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Le discours féministe africain qui fait l’objet de notre réflexion provient des Africaines qui ont été parmi les premières à faire irruption avec des écrits subversifs dans un espace scriptural dont elles ont été longtemps écartées (Mianda à paraître, 2021a et 2019; Martin 2009). Par ce fait, elles ont accusé un retard dans la production du savoir sur elles-mêmes[1] dans un univers dominé par la francophonie blanche. Dès leur entrée dans le monde scriptural moderne, elles ont publié sur les Africaines en montrant ainsi la diversité de leurs expériences. Elles n’ont pas hésité à remettre en question l’oppression patriarcale inhérente à la tradition aussi bien que la subjugation des femmes ancrée dans l’ordre colonial et néocolonial.

Par ailleurs, il semble toujours problématique d’évoquer le féminisme africain de la période postcoloniale[2] sans se faire reprendre sur l’incohérence d’un tel discours à cause de la diversité de l’Afrique francophone et de la multiplicité des expériences des femmes[3]. Nonobstant cette hétérogénéité, on peut relever des facteurs qui concourent à l’examen d’une situation commune des expériences des Africaines dans leurs diverses manifestations[4]. De même, les pays qui composent l’espace francophone se trouvent dans des sous-régions différentes. Toutefois, ils sont liés par une langue commune, le français, hérité de la colonisation (Manning 2008) et dont la maîtrise revêt une importance dans l’examen de la situation des femmes. La langue a participé, en effet, à la domination mentale des populations africaines et à la stratification sociale (wa Thiong’o 1987 : 9 et 16-17; Mudimbe 1994), y compris à la marginalisation des femmes dans l’espace scriptural francophone africain.

Dans cette perspective, nous tentons de circonscrire l’articulation du discours féministe en Afrique francophone subsaharienne postcoloniale[5]. Il s’est construit en référence au féminisme occidental dominant (mainstream feminism), que nous désignons par l’expression « féminisme blanc dominant[6] », et contre son hégémonie. Ce discours ne s’est pas non plus élaboré en vase clos. Les conditions de possibilité de son épanouissement sont à voir dans le foisonnement des épistémès qui structurent les discours savants dans le domaine des sciences sociales et humaines. Ainsi, il se constitue dans la critique du féminisme blanc dominant, celle de la colonisation, dans le prolongement de la pensée postcoloniale tributaire du poststructuralisme et du postmodernisme, ainsi que de la pensée décoloniale.

La prise de la plume par les Africaines depuis les années 70[7] et leur activisme au cours de la Décennie des Nations Unies pour les femmes (1975-1985) représentent le moment fondateur[8] de leurs discours revendicateurs dans l’Afrique postcoloniale. Parmi les premiers écrits des Africaines, certains sont incontournables pour leur caractère séditieux. Il en va ainsi de La parole aux négresses, d’Awa Thiam, paru en 1978. Dans son sillage, à une année d’intervalle paraîtra en littérature africaine un roman, Une si longue lettre, de Mariama Bâ (1979), qui sera suivi quelques années plus tard d’un autre, Elle sera de jaspe et de corail. Journal d’une misovire, de WereWere Liking (1983).

Après presque deux décennies de distance par rapport à l’essai de Thiam, qui date de la fin des années 70, Calixte Beyala (1995) publie Lettre d’une Africaine à ses soeurs occidentales dans un langage virulent. Par la proclamation sans ambages de son féminisme, elle opère une autre dissidence. Comme les Africaines qui l’ont précédée, elle récuse certains principes du féminisme blanc dominant. Elle met en avant la spécificité de sa féminitude.

Ces deux moments charnières, dont le premier est la sortie de l’invisibilité ou le temps de la rupture, et le second[9], celui de l’adoption du label féministe, correspondent au premier et au second volet de notre réflexion. Nous mettons également l’accent, dans le premier volet, sur le regard transversal, intérieur et extérieur porté sur les Africaines. Cette manière de procéder met en évidence la perspective des Africaines sur elles-mêmes et celle des autres, plus précisément les féministes blanches de l’Occident francophone, sur les Africaines. Dans le second volet, nous présentons, de plus, une esquisse des principes qui semblent caractériser ce féminisme dans sa spécificité africaine.

Précisons que nous ne nous limitons pas uniquement aux ouvrages mentionnés plus haut car, à l’époque de leur publication, les Africaines ont saisi toute occasion de s’exprimer. Elles ont, entre autres, dévoilé leur positionnement à l’égard du féminisme blanc dominant au cours de certaines rencontres et pendant les deux grandes conférences internationales des femmes tenues à Copenhague en 1980 et à Nairobi en 1985.

