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Aujourd’hui, en France, une femme sur trois a recours au moins une fois dans sa vie à une interruption volontaire de grossesse (IVG) (Vilain 2022). Pourtant, malgré cette grande banalité statistique, l’avortement continue d’être l’objet d’un ensemble de représentations sociales négatives : il est conçu non pas comme une donnée structurelle des trajectoires procréatives, mais comme un geste « non anodin » (Mathieu et Ruault 2014 : 51), voire un traumatisme (Mattalucci 2018) ou un drame (Pheterson 2003 : 109; Lambert 2012) évitable et à éviter. En même temps que s’est diffusée une « culture psychologique de masse » (Castel 1981 : 22), un discours essentialiste sur « les séquelles psychologiques » de l’IVG s’est ainsi imposé en France. Comme dans d’autres espaces sociaux, on observe « une tendance à la “ psychologisation ” de l’expérience », soit une « tendance à faire, de ce qui se joue dans la sphère psychique, à la fois une dimension essentielle – ou même la dimension déterminante – de ce qui est vécu par les individus, et un objet explicite de préoccupation, d’attention » (Schwartz 2011 : 346). Or, une telle psychologisation de l’avortement n’a rien d’une évidence : les travaux contemporains sur les expériences abortives ont montré que les éventuelles difficultés psychiques liées à l’IVG – parfois mises en avant par les premières visées – ne résident pas dans une « nature » intrinsèquement dramatique de l’avortement, mais plutôt dans les conditions sociales de sa réalisation (Mathieu 2016). Comment expliquer alors la prégnance du discours psychologique dramatisant l’IVG? Que permet-il et par qui est-il porté? Quels en sont les effets sur les femmes qui avortent? Voilà l’objet du présent article.

L’analyse du contrôle social de l’avortement par le psychisme n’en est pas à ses débuts : des chercheuses comme Anne-Marie Devreux (1982) ou Dominique Memmi (2003b) ont déjà montré que l’attention au psychisme des « avortantes » fait intrinsèquement partie du dispositif d’encadrement juridique et médical de l’IVG (Bajos et Ferrand 2011). Au nom du bien-être émotionnel des femmes, et dans l’objectif affiché de réduire le nombre d’avortements, la puissance publique a, historiquement, organisé la mise sous contrôle de l’IVG par une « biopolitique déléguée » aux professionnel·les de santé (Memmi 2003b). Nous souhaitons poursuivre cette analyse en montrant que la délégation du biopouvoir en matière d’avortement ne s’est pas faite en un jour, celui du vote de la loi Veil, mais qu’il est bel et bien question d’un processus continu, marqué par le passage d’un encadrement psychique collectif des avortantes, organisé par l’État, à un encadrement psychique « au cas par cas », dépendant des pratiques et des représentations des professionnel·les de santé et à l’origine de prises en charge différenciées.

Pour cela, nous nous appuierons sur trois recherches explorant les expériences contemporaines de l’avortement et les pratiques des professionnel·les qui participent à sa prise en charge (voir l’encadré). Nous retracerons d’abord la mise en place et l’allègement progressif du dispositif légal d’encadrement – notamment psychique – des avortantes (section « L’encadrement psychique des avortantes, un dispositif légal français singulier »). Ensuite, nous mettrons en lumière la prégnance du discours dramatisant les « conséquences psychologiques » de l’avortement, porté par des militant·es anti-avortement et diffusé dans l’ensemble du monde social (section « La santé psychique des femmes au coeur de la bataille contemporaine autour de l’avortement »). Enfin, nous montrerons que le poids de ces représentations parmi les professionnel·les de santé façonne leur manière de prendre en charge l’avortement, en produisant un contrôle des femmes non plus collectif mais individualisé (section « La psychologisation dans les pratiques professionnelles abortives : de l’individualisation des rapports sociaux à l’obstacle au soin »).

L’encadrement psychique des avortantes, un dispositif légal français singulier

Dès sa légalisation en 1975, le droit à l’avortement a été pensé comme une « dérogation légale » (Marguet 2014 : 7), « une atteinte exceptionnelle à l’existence d’un être » (Divay 2003 : 202) devant être strictement encadrée, notamment au travers d’un gouvernement des émotions et de la psyché des femmes. L’allègement de ce dispositif au fil des années n’en transforme pas fondamentalement le principe, qui repose encore sur une psychologisation de l’avortement et des avortantes.

