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Quand on parle de pensée féministe noire, on se réfère d’abord aux théories féministes conçues par les Afrodescendantes vivant sur continent américain, dans la Caraïbe, mais également en Europe. C’est à ce courant que revient l’élaboration du concept tellement fécond d’intersectionnalité. Il ne faut cependant pas ignorer l’afroféminisme, c’est-à-dire les théories féministes nées sur le continent africain, à partir de l’expérience propre aux Africaines, mais toujours forgées en dialogue parfois critique avec l’ensemble des courants féministes. L’article qui suit est consacré à ce courant du féminisme décolonial. Certains des questionnements qu’il poursuit enrichissent et complexifient la réflexion féministe. Parce que j’y ai trouvé comme un écho à mes propres réflexions, je me suis particulièrement intéressée à la manière dont l’afroféminisme s’interroge sur la question de l’universalité du patriarcat à travers les textes produits par quelques-unes de ses plus importantes théoriciennes. Dans la première partie de mon article, je montre comment, en déconstruisant la colonialité et en posant que les sociétés africaines avec chacune leur histoire, leurs oeuvres de culture, leurs systèmes de pensée et de symbolisation sont plurielles, les Afroféministes ont mis en cause la division binaire (nous/eux, elles/ils) qui a servi de principe, d’instrument et de fil directeur à la colonisation. Dans la deuxième partie, j’explique la manière dont les Afroféministes ont remis en question la notion même de genre, avec une attention toute particulière accordée aux travaux d’Oyeronke Oyewumi. La troisième et dernière partie en vient à la question même du ou des patriarcats telle que l’abordent différentes grandes figures de l’afroféminisme, en particulier Ifi Amadiume, Oyeronke Oyewumi ou Sylvia Tamale.

La thèse d’une domination masculine universelle et an-historique fait partie de la doxa euro-américaine. Pseudo-scientifique, parce qu’elle est infalsifiable si l’on se réfère à l’épistémologue Karl Popper (2007), elle vaut comme prophétie autoréalisatrice et comme légitimation des entreprises coloniales et d’asservissement ou d’infériorisation des non-blancs, ou des deux à la fois. Alors que les femmes blanches sont supposées en lutte contre cette domination, et donc dans un processus d’émancipation, les colonisées et les non-blanches, considérées comme passives et soumises, doivent être sauvées (Chakravorty Spivak 2009; Abu-Lughod 2013) ou libérées. La colonisation prend ainsi l’allure d’une concurrence entre patriarcats (Lazreg 1994). Avant de parler de domination masculine, on a en effet longtemps parlé de patriarcat, cette notion se déclinant de façons multiples. Des nuances importantes ont été apportées à son usage par Carole Pateman (1988), qui dissocie patriarcat et paternité, ou par Deniz Kandiyoti (1988), qui parle de modalités de négociation avec le patriarcat.

Cheikh Anta Diop, penseur pionnier de l’afrocentricité (Guedj et Kisukidi 2019) qui a entrepris une critique radicale de l’eurocentrisme des africanistes, avait défendu dès 1959 l’idée d’une spécificité matriarcale de l’Afrique précoloniale. Le matriarcat, tel qu’il se le représente, n’est pas la reproduction inversée du patriarcat, mais « un dualisme harmonieux, une association acceptée par les deux sexes pour mieux bâtir une société sédentaire où chacun s’épanouit librement en se livrant à l’activité qui est le plus conforme à sa nature physiologique » (Diop 1982 : 114). Son intuition va nourrir les travaux des chercheuses afroféministes qui, dans leur diversité, se proposent « d’africaniser l’histoire et de féminiser le savoir » (Achebe 2020 : 11). Elles veulent, dans une perspective décoloniale qui rejoint celle que théorise Chandra Mohanty (2003), interroger le genre et les concepts qui lui sont associés, à partir d’expériences et d’épistémologies proprement africaines (Oyewumi 2002). Ce projet décolonial et décolonisateur a d’abord pour objet de « restaurer sa dignité au peuple africain. Il n’est pas mû par le désir de revenir à un passé précolonial romancé » (Tamale 2020 : 21).