La sortie de l’invisibilité : le féminisme africain « de l’audace » en éclosion

Comme nous l’avons déjà souligné, le discours féministe africain formulé après les indépendances en Afrique francophone sort des décombres de la colonisation qui avait englouti les Africaines dans l’invisibilité. Dans son essai intitulé La parole aux négresses, Thiam aborde des sujets pour ainsi dire interdits tels que l’infibulation et l’excision, longtemps contenus dans la sphère privée. Elle brise le tabou en portant sans détour son discours sur le corps des femmes (Mianda 1997 : 90-92). À cet égard, Thiam signe une rupture observable dans le ton et dans le langage sans convenance présents dans les publications des Africaines après elle (Mouralis 1994).

Pour mieux décortiquer l’argument de Thiam et en éclairer la compréhension, il convient de dissocier trois axes d’analyse dans son essai, lesquels sont par ailleurs interconnectés : le premier axe examine la situation sociale des Africaines en rapport avec le corps; le deuxième s’inscrit dans une posture de critique de la colonisation et de son exploitation des populations africaines; le troisième et dernier axe se tourne vers la critique du féminisme blanc dominant.

À propos de l’excision, de l’infibulation et de la polygamie, Thiam (1978 : 29-69 et 81-90) donne la parole aux femmes à travers des interviews pour relater leur vécu autour de ces pratiques. Ensuite, elle fonde son analyse sur des prémices selon lesquelles il existe deux classes sociales dans l’humanité, celle des hommes et celle des femmes. Les deux vivent dans un rapport antagonique entre dominants et dominées (ibid. : 19). Faisant abstraction de toute considération de différence, qu’elle soit raciale ou ethnique, Thiam (ibid. : 161) affirme que toutes les femmes subissent l’oppression patriarcale. Sur cette base, elle soutient que les pratiques d’excision et d’infibulation constituent un moyen par lequel les hommes contrôlent le corps des femmes (ibid. : 100).

Thiam adhère sans contredit à l’idée de l’universalité du patriarcat défendue par les féministes du courant radical qui énonce que les hommes contrôlent le corps des femmes. Cette approche soutient également que les femmes constituent une classe (Guillaumin 1992; Delphy 1970 et 2001).

De plus, Thiam note que les femmes ont été amenées à intérioriser les pratiques, comme l’excision, au point de devenir leurs propres bourreaux. Elles les conçoivent comme relevant d’un rituel de la tradition intégré à leur corps (Thiam 1978 : 100). Son analyse puise essentiellement dans l’approche féministe radicale matérialiste (Mianda 1997 : 90-91).

Eu égard à la colonisation en relation avec la situation des Africaines, Thiam met en cause le double patriarcat. Elle condamne le patriarcat de la colonisation et celui des sociétés africaines que les hérauts de la décolonisation, à l’instar de Frantz Fanon, ont ignorés à la faveur de la cause nationale. En effet, comme le souligne Ania Loomba (1998 : 162), pour Fanon, le « colonisé » est représenté exclusivement par l’homme. Thiam fait remarquer que les femmes ont participé aux luttes de libération de l’Afrique au même titre que les hommes et à égalité sur le terrain du combat. Cependant, après la libération de l’Afrique, les hommes ont continué à exercer leur domination sur les femmes (Thiam 1978 : 156 et 172-177). Ainsi, la libération de l’Afrique n’a pas coïncidé avec celle des Africaines. Ces dernières subissaient la domination des Blancs et des Africains, qui continue même après les indépendances.

Selon Thiam (1978 : 153-163 et 182-186), les Africaines doivent combattre le colonialisme, le néocolonialisme, le capitalisme et le système patriarcal. Du fait d’être femme et noire, l’Africaine est moins bien rémunérée pour son travail qu’un homme noir, outre qu’elle est sexuellement abusée (ibid. : 157-159).

Mettant en parallèle la situation des Africaines sous la colonisation et celle des Afro-Américaines quant au vécu du double patriarcat, Thiam (1978 : 160) soutient que, pour vaincre l’oppression des Africaines, la lutte devrait porter à la fois sur le système impérialiste capitaliste raciste et le patriarcat. Il n’est pas question d’établir des priorités, souligne-t-elle, car ces deux niveaux de luttes s’entrecroisent. Il faut plutôt les prendre en considération simultanément (ibid. : 156).