La « détresse » : condition d’obtention d’une interruption volontaire de grossesse pour les femmes

« L’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue […] Aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l’avortement […] C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame » : c’est en ces termes que Simone Veil qualifie l’avortement dans son discours du 26 novembre 1974, précédant le vote de la première loi qui le dépénalise partiellement en France. Devant une assemblée en quasi-totalité composée d’hommes, la rhétorique adoptée par la ministre de la Santé est pragmatique : l’accent n’est pas mis sur le droit des femmes à décider du devenir de leur grossesse, quoique Simone Veil en soit convaincue (Le Naour et Valenti 2003 : 266), mais bien sur la « détresse » à laquelle peut conduire une grossesse non voulue, seule justification du recours à l’avortement. D’emblée, l’IVG est présentée comme une concession accordée par le législateur au nom de la vulnérabilité des femmes : la loi place ainsi le psychisme des avortantes au coeur de son dispositif de régulation.

L’encadrement de l’IVG défini par la loi, particulièrement codifié, est d’abord pensé comme dissuasif. L’avortement, autorisé jusqu’à la dixième semaine de grossesse (SG), n’est possible qu’après un délai « de réflexion » d’une semaine et deux consultations. La première, médicale, informe les femmes sur « les risques médicaux » encourus et présente, par l’entremise d’un dossier-guide, les alternatives possibles à l’avortement. La seconde, sociale, leur apporte des éléments sur les « moyens nécessaires pour résoudre les problèmes sociaux posés » et ainsi mener la grossesse à terme. Si l’avis d’une commission d’expert·es n’est pas requis (contrairement à ce qui est alors exigé pour une interruption de grossesse dite « thérapeutique »), les demandeuses d’IVG doivent tout de même se soumettre à un entretien psychosocial préalable obligatoire. « Les principes stratégiques que [cet entretien] met en oeuvre, dissuasion et psychologisation, le désignent comme l’élément clé de l’appareil de contrôle social de l’avortement » dans un premier temps (Devreux 1981 et 1982 : 455).

Cette fonction dissuasive met toutefois en tension les professionnel·les du travail social et du conseil conjugal, qui redéfinissent rapidement sa visée pour l’inscrire dans un projet d’assistance psychologique des femmes. Lorsque la loi est reconduite en 1979, l’obligation de passer par un entretien psychosocial est maintenue au nom du « besoin d’aide qui doit être ressenti », suivant « l’idée que l’avortement doit être vécu de façon dramatique pour rester exceptionnel » (Devreux 1982 : 462). La détresse face à la grossesse est ainsi moins constatée qu’exigée par la prise en charge.

Cependant, cette attention au psychisme est aussi présentée, dès le départ, comme un instrument de « libération » des femmes. La psychiatrie a eu une place importante dans la bataille de l’avortement. Elle est alors l’une des spécialités médicales comptant le plus de médecins favorables à la libéralisation de l’avortement (Garcia 2005). Parmi les premier·ères médecins travaillant en centres d’IVG (CIVG), beaucoup sont proches des milieux militants d’extrême gauche (Ruault 2023), au sein desquels la psychanalyse apparaît comme une théorie progressiste et un outil d’émancipation. Selon un gynécologue-obstétricien interviewé, ancien militant trotskyste, qui a fondé et dirigé un CIVG de 1975 à 1990, son engagement anticapitaliste et féministe se réalise dans son activité professionnelle par la pratique des avortements et par l’attention au psychisme : « Nous, on croyait à la révolution, à la lutte des femmes, à l’intégration de la dimension psychosomatique. Le métier du gynécologue – pas du psychiatre! – c’est que la parole puisse advenir[1]. » Pendant des années après la création du CIVG 3, des réunions hebdomadaires ont visé à former le personnel à la psychanalyse autant qu’à la gynécologie, et des psychanalystes étaient parfois consulté·es pour éclairer – a posteriori – certains « dossiers difficiles ». Pour les premier·ères professionnel·les de l’orthogénie, la pratique de l’avortement et l’analyse psychologique participaient ainsi d’un même engagement en faveur de la cause des femmes.

