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Cette littérature invisible,
on l’aura compris,
est à proprement parler celle de l’urgence.
Elle surgit dans ce temps
qui est précisément le manque de temps, de loisir.
 
Boni 2010 : 49

Adrienne Yabouza écrit afin de raconter. Elle relate la situation politique de son pays – la République centrafricaine (RCA) – qu’elle a dû fuir avec ses filles, meurtries à jamais, lors des conflits de 2012[1]. En 2014, elle s’installe en France avec ses enfants comme réfugiée politique; elle y vit toujours et y écrit aujourd’hui. Ses livres sont imprégnés des récits de femmes qu’elle a rencontrées lorsqu’elle résidait et travaillait à Bangui, dans la capitale. Sa voix d’écrivaine est unique : parmi les très rares autrices de la RCA, Yabouza est la seule qui, n’appartenant ni à la classe moyenne ni à l’élite urbaine, écrit au plus près des vies de ses compatriotes. Depuis qu’elle a commencé à rédiger en français il y a treize ans, Yabouza a publié huit romans et sept albums de jeunesse, et a toujours choisi de concentrer ses récits sur des personnages féminins[2]. En choisissant des sujets sensibles, concrets et complexes, et pour beaucoup de personnes inconnues, Yabouza se moque, dans une écriture caustique et cinglante, des actions et des perspectives politiques dominantes au niveau national et international. Dans La pluie lave le ciel (Yabouza 2019c), sujet de notre analyse, les personnages féminins arrivent à s’opposer à la fin du roman aux abus et aux injustices familiales et sociales en utilisant à la fois astuce, intelligence et résilience. Ici, un président imaginaire, appelé M’Mollo M’Mollo, d’une chimérique « République des Murmures » vient tout juste d’être réélu ou plutôt de s’autoréélire, car il a changé la Constitution en sa faveur. Tandis que la population se prépare à célébrer sa victoire, des rebelles islamiques avec qui le président croit pouvoir s’allier en leur offrant des postes dans son cabinet s’approchent de la capitale pour la razzier. Les personnes qui le peuvent, comme le président et son entourage, quittent alors Bangui. Les autres, comme les femmes et leurs enfants, restent en attendant le pire. Sur cette attente se conclut le roman.

Nous nous proposons ici de circonscrire l’épistémologie féministe de Yabouza et les modalités de représentation des rapports de pouvoir entre sexes, classes et ethnies à l’oeuvre dans La pluie lave le ciel. Précisons d’emblée que notre approche analytique est genrée. Si le genre constitue la principale catégorie heuristique dans notre étude, d’autres rapports de domination se révèlent aussi : les protagonistes de ce roman, quelle que soit leur place dans les relations de genre, sont aussi inscrits dans les hiérarchies entre classes, clans, espaces de locution et États-nations. La prise de parole des femmes et leur partage sont au centre d’une redéfinition de ce que signifie être un humain. Là où les mots vides, démentiels et sans sens caractérisent les discours des charlatans au pouvoir ou des personnes qui y aspirent, la parole des femmes incarne la justice et entretient la vie, le courage, la dignité et la cohérence.

Nous formulons l’hypothèse que, en privilégiant une narratrice homodiégétique, la poétique féministe de Yabouza pousse à l’extrême une autorité discursive omniprésente à travers une rhétorique qui se nourrit du paradoxe. Témoin et critique, la narratrice s’exprime à partir d’un monde en guerre dominé par une misogynie abominable et semble inviter son lectorat non seulement à percevoir les disparités et les injustices de son pays, mais également à partager ses sentiments propres. Dans cette république pas si imaginaire, puisque la narratrice inscrit les repères géographiques de la RCA, l’instabilité politique et la répression règnent. Alors que les femmes dans la rue craignent les représailles, une ironie féroce, souvent chargée de rage, surgit de la voix de la narratrice homodiégétique. C’est une voix de femme à l’éclat inépuisable qui convoque à son tribunal les têtes dirigeantes à l’échelle locale, les nations voisines ainsi que les anciennes et nouvelles puissances coloniales comme les États-Unis, la Russie et la Chine.

Yabouza accuse ouvertement les pouvoirs politiques et patriarcaux des élites de la RCA d’être coupables de perpétuer un système hérité par le colonialisme. Établi sur l’exploitation des femmes, ce système se maintient sur le plan privé et sur le plan social par l’entremise d’une violence physique et psychologique qui veut les avilir. En se moquant des féminismes élitistes bourgeois souvent associés aux mouvements des femmes blanches occidentales, la narratrice propose un féminisme par le bas, trouvant ses origines dans les situations concrètes vécues par des femmes ordinaires comme elle. Ce féminisme ne cherche pas à théoriser, et s’engage pour la préservation de la vie : celle des femmes, des enfants et de la communauté entière. C’est un féminisme qui travaille également sur le corps, les besognes et les désirs des femmes du village pour donner voix à leurs revendications.