Avec le troisième axe de son analyse, Thiam (1978 : 154-155) attire l’attention sur le racisme au sein du féminisme. Quant à la lutte des Africaines contre l’oppression, Thiam soutient que celles-ci ne doivent pas calquer leur combat sur celui des Européennes sans tenir compte des différences structurelles comme la conception dissemblable des structures familiales et sociales (ibid. : 182). Partant de cette idée, elle souligne qu’en Afrique, l’homme n’est pas l’ennemi principal, quoique ce soit lui qui contrôle les institutions (ibid. : 163). L’allusion à une publication de Delphy (1970 et 2001), L’ennemi principal, est sans équivoque. En effet, le féminisme a eu un écho fort négatif en Afrique parce qu’il a été associé aux Occidentales et à l’impérialisme culturel (Tamale 2020 : 42). Dans un autre registre, bell hooks (2000 : 1) note également que l’homme n’est pas l’ennemi puisque le féminisme représente un mouvement pour mettre fin au sexisme, à l’exploitation sexiste et à l’oppression. Selon elle, en soi, c’est le sexisme qui constitue le problème.

En dépit de sa réticence à l’égard du féminisme, Thiam est en faveur d’une solidarité entre les femmes, dépassant la différence raciale, de classe ou d’ethnicité à cause de leur oppression patriarcale commune. Dans cette perspective, elle croit en la lutte collective des femmes qui peut se produire même à l’échelle internationale (Thiam 1978 : 183).

À la suite de l’essai de Thiam, Bâ publie son roman Une si longue lettre (1979), où elle présente de manière dissidente la condition sociale des femmes illustrée autour du mariage polygamique de ses héroïnes, Ramatoulaye et Aïssatou. Après le décès de son époux, Ramatoulaye écrit à son amie d’enfance. Elle lui relate son mariage et le passage vers la situation polygamique qu’elle a accepté de vivre malgré les déboires conjugaux. Elle revient sur leur passé de jeunes écolières et sur le mariage de son amie ainsi que sur le refus de celle-ci de subir la polygamie. En outre, elle met en évidence le mérite de l’éducation occidentale en parallèle avec l’éducation orale africaine traditionnelle donnée aux filles, tout en évoquant le travail salarié et la marginalisation des femmes en politique.

En somme, il est possible d’examiner le roman de Bâ dans ce qu’elle révèle de la situation des Africaines dans trois circonstances, à savoir le mariage tant monogamique que polygamique, l’éducation occidentale et l’éducation traditionnelle africaine orale de même que les femmes en politique et le mouvement de libération des femmes.

À propos du mariage, la narratrice parle de son refus d’épouser un homme bien nanti, un médecin qui est le choix de sa mère, pour s’unir à celui qu’elle aime. De plus, elle se rappelle son opposition de s’engager dans un mariage avec dot au grand étonnement de toute la ville (Bâ 1979 : 25). En dépit de longues années de mariage, avec la complicité de l’imam et de son beau-frère, son mari prend une seconde épouse, l’amie de leur fille. Toutefois, Ramatoulaye ne le quitte pas, et ce, malgré des souffrances intérieures qu’elle endure et contre l’insistance de sa fille, qui lui demande de mettre fin à son mariage (ibid. : 57). Elle souligne ceci (ibid. : 69) : « Je m’étais préparée à un partage équitable selon l’islam dans le domaine de la polygamie. »

Après le décès de son mari, Ramatoulaye passe le rite du veuvage selon la religion. Néanmoins, elle s’oppose à un deuxième mariage polygamique car, selon la tradition, elle devrait devenir l’épouse de son beau-frère (Bâ 1979 : 81-83). Puis, de nouveau, elle rejette un autre mariage polygamique avec son premier prétendant, le médecin, jadis le choix de sa mère. Il s’était déjà marié, mais il revient solliciter encore en mariage Ramatoulaye après la mort de l’époux de cette dernière (ibid. : 97) : « Et puis, l’existence de ta femme et de tes enfants complique. Abandonnée hier, par le fait d’une femme, je ne peux allègrement m’introduire entre toi et ta famille. »

Son amie Aïssatou, bijoutière de son rang, s’était mariée par choix à l’homme d’une haute classe sociale, un Toucouleur, malgré la ferme opposition de la famille de celui-ci. En fait, la différence de classe sociale constitue le mobile de son rejet par sa belle-mère. Cette dernière impose alors à son fils sa nièce comme seconde épouse, bien que celui-ci soit déjà marié à Aïssatou. De son mariage, Aïssatou a eu quatre garçons. Devant cette situation, Aïssatou ne fait pas de concession, et quitte son mari. Elle s’exprime ainsi (Bâ 1979 : 46-47) : « Je me dépouille de ton amour, de ton nom. Vêtue d’un seul habit valable de la dignité, je poursuis ma route. »