La psychologisation de la prise en charge est donc – avec sa médicalisation – la clef de voûte du dispositif pour autoriser l’avortement. Elle instaure ce que Dominique Memmi (2003b) a nommé un « gouvernement par la parole ». Dès le départ, la régulation sociale de l’IVG, déléguée aux professionnel·les de santé, procède donc moins par la coercition que par une écoute active qui, tout en étant soucieuse des femmes, n’a de cesse d’encadrer leurs choix procréatifs. La seule existence de l’entretien obligatoire induit une mise en récit de soi pour justifier la demande d’IVG (Devreux 1982) : même quand l’attestation de consultation, nécessaire à la réalisation de l’IVG, est remise en début d’entretien et non à la fin, les femmes « se prêtent au jeu » de l’institution (Divay 2004 : 197).

L’assouplissement de l’encadrement psychologique de l’avortement dans la loi

Depuis 1975, les évolutions de la législation en matière d’IVG sont allées dans le sens d’une amélioration de son accès, par différents moyens : remboursement des soins par la Sécurité sociale (à partir de 1982); formalisation et extension du « délit d’entrave à l’IVG » (en 1993 puis en 2017); suppression des restrictions d’accès pour les femmes étrangères (en 2001), mise en place d’un système de prise en charge anonyme pour les mineures et d’une dérogation à la règle du consentement parental pour celles qui le souhaitent (en 2001); allongement du délai légal d’avortement à douze SG (en 2001) puis à quatorze (en 2022); précision de la clause de conscience des professionnel·les en matière de soins (en 2010)[2]; diversification des méthodes d’avortement, des lieux de sa pratique et ceux et celles habilité·es à les réaliser ou à délivrer les médicaments nécessaires pour interrompre une grossesse (Mathieu 2022).

Surtout, les références à l’état psychique des avortantes s’estompent : en juillet 2001, la loi rend facultatif l’entretien psychosocial pour les femmes majeures; en 2014, la notion de « détresse » justifiant l’accès des femmes à l’IVG est supprimée. Désormais, « la femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse[3] », sans autre justification que sa volonté propre, et cela est possible depuis 2016 sans l’obligation légale de respecter un délai d’une semaine. Ces modifications légales ont cependant réactivé de vives résistances devant une possible « banalisation » de l’avortement et de son usage (Berhouet 2014; Mallaval et Berhouet 2014), preuve que l’avortement est toujours perçu comme un acte devant rester exceptionnel.

La persistance d’un encadrement psychique en pratique

Si les évolutions légales récentes suggèrent un assouplissement du contrôle du psychisme des demandeuses d’avortement, il n’est, dans la pratique, que partiel. Les enquêtes ethnographiques montrent une persistance de l’entretien psychosocial, toujours présenté comme obligatoire dans de nombreux centres d’orthogénie. Certain·es professionnel·les de santé n’hésitent pas à user de stratégies discursives pour que les femmes se soumettent à l’exercice, comme l’explique une conseillère conjugale et familiale (CCF) (59 ans, CIVG 1) en mars 2016 : « C’est pas obligatoire, mais c’est systématique, on joue sur les mots. » Dans leurs discours, c’est bien le souci d’aider les femmes qui est mis en avant : l’entretien est présenté comme un moment qui, a minima, « ne peut pas faire de mal » et, pour la plupart des femmes, comme un temps d’échange bénéfique pour leur équilibre psychique.

Cependant, une telle attention au psychisme s’explique d’abord par le souci des professionnel·les de l’avortement de valoriser un travail souvent perçu comme ingrat (Thizy 2023a, 2023b) : « On [n’]est pas là pour vider des utérus », entend-on fréquemment dans le CIVG 3. La pose d’un diagnostic psychosocial permet aux professionnel·les non seulement de sortir de leur rôle de simple prestataire de service, mais aussi, pour celles et ceux qui sont mal à l’aise avec le principe de l’avortement, de placer le soin (care) (l’accompagnement relationnel) plutôt que le traitement (cure) (le geste médical) au coeur de leur travail.