Il passe nécessairement par un premier moment de déconstruction et de démantèlement de la colonialité, qui a pénétré tous les aspects de la vie des Africaines et des Africains. Cela concerne aussi bien l’organisation sociale et politique, l’économie, le droit, « les idéologies, les narrations, les identités et les pratiques » (Tamale 2020 : 20). Il convient donc d’en finir avec la racialisation du savoir opérée par l’anthropologie coloniale (Oyewumi 2002 : 1), aux yeux de laquelle les femmes sont invisibles ou à peine visibles. Cependant, il faut également se mettre à distance des travaux sur les Africaines qui utilisent des modèles ou des cadres théoriques qui ne tiennent compte ni de leur histoire ni de leur culture, même si leurs autrices s’affirment comme féministes (Amos et Parmar 1984). Les intellectuels africains ne sont pas épargnés par cette critique radicale, dont beaucoup, y compris les grands leaders comme Kwame Nkrumah ou Léopold Sedar Senghor, ont ignoré la question du sexisme : pour parler des femmes, ils s’en sont tenus aux mêmes stéréotypes que les africanistes ou les féministes occidentales (Imam et Mama 1994). S’y ajoute l’incapacité ou l’extrême difficulté, même pour les meilleurs d’entre eux, de penser en dehors des cadres théoriques forgés en Occident (Amadiume 1998).

Les afroféministes décoloniales, quant à elles, proposent une connaissance de l’Afrique qui s’ancre dans leur propre expérience et repose sur le principe de l’historicité et du refus de l’essentialisme. Elles écrivent non pas à propos d’une Afrique conçue comme une généralité indistincte, mais à partir de la diversité des sociétés dont elles sont issues : Oyeronké Oyewumi, par exemple, depuis la société yoruba, ou Ifi Amadiume, depuis le monde des Ibos, n’hésitent pas à dire « je » et à faire part de leur vécu et de leurs liens familiaux. L’histoire qu’elles convoquent n’est pas non plus celle des africanistes occidentaux. Elles s’en éloignent déjà par leur démarche méthodologique. On connaît la phrase prononcée en 1960 devant l’assemblée de l’UNESCO par Amadou Hampâté Bâ et devenue quasiment proverbiale : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » C’est par les anciens que se transmet en effet la tradition orale, et donc l’histoire comme récit de l’expérience vécue encodée dans la tradition, celle-ci n’étant pas figée, mais inventée et réinventée. C’est la colonisation européenne qui a introduit en Afrique l’histoire écrite comme discipline et comme profession. Précisons que le rapport de l’Afrique au passé et à la narration est d’abord celui de l’orature (Ngugi 1986). À l’écoute de ce qui se transmet dans la parole et par la parole, les afroféministes écrivent aussi en dialogue critique avec les autrices et les auteurs du monde universitaire international, et le font dans la langue des colonisateurs. Le travail de traduction et d’explicitation qu’elles produisent vaut comme proposition de partage.

La déconstruction que les afroféministes opèrent est aussi une reconstruction de l’intégrité territoriale, physique et spirituelle de l’Afrique. En reprenant possession de son humanité, l’Afrique rend possible, écrit Achille Mbembe (2013 : 257), « la montée collective en humanité » dans un seul monde, « entité vivante aux facettes multiples » (ibid. : 258), le « Tout-Monde », comme l’avait nommé Édouard Glissant (1997). Sylvia Tamale préfère parler d’Ubuntu, concept philosophique bantou qui tient sa renommée des Sud-Africains Desmond Tutu et Nelson Mandela. Ce mot renvoie au fait que l’on ne peut faire humanité qu’ensemble, dans la pluralité et l’unité, en interconnexion avec les autres, mais aussi avec l’environnement, la nature et le monde spirituel. Se revendiquer comme femme, africaine, avec une agentivité subversive relève de l’Ubuntu (Tamale 2020 : 21) et de l’universalisable, à condition de penser l’universel comme pluriel, ouvert et toujours en construction. Les textes des afroféministes décoloniales, en permettant de déconstruire ce qui se donnait comme un destin inéluctable, ouvrent également un chemin de « dédomination » (Boulaga 1977 : 169) aux femmes hors d’Afrique. Je vais tenter de le montrer, en me centrant sur trois aspects : la binarité, la colonialité du genre, le patriarcat.

Et si la pluralité questionnait la binarité?