La fille de Ramatoulaye, Daba, et son mari incarnent le mariage monogamique réussi qui se donne à voir dans le partage des travaux domestiques, comme le révèlent ces propos (Bâ 1979 : 104) : « Daba est ma femme. Elle n’est pas mon esclave, ni ma servante. » À sa mère, Daba explique ce qui suit (ibid. : 104) : « [Le] mariage n’est pas une chaîne, c’est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis si un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union, pourquoi devrait-il rester […] la femme peut prendre l’initiative. »

Dans ce roman, on peut lire le parti pris pour l’éducation moderne. Ainsi, la narratrice fait ressortir que l’instruction acquise à l’école occidentale moderne les a outillées, elle-même et Aïssatou, pour poser un regard critique sur leur condition sociale et se défaire de certaines règles de la tradition (Bâ 1979 : 29). Ramatoulaye écrit ainsi à Aïssatou, son amie (ibid. : 24-25) : « Aïssatou, je n’oublierai jamais la femme blanche qui, la première, a voulu pour nous un destin “ hors du commun ” […] Nous sortir de l’enlisement des traditions, superstitions et moeurs; nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de la nôtre ». En revanche, la narratrice condamne l’éducation orale traditionnelle en raison de sa socialisation des filles à la douceur, à la générosité, à la politesse, à la docilité, au savoir-faire et au savoir parler (ibid. : 68). Toutefois, l’école occidentale cache aussi ses revers, notamment le racisme auquel le fils de Ramatoulaye doit faire face : « le professeur [Blanc] ne peut tolérer qu’un nègre soit le premier en philosophie » (ibid. : 102).

Le roman Une si longue lettre plaide également en faveur du travail salarié et de la participation des femmes à la vie politique. Après son divorce, Aïssatou a poursuivi ses études d’interprétation en France et elle s’est trouvé du travail auprès de l’ambassade de son pays, le Sénégal (Bâ 1979 : 48). Grâce à cette autonomie financière acquise au fil de ses études et de son travail, elle a conquis une indépendance économique, à telle enseigne qu’elle a été en mesure de secourir matériellement son amie Ramatoulaye en lui achetant un véhicule.

La narratrice aborde l’engagement des femmes en politique par la critique de leur marginalisation après plusieurs années d’indépendance de son pays. Elle réclame que les femmes aient les mêmes droits que les hommes en politique et puissent avoir accès à la même instruction (Bâ 1979 : 86-90).

Quant au mouvement de libération des femmes dans le monde, la narratrice en est informée. Elle pense que la situation est irréversible car, presque partout au monde, les religions et les législations scellent le destin des femmes (Bâ 1979 : 126). Elle est convaincue, cependant, de la complémentarité de l’homme et de la femme ainsi que de l’importance de la famille et de son rôle comme base de la nation (ibid.).

La description des Africaines qui se dégage sous la plume de Bâ renvoie une image complexe et opposée à celle des femmes uniquement soumises qui a peuplé la littérature produite par les ethnologues et les féministes de l’Occident. Par la revendication des droits à l’instruction, à la participation politique, au vote et au travail salarié, Une si longue lettre s’accorde avec les demandes des féministes égalitaristes (Descarries-Bélanger et Corbeil 1987 : 144).

L’ouvrage intitulé Elle sera de jaspe et de corail […] de Liking (1983) est un réquisitoire contre le patriarcat dans un langage sans réserve qui établit un dialogue constant entre le passé africain, la colonisation et le présent postcolonial. En fait, on peut approcher ce roman à travers la voix féminine de la misovire[10]. Celle-ci observe deux hommes sur lesquels elle porte un jugement quant à leur mode de vie dans une ville d’Afrique, Lunai, qui n’a pas changé malgré l’indépendance. La narratrice se replonge dans la société traditionnelle (ibid. : 83-84) pour exposer la société postcoloniale à travers Lunai et sa chosification de la femme. Cette dernière, selon la narratrice, participe à son objectivation (ibid. : 84-91). Ailleurs, Liking argumente que la colonisation a rendu les hommes plus sexistes (Hawkins 1995 : 121). À ce propos, on peut lire ce qui suit (Liking 1983 : 74) : « Et il faut l’avouer : si Lunai est aussi caduque, c’est parce que les femmes sont devenues de la vraie poisse, des Tsé-Tsés. Pourquoi Dieu a fait de Lunai les égouts du monde puisque les femmes l’ont voulu! » Cette implication des femmes dans leur subjugation dans la société postcoloniale explique le rejet du féminisme. La narratrice le présente en ces termes (ibid. : 93) :

Oserai-je parler de la fécondité de la femme alors qu’elle n’en veut plus? Pendant qu’elle parle d’une émancipation difficile à définir au moment même où elle perd la conscience de sa valeur et ne désire plus que devenir l’« homme », pire que le mâle… à l’heure où elle se laisse entretenir tout en se gargarisant de mots creux : égalité émancipation féminisme vais-je pouvoir chanter l’être? Me lever et dire : je suis femme.

