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Partant du proverbe martiniquais Fanm se chatenn, nonm se friyapen dou (« Les femmes sont des châtaignes, les hommes sont des fruits à pain »), Hanétha Vété-Congolo propose une lecture complexe des rapports de sexe et du genre en mobilisant l’imaginaire martiniquais qui est tributaire des valeurs insanes de l’esclavage. Elle considère l’oraliture comme une « force modelante », un matériau essentiel qui permet de dégager une vision du monde et de la personne humaine. Selon cette déclinaison, l’être humain est un sujet non fragmenté : « je parle, je pense, je sens, je fais, donc je suis » (p. 23). Dans cette théorisation, Vété-Congolo réconcilie le social, l’individuel et le féminin afin d’asseoir une épistémologie qui mobilise le témoignage au féminin. Cette perspective s’ancre dans la conviction suivante : « Les systèmes oraux constituent un système de langages et de paroles sensées, c’est-à-dire un métalangage énonçant des discours à valeur symbolique » (p. 10). En outre, l’auteure réussit le pari de ramener au centre de la société autant la pawòl an bouch (« parole dans la bouche ») que le discours féminin considéré comme vil. Elle propose ainsi une pensée féministe existentialiste noire qui se trouve ancrée dans l’imaginaire caribéen.

L’ouvrage de Vété-Congolo est divisé en deux parties. Dans la première, elle propose une lecture féministe du proverbe martiniquais « Fanm sé chatenn, nonm se friyapen dou », en partant du concept homme-plante de Suzanne Césaire et du roman Je suis Martiniquaise de Mayotte Capécia, paru en 1948, tout en visibilisant les arguments de Jenny Alpha et en réfutant les arguments apportés par Frantz Fanon quant à cette oeuvre. La seconde partie présente les témoignages de Martiniquaises sur leur réalité.

L’auteure rappelle que la végétation caribéenne propose des éléments onto-axiologiques qui permettent aux personnes de se situer dans le monde. C’est le cas du proverbe mentionné plus haut qui établit dans la société martiniquaise une certaine distinction entre les sexes qui rompt avec l’indistinction qui présentait les personnes esclavagées comme des meubles. Il en résulte une autre perspective du genre et une nouvelle symétrie, car les deux sexes sont assimilés à des fruits de deux arbres : chatenn et friyapen. En proposant cette forme du monde, la nouvelle désignation des sexes permet aux anciens esclavagés et esclavagées de s’affranchir de la perception coloniale qui fait du masculin un être supérieur au féminin. L’homme est assimilé au fruit à pain qui tombe, s’écrase et se décompose. La femme devient châtaigne qui tombe, s’écrase et se relève par la pousse. Les deux sexes sont des éléments de la nature. En extrapolant ces affirmations, l’auteure souligne la capacité de redressement des femmes qui chutent et également la faiblesse des hommes à se redresser. Ainsi, la société jette un regard politique sans concession sur le sujet masculin. L’auteure déduit que, selon la pensée martiniquaise, les femmes sont dans une situation constante de germination les installant dans un processus de recréation que la chute ou l’adversité ne saurait entamer, d’où la complexité du sujet féminin que Vété-Congolo présente comme un problème qui porte sa solution : « la femme est une châtaigne […] [une] garantie, un contrepoids face à l’angoisse provoquée par la mollesse du sujet masculin » (p. 50).