Avec l’entrée dans l’ère capitaliste, l’Occident s’invente en tant que tel puisque, en créant l’Orient, l’Occident se crée lui-même (Said 2005), avec une vision binaire (« nous et les autres », « nous et le reste du monde ») qui va également diviser l’humanité en deux catégories, deux genres : hommes et femmes, masculin et féminin. La division entre masculin et féminin, tout comme la division entre blancs et non blancs, est aussi imposition d’une hiérarchie et relation de domination. S’agissant des hommes et des femmes, cette division va prendre dans les sociétés européennes et euro-américaines la forme de ce que le sociologue Edmond Goblot (1925) avait appelé le « dimorphisme », c’est-à-dire une présentation de soi, à travers le vêtement, la coiffure, mais aussi la gestuelle, qui différencie strictement les hommes des femmes, sur le modèle de certaines espèces animales où il n’est pas possible, par exemple, de confondre le lion et la lionne, ou bien la poule et le coq. Ce dimorphisme, qu’il s’explique mal[1], est d’autant plus accentué qu’on s’élève dans l’échelle sociale, et il vaut comme signe de distinction de classe.

La logique sociale binaire qui s’impose alors a un double fondement : ce qui relève du prétendu biologique[2] et la grammaire des langues occidentales qui distingue deux genres, le masculin et le féminin, à quoi s’ajoute parfois (en allemand, et anglais, etc.) le neutre. En revanche, nombre de langues africaines ignorent, ou plutôt ignoraient, l’opposition masculin/féminin. Les grammairiens l’avaient noté depuis longtemps, en y voyant un signe d’évolution insuffisante, de sous-développement culturel auquel il fallait remédier, la grammaticalisation du genre étant « l’aboutissement, ou une étape d’un long processus d’évolution de langues » (Millimouno 1989 : 186). Le non-marquage du sexe s’expliquerait par « la tradition africaine caractérisée semble-t-il par la suprématie “ du mâle sur la femelle ” » (Millimouno 1989 : 185). Ces commentaires témoignent des effets hégémoniques d’une colonisation du savoir qui débouche sur une pseudo-connaissance, reproduisant à l’envie des schèmes évolutionnistes et développementalistes. En raison de ces modèles interprétatifs, l’Afrique ne peut être présentée que sous les aspects du manque, de la privation, et les Africaines y figurent, une fois de plus, comme victimes de leurs hommes.

Une langue reflète et, en même temps, structure les rapports sociaux. Si l’on se défait des lunettes déformantes de l’occidentalo-centrisme, cette absence de genre grammatical prend toute sa signification. « La langue yoruba ne connaît pas le genre (gender-free), ce qui signifie que toutes les catégories tenues pour acquises en anglais, sont absentes. Il n’y a pas de mot spécifique pour désigner le fils, la fille, le frère ou la soeur; c’est à tort que l’on a traduit en anglais les termes oko et aya par mari et femme » (Oyewumi 1997 : 29). Les catégories anatomiques ne sont pas utilisées comme des catégories sociales. On sait que l’assignation à deux sexes supposés comme des faits biologiques est socialement construite (Lugones 2016). La logique des catégories sociales occidentales est, en définitive, fondée sur une logique de déterminisme biologique. « Cette logique culturelle est une bio-logique » (Oyewumi 1997 : 11) qui a été imposée à des cultures occidentales qui, avant la colonisation, ne l’appliquaient pas. Si l’on décide de prendre au sérieux la thèse selon laquelle le genre est socialement et historiquement construit, il faut aller jusqu’au bout et reconnaître que cette catégorie n’est pas opératoire pour toutes les sociétés humaines. Si, au lieu d’imposer le modèle occidental des théories du genre, on se tourne vers la manière dont d’autres régions du monde donnent sens à leurs institutions, on constate que, jusqu’à une période récente, dans la société yoruba du sud-ouest du Nigéria, il n’y avait pas de « femmes » comme catégorie sociale, pas plus du reste que d’hommes à la domination fondée sur le privilège de la possession d’un pénis (ibid. : 84). Certes, le langage distingue les anatomies et différencie les anafemelles (obinrin) des anamâles (okunrin). Toutefois, il n’y a pas si longtemps, cette anatomie ne leur conférait ni ne leur interdisait l’accès à quelque position sociale que ce soit (ibid. : 78).

Il ne faudrait pas croire pour autant que les sociétés yorubas aient été libres de rapports de préséance, de hiérarchie et de domination. Cependant, comme dans la plupart des sociétés lignagères, le principe fondamental organisant les rapports intrafamiliaux est celui de la séniorité qui classe les personnes en fonction de leur âge. « Le principe de la seniorité est dynamique et fluide; à la différence du genre, il n’est ni rigide ni statique » (Oyewumi 2002 : 5). Les rapports de hiérarchie sont donc mouvants, tenant compte aussi de l’appartenance au lignage, les époux venant d’une autre famille étant toujours considérés comme des gens du dehors (outsiders), et donc en position inférieure. À noter que la position s’inversait quand il ou elle retournait dans sa famille. Les termes employés pour désigner les divers membres d’une famille rendent compte de ce tissu complexe de relations.