Cet argument dénote une lecture biologisante de l’Africaine. Cependant, il y a lieu de le comprendre dans le contexte d’une double critique, soit celle du féminisme associé à l’impérialisme culturel et celle de la colonisation qui a occasionné la dépendance économique des femmes, exacerbée durant la période postcoloniale.

Par ailleurs, l’éloge de la maternité semble définir l’identité de la femme (Liking 1983 : 93) : « Je suis l’atome primordial qui ne saurait se contenter d’une côte masculine pour Être. Je suis la Matrice-Mère où sont en gestation et les idées et les formes et le souffle de vie afin que tout soit parce que je suis. Et tout est. Je suis femme des hommes et des femmes qui viennent de la femme. » Cette glorification de la maternité chez Liking, comme chez Beyala, peut être rapprochée de celle de Luce Irigaray (1990). Il faut se garder cependant de ne pas confondre le contexte culturel de leurs discours. En Afrique, la femme est généralement associée à la maternité (Mianda 2021b : 66-85). La justification semble trouver son origine dans la vision noire africaine du monde (Ela 1995) et du rôle de la femme au sein de celle-ci (Oyewumi 2003).

La narratrice d’Elle sera de jaspe et de corail […], dans sa remise en question du patriarcat, entrevoit une société future faite d’une « Nouvelle Race d’hommes / De souffle humain et des feux divins » (Liking 1983 : 9). La société que la narratrice projette se rapproche de la vision de Fanon (1952 : 180) lorsqu’il envisage une société sans aliénation.

Comme l’ont fait Thiam et Bâ, Liking, à son tour, récuse le féminisme en dépit du sous-titre de son roman qui laisse préfigurer son adhésion. Elle soutient que les femmes n’ont pas besoin du féminisme pour survivre (Hawkins 1991 : 220). Pourtant, la représentation que les deux auteures font des Africaines montre que ces dernières résistent à la domination masculine. Elles ne sont pas toujours résignées à leur sort, ce qui contredit ainsi l’image d’elles projetée dans la littérature généralement produite par le monde occidental.

De la représentation des Africaines : un regard croisé

En Occident, et c’était le cas généralement des ethnologues, au départ, on a posé un regard androcentrique et ethnocentrique sur les Africaines, qui met en exergue leur soumission aux hommes (Mianda 2021a). Rappelons que les Africaines commencent à écrire sur elles-mêmes seulement après les indépendances[11] de leur pays. Déjà, Thiam, dans son essai, en présentant l’excision et l’infibulation, fait remarquer que la majorité des femmes s’opposent à ces pratiques, mais qu’elles les adoptent par résignation sous la force de la contrainte sociale (Thiam 1978 : 115). C’est dire qu’elles ne s’y soumettent pas aveuglément. Pourtant, la résistance des Africaines semble être ignorée par nombre d’Occidentales, chercheuses francophones. Ces dernières dégagent une image commune des Africaines et les présentent comme celles qui sont dociles et attachées aux us et coutumes (Josephine Boeku-Betts et Wairimù Ngarùiya Njambi 2005 : 124).

Thiam (1978 : 105) s’insurge contre cette attitude qu’elle reconnaît dans le jugement porté notamment par Annie de Villeneuve sur les femmes excisées et la société somalienne. L’auteure déplore sa perspective colonialiste (ibid. : 105-106). À noter que la posture paternaliste, lorsqu’il est question des Africaines et de leur situation, n’est pas uniquement affichée par Villeneuve. Certaines ethnologues ont considéré que les Africaines ne sont pas conscientes de leur oppression parce qu’elles sont aveuglées par la domination des hommes (Mianda 2014 : 11). Elles sont traitées de la même manière dans les études sur « les femmes et le développement » à travers lesquelles on les représente comme en étant encore aux revendications réformistes déjà acquises et dépassées même par les Occidentales (ibid.). De ce fait, les Africaines ne remettent pas encore en question les causes structurelles à la base de l’exploitation des femmes. Elles sont affublées de stéréotypes, et on les considère comme des femmes soumises, dociles et garantes des coutumes (Boeku-Betts et Njambi 2005 : 124). Benoîte Groult, également, quoique dans un élan de solidarité, semble tomber dans le piège du paternalisme dans sa préface à l’essai de Thiam en caractérisant celui-ci d’« un refus », certes, mais « timide et encore confus » (Thiam 1978 : viii).

