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Au cours des quinze dernières années de débats sur la laïcité au Québec s’est imposé un lieu commun : grâce à une distanciation de la religion, la Révolution tranquille « nous » aurait laissé en héritage laïcité et féminisme (Bilge 2010). Des féministes en faveur d’une limitation du port des « signes religieux[2] » participèrent activement à la production et à la diffusion de ce récit, comme dans cet avis du Conseil du statut de la femme (CSF 2007 : 22) :

L’atteinte de l’égalité entre les sexes en droit a donc suivi un parcours parallèle à la laïcisation de l’État. Ces deux valeurs communes, qui font résolument partie du Québec moderne, ont été affirmées et sont apparues plus nettement au moment de la Révolution tranquille qui a cristallisé le passage de cet État à la modernité.

Dans cette perspective, la période 1960-1966[3] représente une rupture temporelle majeure entre une période d’oppression religieuse patriarcale (dite la « Grande noirceur ») et l’entrée dans une modernité laïque et féministe. Alors que l’historiographie sur la Révolution tranquille a généralement ignoré ses effets sur les femmes, à l’exception des recherches féministes, je pose ici la question : la Révolution tranquille était-elle féministe et laïque?

Trois tendances interprétatives de la Révolution tranquille peuvent être dégagées. La première considère l’Église et le catholicisme comme un bloc monolithique, responsable du retard du Québec jusqu’à l’irruption dans la modernité au tournant des années 60. Elle est profondément remise en question par les deux autres tendances. En effet, la deuxième replace la Révolution tranquille dans le temps long d’une modernisation progressive, dans laquelle l’Église apparaît comme un appareil d’État parmi d’autres (Linteau 2000). Plusieurs autrices féministes ont de plus démontré que cette modernisation a reconfiguré – et non éliminé – le patriarcat, la perte de pouvoir progressive de l’Église ne garantissant pas pour autant l’égalité (Juteau et Laurin 1989; Baudoux 1994). La troisième tendance s’intéresse surtout à la pluralité interne au catholicisme (Meunier et Warren 2002; Gauvreau 2008). Des chercheuses féministes se sont ainsi penchées sur les transformations du christianisme pour les religieuses ou les laïques engagées au sein des associations catholiques (Dumont 2013; Laperle 2015).

Dans les mémoires déposés par des organismes féministes lors des différentes consultations autour de la laïcité menées depuis 2007[4], celles qui se réfèrent au mythe de la Révolution tranquille laïque et féministe le mobilisent en faveur d’une limitation des « signes religieux ». Le recours à l’histoire leur permet d’avancer que la laïcisation est garante d’égalité pour les femmes. Plus précisément, la Révolution tranquille apparaît comme un point tournant, grâce à deux moments présentés comme inaugurant la modernité laïque et féministe (CSF 2011 : 37) : l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée (également désignée « loi 16 ») en 1964 et la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de « commission Parent », d’après le nom de son président, monseigneur Alphonse-Marie Parent (1963-1966). En fait, tous ces mémoires font référence à la lecture historique proposée par le CSF. Par exemple, l’organisme Pour les droits des femmes du Québec (PDF-Q 2019 : 3) revient sur ces deux événements :

Les rappels historiques mentionnés précédemment illustrent bien l’existence d’une relation étroite entre la laïcité et la reconnaissance du droit des femmes à l’égalité. Sur cette question, PDF Québec se réfère, notamment, à l’avis du Conseil du statut de la femme, intitulé Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

En quelques années, cette lecture de la Révolution tranquille est devenue pour ce courant une référence incontournable.

C’est pourquoi je propose ici de déconstruire à nouveau le mythe de la Révolution tranquille féministe et laïque, cette fois en prenant comme point d’entrée ces deux moments historiques[5]. Je propose ensuite d’examiner un angle mort des récits sécularistes féministes contemporains : la reproduction du patriarcat dans les discours laïcistes de la revue Parti pris. L’analyse critique du discours (Bilge 2010) s’appuie sur des textes produits par des femmes s’identifiant comme féministes lors de l’adoption de la loi 16 et des travaux de la commission Parent (débats parlementaires, mémoires déposés, pétitions et articles publiés dans les revues Cité libre et Maintenant), sur le rapport Parent, sur des écrits laïcistes parus dans la revue Parti pris. Ce corpus me permettra de mettre au jour différentes manières de se représenter le passage du « nous, Canadiens français et Canadiennes françaises catholiques » au « nous, Québécois et Québécoises ».