Notre étude s’organise en deux parties. La première débute par une analyse de la poétique féministe à l’oeuvre chez Yabouza à partir des thématiques touchées par l’autrice et de la valeur des registres de langue employés. D’abord, la Charte des principes pour les féministes d’Afrique (African Feminist Forum 2007) ainsi que l’exploration du patriarcat de Furaha Joy Sekai Saungweme (2021) et d’Alda Facio (2013) aideront à comprendre l’épistémologie féministe de Yabouza, qui s’inscrit dans une dimension panafricaine. Ensuite, les travaux du collectif de Valeria Liljesthröm et Yasmina Sévigny-Côté (2019) sur l’ironie et l’humour chez les écrivains et les écrivaines francophones nous permettront de mieux préciser la fonction de critique sociale de l’ironie désabusée et caustique de la narratrice.

La seconde partie de notre étude sera centrée sur les femmes et le viol. En nous inspirant des réflexions de Nathalie Etoke (2006 et 2010) sur le corps féminin dans les sociétés africaines postcoloniales, nous proposerons des pistes de réflexion sur l’incidence et l’instrumentalisation du viol ainsi que sur l’anéantissement humain perpétré par les hommes. Tout au long de notre étude, les réflexions philosophiques de Tanella Boni (2010 et 2018) au sujet de la notion et de la pratique de l’appartenance, de la violence et de l’écriture de l’urgence nous assureront une meilleure compréhension des conditions sociales des femmes subsahariennes et nous conduiront à nous interroger sur le sens de l’humain dans sa relation à soi et aux autres.

Une poétique féministe à l’oeuvre

Ainsi, le vrai cauchemar aujourd’hui,

pour tout individu, serait […]

de ne pas avoir de place,

d’être oublié du monde,

et de son propre monde.

 

Boni 2018 : 138

Loin de se considérer comme une militante ou même une intellectuelle, Yabouza raconte en conservant le vocabulaire de rue, direct et fleuri de Bangui[3]. Ce faisant, elle forge un espace de locution pour les femmes qui n’ont jamais connu l’aisance et qui surgissent du ventre de villes peuplées d’un prolétariat abondant. Dans cette optique, le féminisme par le bas qui se dégage du roman La pluie lave le ciel ne peut que prendre ses distances avec le féminisme occidental. D’ailleurs, dès les premières pages de ce roman, la narratrice ironise sur le concept de parité entre hommes et femmes. À propos du président « féministe », la narratrice remarque (p. 10) : « Il faut dire que côté féminin, il était à l’aise, lui qui avait fait élire à l’Assemblée nationale ses quatre femmes… plus ses quatre maîtresses officielles. C’était, avait-il dit sans rire, ‘ pour s’approcher de la parité ’. » Si le président se sert de cette notion pour embaucher ses femmes, surnommées « les parités » (ibid.), et persévérer ainsi dans sa politique élitaire et machiste, les rebelles islamistes n’en soulignent pas moins le côté blanc et étranger de ces dernières. Alors que le chef des rebelles est en train de négocier le contrôle des ministères avec le président, il précise (p. 71) : « Mais la condition féminine, c’est l’affaire des moudjous[4]. C’est eux qu’on fait semblant d’imiter en votant les lois qui ne servent à rien chez nous. »

L’ironie et la méfiance de la narratrice reflètent une posture largement répandue parmi les Africaines. Mary Modupe Kolawole indique quelques raisons liées à cette méfiance, telles que la perplexité des Africaines quant aux origines racistes, classistes et exogènes des mouvements féministes occidentaux. Le caractère étranger de ces derniers, comme le souligne Modupe Kolawole (2002 : 92; notre traduction), amplifie leur incapacité à aborder les contextes historiques et culturels africains :

Le nombre de groupes nationaux, tribaux et ethniques est aussi important que la race, l’expérience coloniale, le postcolonialisme, le néocolonialisme, l’apartheid, le régime militaire, la culture, la tradition, la religion, la modernité et, plus récemment, la mondialisation. Tous ces facteurs ont un impact sur la réalité des femmes africaines de manière particulière.

Afin de définir et de reconnaître l’authenticité d’un féminisme africain endogène, la Charte énonce ceci (African Feminist Forum 2007 : 5) :

[N]ous insistons sur le fait qu’affirmer que le féminisme a été importé de l’Occident en Afrique est une grave insulte. Nous attestons de la longue et riche tradition de résistance des femmes africaines face au patriarcat. Dès lors, nous revendiquons le droit de prendre en main nos actions, d’écrire pour nous-mêmes, de formuler nos propres stratégies, et de parler pour nous-mêmes en tant que féministes africaines.