Cette attitude d’arrogance des féministes occidentales blanches à l’égard des Africaines était également manifeste dans des rencontres qui ont marqué la Décennie des Nations Unies pour les femmes (Locoh et Puech 2008 : 12). À la mi-décennie, soit en 1980 à Copenhague, les Africaines ont refusé d’endosser le discours des femmes blanches occidentales sur la question du contrôle du corps, notamment de l’excision. Elles ont clairement exprimé leur volonté de traiter de leur situation dans leurs propres termes et non de s’inscrire dans une voie tracée par les féministes blanches pour discuter de leur corps, en particulier de l’excision (Locoh et Puech 2008 : 12; Lefebvre 1986 : 132).

La condescendance à l’endroit des Africaines dans le milieu féministe francophone de l’Occident dévoile un regard colonial qui relève de l’altérité. Elle traduit un rapport de pouvoir qui est né de la colonisation et qui se prolonge jusqu’à présent.

Du côté africain, Thiam (1978) elle-même soutient que les Africaines, traditionalistes ou non, subissent l’oppression sans comprendre qu’elles en sont victimes. En revanche, affirme-t-elle, aux États-Unis et en Europe, les femmes comprennent partiellement ou totalement l’oppression qu’elles subissent. Elles la théorisent et se lancent parfois dans des mouvements de libération (ibid. : 154). De la part d’une Africaine, un tel jugement est à mettre sur le compte de la colonialité d’être. Selon Tamale (2020 : 93), celle-ci renvoie à la manière dont les compréhensions (des personnes colonisées) de « sens commun » d’être et de savoir reflètent le processus de colonisation intériorisée.

Les Africains autant que les Africaines ont débouté l’essai de Thiam dès le moment de sa parution parce qu’elle a eu l’audace de dénoncer l’infibulation et l’excision, des sujets jusque-là considérés comme étant du domaine privé (Kesteloot 2001 : 181; Duncan 2013 : 185). Elle sera accusée de mimer le féminisme des Occidentales. Son essai est qualifié d’un « avatar féministe de la négritude » (Sow 2004 : 55). Néanmoins, Thiam s’engage avec son essai dans un discours féministe bien spécifique, tel que nous tenterons de le démontrer ci-après.

L’affirmation féministe des Africaines

Certaines Africaines ont approuvé avec audace l’étiquette des féministes en dépit des accusations de mimétisme[12]. À la clôture de la Décennie des Nations Unies pour les femmes à Nairobi en 1985, Marie Angélique Savané (1988) proclame son adhésion au féminisme. D’autres affirment leur conviction féministe sans réserve, à l’instar de Sow (Destremau et Verschuur 2012 : 146). En revanche, certaines Africaines ont substitué au féminisme des appellations différentes pour mieux refléter les expériences des Africaines en région aussi bien francophone qu’anglophone[13].

Beyala et sa féminitude

En Afrique francophone, Beyala, par la parution de son essai Lettre d’une Africaine à ses soeurs occidentales (1995), se positionne clairement avec un discours féministe radical (Mianda 1997). Elle reprend les thèmes de l’excision, de l’infibulation et de la polygamie et, dans sa version moderne, de la bureaugamie, ainsi que de la dot pour examiner le contrôle du corps des femmes par les hommes (Beyala 1995 : 52-53 et 81). À ses yeux, les hommes sont des dominants. Dans la plupart des sociétés, ils sont éduqués en vue de dominer les femmes (ibid. : 52-53). Les hommes de toutes les sociétés s’accordent pour exclure et dominer les femmes (ibid. : 72). Tout comme Thiam, Beyala croit à la lutte collective des femmes au-delà des frontières. Elle évoque même l’idée de la race des femmes. Ce cadre ainsi posé, Beyala considère que les pratiques mentionnées plus haut participent des mécanismes par lesquels les hommes contrôlent le corps des femmes. Dans le contexte contemporain, ces pratiques persistent encore du fait que les femmes dépendent matériellement de plus en plus des hommes (ibid. : 81-83). Le discours de Beyala tient du féminisme radical (Mianda 1997 : 92-94).