Une approche poststructuraliste

Des chercheuses féministes à l’approche poststructuraliste ou postcoloniale, ou les deux à la fois, ont déconstruit des récits sécularistes similaires hors du Québec (Abu-Lughod 2006; Brown 2012; Scott 2012). Ces récits sécularistes racontent l’histoire moderne comme un long processus de progrès linéaire d’émancipation à l’égard des dogmes religieux, d’individualisation des croyances et de privatisation des religions. S’ils circulent au moins depuis les Lumières, ces récits ont avancé plus récemment que l’émancipation progressive des femmes et des minorités sexuelles est intimement liée à la sécularisation. La démarche poststructuraliste n’a pas uniquement pour objet de contester la « vérité » du processus de sécularisation, remis en question dans le domaine de la sociologie des religions (Beckford 2003) : elle tend surtout à déstabiliser les rapports de pouvoir que les récits sécularistes reproduisent.

L’approche féministe poststructuraliste invite chaque chercheuse à reconnaître que son propre désir de savoir est « situé » (Hemmings 2005), ici ancré dans les débats féministes contemporains sur les droits des femmes musulmanes. Je vise en effet à poursuivre l’exercice de déconstruction des récits sécularistes contemporains, des récits linéaires d’une « longue marche » vers l’égalité, de l’association mécanique entre laïcisation et égalisation et de l’antinomie entre religion et féminisme, à partir du cas de la Révolution tranquille. Je ne cherche donc pas la bonne définition de la « laïcité » et de la « religion », ni des termes qui leur sont associés. À l’inverse, je prends comme point de départ l’idée que ces concepts n’ont pas une définition essentielle, mais qu’ils sont essentiellement sans cesse contestés (Beckford 2003 : 32). Dans la lignée de la théorie critique des religions (Fitzgerald 2007), plus désireuse de retracer l’histoire de l’invention de ces catégories que d’en figer le sens, mon article concerne les effets des discours sur la « laïcité » et la « religion » : je veux ainsi analyser ce qu’ils font.

C’est justement dans l’analyse de ce que ces récits font que mes travaux rencontrent ceux des chercheuses féministes qui travaillent à partir d’un cadre d’analyse féministe antiraciste, ce qui leur a permis de déconstruire les couples binaires structurant cette narration historique en contexte québécois : laïcité/religion, égalité/patriarcat, modernité/tradition, nous/« non-nous » (Maynard et Le-Phat Ho 2009; Mahrouse 2010; Bilge 2010; Bakht 2015; Mugabo 2016). Selon elles, loin de simplement décrire la réalité, ces binarités produisent des représentations sociales profondément inégalitaires. Le statut d’évidence que leur répétition leur attribue renforce les différentes formes de racisme systémique et les frontières de l’identité nationale. Ces récits « fémonationalistes » laïques légitiment des pratiques discriminatoires à l’égard des femmes musulmanes portant un vêtement lu comme « signe religieux » et consolident ainsi l’islamophobie genrée (Benhadjoudja 2017).

La Loi sur la capacité juridique de la femme mariée de 1964

Préparée par Claire Kirkland-Casgrain – première femme élue députée et nommée ministre au Québec – la loi 16 a mis fin à l’incapacité juridique des femmes mariées. Après plusieurs décennies de luttes, celles-ci ont obtenu le droit de choisir un autre domicile que celui du mari, d’exercer une profession différente de celle du mari ou encore d’intenter un procès.

Selon plusieurs féministes, l’adoption de cette loi prouve que, « à mesure que l’État s’est dissocié de la religion, les femmes ont progressé sur le chemin de l’égalité » (CSF 2011 : 12). Entrée en vigueur au coeur de la Révolution tranquille, elle montre que « la société amorce sa sécularisation », que « l’Église perd peu à peu son influence » et que « [l]e processus de laïcisation s’enclenche véritablement » (ibid. : 37). La sociologue Francine Descarries (2013 : 102) avance que l’égalité des femmes a été acquise en « s’opposant aux autorités religieuses » et l’illustre à partir de l’exemple de la loi 16 :

Faut-il rappeler que le Code civil du Bas Canada dont une large part des prescriptions s’inspire du Code Napoléon […] décrétait que les femmes mariées, au même titre que les « mineures, les criminels et les débiles mentaux » devaient être privées de droits juridiques. Au Québec, ce n’est qu’en 1964 […] que la Loi 16 corrigera cette situation et modifiera les droits civils des femmes mariées en mettant fin à leur incapacité juridique et en révoquant la notion de la puissance maritale.