Dans La pluie lave le ciel, qui reprend de manière fictionnelle les conflits de 2012, la critique impitoyable de la narratrice à propos des pouvoirs politiques et patriarcaux rejoint en même temps les luttes des organisations féministes panafricaines ainsi que les idées élaborées dans la Charte[5]. En révélant les connivences entre les intérêts nationaux et internationaux de même que les liens entre le présent néocolonial et le passé des empires coloniaux, la narratrice fait éclater les frontières géographiques et temporelles. Si la réélection pourrie du président M’Mollo M’Mollo se produit avec le soutien des « délégués blancs de l’Union européenne qui avaient constaté à l’unanimité que tout s’était bien passé », la garde présidentielle inclut soit des Russes, soit des Israéliens qui, « par commodité, avaient accepté d’être payés directement en petits diamants blancs » (p. 8 et 12). L’avocate Furaha Joy Sekai Saungweme, fondatrice d’Afrique Initiative pour mettre fin au harcèlement sexuel (AESHI), interprète le patriarcat comme le fil conducteur qui lie l’époque coloniale à celle qui est dite postcoloniale. Elle soutient que la rencontre entre patriarcat et colonialisme a changé la dynamique des genres et introduit « des niveaux sans précédent d’inégalité entre les sexes avec des conséquences économiques et sociales » (Sekai Saungweme 2021 : 8; notre traduction). Aggravée pendant les luttes de libération d’Afrique, et cela, malgré la participation des femmes à ces luttes, cette inégalité – comme le soutient Sekai Saungweme (2021 : 10; notre traduction) – a été renforcée par « des actes généralisés de violence sexiste sous forme de viols et de passages à tabac, l’exclusion du processus décisionnel et la marginalisation générale des femmes par leurs camarades hommes ».

Dans le roman, Yabouza décide de situer le corps féminin à partir d’un contexte social où les hommes se lient aux femmes en poursuivant la seule logique qu’ils connaissent : celle de l’exploitation et de la violence, qu’elle soit physique, psychologique ou sociale. La narratrice interprète (p. 24) :

Si tous les hommes du pays avaient pu se parler dans une sorte de dialogue des braves, tous auraient dit que les femmes, c’est compliqué le jour et la nuit! Entre celles qui veulent du parfum de Paris, celles qui veulent un téléphone américain et celles qui ont la Maladie qui se promène sans ennemi dans leur corps, n’importe quel homme, honnête ou pas, peut vite avoir son nom gâté! […] Certains, dans la capitale, comme d’autres qui tentaient de marcher au pas sur les pistes, se demandaient si la guerre existerait s’il n’y avait pas de femmes dans le monde.

La représentation de la femme comme la cause primaire de tous les malheurs des hommes, même de la guerre et du sida, évoque l’analyse du patriarcat de Facio. Cette dernière montre comment cette idée a été construite et soutenue par un ensemble de structures, d’institutions et de mécanismes patriarcaux complexes et invisibles. Selon Facio, le patriarcat est une forme d’organisation et de structuration mentale, sociale, spirituelle, économique et politique produite par l’institutionnalisation progressive de relations politiques fondées sur le sexe. Ce système est aussi créé, maintenu et renforcé par différentes institutions étroitement liées entre elles (Facio 2013; notre traduction) :

Ces institutions s’interconnectent non seulement entre elles pour renforcer les structures de domination des hommes sur les femmes, mais aussi avec d’autres systèmes d’exclusion, d’oppression et/ou de domination fondés sur des différences réelles ou perçues entre les humains, créant ainsi des États qui ne répondent qu’aux besoins et aux intérêts d’un petit nombre d’hommes puissants.

Facio (ibid.) les renomme ainsi :

L’Institution de la Loi Androcentrique, l’Institution de la Religion Misogyne ou du Langage Sexiste, des Flux de Médias Masculins ou de la Science Homocentrée, […] l’Institution de la Solidarité Masculine, de l’Histoire avec un Grand H, de la Violence Érotique, des Mythes de la Culpabilité de la Femme, de l’Hétéro-normativité Masculine, des Êtres Sexuels Dichotomiques, etc.

Facio souligne enfin que le patriarcat coexiste avec des formes très différentes de systèmes et d’organisations politiques, ce qui assure son invisibilité, même pour les femmes qui souffrent le plus de l’exclusion.