Ainsi, Adeleke Adeeko (2005) se souvient que sa mère, respectueuse du système lignager, l’appelait « oko mi » quand elle lui parlait, ce qui – dans un anglais genré et sorti du moule de la famille nucléaire – se traduirait par « mon mari »; plus tard, elle aura recours au même terme pour s’adresser à la femme qu’il avait épousée. À l’évidence, les deux univers de sens ne pouvaient coïncider, et le jeune Adeleke avait du mal à s’y retrouver. Il en était de même pour le travail domestique dont la division, avant l’ère coloniale, était fondée sur l’âge et la position complexe dans ces rapports hiérarchiques mouvants et non sur le genre, tout comme la division sociale du travail l’était sur le lignage. Oyewumi prend l’exemple de la chasse, très généralement présentée comme une activité spécifiquement masculine. Dans la mesure où tout le matériel indispensable à la chasse, à savoir les armes et les divers talismans, se transmettait à l’intérieur du groupement familial, les ana-femelles en avaient également l’usage. Elle raconte avoir elle-même interviewé une chasseuse, âgée d’environ 70 ans. Celle-ci était vêtue comme ses homologues masculins, et travaillait en tant que gardienne de sécurité comme les autres chasseurs. C’est à la suite d’un rêve, au cours duquel son père décédé, chasseur chevronné, lui avait tendu un fusil en lui ordonnant de commencer à tirer qu’elle avait fait le choix de cette activité (Oyewumi 1997 : 69) :

Quand je lui demandai si dans son rêve elle n’avait pas dit à son père que cela pouvait poser problème du fait qu’elle était femme, elle me répondit que cela n’en posait aucun. Le seul problème venait du fait qu’elle était chrétienne, et elle l’avait dit à son père. Mais celui-ci lui avait répondu : la religion ne nous empêche pas de pratiquer notre activité et nos rituels familiaux.

Les codes se sont brouillés avec l’inculcation à la fois du christianisme et de l’islam ainsi que de la langue genrée des colonisateurs. Adeeko (2005 : 122) raconte comment la lecture du livre d’Oyewumi, The Invention of Women, lui a permis de comprendre que les mots employés par les Yorubas ne sont pas des « termes métaphoriques pour désigner les universaux du genre, mais des manières de signifier les articulations des relations sociales, telles qu’elles s’organisent dans cette société ». En introduisant le genre comme catégorie dans le langage, et donc dans la pensée et dans la mise en (dés)ordre du monde, la colonisation a également transformé les pratiques (ibid. : 124) :

Le public citoyen qui s’est constitué sous l’égide des institutions chrétiennes, européennes, mercantiles et coloniales a été l’agent principal d’introduction des nouvelles idéologies de genre dans la société yoruba. Les premières générations citoyennes (civic) d’hommes yorubas ont privilégié leurs fils par rapport à leurs filles, quand il s’est agi de leur donner des chances de promotion sociale. Mon grand-père, instituteur et catéchiste à l’Église anglicane, a empêché ma mère d’étudier au-delà de l’école élémentaire. Selon ma mère, son père pensait que l’éducation des filles s’arrête à la cuisine.

Le grand-père d’Adeeko prenait modèle non pas dans ce qui se passait dans son village, mais dans ce qu’il avait appris à la mission. Avec l’établissement de la binarité, la colonisation avait institué et légitimé l’hégémonie masculine.

Le fait que ce processus a été effacé de l’écriture de l’histoire et que s’est très rapidement imposée la conviction que les Africaines étaient en quelque sorte doublement soumises à la loi de « l’infériorité sociale et culturelle des femmes » (Amadiume 2015 : 4) – en raison, d’une part, du caractère posé comme universel de cette loi et, d’autre part, du poids de leurs supposées « traditions » – témoigne de l’entrecroisement indémêlable entre ce qui relève de l’eurocentrisme raciste et de l’androcentrisme. L’aspect qui reste énigmatique est la difficulté extrême à sortir de cette vision.

