité entre les femmes et les hommes est automatiquement assimilée à une idéologie individualiste et égoïste, alors que l’Afrique est centrée sur la famille et le groupe :

Je dois réussir dans la vie car, si ma femme réussit mieux que moi, elle va vouloir prendre toutes les décisions dans notre foyer et porter la culotte, et je serais la moquerie de la famille.

Garçon urbain

Réussir chez nous en Afrique, c’est s’occuper avant tout de sa famille. C’est quelque chose de génétique. On s’oublie même parfois […] on n’est pas individualiste comme en Europe, nous sommes une famille.

Garçon urbain

Les filles qui font trop d’études commencent à réfléchir comme des hommes. Elles veulent être l’égale de l’homme, et la Bible et les coutumes africaines ne pensent pas comme ça. Nous sommes africains et les coutumes doivent être respectées.

Père urbain

La fille doit faire des études mais pas de longues études. Quand elle fait de longues études, elle veut être comme un homme et ne respecte plus son corps. Elle voit la vie des Blancs et veut faire comme eux et oublier nos valeurs de femme et de mère.

Mère rurale

Dans les représentations de la réussite scolaire, on constate la forte présence de stéréotypes sexistes tels que la dévalorisation de la réussite des filles qui ne serait pas aussi importante que celle des garçons, et même dangereuse pour l’équilibre social. Une fille peut parfaitement réussir sa vie sans réussir à l’école, car elle sera une épouse et elle pourra utiliser ses atouts féminins dans toutes les situations, dit-on. En un mot, sa condition de femme et sa beauté physique lui serviront pour faire face aux défis de la vie :

Les filles ont deux flèches à tirer, et nous n’en avons qu’une. Elles ont l’école et le mariage, et nous n’avons que l’école.

Garçon urbain

Une femme va aller au mariage tôt ou tard : même si elle n’a pas fait d’études, elle peut trouver un homme. Par contre, l’homme doit épouser la femme et elle comptera sur lui pour les biens matériels. Donc les hommes sont obligés de se battre un peu plus qu’une femme.

Enseignant rural

La fille est faite pour le mariage, ce n’est pas important qu’elle apprenne.

Mère rurale

La femme sans aller à l’école peut réussir d’une autre manière… elle peut avoir plusieurs débouchés.

Enseignante rurale

La réussite des filles n’est pas aussi primordiale que celle des garçons, car elles n’ont pas les mêmes responsabilités que les hommes au sein du foyer et de la société.

Fille rurale

En explorant l’effet des attentes différenciées selon le sexe, nous avons constaté de l’angoisse dans le discours des garçons. En effet, cette image de l’homme chef de famille, pourvoyeur, etc., crée une inquiétude. Les garçons ressentent de la pression à exercer et à assumer des rôles imposés par la société. Cette pression les pousse à adopter des stratégies de survie en fonction des caractéristiques personnelles (par exemple, leur situation familiale ou leur milieu de résidence) :

Nous les garçons, nous avons une très lourde responsabilité, il faut le reconnaître. C’est nous qui sommes les maîtres de la famille, les pères de famille, et tout ça. Il est important que nous travaillions bien pour assurer l’avenir de la famille [...] Mon père est polygame, et il y a des disputes entre ma mère, ma belle-mère et les autres tantes dans la famille, cela me touche véritablement, et j’ai envie de vite travailler pour éviter ça à ma mère.

Garçon rural

Ce qui m’importe, c’est d’essayer de sortir ma famille de l’état de pauvreté dans lequel elle se trouve en fait [...] je suis l’aîné de ma famille, donc je dois tout faire pour sortir de la classe sociale basse […] je dois vraiment briser le joug de ce qui caractérise notre famille.

Garçon rural

Ainsi, les attentes inhérentes aux rôles sociaux de sexe continuent de servir de points de référence. Chez les garçons et en zone rurale, il existe un degré d’adhésion plus prononcé à ces stéréotypes, ce qui entraîne la nécessité pour les garçons de choisir des professions rentables et un programme scolaire plus court en vue de leur permettre d’entrer dans la vie professionnelle plus rapidement.