Dans La pluie lave le ciel, la narratrice prend en considération non seulement les complicités à l’oeuvre entre forces politiques et patriarcales prétendument antagonistes, mais aussi l’aspect superficiel, puéril et narcissique qui alimente l’entendement des hommes. Ainsi, il n’y a pas de conflit entre les têtes dirigeantes et les rebelles islamistes : les deux camps s’entendent et se connaissent bien, au point de faire partie du même groupe et de changer de devise selon leurs intérêts politiques. D’ailleurs, au moment où les rebelles avancent vers la ville, le président qui cherche à s’échapper se rappelle « la belle époque où il était rebelle lui-même et où il avait marché avec ses hommes sur la capitale » (p. 168). Cependant, avant tout, le président et les rebelles agissent dans un même but : celui d’exploiter la population et de s’approprier le pouvoir. En privilégiant le vécu des femmes, Yabouza tient aussi compte de l’imbrication du classisme et du sexisme, du néocolonialisme et du racisme. Au centre de l’oeuvre revient régulièrement le sujet des disparités de classes. Le thème des inégalités accompagne celui de l’exclusion sociale et de la pauvreté des femmes qui lui sont imbriquées et pareillement négligées. La pluie lave le ciel se rapproche des récits de la dictature des années 80 et 90 en ce sens que le roman privilégie l’écoute et la transmission du « cri des communautés courbées sous le poids des multiples tyrannies qui les accablent » (Brochard 2018 : 8). Son portrait grotesque du président-dictateur révèle une « ambition éthique » (ibid. : 11), tout en interrogeant le pouvoir pour « donner ainsi au lecteur les armes intellectuelles et éthiques pour l[e] combattre » (ibid. : 13). De la sorte, La pluie lave le ciel souscrit « à cette ambition de dire le réel » à travers une « poétique du contrepoint basée sur la pluralité narrative » (ibid. : 15). En revanche, au lieu de se focaliser sur les tensions entre les autocrates et les masses populaires, le roman se concentre sur la communauté des femmes prise au piège entre trois pouvoirs autochtones : celui du dictateur, celui des rebelles et celui du chef de famille, auxquels il faut ajouter le large éventail des pouvoirs allochtones qui s’appuient sur ces derniers afin d’entretenir un état de misère, de peur et d’aliénation au sein du peuple.

L’aspect qui relève du discours féministe dans La pluie lave le ciel est aussi sa forme et son style. D’abord, la narration est organisée autour de personnages masculins et de leurs interactions, tandis que l’espace de locution des personnages féminins est réduit au minimum. Si l’histoire est dominée par des hommes qui annoncent, jugent, gèrent, affirment, imposent, décident, ordonnent, maltraitent, insultent et soumettent de manière successive, tout cela se déroule sous le regard implacable et tranchant d’une narratrice homodiégétique qui dévoile le côté misogyne, démentiel, délirant, monstrueux, narcissique et enfantin de leur discours et de leurs actions. Par l’entremise de commentaires à l’ironie caustique, la narratrice se fait témoin direct des événements qui se passent dans son pays. Elle parle ainsi des rebelles (p. 20-21) :

C’était qui, ceux-là? Difficile à dire puisqu’ils n’avaient pas de programme de développement… ou de non-développement. Ils n’avaient rien, sauf des armes neuves et des munitions en veux-tu en voilà […]. En devenant rebelle, il avait changé le choix de son vieux et de sa vieille en Jack… – prononcer d’Jack –, non pas pour faire africain, ce qui n’aurait pas de sens (faire africain, vraiment!), mais pour avoir un genre américain. Afro-américain en fait, à cause de la couleur de sa peau. C’est comme ça, on n’échappe pas à sa peau, à sa vie…

Comme on le constate dans ce passage, l’ironie nourrit ici une forme de protestation sociale, car elle permet à l’écrivaine de contredire et de dénoncer un état de fait, de dénigrer les ordres patriarcaux à l’oeuvre et d’en dévoiler les alliances. L’ironie dans ce roman a aussi pour objet de décontenancer le lecteur ou la lectrice en établissant à la fois un double sens et un non-sens à l’égard des éléments centraux du discours attaqué. La moquerie démystifiante du ton de la narratrice favorise une réinterprétation des rapports de force, car ses observations cyniques déconstruisent le discours des hommes, renversent les rôles de pouvoir et défont leur agentivité. La force vitale de la voix de la narratrice, son esprit, et la lucidité de son discernement s’opposent à la cruauté puérile des discours des têtes dirigeantes et des rebelles. Sa voix soutient et défend l’espoir et le désir de vie. Elle encourage la réflexion contre l’engourdissement et l’indifférence incarnés par les personnages masculins.

En évitant autant que possible les registres pathétique et tragique, Yabouza se sert des instruments classiques de l’art comique, dont l’anecdote, la caricature, l’antiphrase, les expressions stéréotypées, la focalisation sur les moindres détails, l’emploi de surnoms ridicules et le recours à des figures de style jouant sur les sonorités qui relèvent plus proprement de l’art poétique de la littérature orale. Le ton de la narratrice participe également d’une dimension vivante et ludique qui permet d’instaurer une certaine distance dans son discours, tout en familiarisant ceux et celles qui la lisent avec « l’absurdité du réel » (Liljesthröm et Sévigny-Côté 2019 : 3). Son but n’est évidemment pas de distraire ou d’amuser, mais de manifester un « désir d’agir et de provoquer un effet sur le lecteur » (ibid.). Par cette esthétique, Yabouza rend aussi recevables des événements souvent perçus comme pénibles. Elle détourne la narration de la violence évoquée en révélant l’hypocrisie des têtes dirigeantes et en donnant à son oeuvre une dimension méditative ainsi qu’un espace dans le récit propice à une réflexion politique et éthique. Dès lors, il appartient aux lecteurs et aux lectrices de décrypter ou de rectifier les discours et les pratiques qui apparaissent sous leurs yeux ou encore de prendre position par rapport à ces derniers.