La colonialité du genre

Non seulement ce que l’on a appelé, probablement à tort, « décolonisation » n’a pas mis fin en Afrique aux rapports de dépendance économique et politique à l’égard des anciens colonisateurs, mais les structures mêmes de pouvoir qui étaient celles du colonialisme s’y sont maintenues. Le retrait des corps blancs des lieux visibles du pouvoir n’a pas nécessairement suffi à décoloniser les esprits. Comme l’ont montré les penseurs et les penseuses du groupe modernité/colonialité (Martinez Andrade 2019), la colonialité qui a émergé du colonialisme « continue à définir la culture, le travail, les relations intersubjectives, et la production du savoir, longtemps après la fin du colonialisme direct. Elle se dissimule dans les discours, les cultures, le sens commun, les travaux universitaires, et jusque dans l’image que les Africains se font d’eux-mêmes » (Oyewumi 2016 : 4).

Quand, à partir de l’expérience latino-américaine, Anibal Quijano (2000 : 569) invente la notion de « colonialité », il la pense d’abord comme « colonialité du pouvoir » en lien avec la question de l’État et de l’expansion capitaliste, et fondée sur « l’imposition de l’idée de race comme instrument de domination ». Cependant, ainsi que l’a montré Maria Lugones (2016 : 2), il ne met nullement en cause le genre : « Quijano accepte la conception globale, capitaliste et euro-centrée de ce qui touche au genre. La fonction de ce cadre d’analyse, c’est de dissimuler la manière dont les femmes non-blanches colonisées ont été assujetties et dépossédées de tout pouvoir. » La difficulté que manifestent la plupart des théoriciennes et théoriciens décoloniaux à prendre en considération cette interrogation sur le genre, prouve à quel point la vision du monde héritée de la colonisation occidentale, et organisée autour de la binarité hiérarchisée féminin/masculin, s’est enracinée et a été intériorisée.

L’historien Sabelo J. Ndlovu-Gatsheni, un des représentants les plus éminents de ce courant, déploie le concept de colonialité dans trois directions : la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et la colonialité de l’être, pour – écrit-il – « comprendre dans quoi s’enracinent les dilemmes et les impasses de l’Afrique, que ce soit au niveau politique, social, idéologique ou épistémologique » (Ndlovu-Gatsheni 2013 : 7). Le contrôle du genre et de la sexualité est un des éléments de la colonialité du pouvoir et il influence la structure des familles africaines, ainsi que les formes d’éducation. L’imposition d’une hiérarchie globale des genres qui privilégie les mâles par rapport aux femelles, et le patriarcat occidental aux autres formes de relation de genre, constitue le cinquième volet de cette colonialité du pouvoir, écrit Ndlovu-Gatsheni en se référant à Gayatri Chakravorty Spivak[3], et non à une autrice africaine. Alors même que, quelques lignes plus haut, il avait parlé de la modernité eurocentriste occidentale qui procède à coup de binarités et de dichotomies entre inférieur-supérieur, irrationnel-rationnel, primitif-civilisé, traditionnel-moderne, il n’y inclut pas la binarité masculin-féminin. Selon lui, l’élément qui est en cause ici est seulement la hiérarchie, et non pas – comme pour la race – la création et l’imposition d’une catégorie.

Dans la phrase qui suit, Ndlovu-Gatsheni (2013 : 19) glisse de la question du genre à celle de la sexualité :

[Ce volet du genre] est lié au suivant : celui de la hiérarchie sexuelle qui privilégie les hétérosexuels par rapport aux homosexuels et aux lesbiennes, conduisant invariablement à une politique et à une idéologie homophobes, comme on le voit dans des pays comme le Zimbabwe, ancienne colonie britannique, qui semble adhérer fortement à l’idée de l’hétérosexualité comme norme.

Ndlovu-Gatsheni n’en dit pas plus. S’agissant de sexualité comme de genre, il se contente finalement de reproduire le discours « progressiste » occidental contemporain, qui considère le sexe et la sexualité comme des donnés, et non des construits, en relation d’intersectionnalité avec les idées de « race, d’ethnicité, de nationalité, d’âge et de religion » (Tamale 2020 : 92). Or ces catégories ne sont pas pertinentes hors du cadre dans lequel elles ont été élaborées. Amadiume (2015) a montré, dans son ouvrage publié initialement en 1987, que chez les Ibos du sud-est du Nigéria, le mariage entre femmes ne pouvait être assimilé au lesbianisme, la fonction essentielle du mariage étant de produire des enfants, et non d’avoir des relations sexuelles. Des femmes fortunées qui, pour une raison ou une autre, ne pouvaient avoir d’enfant pouvaient épouser une femme plus jeune qui aurait des amants, et donnerait des enfants à son « époux » féminin. Pour ce qui est de l’époque contemporaine, Tamale (2011 : 5) a rassemblé une série d’études sur la pluralité et les complexités des sexualités africaines, « incluant les désirs, les pratiques, les représentations, les fantasmes, les identités, les tabous, les abus, les violations, les stigmatisations, les transgressions et les sanctions ».