À travers ce récit, la loi 16 apparaît comme une victoire féministe et laïque, une étape clé dans l’entrée dans la modernité grâce à la mise à distance du religieux.

Pourtant, lorsque la ministre Kirkland-Casgrain (1964 : 895) présenta le projet de loi à l’Assemblée nationale, elle le fit au nom d’une vision chrétienne du mariage et de l’égalité de l’époux et de l’épouse : « nous avons voulu insuffler à notre législation la philosophie moderne du mariage, telle qu’exprimée d’ailleurs par Jean xxiii, et qui veut que les époux soient considérés comme égaux au sein de la famille ».

La ministre rejetait bien le modèle napoléonien de la « famille patriarcale », comme le précise Descarries citée plus haut. Mais c’est parce qu’elle prônait à la place un retour au modèle chrétien de la « famille conjugale » dans lequel « les époux se devaient mutuellement fidélité, secours et assistance » (Kirkland-Casgrain 1964 : 891) :

Nous avons d’abord hérité de la conception patriarcale de la famille : c’est la conception primitive du droit romain et celle du droit germanique […] Mais, à côté de ce type de famille, fondée sur le pouvoir du chef, le christianisme a proposé une autre conception : celle de la famille conjugale.

Dans les faits, la loi 16 n’instaurait pas l’égalité complète dans le mariage, puisqu’elle maintenait la prépondérance de l’autorité du mari dans le contexte d’un couple évidemment hétérosexuel. Il n’empêche que l’inspiration chrétienne était considérée comme un progrès par rapport au Code Napoléon, une représentation relativement répandue parmi les féministes chrétiennes.

En effet, dans la lignée des féministes personnalistes des mouvements de jeunesse catholique (Gauvreau 2008), de nombreuses féministes chrétiennes considéraient que le message chrétien avait été originellement égalitaire pour les femmes, mais qu’il avait été altéré par son passage dans des sociétés patriarcales. Par exemple, dans son tout premier mémoire sur les réformes du Code civil du Québec, la nouvelle et non confessionnelle Fédération des femmes du Québec (FFQ) estimait aussi que « l’influence chrétienne » avait tempéré le droit romain et s’appuyait « sur des théories personnalistes » et sur l’encyclique de « Sa Sainteté Jean xxiii » (citée dans Micheline Dumont et Louise Toupin (2003 : 343-345)). Au début des années 60, les féministes chrétiennes pouvaient donc à la fois critiquer sévèrement les inégalités sexistes (y compris au sein de l’Église catholique) et promouvoir le christianisme, à la façon d’Hélène Pelletier-Baillargeon (1965 : 129) dans Maintenant, revue de la gauche catholique : « La mentalité bourgeoise du xixe siècle, disions-nous, consacrait l’inégalité des sexes et les pays à tradition catholique, par collusion entre les pouvoirs civils et religieux, ont été les derniers bastions antiféministes de l’Occident. »

Pelletier-Baillargeon (1966 : 147) écrivait aussi que « la femme a, avec l’homme, été créée à l’image de Dieu et qu’épouse, elle préfigure avec son époux le mariage mystique du Christ avec son Église ». Pluriel, le catholicisme québécois a été vécu différemment selon les féministes et a représenté pour nombre d’entre elles une source de revendications d’égalité.

La loi 16 fut adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, notamment parce qu’elle apparaissait comme un rattrapage du droit par rapport aux moeurs (Laperrière 2017 : 378), comme « un rajeunissement nécessaire » (Pelletier-Baillargeon 1964 : 128), davantage qu’une innovation inaugurant une nouvelle ère. Sans nier sa force symbolique ni ses répercussions importantes sur de nombreuses femmes, j’estime que la loi 16 ne marquait pas non plus une rupture majeure pour les féministes. Elles étaient plusieurs à critiquer les limites de sa portée, après tant d’années de revendications autour de la réforme du Code civil[6]. En compagnie d’autres associations et syndicats, la Voix des femmes et l’Association des femmes diplômées des universités (AFDU) protestaient dans La Presse : « il est loin d’être clair que le sort de la femme mariée ait été amélioré quant à l’autorité qu’elle exerce auprès de sa famille » (Collectif 1964). Vice-présidente de la Voix des femmes, Jeanne Duval (1964 : 20) ajoutait : « Nous sommes en retard de 50 ans et on se contente de nous donner des miettes! Tout ce que l’on obtient, il faut aller le chercher de haute lutte. »