Yabouza termine son récit avant l’arrivée des rebelles à Bangui. La narration qui a débuté par les résultats des élections présidentielles se concentre alors sur les stratégies et les escamotages politiques du président pour gagner la confiance des rebelles de même que sur les négociations triviales entre les deux partis. Cette structure permet à l’autrice de détailler les dynamiques de pouvoir en jeu et également de montrer qu’au sein de ces dynamiques, l’espace d’action et d’expression des femmes est inexistant. En achevant son récit avant l’arrivée des rebelles, Yabouza atteint un autre objectif non moins important : celui de suggérer sans montrer, de faire entendre sans crier et de laisser imaginer l’aspect insoutenable de cette violence. Comme Isabelle Favre (2018 : 47) l’écrit à propos du Rwanda, « [l]es témoignages basés sur le génocide mettent à l’affirmatif une chaîne d’adjectifs qui expriment la négation : impensable, incroyable, imprévisible, inimaginable ». De même, dans La pluie lave le ciel, le corps brutalisé des femmes n’est jamais représenté et ne se donne pas à voir. Le viol de guerre, là où il est évoqué, l’est seulement à partir de la voix tranchante de la narratrice.

Le corps des femmes : une arme de guerre même en temps de paix

Le ventre d’une mère,

ou la première maison universelle…

 

Boni 2018 : 137

Dans La pluie lave le ciel, Yabouza se penche sur le sujet des femmes en tant que premières cibles de la violence masculine. L’autrice s’attache premièrement à ce sujet car, comme elle l’explique, « [l]e corps des femmes est une arme de guerre et mon pays reste en guerre[6] ». D’ailleurs, si l’on analyse l’histoire de la RCA, le meurtre de Barthélémy Boganda en 1959 marque le début d’une indépendance à l’égard de la France qui, selon une opinion partagée, « n’a connu qu’un seul transfert de pouvoir pacifique, en 1993. Les armes sont restées la clé du succès politique[7] » (Herbert, Dukham et Debos 2013 : 2). Quant à la souffrance des femmes en temps de guerre, Brigitte Balipou, qui est en 2014 magistrate à la Cour de cassation de Bangui et membre de la direction du réseau Femmes Africa Solidarité, s’écrie (Laurent-Simon 2014) :

Toutes les factions qui s’opposent actuellement en Centrafrique utilisent le viol comme arme de terreur […] Les combattants, d’un côté comme de l’autre, veulent assouvir ainsi leur soif de vengeance […] Les agresseurs veulent faire taire les femmes, issues des communautés chrétienne ou musulmane, parce que celles-ci appellent à la paix et à la réconciliation […] En violant les femmes, on veut les réduire au silence, les enfermer dans la peur, les empêcher de militer pour le retour de la paix civile.

Ce sont là des mots durs et lourds de sens qui indiquent avant tout une haine intériorisée et unilatérale des hommes contre les femmes. Balipou souligne que cette violence a pour objet de faire taire les femmes qui se prononcent en faveur de la paix. Force est de se demander si ces hommes contestent uniquement la paix, ou si c’est plutôt un refus que leurs femmes s’engagent en société et qu’elles expriment leurs opinions.

Faisons cependant une pause, car sans aucun doute ni la guerre ni le viol ne sont des thématiques inédites dans la littérature francophone subsaharienne. À compter des années 90, les guerres civiles et les atrocités qui en découlent sont au centre de la scène littéraire. C’est à partir de représentations de la souffrance du corps féminin qu’un grand nombre de romans africains livrent et traduisent, souvent de manière explicite et par une abondance de détails, les agressions sexuelles des Africaines[8]. Néanmoins, sous la plume de plusieurs, le corps féminin devient trop souvent un symbole, un corps fantasmé. Détaillé de manière concrète ou même imaginé, il n’est jamais vécu, mais toujours saisi et réinventé de l’extérieur.

À ce propos, Etoke (2006 : 43) souligne la manière dont « le corps féminin expose un ensemble de conflits existant dans les sociétés africaines postcoloniales » pour ainsi devenir « la figure médiatrice à travers laquelle plusieurs revendications sociales et politiques sont exprimées » (ibid. : 43). En analysant les récits de viol de Calixthe Beyala et de Mariama Barry, Etoke cite des écrivains renommés tels que Sony Labou Tansi et Mongo Beti afin de mettre en garde contre « les utilisations allégoriques et métaphoriques du corps féminin » (ibid. : 45). En effet, là où le corps est utilisé dans sa fonction symbolique, Etoke (ibid. : 44-45) explique ceci : « la réalité du vécu de la femme africaine n’est jamais évoquée […] La subjectivité féminine est totalement effacée. La condition sociale du sujet féminin postcolonial est totalement inexistante ». Elle propose donc une lecture plus complexe où le corps féminin, en tant que « lieu de tension, de contestation et d’affirmation » (ibid. : 43), se trouve interprété comme « un texte social à déchiffrer dans un contexte postcolonial marqué par la dictature, le néocolonialisme, les problèmes de genre et l’émergence de comportements sexuels naguère interdits et tabous » (ibid.).