La psychologisation permet aussi de légitimer le travail des CCF, précarisées par la suppression de l’obligation d’entretien psychosocial en 2001, ce qui a amputé leur profession d’un de ses principaux champs d’exercice et d’expertise. L’abondance de la littérature produite par des CCF adhérant pour partie aux analyses psychologiques (Avon 2002; de Dinechin 2002; Tamian-Kunégel 2002) et par des psychologues (Rondot-Mattauer 2003; Mytnik 2007 et 2009; Mortureux 2010), publiée à cette période, peut être interprétée comme une volonté de défendre leur rôle auprès des avortantes et, par là même, leur profession. Ainsi, une responsable du CIVG 5, bien qu’elle se montre sceptique quant à l’utilité de ces entretiens, justifie leur tenue systématique comme une nécessité institutionnelle : « On a continué après 2001 pour ne pas les mettre au chômage [les CCF][4]. » Presque un demi-siècle après le vote de la loi Veil, le constat d’Anne-Marie Devreux (1982 : 463) à propos du maintien de l’obligation de ces entretiens en 1979 nous semble rester d’actualité : « la mise en avant du besoin d’aide et d’écoute ressenti par les femmes permet […] de justifier la présence des conseillères dans le dispositif et offre l’occasion d’une sorte de renaissance officielle de la fonction de conseil ».

La psychologisation contemporaine de l’avortement au moment de sa prise en charge est donc un héritage historique. Issue du compromis pour autoriser l’avortement au cours des années 70, elle se maintient aujourd’hui dans les pratiques professionnelles, en raison de l’inertie relative de l’organisation du travail et de la conviction partagée qu’un encadrement psychique de ce type est bénéfique aux avortantes. Une telle conviction repose cependant sur une croyance discutable et régulièrement instrumentalisée par ceux et celles qui s’opposent à l’IVG : l’idée que l’avortement serait intrinsèquement nocif pour la santé psychique des femmes.

La santé psychique des femmes au coeur de la bataille contemporaine autour de l’avortement

Les discours et les représentations ordinaires autour de l’avortement font la part belle à ses risques pour la santé mentale des femmes. Les expériences des avortantes sont communément présentées comme nécessairement dramatiques, et l’avortement comme, par essence, traumatisant. Or, la généalogie de cette rhétorique permet de mettre en évidence à quel point elle a été stratégiquement utilisée et caricaturée par les militant·es anti-avortement, qui ont ainsi facilité sa diffusion dans l’ensemble du corps social (y compris parmi les professionnel·les de santé).

L’invention d’un « syndrome post-avortement » : une stratégie des anti-choix

À l’échelle internationale, la représentation de l’avortement comme traumatisme émerge au cours des années 70 dans les discours militants qui dénoncent les conditions sociales dramatiques de la clandestinité (risque de dénonciation, de condamnation, d’humiliation, de complications physiques, voire de décès). Cependant, à partir des années 90, cette rhétorique du drame est reprise par les mouvements anti-choix, qui diffusent l’idée d’une souffrance inhérente à l’avortement (Mattalucci 2018). Aux États-Unis notamment, et dans une moindre mesure en Europe, la rhétorique anti-avortement s’est déplacée d’une humanisation de l’embryon (Ginsburg 1989) à une problématisation en termes de santé publique : il faudrait restreindre l’avortement non plus parce qu’il attenterait à une « vie », mais parce qu’il porterait préjudice aux femmes qui y ont recours (Lowe et Page 2019), par les dégâts irrémédiables qu’il causerait à leur santé mentale (Cannold 2002; Hoggart 2015).

En s’appuyant sur des publications scientifiques peu rigoureuses affirmant l’existence d’un lien causal entre recours à l’avortement et dégradation de la santé mentale (Speckhard et Rue 1992; Rue 1995; Reardon 1997; Reardon et autres 2003)[5], les mouvements d’interdiction de l’avortement, dits « pro-vie » (pro-life), ont publicisé l’idée que l’avortement causerait un trouble psychique spécifique : le « syndrome post-avortement ». Celui-ci se manifesterait par des symptômes allant des troubles du sommeil au suicide, en passant par la dépression, les troubles alimentaires, la perte de l’estime de soi, etc. Pourtant, à l’échelle internationale, l’existence du « syndrome post-IVG » a été réfutée scientifiquement à de multiples reprises. Aux États-Unis, l’American Psychiatric Association, l’American Psychological Association et l’American Medical Association ne considèrent pas ce syndrome comme un trouble avéré. Seuls des travaux aux méthodes scientifiques douteuses et critiquées font état d’une causalité entre avortement et troubles psychiques au long cours[6].

Des recherches plus rigoureuses soulignent au contraire que les femmes ayant vécu un avortement ne vivent pas de détresse psychique particulière (Schmiege et Russo 2005; Steinberg et autres 2016; Gomez 2018) ni de stress post-traumatique (Biggs et autres 2016) : en réalité, elles présentent, à long terme, une meilleure santé mentale que celles qui n’ont pas pu avorter d’une grossesse non voulue (Biggs, Brown et Greene Foster 2020; Harris et autres 2014).