Reprenant le concept d’homme-plante proposé en 1942, dans Malaise d’une civilisation, à partir du questionnement Qu’est-ce que le Martiniquais fondamentalement, Césaire (1942) présente une réalité martiniquaise désaccordée, car les personnes sont coupées de leur identité. Son paradigme du terreau propose une réflexion sur l’ensouchement, l’enracinement de la population martiniquaise dans son territoire en vue de dépasser les troubles de la traite et de l’esclavage. Partant du constat des hyperstructures coloniales qui opèrent chez les Martiniquais et les Martiniquaises, Césaire suggère un sursaut de conscience des personnes natives de l’île qui doivent prendre leurs distances par rapport aux insanités coloniales afin de s’approprier leur espace et de se construire un avenir. Pourtant, en reprenant le proverbe « Fanm sé chatenn, nonm se friyapen dou », Vété-Congolo offre une autre lecture de Césaire qui parlait du genre sans le nommer, cette auteure dont le sujet masculin peine à jouer le rôle de bâtisseur qui incombe aux hommes dans d’autres sociétés. Le sujet masculin césairien végète sans volonté propre. A contrario, les femmes sont en phase avec la fertilité du sol où elles prennent racine afin d’assurer la reproduction de la vie. Deux destins qui attestent implicitement l’aberration du proverbe selon la perspective de Césaire, car le principe féminin devient l’agent productif pluridimensionnel, devant des hommes improductifs et unidimensionnels.

Poursuivant sa thèse, Vété-Congolo analyse le roman autobiographique de Capécia en rapportant les critiques d’Alpha et de Fanon. La première dénonce le portrait négatif que le roman trace des Martiniquaises; elle qualifie l’oeuvre d’échec en se désolidarisant des affirmations de Capécia sur l’identité de ces femmes, une « pawòl plat » qui ne mérite pas de s’y attarder. Sans nier l’appartenance de Capécia au collectif martiniquais, Alpha souligne les erreurs de jugement de la romancière en ce qui concerne la race et la classe relativement à la question du genre. Pour elle, il est erroné de soutenir que les Martiniquaises n’aiment que les Blancs, car ce discours dénote une inadéquation entre la réalité et la fiction. Fanon, de son côté, estime que le roman de Capécia est dangereux, car il peut pousser les femmes de couleur à la haine de soi et des hommes de couleur, d’où son verdict d’« éréthisme affectif » (p. 68). À l’inverse d’Alpha, Fanon préjuge, suivant en cela Capécia, que les Martiniquaises sont simples et influençables. L’argumentaire de Fanon laisse entrevoir une division farouche entre les sexes, car Capécia devient ainsi l’ennemi à exclure du collectif, ses propos étant préjudiciables à l’honneur et à l’orgueil du Martiniquais.

En dévoilant d’autres controverses, Vété-Congolo souligne que l’oeuvre de Capécia refuse d’adhérer aux valeurs de la femme châtaigne, car la réussite sociale implique un changement de classe par l’entremise d’un mariage avec un Blanc. Cette issue annonce une incompatibilité entre les valeurs féminines collectives et celles qui sont particulières à Capécia : celle-ci admet que la Martinique offre peu de perspectives à ses femmes. Capécia n’ignore pas non plus les difficultés qu’elle aura à affronter pour assurer sa réussite économique et sociale en tant que femme de couleur. Afin de régler le tout, elle choisit l’esquive politique en osant présenter, sur les Noirs, un discours positif qui met pourtant en exergue leur rôle dans la dureté de la vie des Noires. Cela explique le désir de marier un Blanc, gage de réussite sociale.

La démarche de Capécia dénote un refus radical de partager le sort généralement réservé aux femmes de couleur dans une société de couleur. Pour matérialiser ce refus, Capécia élabore le paradigme selon lequel le Blanc est celui qui peut « aider » une Martiniquaise à échapper à la condition de femme châtaigne. Il est le seul à garantir la réussite et, par ricochet, la respectabilité aux femmes de couleur. Malgré son désir d’indépendance, la femme de Capécia demeure tributaire d’une perspective de vie l’empêchant de s’autodéfinir comme digne de respectabilité : elle se considère donc comme non digne du mariage. Elle est consciente du fait que souvent le Blanc ne trouve pas la femme de couleur respectable et la traite de manière infantile. Pour vivre sa réussite, Capécia est obligée de rompre avec la Martinique en énonçant une autre formule : « je ne suis pas Martiniquaise ». En tirant ces conclusions, Vété-Congolo dénote un Moi/je inachevé attestant une dissonance chez Capécia.