C’est surtout à partir des violences et des abus perpétrés sur le corps féminin que la narratrice de La pluie lave le ciel révèle les facettes d’une brutalité misogyne à l’oeuvre, qui ne s’explique pas exclusivement par des conflictualités de guerre, mais qui implique la dévastation des réseaux familiaux. L’évocation du corps violé ouvre d’abord un espace de défoulement pour la narratrice à l’intérieur duquel, en laissant libre cours à la rage et à la dérision envers les rebelles, elle exprime ses propres sentiments. Décrits comme des brutes sans instruction ni plan précis qui, tout simplement, « voulaient bouffer » (p. 20), les rebelles sont souvent dépeints dans leur relation au corps des femmes. Des rebelles, la narratrice en souligne tantôt la crasse et la stupidité (p 175) : « Pour plusieurs enturbannés, c’était difficile de choisir entre une femme à violer ou un poste de télévision à voler », tantôt la crapulerie, car ils arrachent de la même manière les corps, les vies et les appareils électroniques.

À d’autres moments, la narratrice révèle les détails de leur turpitude. À la répulsion se mêle souvent une ironie amère, voire presque un rire fou de la narratrice qui est aussi une réaction au manque de sens : « une façon de faire face, de se situer, de s’affirmer prêt à affronter les menaces, les incongruités ou les maussaderies, et tout aussi bien les horreurs de la vie quotidienne » (Favre 1995 : 7). Les rebelles sont ainsi présentés comme ceux qui « pouvaient bien violer à leur aise des vieilles femmes ou des petites filles qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts sauf retourner un peu la terre » (p. 41). Ici, le degré de leur abrutissement est renforcé par le détail des doigts innocents et faibles des femmes qu’ils prennent pour cibles et qui n’arrivent pas à s’opposer à leur brutalité.

Les rebelles sont de même très solidaires les uns envers les autres : le subordonné assure ainsi le bonheur du chef en lui procurant « une demi-douzaine de petites filles assez intrépides pour devenir des enfantes soldates d’une part, et assez innocentes pour être tout d’abord déviergées jour ou nuit pendant deux semaines par le général en chef » (p. 21-22). Ils sont aussi définis par leur couardise et leur crainte (p. 188-189) : « Ce que les femmes savaient, c’est que les violeurs qui étaient arrivés ne violaient que très rarement seuls. Ils préféraient être en groupe de trois, quatre ou cinq. C’était pourquoi? Parce que, seuls, ils avaient peur des femmes ou quoi? »

Il faut également préciser que le corps violé porte en lui la marque des disparités de classe et de race. Ce sont souvent les femmes sans ressources, séparées de leur mari, ou en état de précarité sociale, qui en sont victimes. De la sorte, une fois abandonnée par son mari, Divine se réfugie à son domicile car, « [c]hez elle, elle avait un peu moins de risque d’être violée par un ou plusieurs des fouteurs de merde qui allaient arriver » (p. 174). Au même moment, pendant l’exode de la ville, la narratrice raconte la manière dont – tandis qu’« [i]l y avait des grappes d’hommes et de femmes noirs agrippés aux grilles de l’ambassade » française (p. 177) – une femme blanche « répétait qu’elle préférait être violée dix fois plutôt que d’abandonner dans ce pays tropical son aimable clébard. Une voix goguenarde et peu diplomatique lui demanda combien de fois déjà elle avait été violée. Elle ne répondit pas » (ibid.). Dans ce passage, l’allusion à la réitération du viol (« combien de fois ») ne se limite pas uniquement à un registre ironique. C’est plutôt pour souligner que ce sont les femmes autochtones qui en font l’expérience. Tout au long du récit, la narratrice revient plusieurs fois sur cette réalité insensée et inhumaine (p. 163) : « quelques femmes qui avaient perdu l’éclat de leur regard se demandaient déjà si ces rebelles dont tout le monde parlait savaient violer mieux que les autres ou moins bien! » Dans le passage suivant, des détails historiques servent à contextualiser cette barbarie lorsque Monalisa demande à Divine (p. 188) : « Les enturbannés là, est-ce qu’ils violent autant que les bayamulengués[9]? »

Enfin, la narratrice expose les conséquences du viol sur le corps et l’esprit de ces femmes. La solitude, l’angoisse et le renfermement sur elles-mêmes en sont les manifestations les plus courantes (p. 187) : « Les larmes ne lavent pas le sang des femmes, qui, après avoir subi des violences, restent à tout jamais seules avec elles-mêmes. » Le viol devient aussi un signe d’anéantissement que la narratrice évoque en le comparant à la mort (p. 176) : « Pour ceux qui avaient subi des violences et qui en subissaient encore, le jour à venir ne serait pas forcément un jour nouveau. Il y a des blessures qui sont comme la mort, qui ne s’effacent pas… » Enfin, dans le passage suivant, le viol est associé à une forme extrême et désespérée de résistance, voire d’une force des femmes cherchant à exorciser la mort qui y est associée (p. 174) :

Nombreuses étaient les femmes à avoir été violées lors des coups d’État du passé ou lors des mutineries. Parmi elles, il y avait les résignées qui savaient que tout probablement recommencerait, celles qui espéraient devenir invisibles, celles qui étaient prêtes à mourir, espérant avoir quand même le temps de tuer un agresseur.

