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La Collective pour un ouvrage de référence participatif sur la santé féministe (la CORPS féministe) propose en 2019, aux éditions du remue-ménage, une traduction et une adaptation francophone québécoise du livre Our Bodies, Ourselves (OBOS) publié pour la première fois en 1971 aux États-Unis. Cette encyclopédie s’est avérée un outil politique féministe révolutionnaire en ce qui concerne la santé globale des femmes et un succès de librairie : elle a été traduite dans 34 langues, vendue à plus de 4 millions d’exemplaires, rééditée huit fois[1]. Porté par l’adage féministe « le personnel est politique », l’ouvrage OBOS constitue une référence incontournable; la plus récente édition, celle de 2011, aborde des thématiques diverses[2] combinant les connaissances biomédicales, les savoirs tirés des expériences intimes des femmes et l’apport des critiques féministes sur les corps, les sexualités et la santé en général. La CORPS féministe – coordonnée par l’anthropologue Nesrine Bessaïh[3] – a obtenu les droits pour la partie : « Relations intimes et sexualités ». À noter que la CORPS féministe a amorcé le travail pour publier d’autres sections de l’encyclopédie OBOS.

Cet ouvrage très intéressant se présente selon la structure suivante : trois chapitres rassemblant différentes entrées bien documentées sur les thèmes des identités sexuelles des femmes, des pratiques intimes entourant les désirs sexuels et, enfin, des explications démystificatrices sur les obstacles divers aux plaisirs. Dans les premières pages, la partie « Préliminaires » (clin d’oeil à vous savez quoi) pose quelques éléments de contexte et de méthode, comme les précautions d’usage au sujet de la posture des membres de la CORPS féministe[4]. On y emploie le terme « femme » pour désigner une catégorie sociale, un vécu partagé d’oppression et de discrimination (p. 13). Cependant, cette catégorie inclusive englobe un large spectre de la féminité qui comprend notamment « les femmes cis ou trans, des personnes non binaires ou mêmes des personnes assignées femmes à la naissance mais qui ne se reconnaissent pas dans cette désignation » (p. 13). Un souci particulier a été accordé au fait de ne pas homogénéiser l’expérience des femmes. On a d’ailleurs choisi d’éviter l’expression « nous les femmes » et de réserver l’usage du « nous » à la désignation des membres de la CORPS féministe (Bessaïh et Bogic 2016). Cette dernière préconise une conception non compartimentée de la santé qui suppose une interrelation entre les dimensions environnementales, sociales, psychologiques et biologiques dans la vie des femmes. Son approche globale en matière de santé repose sur la volonté d’une déconstruction des systèmes d’oppression, tels que le sexisme, le colonialisme, le racisme, l’hétéronormativité, le capacitisme ou la cisnormativité, tous des termes définis dans la section intitulée « Lexique ». L’ouvrage est ponctué d’interludes de témoignages sur des thèmes comme l’intimité, le poil, les agressions sexuelles, les désirs et les plaisirs, le projet parental et le vieillissement. Des listes de références complémentaires sont proposées dans des encadrés[5]. Il faut insister sur le talent de l’illustratrice Marie Dauverné qui met en image le cycle menstruel, le clitoris et la vulve (représentés dans un miroir au bénéfice des moins acrobates), le développement embryonnaire ainsi que les organes sexuels typiques féminins et masculins. Ces planches constituent un matériel pédagogique fort utile pour n’importe quel public.

Le premier chapitre, « Influences sociales et culturelles sur la sexualité » (p. 1977), offre une vue d’ensemble des enjeux sociétaux qui influent sur la construction identitaire et sexuelle des femmes. Il montre comment les sexualités et les désirs sont marqués par l’éducation sexuelle reçue, le corps médical, les effets du colonialisme, les médias, les normes religieuses, voire la pornographie.