Présentée à l’Assemblée nationale comme étant en adéquation avec l’encyclique papale, la loi 16 peut difficilement être vue en tant que moment de distanciation des dogmes religieux. Adoptée avec le soutien critique de féministes, que celles-ci se réfèrent ou non au christianisme, la loi 16 fait alors partie intégrante du mouvement de rattrapage que constitue la Révolution tranquille pour ses actrices, sans pour autant susciter un enthousiasme débordant[7].

La création du ministère de l’Éducation et le rapport Parent

La commission Parent, fut créée en 1961[8]. Échelonnant la publication de leur rapport de 1963 à 1966, les commissaires recommandèrent la création d’un ministère de l’Éducation. Cela fut fait en 1964, après une période de négociation entre le gouvernement et l’Assemblée des évêques (Dion 1967).

Selon plusieurs féministes contemporaines, il s’agit là de la deuxième grande étape de « la marche des femmes vers l’égalité » (CSF 2011 : 37), étape marquant l’entrée dans une temporalité moderne, laïque, et conséquemment propice à l’égalisation des conditions entre les femmes et les hommes (ibid. : 38) :

La présentation d’un projet de loi en ce sens déclenche une forte opposition de l’épiscopat catholique, obligeant le gouvernement à faire temporairement marche arrière […] Le rapport Parent ouvre aussi la porte à la démocratisation de l’enseignement des filles en recommandant « le droit pour les filles à une éducation identique à celle des garçons, les classes mixtes dans les écoles et la gratuité scolaire » […] À ce sujet, le rapport ne va toutefois pas jusqu’à remettre en question la division traditionnelle des rôles.

Dans ce récit, à la suite d’un combat avec l’Église, le rapport Parent et les réformes en éducation posèrent les bases de la laïcité et ouvrirent la voie à une lignée de progrès continu pour les femmes.

La création du ministère de l’Éducation et la publication du rapport Parent transformèrent profondément le système éducatif au Québec. Toutefois, il n’y eut pas de remise en question de la confessionnalité scolaire ni du caractère chrétien de la société québécoise. Ainsi, dans une rare mention de la laïcité, les commissaires expliquaient « qu’on ne pourra jamais laïciser l’école, dans un régime vraiment démocratique, tant que la majorité n’en aura pas décidé ainsi » (Commission Parent 1965a : 101). Le rapport Parent s’adressait en fait à une société imaginée à la fois comme chrétienne et ouverte à un nouveau pluralisme, puisque l’« unanimité [religieuse] a été récemment brisée » (Commission Parent 1966a : 75). Rejetant dos à dos les excès de zèle du cléricalisme et le laïcisme militant (ibid. : 93), il recommandait le maintien du système public confessionnel, avec l’ouverture d’un enseignement public non confessionnel là où les effectifs le justifiaient[9]. Dans le système confessionnel, les commissaires recommandaient de respecter les consciences des enfants, chrétiens ou non, ce qui correspondait en fait à leur vision d’une pédagogie chrétienne modernisée, dans la droite ligne du personnalisme : « L’acte religieux étant l’acte de la plus éminente liberté et l’attitude religieuse se fondant elle-même sur la liberté humaine, la pédagogie de la religion s’efforcera d’obtenir de l’enfant une adhésion vraiment personnelle, intérieure et libre à ce qui constitue l’essentiel de la religion » (Commission Parent 1966b : 266). Les commissaires ne voyaient donc pas d’opposition entre leur objectif principal – la modernisation du système éducatif – et celui de l’« insertion sociale du christianisme » (ibid. : 245). La décléricalisation et le renouvellement de la formation religieuse (demeurant chrétienne et obligatoire) participaient au mouvement général de modernisation qui traversait aussi l’Église du Concile de Vatican ii (Commission Parent 1965a : 89-90).