Dans la seconde partie du livre, Vété-Congolo présente les récents témoignages de dix-sept Martiniquaises de génération différente qui évoluent dans des situations diverses. À la question « Qu’est-ce qu’être Martiniquaise? », l’auteure répond en prenant le soin de faire parler des femmes, et ce, en s’écartant des intermédiaires dépersonnalisants que sont les contes et les proverbes. Chaque récit contient une proposition d’émancipation collective et personnelle et montre la manière dont une femme s’assume en tant que femme châtaigne dont la condition n’est pas monolithique. Chacune amorce l’étape de la germination et déploie ses propres ressorts devant l’adversité. Ces récits contestent les événements de Capécia.

Vété-Congolo souligne que le travail joue un rôle incontournable dans la construction de la femme châtaigne. Se ceindre les reins, geste généralement effectué par les travailleuses des champs avant de démarrer leurs tâches, renvoie « au discernement, [à] la prévoyance, [à] la force, [à] la détermination et [à] l’intention de résultat et d’entreprise réussie » (p. 143). Ce symbolisme illustre le rôle de bâtisseuse incombant aux femmes et expliquant la pensée « Fanm se chatenn ». Celle-ci est la poutre qui supporte et porte la dynamique sociétale. Vété-Congolo soumet un questionnement contradictoire : De quoi le sujet masculin est-il le symbole? Et quel est le sort réservé au collectif si sa construction n’incombe qu’à une seule partie des deux composantes genrées?

L’ouvrage de Vété-Congolo aide à saisir les rapports sociaux de sexe dans les sociétés postesclavagistes. Sa valeur s’avère inestimable pour les lecteurs et les lectrices qui s’intéressent aux rapports entre les sexes et aux dynamiques familiales et sociétales de la Caraïbe francophone. En titillant la curiosité de ses lecteurs et ses lectrices, l’auteure invite les natifs et les natives de ces sociétés à sortir des cadres établis afin de produire un discours sur leurs propres personnes et sur leurs espaces. Pour tenir le pari de conceptualiser les réalités de ces sociétés tout en leur donnant un cachet d’universel, elle propose le témoignage comme méthode. Il convient donc de se ceindre les reins pour entreprendre un vaste chantier de « détrivialisation » des vécus et des réalités, mais en évitant les insanités coloniales.

Ce texte propose de mener des réflexions approfondies sur la place des hommes et des femmes dans les sociétés postesclavagistes et de faire le deuil des paternités désagrégées dans leur verticalité pour embrasser le féminin en tant que principe vertical porteur de continuité et capable de construire d’autres utopies sociétales au-delà des insanités esclavagistes. Devant la question de la race, Vété-Congolo remet en cause l’argumentaire insoutenable de Capécia qui rétablit la verticalité masculine du Blanc, refuse d’assumer la posture de femme chatenn, admet la conscience de la fatalité et l’incertitude qui la guette. Sans l’affirmer, Vété-Congolo suggère de déterrer les récits enfouis pour construire les sociétés en dehors des grammaires patriarcales, coloniales et racistes. Pourtant, l’auteure laisse le lectorat sur sa faim lorsqu’elle évite d’évoquer autant la figure du potomitan (Mulot 2000; Lamour 2017) que la question des filiations et des généalogies rompues rappelant l’absence de la figure paternelle qui hante encore les sociétés postesclavagistes caribéennes (voir les travaux de Stéphanie Mulot (2000) en Guadeloupe et ceux de Sabine Lamour (2017) à Haïti). En effet, le potomitan (ressemblant fortement à celui de la femme châtaigne) ne doit son existence qu’en réponse à l’aspermie du friyapen qui la laisse seule devant l’adversité pour bâtir une société où sa parole est considérée comme une pawòl plat (« creuse, vide »). À ce stade, il serait intéressant d’explorer la notion de femme-plante remplaçant l’homme-plante de Césaire. Cette démarche amènerait sans doute de nouveaux registres de paroles, porteurs de contre-discours et de subjectivités inédites, donc d’autres manières de faire lien. Adhérer aux valeurs de la femme chatenn qui incarne le potomitan revient, dans ses configurations, à politiser la fonction d’engendrement, tout en défatalisant la chute.