Parlant de genre et de sexualité, très brièvement, il est vrai, Ndlovu-Gatsheni semble ignorer ces travaux, alors même que, dans un ouvrage ultérieur (Ndlovu-Gatsheni 2018), il en appellera à la justice cognitive et à la libération épistémique en Afrique, afin que les Africains puissent penser, théoriser, interpréter le monde et écrire depuis le lieu où ils sont situés, en étant débarrassés de l’eurocentrisme. Dans la pensée occidentale dominante, l’humain reste d’abord et avant tout masculin. De la même façon, chez Ndlovu-Gatsheni, les « Africains » incités à conquérir leur liberté épistémique et à devenir pleinement sujets, sont implicitement des hommes, tandis que les femmes (et les membres des minorités sexuelles) se trouvent confinées dans leur position de victimes ou de dominées. Les conduites transgressives, ou les manifestations de résistance contre ces assignations, disparaissent du paysage. On a là une sorte de tache aveugle (blind spot) où la critique de la colonialité n’a pas pu accéder, comme si l’adoption de la catégorie occidentale du genre avec son corollaire, la domination masculine, faisait office de bénéfice secondaire par rapport au poids de la domination coloniale, à quoi s’ajoute sans nul doute l’incitation des organisations non gouvernementales (ONG) qui, avec leurs financements et le recrutement d’universitaires, renforcent encore le poids des représentations et des modèles occidentaux (Oyewumi 2016 : 214).

C’est à partir du traitement différencié par les médias et par les institutions sportives internationales de deux athlètes hors du commun, soit le nageur américain Michael Phelps et la Sud-Africaine Caster Semenya, que Tamale met en lumière les dimensions intersectionnelles de la colonialité du genre. La presse s’est extasiée sur le caractère génétiquement hors norme de celui qui passe pour le meilleur nageur de l’histoire, avec son envergure exceptionnelle, ses chevilles hyperlaxes, et surtout l’extraordinaire et rarissime avantage biologique de produire moitié moins d’acide lactique que la moyenne des athlètes. Personne n’a jamais songé à lui suggérer, et encore moins à lui imposer, un traitement médical ou une intervention chirurgicale de façon à le rendre semblable à un homme moyen. Il en a été tout autrement pour Caster Semenya. Cette double championne olympique et triple championne du monde au 800 mètres n’entre pas dans les cases de la binarité. Avec sa carrure, sa voix grave, elle a l’air autant d’un homme que d’une femme. Les responsables de l’organisation internationale des sports d’athlétisme lui imposent des tests de féminité qui mettent en évidence un taux de testostérone particulièrement élevé. Dès lors s’engage toute une bataille juridique pour contraindre Caster Semenya à suivre un traitement hormonal qui rende son taux de testostérone inférieur à celui d’un homme, faute de quoi elle ne sera plus autorisée à concourir. Semenya, qui s’est mariée avec une femme, « a un corps qui ne rentre pas dans le moule colonial; il doit être “ réparé ” » (Tamale 2020 : 112). Elle est exemplaire de l’intersectionnalité du sexisme, de l’homophobie, du racisme et du classisme, car comme elle vient d’une région rurale d’Afrique du Sud, on a dit à son sujet qu’elle était primitive et inférieure. Rien de cela n’aurait été possible dans les systèmes de savoir précoloniaux qui n’imposaient pas la binarité de genre et accueillaient les corps ambigus. Caster Semenya a refusé d’être soumise à un traitement hormonal et d’être contrainte de s’incorporer dans le système genré et binaire de la modernité coloniale.

Entre genre et patriarcat(s)