Des historiennes ont bien établi que la gratuité scolaire, l’enseignement identique pour les filles et les garçons de même que la mixité scolaire ont levé des obstacles structurels majeurs à l’égalité (Collectif Clio 1992). Cependant, la journaliste Michèle Stanton-Jean (1963 : 13) s’inquiétait dès le début des années 60 du fait que « la place réservée jusqu’à présent à la femme » était « bien minime », et Jeanne Lapointe reconnaîtra plus tard que « [l]a place des femmes n’a jamais été une préoccupation de la commission Parent » (citée dans Claudine Baudoux (1994 : 66))[10]. Non seulement le rapport Parent était imprégné de représentations différentialistes, mais en plus la mixité scolaire y était recommandée au primaire exclusivement pour des raisons financières et de rationalisation gestionnaire. On y reconnaissait explicitement qu’au secondaire, la mixité aurait été plus égalitaire pour les filles, mais la seule recommandation à cet égard était d’en étudier la possibilité, là encore pour des raisons de gestion (Commission Parent 1965b : 160)[11]. Des chercheuses féministes ont montré comment la décléricalisation s’est traduite par une masculinisation du corps enseignant et des postes de direction, surtout pour l’enseignement secondaire (Malouin 1992; Baudoux 1994). En effet, malgré les appels de Pelletier-Baillargeon (1964 : 128-129) à « nos soeurs-conférencières, nos soeurs-journalistes, nos soeurs-écrivains », ces « féministes consacrées », à s’investir dans l’espace public, le stéréotype sexiste de la religieuse incompétente et dépassée se cristallise au tournant des années 60 au bénéfice des jeunes hommes laïcs.

Les réformes éducatives découlant du rapport Parent ne furent pas considérées à l’époque comme des réformes laïques ni féministes. Sans nier leur importance, il faut aussi reconnaître qu’elles consolidèrent pour longtemps le système confessionnel chrétien, tout en restructurant un patriarcat décléricalisé, dans un contexte de relatif désintérêt à l’égard de l’éducation des filles.

La revue Parti pris, la laïcité et le matriarcat

Analyser les récits historiques sur « notre » passé, c’est aussi en interroger les silences, en l’occurrence ici les représentations patriarcales formulées au sein de la revue Parti pris (1963-1968), l’une des rares voix en faveur de la laïcité (Roy 2014).

Cette revue a déjà été bien étudiée pour ses représentations hétéropatriarcales (Lanthier 1998; Warren 2009), mais peu sur la manière dont celles-ci s’imbriquaient avec la conception même de laïcité. Les articles de Pierre Maheu étaient à cet égard particulièrement originaux parce qu’ils articulaient la laïcité autour d’un récit de psychologie historique genré sur le peuple québécois : il semble bien avoir été le premier au sein de la mouvance révolutionnaire à revisiter le mythe d’un matriarcat canadien-français castrateur, qui devint un incontournable de la littérature nationaliste des années 60 (Roberts 2007 : 291). Il faut dire que Maheu jouait un rôle structurant au sein de la revue (Reid 2009) et était de loin le plus prolifique sur les questions de laïcité. En outre, engagé dans le Mouvement laïque de langue française (MLF), fondé en 1961, il en devint vice-président en avril 1966, au moment justement où le MLF se radicalise et revendique une laïcité globale qui dépasse la création d’un secteur scolaire non confessionnel.

Selon Maheu, derrière le vieux discours clérical exaltant la figure du Père – Dieu-juge ou père de famille autoritaire – se dissimulait l’homme soumis tant par le patron anglais que par les valeurs castratrices de la Mère. Dans ce mythe d’« Œdipe colonial[12] » (Maheu 1964 : 19), l’homme est avalé « par la présence globale, englobante, maternelle » (ibid. : 25) de la Mère, de la Morale, du « père en jupe » (ibid. : 24). La génération précédente, celle de Cité libre, avait cru tuer le Père, « le clergé omniprésent et l’idéologie agriculturiste » (ibid. : 22). En réalité, c’est la Mère que la nouvelle génération devait tuer ou plutôt « violer » : « la Morale, cette mère castratrice, nous l’avions violée tant et plus, au point qu’elle ne nous en imposait plus » (Maheu 1963 : 12)[13]. Quand la révolte individuelle sera devenue révolution collective, « que la Morale [aura cédé] le pas aux hommes », alors émergeront « des camarades et des frères » (ibid. : 17). La laïcité ne saurait être qu’une simple décléricalisation – avoir cru tuer le Père, c’est l’étape bourgeoise de la révolte. Elle devait par-dessus tout viser la « laos-ité » (Maheu 1967 : 197) – violer la Mère, c’est l’étape révolutionnaire de la désaliénation collective.