Le deuxième chapitre, « Plaisir sexuel et consentement enthousiaste » (p. 79-122), traite plus largement des sexualités, des spécificités des corps féminins, des orgasmes, de la masturbation et des fantasmes. On ressent la volonté de la CORPS féministe d’accompagner les personnes lectrices vers une meilleure compréhension de leur sexualité et de leur plaisir. Elles y vont de conseils divers et de rappels amicaux pour les plus exploratrices : « ne mettez rien dans votre vagin que vous ne seriez pas prêt·e à mettre dans votre bouche! » (p. 94). Le passage ayant pour titre « Le consentement enthousiaste » mérite notre attention (p. 94-97). Dans cette entrée, la CORPS féministe suggère de dépasser l’idée du strict consentement (oui ou non) et propose celle du consentement enthousiaste en soulignant que, « au-delà de ne pas s’opposer ou d’acquiescer à une proposition, une personne peut activement manifester son désir d’entreprendre ou de poursuivre une interaction sexuelle » (p. 95). On regrette l’absence d’une définition claire du consentement enthousiaste dans le « Lexique » qui aurait pu constituer une référence utile.

Le troisième chapitre, nommé « Plaisirs à obstacles » (p. 123-164), traite des défis psychologiques, hormonaux ou physiques qui peuvent modifier ou empêcher les pratiques sexuelles. Que ces obstacles aux plaisirs soient de passage ou permanents, on offre des pistes pour mieux vivre avec ces réalités, pour tenter de les prévenir, voire de les éliminer. Sans écarter la pertinence d’une approche biomédicale dans certaines circonstances pour faire face à divers problèmes (ex. : baisse de libido, effets des hormones, dépression, anxiété, douleur physique chronique), la CORPS féministe fait valoir les dimensions sociales et politiques de ces réalités et énonce des solutions de rechange à envisager. L’entrée « Sexe, handicap et maladie chronique » (p. 150-160) traite de différents défis que doivent relever les personnes qui ont des problèmes de santé, des maladies chroniques ou des handicaps et propose des avenues pouvant être favorables à plus de plaisirs. Fort instructifs, les témoignages présentés dans cette partie recoupent de multiples réalités.

La lecture de certains passages peut générer une insatisfaction, car la question des conflits intimes reste très peu abordée. Le contenu de cet ouvrage peut certainement contribuer à une plus grande satisfaction sexuelle en surmontant la gêne, la peur ou l’inconfort qui marquent souvent le rapport des femmes à la sexualité. Diverses entrées invitent donc « [à] mieux se connaître », « à explorer » et « à discuter avec le/la partenaire ». La connaissance de soi et la communication ouverte sont l’une des clés pour une sexualité plus épanouissante. Dans l’ouvrage, l’entrée intitulée « Le pouvoir » (p. 62-63) est suivie de celle qui a pour titre « La violence faite aux femmes » (p. 64-71); toutefois, les tensions entre les partenaires en rapport avec la sexualité s’avèrent aussi des enjeux de pouvoir qui ne sont pas nécessairement de la violence. Les conflits communs peuvent être d’un autre registre, c’est-à-dire ceux que l’on essaie à tout prix d’éviter pour conserver l’harmonie. En fait, l’inertie devant les changements, les résistances subtiles à modifier les scripts sexuels, voire le manque de générosité sexuelle[6] de certains partenaires dans un contexte hétérosexuel, notamment, sont des difficultés qu’éprouvent plusieurs femmes. Mieux se connaître peut certes contribuer à donner de la valeur et une dimension politique aux insatisfactions (affective, émotionnelle et sexuelle), mais tenter d’« ouvrir la communication » avec une personne qui refuse toute discussion ou y résiste engendre solitude et découragement. À mon avis, les conflits qui peuvent émerger dans le processus d’exploration d’une sexualité plus juste sur le plan de l’accès aux plaisirs sont une thématique manquante.

Entretien avec la CORPS féministe

En juin 2019, j’ai eu le plaisir de rencontrer Nesrine Bessaïh, membre de la CORPS féministe, afin d’en savoir plus sur le contexte de la traduction et de l’adaptation culturelle d’OBOS.