Dans son essai, Beyala fait un appel aux Occidentales et dévoile son orientation féministe, qu’elle nomme « féminitude », afin de se démarquer du féminisme occidental dominant. Pour Beyala (1995 : 16-17), certaines femmes se sont liguées contre le féminisme parce qu’il lui est reproché de préconiser la séparation d’avec les hommes. En ce qui la concerne, elle opte pour la féminitude, qui revendique une différence égalitaire entre les femmes et les hommes, celle-ci n’étant pas conçue dans les mêmes termes que celle qui est exigée par le féminisme. Beyala (ibid. : 16-17) s’oppose à la rupture d’avec les hommes en dépit du fait qu’elle les considère comme des oppresseurs. Sa féminitude s’accorde avec la maternité, la carrière et la vie affective (ibid. : 20-21). À son avis, la maternité est un privilège dont seules les femmes peuvent se prévaloir (ibid. : 12 et 130).

De l’examen des oeuvres des Africaines que nous avons considérées, il se dégage un discours distinct que nous allons maintenant examiner.

De Thiam, Bâ et Liking à Beyala : un féminisme africain postcolonial et décolonial

Les féministes postcoloniales, à l’instar d’Audre Lorde (1984), de bell hooks (2000) et de Chandra Talpade Mohanty (2003), ont fait la critique du féminisme blanc dominant qui a tendance à universaliser l’oppression des femmes et à ignorer les expériences des femmes racialisées. Certaines affirment que, dès les années 60, les féministes avaient commencé à discuter de l’hétérogénéité des femmes (Juteau 2010; Haase-Dubosc et Lal 2006). Pour sa part, Mohanty (2003) reproche au féminisme dominant de traiter les femmes du Sud global comme un groupe homogène sans tenir compte du contexte socioéconomique politique, culturel et historique.

En soutenant que l’expérience des Africaines est marquée par la classe, la race et le sexe qui opèrent ensemble, Thiam montre dans son essai que leur situation est différente de celle des Occidentales. Par le fait de contextualiser le vécu des Africaines, le replaçant dans leur contexte historique, économique et socioculturel, Thiam participe au discours féministe postcolonial. De plus, on peut affirmer qu’elle a apporté une contribution remarquable en considérant l’importance accordée à la perspective intersectionnelle dans les études féministes (Mianda 2014 et 2001 : 155). Elle a également attiré l’attention sur le racisme au sein du féminisme blanc dominant.

Pourtant, au moment de la parution de l’essai de Thiam, la contribution importante de son analyse est passée sous silence dans le milieu féministe blanc dominant, aussi bien francophone qu’anglophone, au profit de la question de l’excision et de l’infibulation (Mianda 2014).

Par la suite, l’apport de Thiam commence à sortir de l’ombre, dans le milieu anglophone d’abord (Mianda 2014)[14]. Dans le monde francophone, il n’existe actuellement que quelques publications qui en soulignent l’importance (Eyene 2008; Falquet 2006). La parole aux négresses de Thiam est citée dans une récente parution qui signale l’existence de l’afro-féminisme en France depuis les années 70 (Guiné et Bakshi 2017). Ce silence ne peut soulever que du questionnement lorsque les féministes francophones[15] se tournent davantage vers les féministes noires étatsuniennes et celles des Amériques.

La modeste reconnaissance de Thiam, par les féministes francophones blanches et racialisées, se fait dans le sillon du féminisme noir (Black feminism), lequel – il faut le mentionner – occupe une place hégémonique. Elle souligne la présence de ce rapport de pouvoir colonial dans le monde féministe, francophone[16], où il y a encore une résistance à reconnaître des Africaines comme productrices du savoir. Leur invisibilité dans le milieu universitaire français l’atteste bien. Elle concerne d’ailleurs les racisées en général (Bacchetta 2017). Les féministes blanches détiennent le monopole au sein des universités (ibid.; Guiné et Bakshi 2017). Par la non-prise en considération de leur capacité à titre de productrices du savoir, les Africaines sont considérées avec peu d’égards. Boeku-Betts et Njambi (2005) le soulignent aussi à partir de leur l’expérience dans le milieu des études des femmes aux États-Unis.

Comme dans le cas de Thiam, Bâ a montré la diversité des expériences des Africaines. Ses personnages, par leurs différentes expériences, renvoient une image qui remet en cause l’idée de l’homogénéité présentée des Africaines. Sans vouloir avaliser le féminisme, Bâ avait posé déjà les jalons d’un discours féministe postcolonial.