Ce récit mythique se déployait au niveau symbolique, et Maheu (1964 : 25) précisait que les mères réelles ne détenaient pas l’autorité familiale : « bill 16 ou pas, le statut de la femme est légalement et concrètement celui d’un être inférieur et second ». Cependant, il récusait en même temps la réalité du patriarcat au Québec : « l’autorité mythique du père est niée par l’omniprésence des valeurs morales et maternelles » (ibid.). De plus, les appels à libérer la sexualité après des années de refoulement clérical restructuraient plus qu’ils ne révolutionnaient les rôles attribués aux hommes et aux femmes : « l’homme québécois » (Maheu 1966a : 35), une fois vaincus ses « monstres maternels et castrateurs », fera émerger « l’amante et l’épouse » (Maheu 1964 : 29), car sinon « tout Québécois finit par épouser sa mère » (ibid. : 26). D’où cette déclaration qui, hors contexte, semblerait préfigurer une pensée laïque et féministe : « [l]a civilisation de demain, si elle est laïque, suppose par exemple la libération de la femme. Qui ne s’effectuera que le jour où il ne sera plus nécessaire d’astreindre la moitié des travailleurs aux soins du ménage » (Maheu 1966b : 71). Elle annonçait plutôt aux frères que l’abolition du matriarcat rendrait les femmes disponibles sexuellement au sein d’un socialisme laïque, c’est-à-dire d’un fratriarcat (Pateman 1988; Lamoureux 2001).

Le mythe d’un matriarcat canadien-français, dont on connaît la postérité tenace, n’était pas l’apanage de la revue Parti pris ni celui des laïcistes. Cependant, il était déjà récusé, par exemple par Fernande Saint-Martin (1964 : 1), féministe chrétienne et laïque : « Car si l’on prétend que le père canadien-français, incapable de se réaliser dans une société aliénée, a perdu ses qualités les plus viriles, comment peut-on croire que la mère ait pu triompher dans un pareil état de choses? » Sa conférence à un colloque d’éducation populaire (teach-in) du MLF en 1966 est particulièrement intéressante, en ce que Saint-Martin (1967 : 11) rejetait le pouvoir de « la caste masculine » et l’autorité du mari sur sa femme, et cela tant dans les sociétés « laïques [que] cléricales » (ibid. : 10). Elle exprima d’ailleurs à cette occasion l’une des rares critiques féministes de « nos écoles confessionnelles », ces lieux de promotion d’« une soumission à un ordre de choses à prééminence masculine, et cela sous le couvert d’un message religieux » (ibid. : 12). Dans le vocabulaire personnaliste, elle précisait que le catholicisme avait aussi permis aux femmes de « s’ouvrir à un univers de spiritualité qui transcendait les nécessités prosaïques » (ibid. : 14) et elle croyait au potentiel égalitaire d’un christianisme modernisé, recentré sur ses « valeurs spirituelles » (ibid. : 15).

La constante réitération du caractère patriarcal des religions et du potentiel émancipateur de la laïcité crée un prisme déformant à l’égard des débats des années 60, où laïcité et féminisme étaient rarement considérés comme allant de pair, et où tous deux pouvaient être défendus à partir d’une position croyante. De plus, nombre de discours laïques ont été ou sont indissociablement des discours patriarcaux : que ce soit les appels à libérer les femmes de la religion pour les rendre sexuellement disponibles aux hommes, à dévoiler les femmes pour les rendre visibles aux hommes (Bilge 2010) ou à émanciper les femmes de l’emprise du clergé comme préalable à leur droit de vote (Baubérot 2012).

Une société chrétienne sécularisée

À travers ce corpus de textes féministes et de textes laïques se dessinent au moins deux manières de concevoir les transformations de l’identité collective et de la religion durant la période 1960-1966.

