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Objet d’indifférence des personnes servies, source de malaise parmi les femmes et dans la posture féministe, le travail domestique rémunéré est le sujet épineux que Catherine Charron a choisi de traiter dans son ouvrage issu de sa thèse de doctorat en histoire soutenue à l’Université Laval en 2015.

Loin d’avoir disparu, comme le présageait la théorie en histoire de la modernisation dans les années 70, le service domestique s’est trouvé revigoré sur les marchés de l’emploi (trans)nationaux avec l’accroissement global des inégalités sociales. De quelle manière est réparti le travail domestique à l’échelle de la société et comment s’instaurent des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, et entre femmes au coeur de l’intime? Ce sont là des questions d’actualité que Charron repose, dans le sillage du débat politique engagé par les féministes occidentales dans les années 60 et 70 sur l’exploitation du travail des femmes dans les rapports de production domestiques. Elle propose dans son ouvrage de retracer une évolution sociohistorique du « champ de pratiques des activités domestiques rémunérées » (p. 184) au Québec durant la seconde moitié du xxe siècle. Les figures de travailleuses domestiques abordées vont de la « domestique résidente » aux aides domestiques ménagères, gardiennes d’enfants et aides aux personnes dites dépendantes qui composent le paysage des « petits boulots domestiques » (p. 118) actuels. À partir d’une analyse des parcours de vie de travailleuses domestiques, l’auteure interroge plus largement le rapport des femmes au travail et à l’économie, ainsi que les transformations récentes de la société salariale.

Charron croise dans son approche deux disciplines : la sociologie et l’histoire. Cela lui permet d’élaborer un cadre d’analyse de la réalité sociale des travailleuses domestiques de la seconde moitié du xxe siècle au Québec que l’historiographie, lacunaire sur les services domestiques au Canada comme ailleurs, n’avait jusque-là pas approchée. Son ouvrage s’inscrit dans la lignée des travaux spécialisés en histoire des femmes et sociale qui cherchent, par les sources orales, à accéder à des vécus occultés et à l’expérience du quotidien des individus. La méthode de l’histoire orale choisie a de plus, comme le défend l’auteure, un potentiel heuristique particulier pour l’approche féministe. L’histoire relatée par les individus entremêle les événements familiaux aux expériences dans l’emploi, forçant l’analyste à conjuguer l’histoire de la famille à celle du travail, plutôt que de reproduire les dichotomies forgées par le capitalisme et le patriarcat entre ces deux sphères d’activité.

Ce sont donc les extraits de discours et les parcours de vie reconstitués d’une trentaine de travailleuses franco-québécoises, nées entre 1914 et 1958, ayant toutes exercé une forme de travail domestique rémunéré à Québec qui rythment le texte. Dans un style limpide et rigoureux, Charron entraîne ainsi son lectorat dans le quotidien et les lignes de vie de femmes du milieu populaire, d’origine majoritairement rurale, des années 30 au présent de leur énonciation. Expériences en « maison privée », histoires de migrations de la campagne vers la ville, « relevailles » et autres échanges domestiques entre femmes du voisinage, cumuls d’emplois précaires et galères pour trouver les moyens de survie sur le marché des boulots domestiques après un divorce… le texte rend compte dans les détails des façons dont les femmes subviennent aux besoins des familles du milieu populaire au fil du siècle par le travail domestique gratuit et rémunéré, tant dans les solidarités de voisinage que sur le marché de l’emploi.

L’ouvrage de Charron est organisé en cinq chapitres. Dans le premier, elle expose sa démarche méthodologique et la façon dont elle mobilise l’approche du récit de vie, en intégrant la critique que Joan Scott (2009) fait de l’usage en histoire de l’expérience des individus comme preuve et reflet de la réalité. Celle-ci avance au contraire que l’expérience est toujours une construction discursive du sujet qui raconte, devant faire l’objet de l’analyse. Les manières de procéder pour mener l’enquête et les difficultés rencontrées sont également décrites. L’auteure précise aussi la découpe qu’elle établit entre deux générations de femmes, soit celles qui sont nées avant 1940 et celles qui ont vu le jour après 1940, à partir des transitions dans les cycles de vie (passage à l’âge adulte, mariage et divorce) qui départagent leurs trajectoires professionnelles.