Car ce corps qui ne se donne pas, qui s’efface, qui devient ce qu’Etoke (2006 : 46-47) appelle un « corps féminin évasif » indique un corps insaisissable où l’« évanescence est plus un défi qu’un échec » (ibid. : 47).

Dans le roman, même en temps de paix, la violence des hommes sur le corps des femmes prend une variété de formes inquiétantes. C’est une violence qui s’exprime au quotidien par des jugements sexistes et des actions brutales, et ce, dans le but de continuer à assurer l’assujettissement de femmes. Boni (2002 : 112) met ainsi en garde contre cette habituation à la violence du quotidien par ce qu’elle appelle la « banalisation de la violence » qu’à son tour Odile Cazenave (2004) interprète comme « le danger de ne pas la reconnaître, de ne pas la déceler à temps comme telle ». En 2020, Chimène Endjizikane, femme juriste engagée contre les violences faites aux femmes en RCA, en souligne les ramifications et les connivences (Lierde 2020) :

Les violences sexuelles en conflit ne résident pas uniquement dans les violations commises par les groupes armés. Cela va beaucoup plus loin […] C’est caché. Les hommes et les garçons qui ont vécu en connexion étroite avec les armes, les tueries et viols, vivent maintenant avec leurs familles. Mais ils ne parviennent pas à surmonter leurs traumatismes et leurs frustrations. Ils se droguent. Et ils battent et violent leurs épouses, et même leurs filles […] La violence basée sur le genre dépasse de loin le viol et les agressions physiques. Ce que nous observons le plus, c’est que l’abus physique fait partie d’un schéma qui inclut les abus psychologiques, économiques et sociaux.

En effet, dans La pluie lave le ciel, la libido en tant que désir de l’autre n’existe pas. La sexualité est réduite aux besoins primitifs de l’homme, de la même manière qu’il respire, qu’il élimine ou qu’il dort. Le commentaire de Johnny Yapalatan, l’homme de Monalisa, explique clairement l’absence d’un désir respectueux, identifiant la singularité de l’autre (p. 19) : « Les femmes, ça ne manque pas. Ça, c’est la vérité! Même les jeunes, les petites qui n’ont pas encore gaspillé leur cul, ça ne manque pas[10]. »

La mise en scène d’une misogynie quotidienne qui sort du contexte de la guerre, mais qui en imite la logique, montre l’immensité des violences que les femmes endurent à tous les niveaux dans le monde entier. Elle suscite peut-être une lecture capable de décoder les sens implicites d’une perversion capitaliste à l’oeuvre. Au début du récit, un épisode tout à fait secondaire de deux femmes qui se dénudent au beau milieu de la foule devient le symbole de cette perversion. L’épisode représente les rapports de pouvoir et de force entre sexes ainsi que la valeur marchande du corps des femmes.

Au moment où la population s’apprête à fêter la victoire du président qui vient de remporter encore une fois les élections, Divine et Monalisa, femmes de Charlomagne et de Yapalatan, sont forcées par ces derniers à prendre part à la haie présidentielle. À l’arrivée du président, dans un espace public bondé, Divine et Monalisa commencent à se dénuder devant lui afin d’attirer son attention. Charlomagne et Yapalatan qui ont assisté déconcertés au dévêtissement de leurs femmes s’en prennent immédiatement à elles en se mettant à les frapper « à coups de poing, de pied, de coude et de tête » (p. 17). Pour leur échapper, les deux femmes regagnent la voiture du président qui les accueille. Elles quittent ainsi la scène, laissant leurs maris abasourdis, notamment car ils savent bien qu’il leur est impossible d’aller contre la volonté du président. Elles passent la nuit chez le président qui, lui, n’abuse pas de leurs corps.