La première manière est portée par les féministes chrétiennes qui critiquaient ce qu’elles voyaient comme une vieille religion sclérosée (fondée sur les rituels, l’obéissance, l’autorité, la famille patriarcale), tout en promouvant une religion moderne spiritualisée (fondée sur l’intériorité, l’individualité, la liberté, la maternité spirituelle ou l’égalité pour les femmes), opposition par ailleurs au coeur du personnalisme chrétien (Meunier et Warren 2002). Il s’agit d’un récit séculariste féministe chrétien qui, plutôt que de postuler la perte de pertinence du christianisme en modernité, cherche à le transformer de sorte qu’il y demeure pertinent. Par exemple, l’AFDU (1964 : 168-169) dans son mémoire à la commission Parent citait longuement l’ouvrage Simone de Beauvoir ou l’échec d’une chrétienté, dont l’auteur critiquait les institutions catholiques autoritaires qui étouffaient la spiritualité et amenaient des jeunes personnes brillantes comme Simone de Beauvoir à abandonner le christianisme. De son côté, Stanton-Jean (1963 : 14) écrivait qu’il se révélait d’autant plus urgent de sortir des « clichés pseudo-religieux » que « nous risquons de perdre ainsi les meilleurs sujets, ceux-là qui seraient justement aptes à nous faire avancer en tant qu’individus et en tant que nation ».

C’est justement à travers ce prisme séculariste chrétien que se cristallisait l’opposition binaire entre les éléments spirituels et modernes, c’est-à-dire essentiels, du christianisme et ses éléments coutumiers et traditionnels, c’est-à-dire accessoires[14]. Parmi ces éléments désormais vus comme dépassés et faciles à enlever[15] se trouvent « les costumes » (Pelletier-Baillargeon 1964 : 128) :

Certes, bien des éléments de la sainte règle ont valeur d’éternité : ce sont ceux qui concernent très spécialement la vie spirituelle, les méthodes de l’oraison, de la méditation ou de gones consacrés de l’ascèse […] Mais à côté d’eux, combien d’autres prescriptions, d’ordre matériel ou local, ne sont que le reflet social de l’idée qu’une époque donnée se faisait de la femme en général : le costume, les moyens de locomotion, les heures de sorties hors de l’enceinte du couvent, la participation à la chose publique, sont autant de détails réglés, il y a parfois quelques siècles.

Cette dichotomie était située : elle s’inscrivait dans la trajectoire historique du catholicisme de gauche au Québec. Aux côtés de récits islamophobes (Benhadjoudja 2017), ce récit séculariste a participé à la dévalorisation de certains « signes religieux » lus comme archaïques et non modernes, vus comme portés par obéissance à une autorité extérieure et non à une démarche spirituelle, considérés comme artificiels et faciles à enlever au lieu d’être authentiques et protégés par la liberté de religion (Abu-Lughod 2006). Ce récit séculariste chrétien racontait la transformation du « nous, Canadiens français et Canadiennes françaises », catholiques par obéissance et par tradition, à un « nous, Québécois et Québécoises », s’identifiant au christianisme parce que modernes et libres.

Que la Révolution tranquille soit menée par « des catho-émancipés » était pour Maheu (1966b : 88) une évidence consternante, au coeur d’un second récit séculariste. Une fois le débat scolaire passé, la laïcité ne passionnait plus les milieux de gauche, ce qui faisait écrire à Maheu (ibid. : 63) : « ni le laïcisme ni les valeurs laïques ne se sont jamais intégrés à la culture ou à la conscience nationale ». La « déconfessionnalisation tranquille » se faisait toute seule, et les laïcistes restaient isolés du peuple. Le problème était que la population canadienne-française risquait de passer directement de cette vieille identité, imaginée comme colonisée, matriarcale et « catho-cléricale » (ibid. : 100), à une autre aliénation, le néo-capitalisme, l’américanisation, la consommation, bref la « dénationalisation » (ibid. : 61), même si la « vieille culture subsist[erait] dans tous les recoins des esprits, et infl[uerait] sur nos réflexes, nos attitudes morales » (ibid.). Pour l’éviter, Maheu (ibid. : 72) espérait la création d’une nouvelle culture nationale, assumant pleinement la précédente : « la vieille culture cléricale, après tout, c’est elle qu’il s’agit de renouveler, puisqu’elle est le Québec[16] ». Alors seulement, « les laïcistes pourront s’identifier pleinement à la nation, en être une partie intégrante et dynamique, et donc assumer, paradoxalement, ce qui fait notre identité nationale, la culture cléricale qu’ils combattent » (ibid. : 68). Voilà un récit séculariste laïque, dans lequel la religion (le catholicisme) se transformait radicalement et devenait culturelle dans la modernité laïque; un récit séculariste dans lequel la vieille religion de bonnes femmes et de « pères en jupe » se changeait en terreau culturel d’un peuple de frères ou « laos »; un récit séculariste à travers lequel « le Canadien-français » soumis à la religion se métamorphosait en « l’homme québécois » formant la nation.