Le deuxième chapitre trace un portrait sociohistorique du service domestique au Québec en articulant l’histoire du travail et de l’emploi des femmes des années 50 à nos jours autour de l’histoire du service domestique depuis la fin du xixe siècle. Il y est montré comment les femmes ont d’abord intégré le marché de l’emploi à la marge du rapport salarial établi dans l’après-guerre entre le capital et le travail sous encadrement de l’État, puis ont été particulièrement touchées par les politiques économiques néolibérales depuis les années 80 qui généralisent le travail à temps partiel, temporaire et autonome. L’histoire du service domestique retracée, qui passe en revue la féminisation des services domestiques au xixe siècle, les migrations des « petites bonnes » et le rôle des communautés religieuses dans le placement en maison, trouve son point de jonction avec l’histoire de l’emploi féminin dans l’« économie marchande du travail domestique » (p. 78) modelée par les politiques publiques à Québec depuis les années 80 qui est décrite.

Les troisième et quatrième chapitres concentrent la contribution la plus originale de l’ouvrage : comprendre l’assignation de femmes au travail domestique rémunéré à la fois par les « ancrages familiaux » (p. 79) (à savoir la socialisation au travail domestique dans le cadre familial et les événements familiaux qui précipitent dans les boulots domestiques) et par les dispositifs des politiques économiques successives qui assurent la « création d’un bassin de main-d’oeuvre domestique » (p. 147) facilement employable.

Le concept de continuum du service domestique donne sa cohérence au troisième chapitre. L’historienne saisit la « proximité entre les formes de travail rémunérées et non rémunérées, familiales et non familiales » (p. 118) dans l’expérience de l’assignation au travail domestique des femmes qu’elle a rencontrées. Charron montre que, jusque durant les années 60, les filles de familles pauvres, quittant l’école pour aider leur mère, sont d’ores et déjà préparées à entrer dans le service domestique. En ayant « rendu service » à d’autres femmes de la communauté qui viennent d’accoucher par exemple, contre de l’argent ou non, les femmes les plus âgées de son corpus ont été socialisées à la porosité de la frontière entre travail domestique gratuit et rémunéré, qu’elles retrouvent dans le service domestique auprès de familles de la bourgeoisie. Le continuum du service domestique s’observe aussi d’une génération à l’autre, lorsque des mères envoient leurs filles en service domestique comme elles l’ont vécu personnellement. L’auteure montre également que le travail domestique varie au cours de l’existence des femmes. Les responsabilités familiales augmentent à la maternité : la prégnance de la « norme de la bonne mère » (p. 102) dans la société canadienne freine les ambitions professionnelles de femmes de plus en plus scolarisées. Les petits boulots domestiques représentent également tour à tour un revenu supplémentaire pour la famille d’origine, un salaire d’appoint à celui du mari et, plus récemment, la source de revenu principale du foyer des femmes divorcées.

Dans le quatrième chapitre, il faut souligner le compte rendu de Charron sur la complexité des trames professionnelles des femmes passées dans les emplois domestiques à divers moments de leur parcours, ce qui est rarement fait dans les travaux sur les travailleuses domestiques. L’auteure ne néglige pas la succession et la cumulation de divers emplois précaires exercés par les femmes (dans la vente, la restauration, le secrétariat), lesquels ont pour point commun d’exiger un travail relationnel et bien souvent ménager. Un autre argument qui donne toute sa densité à l’expression du titre de l’ouvrage, Aux marges de l’emploi […], est le lien mis en évidence entre la politique néolibérale de l’aide sociale conditionnée à un retour rapide à l’emploi et le confinement des femmes dans des secteurs fortement féminisés comme l’aide domestique. Résulte de l’enquête ce constat amer : « au tournant du xxie siècle, les femmes les plus exclues du marché du travail sont aussi celles qui sont les plus présentes sur le marché du travail domestique » (p. 142).