Stéphanie Mayer (SM) : Qu’est-ce que cela signifie de traduire et d’adapter culturellement OBOS pour un public francophone québécois?
Nesrine Bessaïh (NB) : D’abord, il faut savoir que la traduction féministe est déjà plus qu’une simple traduction fidèle au texte source, car elle reconnaît le point de vue situé de celles qui traduisent, tout en étant explicites sur les intentions générales ainsi que les choix faits (ce que nous faisons dans la partie « Préliminaires »). Ensuite, l’adaptation culturelle suppose un travail d’appropriation du contenu en fonction d’un contexte culturel et politique propre, dans notre cas le Québec. Lorsque OBOS accorde des droits de traduction, il importe que le travail soit fait par un organisme ou une maison d’édition féministe. Chaque nouvelle traduction et adaptation doit alimenter le travail de luttes féministes et rejoindre les besoins de ces groupes. L’adaptation culturelle offre beaucoup de latitude par rapport au texte source. On a pu retirer des passages moins pertinents pour le Québec, revoir la logique générale de certaines parties et ajouter des thématiques jugées nécessaires. D’ailleurs, la partie « Relations intimes et sexualités » sur laquelle nous avons travaillé est différente de l’édition de 2011. Par exemple, nous avons accordé moins d’importance à l’appartenance religieuse (ce qui est plus présent dans le contexte états-unien), nous avons ajouté une partie essentielle sur l’influence sociale et culturelle du colonialisme sur la construction des sexualités et des identités genrées et nous avons introduit une partie sur les effets majeurs des mouvements des femmes et LGBTQ pour la société québécoise. Notre intention était que le guide soit adapté au contexte culturel du Québec, tout en visant la plus grande diversité des expériences relatées.

SM : Votre nom, « la Collective pour un ouvrage de référence participatif sur la santé féministe », sous-entend que la dimension participative est importante pour le projet de traduction et d’adaptation. Comment cela s’est-il matérialisé?
NB : En amorçant le projet en 2013, nous avons adopté, comme Collective féministe, une base d’unité politique qui accordait une place centrale à la dimension participative, et ce, à toutes les étapes du processus, que ce soit dans l’élaboration du contenu de l’ouvrage ou dans la production et la validation du texte. En plus d’une large circulation d’un questionnaire en ligne, nous avons réalisé des rencontres avec des groupes et des organismes engagés sur ces thèmes. Les extraits retenus pour l’ouvrage étaient approuvés par les personnes visées et des personnes-ressources ont été sollicitées pour les relectures finales. Les préoccupations des groupes et des organismes devaient être au coeur du guide de sexualité positive. Par exemple, un groupe considérait qu’il fallait changer la logique d’une partie du livre et a proposé de nouvelles thématiques à aborder afin de répondre davantage à ses préoccupations. Nous voulions être le plus inclusives possible en rendant compte au mieux de la diversité des expériences tant dans le texte que dans les témoignages recueillis. Pour cela, nous tenions à réaliser des rencontres de groupes avec les militantes et les militants, ce qui leur permettraient de partager leur vécu intime, mais aussi de débattre autour d’enjeux avec l’intention de produire des analyses plus macrosociales pour alimenter les luttes sociales féministe, anticoloniale, antiraciste et LGBTQ au Québec.

En définitive, cette encyclopédie porte bien son qualificatif en faveur de la sexualité positive. D’ailleurs, l’entrée « Sexualité positive » du « Lexique » mérite d’être présentée ici : « Approche globale et émancipatrice qui aborde la sexualité sous tous ses aspects, [et qui] vise à reprendre le pouvoir sur sa sexualité et à sortir des discours limités aux ITSS et aux pathologies » (p. 169). Cette lecture profitera sûrement à un large public. Pour notre part, nous attendons avec impatience les prochaines parutions.