Entre culture et émancipation

Les lycéennes que nous avons rencontrées disent accorder une grande importance à leur réussite scolaire, même si elles s’approprient le rôle de mère et d’épouse et reconnaissent aux garçons le rôle de chef de famille et de pourvoyeur. Elles ne contestent donc pas les rôles sociaux de sexe et décrivent leur vie actuelle et future comme modelée par des structures sociales et idéologiques qui soutiennent le cloisonnement des genres :

C’est important pour les garçons parce que, déjà dans nos sociétés, le garçon, c’est un chef de famille. Un chef de famille devrait, à mon sens, réussir pour être justement la locomotive de cette famille. Dans le cas où il ne réussit pas, cela peut être un obstacle à l’épanouissement de la famille […] Pour les filles également, nous sommes aujourd’hui dans une société où on parle de plus en plus de la promotion de la femme. Donc une femme, à mon avis, devra également réussir non seulement pour elle-même, mais aussi pour aider son époux plus tard parce que malheureusement le mari ne peut plus faire tout seul aujourd’hui, il faut de temps en temps un soutien de la femme.

Fille urbaine

Pour un garçon, on dit toujours que l’homme, c’est le chef de famille; un homme qui ne travaille pas ou bien qui ne réussit pas à l’école doit se sentir peut-être un peu humilié ou bien pas fort du tout. Pour eux, c’est peut-être plus important que pour les filles parce qu’ils doivent avoir un statut ou bien des grandes études, et sont très forts, et ce sont eux qui sont supérieurs aux femmes. Donc pour eux, ils ont peut-être cet aspect-là dans la tête que réussir à l’école, c’est la fin du monde. C’est le niveau par rapport aux filles. Pour une fille, si elle arrive déjà à faire, c’est ma conception, des études, de ne pas terminer ses études ou bien faire autre chose, c’est déjà bien pour elle. Je ne sais pas, en tout cas pour les filles, ce n’est pas, comment dirais-je, ce n’est pas primordial ou bien ce n’est pas le plus important, elles ont déjà fait assez d’études, ça va. Elles peuvent s’arrêter là.

Fille rurale

Par ailleurs, même si les lycéennes interrogées ne parlent pas ouvertement d’oppression basée sur le genre, elles évoquent deux rôles, celui de femme et celui de femme africaine. Ce positionnement résonne alors comme un cri de liberté à l’africaine, car elles élargissent ces rôles afin de ne pas être soumises au diktat sociétal :

La femme certes est appelée aussi à être dans un foyer, mais les filles, c’est important pour l’autonomie. Être autonome, c’est vraiment le rêve, c’est l’idéal. C’est-à-dire ne pas attendre quelque chose, ne pas attendre de l’autre.

Fille urbaine

Avant la femme ne pouvait participer à un débat parce qu’elle n’avait pas les outils du débat, parce qu’elle n’avait pas fait l’école. Aujourd’hui, c’est tout à fait différent, on voit les femmes médecins, avocats. Donc, devant les hommes elles sont décomplexées.

Fille urbaine

On ne peut plus baser nos vies sur un homme parce qu’un homme, ça meurt, un homme, ça vous plaque.

Fille rurale

On parle aujourd’hui de la femme qui s’émancipe. C’est l’« assumation », c’est-à-dire l’épanouissement de la personne elle-même [...] une femme qui a appris c’est […] on ne va pas dire libre, la femme libérée mais la femme autonome. L’autonomie à tous les niveaux : intellectuelle, financière.

Fille urbaine

Par leur réussite scolaire, les filles sont à la recherche d’elles-mêmes, de leur identité féminine dans leur contexte culturel, et aussi de leur autonomie, de leur émancipation, de leur indépendance personnelle. Il n’est pas question d’une agentivité qui irait à l’encontre des règles sociales, mais plutôt de la recherche d’un compromis entre l’émancipation individuelle et la préservation d’une identité culturelle. La liberté financière est toutefois vue comme le nerf de l’émancipation :

Pour les filles, c’est important de réussir parce qu’une femme, si tu n’as pas appris, tu es là, tu dépends seulement de l’homme, vraiment ce n’est pas seulement ça : par exemple ma tante, avec son mari quand elle discute, le mari dit : « Ah, quitte-moi là. » Elle pleure, elle dit : « Si j’avais même appris, j’aurais eu mon morceau de pain. » Une femme qui travaille, c’est vrai elle dépend de son mari, mais pas totalement.