Quoique cette rhétorique anti-choix ne connaisse pas le même succès en France qu’ailleurs (Lee 2004 et 2018), elle reste mobilisée par certains sites opposés à l’IVG[7] : « L’IVG n’est pas un acte anodin. Même pratiquée dans les meilleures conditions, elle affecte le psychisme de la femme au plus profond d’elle-même », lit-on par exemple en introduction de l’article « Guérir du syndrome post-IVG » sur le site ivg.net[8], principal instrument en ligne du militantisme français anti-avortement[9].

La représentation de l’avortement comme drame : un obstacle à sa libéralisation

L’absence de fondement scientifique n’empêche donc pas la diffusion d’un tel discours et son utilisation politique – avec ou sans référence explicite au syndrome – bien au-delà du seul militantisme anti-avortement. En France, cet argument, relayé par les médias[10], apparaît aussi dans les propos de représentant·es politiques ou de médecins et de psychanalystes déclarant pourtant défendre avec ferveur le droit à l’avortement. Ceux-là affirment par exemple qu’aucune personne ne peut « ignorer les difficultés psychiques des femmes qui [l’]ont subi » (Nisand, Letombe et Marinopoulos 2012a et 2012b). Cette dramatisation de l’avortement – parfois contestée (Bajos et autres 2012a et 2012b; Les filles des 343 2012) – est mobilisée pour plaider un statu quo sur l’avortement devant des mobilisations en faveur d’un assouplissement des conditions d’accès à l’IVG, sans pour autant endosser l’identité – clivante – d’anti-IVG. À l’occasion du débat autour de l’allongement de deux semaines du seuil légal pour obtenir une IVG voté en mars 2022, le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF 2020) de même que le président français, Emmanuel Macron, ont usé de cette représentation pour justifier leur opposition à la réforme. Tandis que le CNGOF (2020) reprenait dans son communiqué les propos de Simone Veil tenus en 1974 selon lesquels « aucune femme ne recourt de gaîté de coeur à l’avortement », Macron déclarait le 1er juillet 2021 au magazine Elle : « L’IVG est une conquête immense pour les femmes et pour les hommes, pour la dignité et l’humanité de tous. Mais je mesure le traumatisme que c’est d’avorter. » (Djamshidi et autres, 2021) Ces déclarations s’appuient sur la force du bon sens dont bénéficient les lieux communs plutôt que sur les études – qui existent – sur le sujet. Elles revendiquent un « ni ni » en matière d’avortement : ni banalisation ni retour en arrière.

La diffusion d’une représentation essentialisante du vécu de l’avortement a donc des conséquences politiques : quand il ne s’agit pas d’entraver l’accès à l’IVG, il est question, plus simplement, de ne pas le simplifier. Une telle conception de l’avortement imprègne également les pratiques et les représentations des professionnel·les de santé. Elle permet de comprendre comment l’encadrement psychique des avortantes se perpétue malgré l’affaiblissement des dispositifs légaux de contrôle.

La psychologisation dans les pratiques professionnelles abortives : de l’individualisation des rapports sociaux à l’obstacle au soin

Dans les centres d’IVG que nous avons investigués, l’encadrement psychique des avortantes déborde largement le temps qui lui est consacré lors de l’entretien psychosocial : tout le monde – CCF, mais aussi médecins, infirmières, sages-femmes, aides-soignantes, secrétaires – peut y prendre part. En ramenant les rapports sociaux à une expérience individuelle, la psychologisation occulte les rapports de pouvoir en jeu, tout en servant de justification à des traitements différenciés des avortantes, au point de devenir parfois un obstacle au soin.

Le sens commun psychologique au fondement d’une prise en charge « cocooning »

Si certain·es des professionnel·les de l’orthogénie rencontré·es, parmi les plus militant·es, prônent la banalisation de l’avortement et la simplification – voire la démédicalisation – des parcours d’IVG, la plupart soulignent l’intérêt, pour les femmes, de l’encadrement médical et psychique. Son allègement dans le droit (notamment la suppression du caractère obligatoire de l’entretien et du délai de réflexion, l’autorisation de l’avortement à domicile) est fréquemment déploré. Françoise, gynécologue médicale ayant travaillé 20 ans dans le CIVG 3, regrette par exemple que la possibilité soit offerte aujourd’hui aux femmes d’avorter à domicile par voie médicamenteuse : « La femme se retrouve à faire sa fausse-couche toute seule sur les chiottes… Je [ne] comprends pas. C’est encore un moyen de faire taire les “ hystériques ”, de se débarrasser de [leur] douleur[11]. » Une autre CCF, quant à elle, tente de convaincre une femme qui a déjà avorté chez elle de réaliser sa deuxième IVG en milieu hospitalier : « L’hôpital, c’est sécurisant, vous êtes cocoonée, prise en charge[12]. »