La colonisation a été le fait d’hommes blancs, pour qui l’entreprise coloniale était une mise à l’épreuve de leur virilité. Les Européennes n’étaient là, le cas échéant, que pour accompagner leur mari. Les Africaines ont été, en quelque sorte, doublement colonisées. « Elles ont été dominées, exploitées et infériorisées avec les hommes, en tant qu’Africains, et par ailleurs infériorisées et marginalisées en tant que femmes africaines » (Oyewumi 1997 : 122), et donc aussi par rapport aux femmes blanches[4]. Alors même que c’était une cheffe[5] anafemelle qui avait été l’une des signataires du traité cédant la ville d’Ibadan aux Britanniques, celles qui désormais étaient catégorisées comme femmes furent exclues des emplois gouvernementaux subalternes auxquels les hommes avaient accès. Le système indirect (indirect rule), mis en place surtout par les Britanniques, confia la gestion des territoires à des chefs indigènes au profit, bien sûr, de la puissance coloniale. À leurs yeux, l’existence de cheffes était inadmissible et inconcevable. Une confusion s’est immédiatement opérée dans l’esprit des missionnaires, des ethnographes et même des anthropologues du xixe siècle entre patrilinéarité et patriarcat. « L’idée que la paternité ou la relation paternelle pourrait ne pas impliquer le patriarcat, ne leur était pas intelligible, dans leur cadre épistémique » (Nzegwu 2006 : 23) qui était celui de la société d’où ils provenaient. Le pouvoir ne pouvait se décliner qu’au masculin.

Certaines figures cependant résistaient, maintenant dans les mémoires le souvenir de femmes puissantes et les faisant réapparaître dans les travaux d’historiennes (Coquery-Vidrovitch 2013). Du reste, ces femmes n’avaient cessé de hanter l’imaginaire colonial, comme on le voit dans les très grands succès littéraires qu’ont été She (traduit en français par Elle qui doit être obéie) d’Henry Ridder Haggard, et L’Atlantide, de Pierre Benoît. Leurs héroïnes, reines africaines d’une séduction irrésistible, provoquent la perte des jeunes hommes blancs qui succombent à leurs charmes. Dans les romans, c’est le vieux stéréotype de la femme fatale qui se décline sur un mode exotique. Les historiennes qui restent tributaires des cadres conceptuels du féminisme occidental ou bien présentent ces femmes puissantes comme des exceptions (la règle étant donc la détention du pouvoir par les hommes), ou bien avancent la théorie d’une division genrée (et naturelle) du pouvoir, semblable à la division genrée (et naturelle) du travail, et lié à la maternité. C’est ainsi que Holly Hanson (2002 : 220), tout en rendant compte avec précision du pouvoir exercé par les reines mères dans l’ancien royaume du Buganda (une partie de l’actuel Ouganda), comme chez les Asante de l’actuel Ghana, l’explique ainsi :

Les reines mères n’étaient pas seulement des femmes qui gouvernaient; ces femmes faisaient pour les rois les choses que les mères font pour leurs fils, c’est-à-dire les soutenir, les conseiller, les défendre, les protéger, les punir et les nourrir. Dans un système de pouvoir politique genré, le travail d’une mère se traduisait en responsabilités d’une reine mère à l’égard de la nation.

L’art de gouverner semble ici se réduire in fine aux tâches d’une bonne mère euro-américaine.

L’approche afrocentriste questionne ces modèles interprétatifs venus de l’Occident et se donnant comme universels. Dans des sociétés qui, comme les autres, étaient hiérarchisées, inégalitaires, les Africaines d’avant la colonisation ont pu occuper des positions de pouvoir au niveau économique, politique ou spirituel « du fait de la flexibilité et de la fluidité de la construction africaine du genre » (Achebe 2020 : 149). Leur rôle clé comme prophètes, ou comme devineresses, leur conférait indirectement un réel pouvoir politique. Même en posant que les relations entre hommes et femmes n’étaient pas égalitaires (et les sociétés africaines ne constituaient certes pas un bloc homogène)[6], cette inégalité ne reposait pas sur un fondement ontothéologique, comme dans le christianisme. La force spirituelle suprême de la plupart des cosmologies africaines « habite un espace qui n’est ni mâle ni femelle, mais essentiellement un équilibre des forces mâles et femelles, des principes mâles et femelles » (Achebe 2020 : 24). Les arrangements sociopolitiques entre hommes et femmes se négociaient avec beaucoup de marge et de flexibilité (Kandiyoti 1988), ce qui laissait de la place pour les écarts et les subjectivités déviantes.

C’est avec la colonisation qu’a été introduite une nouvelle forme de patriarcat, auparavant inconnue des sociétés africaines, et qui a diminué considérablement le statut sociopolitique des femmes dans la société. Aujourd’hui s’est imposé ce que Tamale (2020 : 147) nomme un « capitalisme hétéropatriarcal » et mondialisé, qui contrôle le corps des femmes, et « dont les institutions et les idéologies dominées par les hommes, poussent plus de la moitié de la population du continent aux marges de l’existence sociale ». Les idéologies « fondamentalistes » qui s’épanouissent ici et là (Sow 2018) le renforcent et le légitiment au nom de religions importées et de traditions largement inventées.