De son côté, Liking fait porter sa critique patriarcale sur la réification des femmes en Afrique postcoloniale en empruntant une démarche qui opère constamment un retour au passé africain et en passant par la colonisation pour examiner la période postcoloniale. Elle s’interroge sur la colonialité du genre (Lugones 2019). Celui-ci renvoie à un modèle de genre eurocentrique, binaire hétéronormatif qui, par ailleurs, définit la femme comme un être inférieur dans la société, à l’intersection du genre, de la race et de la classe. La colonisation a amené ce modèle en Afrique à travers le système d’enseignement et la législation notamment. En conséquence, les Africaines ont perdu leur autonomie économique de jadis pour dépendre de plus en plus des hommes. Cette situation perdure en aggravant la dépendance économique qui conduit à la réification des femmes dans la société africaine postcoloniale. Ainsi, Liking (1983 : 62) critique cette colonialité de genre qui définit les femmes seulement en relation avec les hommes. Les féministes décoloniales font la critique du patriarcat que la colonialité du genre a introduit dans les sociétés colonisées (Lugones 2019).

La spécificité du discours féministe africain formulé par Thiam, Ba, Liking et Beyala se trouve dans leur positionnement à l’égard des hommes, notamment pour Thiam et Beyala, ainsi que par rapport à la maternité, plus spécialement pour Liking, Beyala et Bâ dans une certaine mesure. Les unes refusent la rupture avec les hommes; les autres font l’éloge de la maternité.

Pour saisir la portée de leur argument, il est pertinent de l’inscrire dans la cosmogonie de l’Afrique noire (Ela 1995). Selon cette conception, il existe une relation dynamique de communication entre les univers invisible et visible pour former un tout. La maternité est à replacer dans ce contexte. L’enfant est un don des ancêtres. Par le nom qu’on lui attribue à sa naissance, il ou elle assure la pérennité des ancêtres et leurs liens réciproques (ibid.). Parce qu’elle a la capacité de donner naissance, la femme communique de ce fait avec le monde invisible. Elle est la médiatrice entre ces deux univers. La maternité accorderait ainsi un certain pouvoir que seules les femmes africaines possèdent par rapport aux hommes. Tout compte fait, elle leur conférerait un rôle important (Oyewumi 2003). La question est de savoir, comment concevoir la maternité pour les Africaines du présent dans le contexte de l’Afrique contemporaine? Cette vision africaine du monde n’est pas sans inégalités de genre, mais cela est un autre débat.

La non-rupture avec les hommes doit également être restituée dans cette vision du monde car, dans l’univers visible, les êtres humains, qui le composent, vivent en communauté dans l’interdépendance où les intérêts individuels ne priment pas ceux de la communauté (Ela 1995). Il est ici question de la vision du monde Ubuntu qui met l’accent sur les êtres humains dans leur interdépendance sur le plan social et politique (Tamale 2020 : 222-224). Dans cet univers visible, comme le dit le proverbe zulu, être un être humain, c’est affirmer son humanité en reconnaissant l’humanité des autres et, sur cette base, établir des interrelations (ibid. : 223). Cette vision du monde apporte un éclairage sur la position de Thiam et de Beyala quant à leur refus de rompre avec les hommes. Elles peuvent donc critiquer la domination masculine sans rejeter les hommes, tous et toutes faisant partie de cet univers d’interdépendance qui n’est pas exempt d’inégalités sociales.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, nous pouvons conclure que le discours des Africaines que nous dégageons est un discours féministe africain postcolonial et décolonial qui, dans sa conceptualisation, puise sa spécificité dans la vision du monde Ubuntu.

Qu’il soit question de Thiam, de Bâ ou de Liking, toutes désavouent l’identité féministe, quoique leur analyse dévoile la subjugation des femmes. Cela veut dire qu’elles reconnaissent l’existence de la domination masculine, tout en exprimant leur rapport aux hommes et à la maternité différemment des Occidentales. Elles ne rejettent ni les hommes ni la maternité parce qu’elles partagent une autre vision du monde que celle de l’Occident. Pour révéler cette différence, Beyala choisit un autre terme, « féminitude », afin de qualifier l’exploitation des femmes et leur opposition dans le contexte africain.

Le féminisme des quatre auteures critique le patriarcat inhérent à la tradition africaine et celui de la colonialité du genre. C’est un féminisme précisément africain. Faut-il lui donner une formulation qui exprime la résistance des femmes contre leur oppression dans le contexte d’Ubuntu? Est-il nécessaire de continuer à le nommer « féminisme » si l’on résiste à l’impérialisme? Quels sont les termes dans les langues africaines qui traduisent à la fois l’opposition à la domination masculine et l’attachement à l’Ubuntu?