L’accompagnement par des professionnel·les lors de l’IVG continue d’être présenté par les membres du personnel soignant comme indispensable, à l’image de l’entretien psychosocial. Ce dernier, désigné comme « un espace de parole », est d’ailleurs extensif, tant dans sa durée (de 10 à 60 minutes) que dans les thèmes abordés : décision d’avortement, mais aussi émotions ressenties, réactions de l’entourage, relation de couple, rapport à la sexualité et à la contraception, vie professionnelle, voire plus largement trajectoires de vie et épreuves existentielles (violences subies, deuils, etc.). L’objectif est non seulement « que les avortements se passent le moins mal possible » pour reprendre les termes de Françoise, mais aussi de dépister des problèmes psychologiques ou sociaux dont l’IVG ne serait que le reflet.

Dans les CIVG enquêtés, l’idée qu’« une IVG, c’est jamais juste une IVG », qu’elle « est le symptôme d’autre chose » et « a une cause profonde » est en effet répandue. Elle « permet[trait] une poussée de l’inconscient », selon les dires des professionnel·les. Laurence, gynécologue médicale de 64 ans, explique :

L’avortement, c’est pas que une histoire de contraception, c’est aussi une histoire psychologique […] Ce qu’ont montré les psychiatres, c’est que l’avortement est le symptôme d’un problème sous-jacent […] C’est des blessures d’enfant, et les femmes se punissent, se font du mal […] Je pense pas qu’une femme, quel que soit son niveau culturel, puisse faire un avortement de manière sereine. Même celles qui donnent le change […] Je suis pas sûre qu’on respecte les femmes en allant aussi vite. Le désir de maternité d’une femme, c’est plus compliqué que ça[13].

La psychologisation de l’avortement transforme ainsi un « échec de contraception » en « lapsus contraceptif » dont le sens est à chercher en dehors des difficultés concrètes liées au travail contraceptif (Thomé et Rouzaud-Cornabas 2017) et à son inégale répartition genrée. Sandrine, sage-femme de 46 ans, précise ainsi :

Je suis contre l’idée que c’est un problème de contraception. Si on veut pas tomber enceinte, on a tout ce qu’il faut pour. Non, il y a une dimension psychologique. Souvent il y a un problème derrière [:] un décès, un déménagement, une rupture… J’ai eu une patiente qui est venue pour son neuvième avortement l’autre jour. Je me suis rendu compte que c’était tous les ans au même moment, au moment de l’anniversaire du décès de son père! […] [Dans ces cas-là,] je leur dis : « Vous, je [ne] vous laisse pas le choix, on va voir la conseillère! » [rire][14].

Ainsi, l’IVG serait moins un traumatisme en elle-même que la conséquence d’un traumatisme passé qu’elle révèle. L’association avec un deuil – récent ou dans l’enfance – comme facteur explicatif enfoui de l’avortement n’est pas rare, et elle pousse les CCF à questionner en profondeur les avortantes sur leur expérience intime du décès de leurs proches – ou sur tout autre épisode associé à une lourde charge émotionnelle. L’accompagnement psychique est alors présenté comme nécessaire pour « mettre en sens » l’expérience abortive. La référence aux concepts et aux explications psychanalytiques s’est ainsi institutionnalisée, se perpétuant dans un « sens commun psychologique » prégnant dans les maternités en général (Memmi 2003a : 448) et dans les services d’orthogénie en particulier. La conséquence en est que l’accès à l’IVG exige implicitement d’en passer par un récit de soi parfois très intime et fort éloigné de la grossesse elle-même.

De la psychologisation des rapports de domination à l’individualisation de la prise en charge

Cette lecture psychologique conduit également à une prise en charge individualisante des avortantes et à un traitement différencié de leurs demandes. Les professionnel·les enquêté·es cherchent à identifier chez les femmes l’indice d’un désir latent d’enfant[15] qui contredirait leur demande consciente d’IVG. Ce « diagnostic » d’« ambivalence » – terme abondamment employé – conduit à interpréter certaines difficultés structurelles d’accès à l’IVG comme la manifestation d’un doute sur le choix d’avorter[16].