Le jour d’après, Divine et Monalisa demandent au vieux chef de quartier de jouer le rôle de médiateur par peur d’être malmenées par leurs maris; elles craignent aussi d’être mal jugées par le reste de la communauté. À titre d’autorité spirituelle et surtout en tant qu’homme, ce dernier peut en effet se porter garant de leur intégrité morale et sexuelle. Il s’engage à les aider et rend donc visite à Charlomagne et à Yapalatan afin de les rassurer quant à l’honnêteté de leurs femmes. Ce sera seulement après une cinquantaine de pages, que les lectrices et les lecteurs comprendront que Charlomagne et Yapalatan ont poussé leurs femmes à se dénuder afin de rentrer dans le cercle des protégés du président. Cet épisode d’escroquerie, d’assujettissement, de brutalité et d’exploitation au masculin met en scène la dépravation des moeurs déclenchée par une morale de profit sur le corps féminin, un corps devenu « otage […] un corps pour les autres » (Etoke 2010 : 11). Ce n’était donc pas la jalousie qui avait engendré la réaction violente des deux maris. Les personnages masculins n’éprouvent pas de sentiments pour leur femme et encore moins de l’amour.

En revanche, ce sont Divine et Monalisa qui, à la fin du roman, arrivent à éprouver une passion pour la politique. Elles, qui sont illettrées et obéissent aveuglément à leurs maris et aux normes patriarcales de la société, découvrent enfin la « parole ». À Divine de proposer (p. 104) :

« On peut faire comme nos maris.
— Faire quoi?
— Parler, applaudir, crier, danser, chanter…
— Ma soeur, tu dis quoi?
— Je dis qu’on est des femmes et qu’on peut s’adresser aux femmes.
— Hum… pour dire quoi?
— Pour dire la politique…
— C’est pas facile. La politique, c’est une forêt sacrée réservée aux initiés, non?
— Nos maris ne sont pas plus initiés que la barbiche d’un bouc! »
Elles venaient, sans le savoir, de découvrir à leur tour l’Amérique, ou un vaccin contre la peste, ou les sources du Nil. Elles allaient voler de leurs propres ailes, comme on dit.

De là, Divine et Monalisa commencent à s’engager pour le bien de la communauté. C’est à ce moment-là que, afin d’éduquer leurs femmes et avec l’aide des autres hommes du village, Charlomagne et Yapalatan organisent un second tabassage contre un groupe de femmes qui s’est réuni pour écouter Divine et Monalisa. Pour faire fuir leurs agresseurs, les femmes utilisent leurs griffes. Divine s’exclame ainsi : « On a gagné. On a bien gagné même si on a quelques bosses. Demain, tout le monde parlera de nous. Tout le monde saura ce qu’on a dit, ce qu’on a fait… […] On a parlé pour le président ou pour les rebelles? — On a parlé, c’est tout » (p. 110). Ces prises de conscience, de parole, ces changements, pour reprendre les mots d’Etoke (2010 : 11), « décrivent plus un processus de libération qu’une libération définitive », car les contraintes sociales sont complexes et souvent inimaginables, et « [l]es tentatives de transformation et de remise en cause de pratiques qui légitiment l’idée d’un corps docile n’aboutissent pas à l’effacement romanesque de celui-ci » (ibid.). Enfin, une fois abandonnées par leurs maris, ces femmes sont encore celles qui attendent les rebelles et se préparent à défier leur brutalité. Aux personnes qui lisent le roman de se demander si l’on peut vraiment se préparer à la violence, au viol ou à la mort. Voilà où la narration s’arrête, en laissant imaginer ce que cela peut bien signifier. C’est peut-être par l’intermédiaire de cette fin en suspens et de cette attente, surtout synonymes de présence et de résistance, que Yabouza montre toute la force de ces femmes et la différence du féminisme qu’elle défend en tant qu’autrice.

Dans l’optique d’interroger la pensée féministe noire de Yabouza, sa portée et son mode de fonctionnement dans La pluie lave le ciel, nous avons commencé un travail de réflexion sur le féminisme africain et ses principes. Si la lutte contre le patriarcat se trouve évidemment au coeur de ce roman, l’autrice s’attaque également aux pouvoirs politiques en place accusés de perpétuer une violence sur les femmes héritée du colonialisme. Portée par une écriture romanesque riche qui exploite une diversité de techniques et qui se nourrit aussi des procédés narratifs propres à l’oralité traditionnelle africaine, la voix de la narratrice mêle farce, tragédie et colère pour revendiquer un espace central de locution. En dévoilant les chevauchements et les connivences des systèmes de pouvoir, la narratrice ridiculise les têtes dirigeantes à l’échelle nationale et internationale ainsi que les rebelles locaux qui s’adaptent à l’escroquerie de l’étranger et en imitent les jeux de pouvoir, tout comme les logiques meurtrières. Elle se raille aussi des allochtones qui, en dépit du changement de leur drapeau, persévèrent dans le même but, à savoir exploiter, piller et appauvrir la nation. Pourtant, alors que les personnages masculins ne changent pas, et finissent même par introjecter des formes d’atonie apparentées à la mort, les personnages féminins, chacun à leur manière et selon leurs possibilités, établissent des espaces d’agentivité. En dénonçant la violence contre les femmes et les filles sous toutes ses formes, Yabouza dépasse ainsi par son engagement une opposition à la colonisation et au néocolonialisme pour relever les défis sociaux, économiques, culturels et psychologiques auxquels les femmes de son pays doivent faire face.