Tous ces récits sur la religion étaient donc indissociablement des récits sur l’identité collective. Très différents sur certains aspects, ils produisaient des effets similaires : la construction d’un « nous, Québécois et Québécoises », d’ascendance canadienne-française, catholique, ancrée dans le christianisme.

Conclusion

Écrit dans une perspective poststructuraliste, mon article invite à s’intéresser aux discontinuités et aux contradictions dans l’histoire de la Révolution tranquille, à la pluralité des discours et à leur singularité, ainsi qu’à la déconstruction des binarités qui structurent des discours féministes laïques aujourd’hui. Par exemple, la loi 16 fut présentée au nom de l’encyclique papale, soutenue par des féministes découvrant des sources égalitaires au christianisme, appuyée par des féministes qui ne faisaient pas référence à leurs convictions religieuses, sévèrement critiquée par d’autres encore. Ou encore, le rapport Parent eut des effets contradictoires, en ce qui concerne tant « la religion » que les conditions des femmes. Le corpus parcouru, pourtant restreint, permet de déstabiliser le « postulat de continuité » (Foucault 2001 : 729) au coeur des discours linéaires actuels sur la « longue marche vers l’égalité » et « notre Révolution tranquille féministe et laïque ».

De manière similaire, mon article ne cherchait pas à découvrir la bonne définition de « la religion », mais plutôt à analyser la manière dont cette catégorie est sans cesse produite. Or au moins deux récits sécularistes cohabitaient au début des années 60. L’un postulait que « notre religion » (c’est-à-dire un catholicisme moraliste et autoritaire) devait subir une transformation radicale pour demeurer pertinente dans « notre modernité » (c’est-à-dire devenir plus intérieure, plus spirituelle et s’appuyer sur la liberté); l’autre, que « notre religion » (soit un catholicisme clérical et matriarcal) devait être culturalisée et domestiquée pour permettre à « notre modernité » laïque d’advenir. Dans les deux cas, le « nous » demeurait le même : « nous, qui descendons des Canadiens français et des Canadiennes françaises catholiques ». À travers ces récits sécularistes, un « nous, Québécois et Québécoises » intrinsèquement lié au christianisme était construit, que ce dernier soit vu comme spirituel ou culturel, c’est-à-dire aussi un « nous, Québécois et Québécoises » fondé sur l’ignorance de la colonisation et des discriminations produites à l’égard des « non-nous » (Mills 2011; Jacquet 2017). La démarche généalogique révèle ainsi quelques-unes des couches archéologiques de la structuration d’inégalités systémiques autour de « la religion » qui, loin d’être une catégorie générique et universelle, est d’abord produite dans des récits et des contextes spécifiques (Beckford 2003; Fitzgerald 2007).

Enfin, la perspective historique de ma recherche renforce les travaux des féministes antiracistes en analyse du discours sur « notre Révolution tranquille féministe et laïque ». En effet, le problème central de ces récits, ce n’est pas qu’ils soient faux, c’est ce qu’ils font. Par exemple, le CSF (2011 : 7-8) écrivait il y a une dizaine d’années :

Il faut savoir que la problématique de la place du religieux au sein des institutions de l’État s’est posée bien avant l’arrivée de vagues massives d’immigrantes et immigrants sur les continents européen et américain. Le Québec a entrepris une phase critique de son détachement de la religion lors de la Révolution tranquille. Il a laïcisé les hôpitaux et les écoles bien avant le 1er septembre 2001.

S’en tenir à rétablir des faits historiques – la déconfessionnalisation scolaire s’est déroulée de 1997 à 2008 – serait passer à côté des rapports de pouvoir que ces discours renforcent et qui, simultanément, les rendent possibles : en l’occurrence, ils (re)produisent une dichotomie entre « nous » aujourd’hui laïques et modernes et « les autres », ces « vagues massives » encore engoncées dans le problème religieux, binarité que les chercheuses féministes citées en introduction ont déjà maintes fois déconstruite. C’est en ce sens que « notre Révolution tranquille féministe et laïque » fonctionne comme un mythe ou métalangage (Hall 1997) : à un second (méta) niveau de signification, cette expression signifie la supériorité d’un Occident imaginé comme sécularisé et féministe sur le reste du monde vu comme enfermé dans le religieux patriarcal.