Un matin, les équipes du CIVG 3 refusent par exemple de prendre en charge une mère de famille arrivée à 9 h 30 pour un rendez-vous à 8 h. La femme s’emporte, explique qu’elle a deux jeunes enfants qu’elle peine à faire garder, qu’elle ne peut venir qu’après les avoir déposés à l’école et que les seuls rendez-vous que propose le centre pour la réalisation de l’IVG – à 8 h – ne lui conviennent pas. Une CCF présente dans la pièce demande alors à la cantonade : « Elle veut vraiment son IVG? » Un nouveau rendez-vous lui sera donné pour un autre jour, toujours à 8 h[17].

L’indifférence des professionnel·les aux contraintes structurelles qui s’imposent dans le quotidien des femmes – notamment la division sexuée du travail domestique et parental – est telle que même une situation de violence physique subie par une avortante peut être lue comme la manifestation d’une ambivalence. Ainsi, Malika, jeune femme de 24 ans ayant déjà participé à tous les premiers rendez-vous, appelle la veille de la réalisation de l’IVG, car son conjoint refuse qu’elle avorte et la séquestre à la maison. Lorsque Virginie (infirmière et CCF, 56 ans) lui suggère d’appeler la police et que Malika lui répond qu’elle ne peut pas faire cela à son mari, l’infirmière conclut l’appel : « Alors on ne peut rien faire. » Puis elle se tourne vers l’enquêteur, témoin de l’appel :

Raphaël : Peut-être qu’elle arrivera à venir dans les prochains jours? Il faudra la prendre hors délai ou en IMG [interruption de grossesse pour motif médical] pour détresse psychosociale.

Virginie : Oui mais ça, moi je suis pas pour.

Raphaël : Mais si elle est séquestrée…

Virginie [dubitative] : Oui, c’est ce qu’elle dit! Je lui dis de porter plainte, elle me dit que c’est son mari et que tant pis elle va devoir garder la grossesse. Déjà elle est venue consulter, elle était à treize semaines, moi je pense qu’elle est ambivalente[18].

Aveugles à la complexité de la procédure, les professionnel·les lisent les difficultés matérielles d’accès à l’IVG comme le signe d’un désir d’enfant. C’est la même analyse d’« ambivalence » qui, parfois, les amène à différer la réalisation de l’avortement. Cette temporisation imposée passe par l’ajout de consultations ou d’entretiens non requis par la loi, ou par la mise en place d’un délai entre les rendez-vous. Au CIVG 3, par exemple, une gynécologue médicale de 65 ans interpelle l’infirmière s’apprêtant à programmer l’intervention selon les disponibilités de l’avortante : « Ne la programme pas trop tôt! Il faut qu’elle prenne le temps d’avancer dans sa réflexion. Dis-lui qu’il n’y a pas de place pour le moment[19]. » Au nom d’une lecture psychologique de la demande d’avortement, certain·es professionnel·les n’hésitent donc pas à mentir aux femmes pour différer leur prise en charge.

D’autres fois, les femmes doivent obligatoirement réaliser un bilan sanguin maximaliste (c’est-à-dire plus complet que ce qu’impose la loi) dont l’attente des résultats retarde la prise en charge. Les professionnel·les peuvent aussi imposer de réaliser un entretien avec une CCF, refuser de réaliser l’IVG médicamenteuse le même jour que la consultation médicale, ou encore ne pas laisser l’avortante emporter les médicaments chez elle – alors que la loi n’impose plus de les prendre sur le lieu de prise en charge.

Le ralentissement de la procédure peut ainsi être volontaire. Parfois, il ne se limite pas aux seules situations désignées comme « ambivalentes » : toute demande d’avortement justifierait un ralentissement des démarches. Certain·es professionnel·les regrettent que le parcours ne soit pas plus long. Une infirmière de 55 ans affirme par exemple : « Moi je pense qu’on va trop vite. Elles [n’]ont pas le temps de réaliser. Il faudrait les faire revenir[20]. » L’ambivalence n’est donc pas propre à des situations particulières : aux yeux de certain·es professionnel·les, elle caractérise n’importe quelle décision d’IVG.