Fille rurale

Pour les filles également, c’est important de réussir parce qu’il ne faut pas que le mari abuse d’elle parce que, lui, il a réussi. Il va commencer à donner toutes les conditions et si elle ne respecte pas, il la mettrait dehors. Par contre, quand elle a réussi et le mari a réussi également, le mari aura un peu de limites : en fait, il ne pourra pas trop la dominer. Il va toujours parler à la femme avec un minimum de respect parce qu’il connaîtra également la capacité de la femme.

Fille rurale

Pour les filles, c’est important de réussir d’une part pour ne pas être sous le contrôle de son mari parce que déjà, de nos jours, c’est vraiment difficile, donc il faut avoir aussi ton poste à part pour ne pas dépendre à chaque fois du salaire de ton mari.

Fille urbaine

La discussion

L’analyse du discours des lycéennes gabonaises rencontrées dans notre recherche permet d’abord de constater la présence de représentations sociales de la réussite scolaire ancrées dans les rôles sociaux de sexe traditionnels au Gabon. Les filles expriment une conception conservatrice de la masculinité et de la féminité et font preuve de conformisme social en adhérant aux stéréotypes de sexe. On observe une imposition de la norme du genre où les rôles et les conceptions de la réussite scolaire limitent les filles à des tâches et à des fonctions inégalitaires. Toutefois, les lycéennes semblent tenter en même temps de résister aux affectations sociales qui les enferment dans des rôles limitatifs. Elles revendiquent une autonomie financière qui ne peut être assurée que par la réussite scolaire.

En appliquant la typologie de Rivière et Jacques (2002) à nos résultats d’analyse, nous voyons apparaître deux niveaux hiérarchiques beaucoup plus présents : la répulsion, où les représentations de la réussite scolaire et du genre sont fondées sur un déterminisme social et sur « l’identité sexuelle [qui] détermine les modalités de réussite » (ibid. : 3); et la résignation, où « le groupe auquel [les personnes] appartiennent a une grande influence sur la réussite puisqu’il y a de fréquentes confrontations afin de faire valoir la suprématie d’un sexe sur l’autre » (ibid.). Dans une même mesure, certains éléments des représentations rejoignent l’utilisation, où les élèves conçoivent les genres comme complémentaires.

Conclusion

Notre article prend appui sur les résultats d’une recherche ethnographique servant à documenter les représentations sociales de la réussite scolaire qu’entretiennent les élèves, les enseignants et les enseignantes ainsi que les parents vivant en zone urbaine et rurale au Gabon. En nous appuyant sur la théorie de la représentation sociale de Moscovici (1976), nous avons mis en lumière, par notre analyse, une conscience, chez les lycéennes, des rapports sociaux de sexe et une forme de féminisme contextualisée dans la réalité des Gabonaises. En effet, les lycéennes gabonaises que nous avons rencontrées expriment une recherche d’autonomie, de réalisation de soi et d’émancipation qui doit passer par la réussite scolaire, garante de l’indépendance financière. C’est à travers la réussite scolaire qu’elles abordent la promotion d’un changement individuel et social quant au respect, à la considération et au droit à la parole des femmes. Leur discours exprime également la forte présence de normes et d’attentes sexuées, de relations de pouvoir qui structurent les rapports femmes-hommes dans la société gabonaise, les contraignant à continuer, pour l’instant, à adhérer aux rapports sociaux de sexe traditionnels. Les lycéennes perpétuent ainsi les stéréotypes sexuels, car elles craignent qu’un discours autre, occidental à leur avis, ne soit pas en adéquation avec les pratiques religieuses et traditionnelles de leur société. Une conscience sociale pourra-t-elle émerger quant à la nécessité et au bien-fondé de l’arrivée des Gabonaises sur l’échiquier du développement social, culturel et économique de leur pays? Selon nous, la compréhension, par la majorité des actrices et des acteurs sociaux, des enjeux du monde actuel et de la place, si différente de celle des générations passées, que les femmes devraient y occuper, permettrait aux filles de réaliser leur projet d’émancipation.