Le cinquième et dernier chapitre aborde des questions plus classiques posées par la littérature critique sur la « professionnalisation » des services à domicile, sur les relations de care (traduit en français par « souci d’autrui », voir Molinier, Laugier et Paperman 2009) et sur l’imbrication des rapports de domination qui se manifeste concrètement dans la relation entre femmes, employeuses et employées domestiques. Les pratiques, les représentations et le rapport au travail des participantes à l’enquête sont analysés au regard de la tension entre service et servitude qui continue de marquer l’expérience des femmes dans les emplois domestiques. Charron rappelle que l’institutionnalisation du service domestique ne s’est pas accompagnée d’une réelle « professionnalisation » des travailleuses domestiques, dont les savoir-faire sont toujours associés à une présupposée nature (de sexe et de race) par les acteurs et les actrices du secteur. La frontière entre service et servitude se trouve également reproduite par un système de hiérarchisation parmi les aides domestiques entre travail de care, associé à l’aspect relationnel du travail, et travail ménager, considéré comme subalterne. Enfin, l’auteure mentionne le « spectre de la servante » (p. 167) qui entrave l’identification sociale au statut de travailleuse domestique.

L’ouvrage de Charron suscite aussi plusieurs questions. D’un point de vue méthodologique d’abord, l’analyse de la construction discursive de leur vécu par les femmes est finalement mise au second plan, au profit de la reconstitution des parcours professionnels et familiaux dont elles « témoignent ». Les actrices ne sont donc pas au centre de l’analyse comme cela est annoncé au départ. Leur point de vue en tant que sujets femmes travailleuses domestiques aurait pu contribuer à informer davantage la progression du texte, à produire une sociohistoire des services domestiques à l’écart des modèles explicatifs de l’histoire du travail des femmes, selon la démarche historiographique de Michel De Certeau (1975), et à éclairer d’autres aspects du service domestique, tels que les non-conformités à l’ordre domestique des personnes qui les emploient apparaissant ici et là dans les discours de femmes cités.

Sur le concept de continuum du service domestique ensuite : le fait de mettre le travail domestique (gratuit et rémunéré) du cadre familial et du marché de l’emploi sur le même plan, à partir de l’analyse de la socialisation des femmes de milieu populaire au travail, ne conduit-il pas à simplifier les imbrications du rapport social de sexe avec le rapport de classe qui opèrent dans l’exploitation des femmes dans différents espaces de travail? Toute une littérature non discutée dans l’ouvrage, des travaux des Blacks feminists à ceux qui articulent les services domestiques à la colonisation, établit une distinction entre le travail domestique accompli par les femmes dans le cadre familial et le service domestique effectué pour une autre famille. Ces approches, qui reviennent à une définition du travail par le rapport de production et non par les tâches, permettent de saisir des mécanismes d’exploitation différenciés des femmes des classes appauvries lorsqu’elles sont dans le cadre familial, servant les hommes et le capital par le travail de reproduction de la famille et de la main-d’oeuvre, et lorsqu’elles sont dans l’emploi domestique, leur travail servant directement à la reproduction des modes d’existence de la classe servie.

Enfin, si le service domestique a longtemps été « aux marges de l’emploi », ne participe-t-il pas aujourd’hui aux formes « typiques » des emplois, féminisés ou masculinisés, du modèle néolibéral? Les approches globales de la marchandisation du travail domestique, qui montrent comment le service domestique a été pleinement intégré dans la logique d’accumulation du capital, permettent à cet égard de prolonger les questions importantes soulevées par cet ouvrage.