Enfin, les professionnel·les de certains centres opèrent une sélection des avortantes ayant atteint le délai légal limite de recours à l’IVG. Dans le CIVG 3, alors que le seuil limite fixé par la loi était à cette date de 12 SG, des membres du personnel soignant ont refusé de prendre en charge des femmes enceintes de 11 semaines et 5 jours, tout en acceptant d’autres femmes enceintes de presque 13 SG. Ce léger dépassement de délai n’est toléré que pour les demandeuses d’IVG dont l’état psychique indiquerait une « détresse réelle ». Ainsi, une femme de 35 ans a vu sa demande d’IVG refusée par une sage-femme de 46 ans qui l’a reçue en consultation à 12 SG et un jour. La sage-femme ne l’a pas jugée assez désespérée à l’annonce du dépassement du délai légal, bien qu’elle n’ait pas cessé de pleurer tout le long de la consultation dès cette annonce. La sage-femme se justifie ainsi :

Dans ce que je ressens de cette dame, c’est elle qui dit : « C’est bon ok. » […] C’est une dame qui est dans l’ambivalence et qui a besoin que ça soit nous qui disions non, qui fixions les limites. Même si pour elle c’est compliqué parce que le père [son compagnon] est parti, elle aurait réagi différemment si elle voulait avorter [silence]. Parfois, c’est aussi une tentative pour ces femmes de re-convaincre les mecs avec qui elles sont.

Lorsque l’enquêteur signale avoir vu des patientes prises en charge jusqu’à 13 SG, la sage-femme rétorque : « Oui. C’est nous qui décidons […] Une femme que je reçois à 14 [semaines d’aménorrhée] + 1 [jour] mais qui serait vraiment dans le désarroi… bon. Mais là, non[21]. »

Les professionnel·les utilisent donc la marge de manoeuvre à leur disposition pour adapter la prise en charge en fonction de leur propre « diagnostic » psychologique. Cette marge d’action permet, selon les cas, de temporiser l’avortement, de tenter de dissuader l’avortante, d’imposer une méthode d’avortement plutôt qu’une autre ou bien d’accepter ou de refuser une femme atteignant le seuil limite fixé par la loi. Utilisée avec une plus ou moins grande discrétion selon les équipes, cette marge présente un usage qui souligne les résistances pérennes des professionnel·les à endosser un rôle de simples exécutant·es, et la différenciation des pratiques selon leur perception personnelle de la situation des avortantes.

Conclusion

« Un avortement est un acte manqué tout à fait réussi, où s’exprime toute l’ambivalence de la femme ou du couple par rapport à l’enfant fantasmé », écrivaient Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé (fondatrice de la Maternité heureuse qui deviendra plus tard le Mouvement français pour le planning familial) et Guy Maruani en 1975. Presque 50 ans plus tard, force est de constater que cette grille de lecture psychanalytique demeure encore très présente, tant dans les discours sur l’avortement que dans les services investigués. L’essentialisation de l’avortement comme expérience psychiquement difficile, voire traumatisante, n’est pas le reflet direct des expériences des femmes : elle est le produit de conflits historiques et politiques autour du droit à l’avortement, qui contribuent à en structurer les représentations et excluent d’en faire un mode de contrôle des naissances ordinaire. Ce faisant, la psychologisation à l’oeuvre ne se contente pas de perpétuer la stigmatisation de l’avortement. En ramenant les éventuelles difficultés psychiques ou hésitations des femmes à des enjeux émotionnels individuels, elle occulte les rapports de pouvoir genrés et médicaux qui façonnent l’expérience abortive et entrave une compréhension structurelle des choix procréatifs des femmes. Lorsqu’elle se traduit par un soutien psychologique imposé plutôt que seulement proposé, elle participe à compliquer l’accès à l’avortement.

En prêtant attention à la prise en charge des demandes d’avortement, on s’aperçoit que le relâchement du gouvernement du psychisme n’est qu’apparent. L’allégement des obligations légales ne s’est pas vraiment traduit par un moindre contrôle émotionnel des avortantes en pratique. La psychologisation continue d’être un mode d’encadrement du psychisme, qui opère désormais à l’échelle individuelle, de façon plus subtile et différenciée. En dépit de pratiques contrastées selon les lieux de prise en charge, une telle psychologisation, perceptible aujourd’hui encore dans les services investigués, constitue un frein à l’exercice d’un droit acquis par les femmes et la source d’inégalités sociales de santé.