Présentation

Femmes et pouvoir érotique[Record]

  • Julie Lavigne and
  • Chiara Piazzesi

…more information

La réflexion sociale, donc documentaire, artistique, narrative, religieuse ou juridique sur le pouvoir de séduction des femmes a une très longue histoire, à laquelle il ne serait pas possible de rendre justice dans le seul contexte de notre introduction au présent numéro de la revue Recherches féministes. Cristallisée dans l’icône ambiguë et malheureuse qu’est Ève dans l’histoire de la création biblique, la sexualité féminine a été construite dans l’imaginaire chrétien comme un repoussoir, tel un objet intraitable qui devait faire l’objet d’encadrement, d’interdits, de contrôle (Foucault 2018). Source de tentation, de décadence morale, de danger, de perte de soi pour l’homme, la femme séduisante ou sexualisée a peuplé l’imaginaire occidental, notamment la création mythologique, les récits, l’iconographie, les mesures juridiques, les normes religieuses et les vagues de panique morale (des sorcières à l’hypersexualisation) qui parsèment l’histoire des sociétés européennes et nord-américaines. L’attention – faut-il dire « obsession »? – des sociétés patriarcales occidentales pour la sexualité des femmes est caractérisée par une ambiguïté fondamentale : la crainte coexiste avec la fascination à l’égard de la capacité des femmes à susciter le désir. Celles qui sont désirables et séduisantes, ou qui « assument » cette capacité, sont traitées à la fois avec admiration et avec mépris. Au cours de l’histoire occidentale, le pouvoir érotique des femmes a été construit comme une force ambiguë, capable d’influencer la conduite d’autrui. Leur pouvoir de séduction a été traditionnellement interprété comme un don, un devoir ou un service complémentaire du désir masculin. En d’autres termes, l’idée que la sexualité des femmes soit une forme de pouvoir instrumental, potentiellement émancipateur, n’est pas du tout une nouveauté des dernières années, ni le produit d’une culture médiatique qui objectivise les femmes en les réduisant à leur corps sexué et à leur charme sexuel. Nous donnerons un exemple historique très parlant de cette conception de la sexualité des femmes comme un pouvoir. Dans une étude sur la fameuse Affaire du collier qui a gâché à jamais la réputation de la reine de France Marie-Antoinette en 1785, Sarah Maza (1997) analyse la levée de boucliers contre le pouvoir des « femmes publiques » au cours des décennies qui précèdent la Révolution française. C’est déjà par la plume de Rousseau, dans sa Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, publiée en 1758, que le pouvoir des femmes dans la sphère publique avait été attaqué : actrices, courtisanes ou maîtresses illustres (comme la marquise de Pompadour et, plus tard, la comtesse Du Barry), les femmes influencent et manipulent les hommes par leurs charmes, par leur sensualité, par le sexe. L’omniprésence de ces femmes publiques a eu l’effet, d’après Rousseau, de ramollir et de féminiser l’espace public, en commençant par le roi lui-même. Les accusations envers Marie-Antoinette, avancées 30 ans plus tard par la presse clandestine et par les mémoires judiciaires, portent sur la même association entre une sensualité supposément débridée, un pouvoir d’influence sur les hommes puissants du royaume et la décadence conséquente de la sphère publique et politique dans laquelle les femmes ont obtenu illégitimement une place. Comme nous le savons bien, le xixe siècle sera caractérisé par la célébration de la femme bourgeoise comme reine de la sphère privée, de la maison, de la famille, de l’intimité du mariage. Cette posture se prolonge également au xxe siècle. Dans son analyse des manuels de bonnes manières italiens du siècle dernier, Gabriella Turnaturi (2011) souligne l’effort du discours fasciste – surtout durant les années 30 – pour encadrer la nouvelle liberté accordée aux corps des femmes dans l’espace public au début du xxe siècle : si le …

Appendices