Néanmoins, les logiques sociales précoloniales travaillent les sociétés, non dans la répétition mais dans le dynamisme et la réinvention. Les exemples sont légion. Je n’en citerai que deux. En Namibie, au début du xxe siècle, les femmes Herero lancèrent une grève du sexe pour pousser les hommes à se battre et à mettre fin à l’occupation allemande. Cinquante ans plus tard, elles furent en première ligne pour combattre le régime d’apartheid imposé par l’Afrique du Sud, et c’est une activiste namibienne, Kakurukaze Mungunda, qui fut la première femme tuée par l’armée sud-africaine lors du soulèvement de Windhoek en 1959. Le fait qu’elle a été transformée en héroïne nationale n’a pas empêché les politiciens namibiens de freiner au maximum la participation des femmes à la vie politique, et ce, au nom de la culture et de la religion (Conteh 2018). Après le génocide rwandais, et la prise de conscience que la justice internationale n’était pas à même de faire face à l’énormité de la tragédie, le gouvernement a eu recours à une forme traditionnelle de justice, fondée sur une philosophie de la réconciliation et de la réparation : le gacaca. Jadis, les femmes jouaient un rôle important dans ces tribunaux de village, mais c’était en coulisses. Le nouveau processus y a fait participer des femmes, comme juges, témoins ou organisatrices, « reconnaissant leur rôle dans le processus de réconciliation, et ne leur attribuant pas une simple identité de victime » (Tamale 2020 : 159).

Prendre appui sur les utopies du passé

Au-delà du travail de décolonisation du savoir qu’elles effectuent, les afroféministes décoloniales ont aussi un projet politique de transformation des relations de genre qui leur sont imposées actuellement. Audre Lorde (1984) écrivait que « les outils du maître ne permettraient jamais de démolir sa maison » : « Ils peuvent peut-être, temporairement, nous permettre de le battre à son propre jeu, mais ils ne nous donneront jamais la capacité de provoquer un véritable changement » (Oyewumi 2016). Juriste, Tamale questionne la revendication d’égalité des genres portée par beaucoup de militantes des droits des femmes qui en font une valeur universelle. La notion de « genre », rappelle-t-elle, est contestée par les femmes du Sud global, parce qu’elle suppose que toutes les femmes forment un ensemble homogène et sont opprimées de la même manière. Il y a lieu, également, de se demander ce que signifie l’égalité : parle-t-on de similitude ou d’équivalence? De fait, « la plupart des femmes africaines savent que l’“ égalité de genre ” est un mirage, une chimère dont il faut se défaire » (Tamale 2020 : 209) pour aller vers une justice de genre fondée sur la notion africaine d’Ubuntu.

Retrouver la mémoire de ce que furent les sociétés africaines avant la colonisation ne signifie pas avoir la nostalgie des origines et vouloir revenir à un passé idéalisé. C’est plutôt revisiter la tradition et en faire un usage dynamique. « La mémoire vigilante, écrivait Eboussi Boulaga (1977 : 153), se pose pour se libérer de l’aliénation de l’esclavage et de la colonisation. » La tradition vaut ainsi comme utopie critique. On peut s’appuyer sur elle pour appeler à une transformation radicale. Cheikh Anta Diop considérait l’Afrique ancienne comme un ensemble civilisationnel qui avait pu un moment englober une partie de la péninsule arabique. Des femmes qui ont joué un rôle de premier plan au moment des révolutions arabes, Alaa Salah au Soudan ou Tawakkol Karman au Yémen, se sont référées à ces époques très antérieures à la colonisation, où des femmes ont exercé le pouvoir, pour demander non seulement la fin des régimes autoritaires auxquels femmes et hommes étaient soumis dans leur pays, mais également la fin de la suprématie masculine. Tamale (2020 : 382), pour sa part, en appelle à redonner vie au panafricanisme, sur le continent et dans la diaspora, en lui insufflant une idéologie décoloniale, à la fois anti-impérialiste, anti-patriarcale et anti-militariste, qui sauvegarde jalousement les intérêts de « ceux qui souffrent, de façon intersectionnelle, d’une oppression, fondée sur leur genre, leur statut social, leur origine ethnique et culturelle, leur sexualité, leur handicap, leur âge, etc. ». En rappelant que l’anatomie des femmes n’est pas leur destin, et qu’elles n’ont pas toujours et partout été soumises à la domination des hommes, les afroféministes ouvrent un véritable horizon de liberté.