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En 2019, le Regroupement des groupes de femmes de la Capitale-Nationale (RGF-CN) a sondé les travailleuses de ses organismes membres afin d’identifier les défis d’intervention qu’elles rencontraient et sur lesquels de la recherche pourrait être effectuée, et de soutenir le milieu de la pratique féministe. Le RGF-CN oeuvre pour la défense des droits des femmes dans une perspective féministe intersectionnelle et de manière collective à travers les groupes de femmes membres réunis, dans les régions de Portneuf, de Québec et de Charlevoix. Le sondage de 2019 a permis de cibler des enjeux persistants rencontrés par les femmes qui utilisent leurs services. L’un d’eux est notamment celui des défis auxquels les femmes qui fréquentent leurs services font face lorsqu’elles tentent d’accéder à des services publics tout en présentant un diagnostic de maladie psychiatrique[2]. Ce constat fait écho à un rapport publié par le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes qui, près de dix ans auparavant, qualifiait déjà les enjeux en santé mentale des femmes de priorité et de défi grandissant, mobilisant de plus en plus leurs travailleuses au Québec (RQASF 2011).

Les organismes communautaires dont les services ciblent les femmes qui ont vécu de la violence, comme les maisons d’hébergement ou les centres d’aide et de lutte contre les agressions sexuelles, accueillent fréquemment des femmes concernées par des enjeux en santé mentale (FMHF 2018; Helfrich, Fujiura et Rutkowski-Kmitta 2008). L’expression « enjeux en santé mentale » est ici utilisée pour réfléchir la détresse et les difficultés issues de la psychiatrisation que vivent ces femmes, et non comme une simple référence à ce qui serait autrement identifié comme leur « problème » de santé mentale, comme une maladie dite mentale. Les défis qu’elles vivent en lien avec leur état de santé mentale découlent parfois de la violence qu’elles ont vécue, ou viennent à d’autres moments exacerber les conséquences de cette violence (Morin, Ghosn et Dorvil 2003). Dans la littérature scientifique, certaines recherches montrent que les femmes ayant des problématiques de santé mentale jugées sévères et persistantes sont plus susceptibles de vivre différentes formes de violence (González Cases et autres 2014; Knowles 2000). D’autres recherches montrent aussi que celles qui ont vécu de la violence sont nombreuses à recevoir un diagnostic d’un ou plusieurs troubles de santé mentale, dont la dépression, le trouble de stress post-traumatique (TSPT) et l’anxiété (Ramon 2015; Warshaw, Brashler et Gil 2009; Pico-Alfonso et autres 2006; Woods 2005; Humphreys et Thiara 2003).

Un troisième corpus de recherche porte sur les difficultés d’intervention auprès des femmes vivant à la fois de la violence et des enjeux en santé mentale. Certain·es auteur·trices mettent ainsi en lumière d’une part les réticences qu’ont plusieurs femmes qui vivent des problématiques de santé mentale à divulguer aux professionnel·les de la santé leurs expériences de violence, et d’autre part le défi pour ces intervenant·es de dépister ces expériences chez leur clientèle (Voyer, Delbreil et Senon 2014; Rose et autres 2011). D’autres auteur·trices exposent les difficultés des professionnel·les au sein d’organismes de soutien aux victimes de violence à aborder les enjeux de santé mentale des femmes rencontrées et à les envoyer dans les services appropriés (Brooker et Durmaz 2015). L’accessibilité et la concertation des services semblent donc complexifiées pour cette population. Mélanie Voyer, Alexia Delbreil et Jean-Louis Senon (2014) expliquent d’ailleurs que les femmes vivant ces deux problématiques sont particulièrement vulnérables, puisqu’un dévoilement de la violence aux professionnel·les de la santé mentale et les interventions qui pourraient s’ensuivre mettent parfois ces femmes à risque d’être de nouveau victimes de leur agresseur – notamment en permettant aux hommes qui ont commis des agressions d’utiliser le diagnostic reçu pour discréditer le discours des femmes ou leurs compétences parentales devant les tribunaux.

Dans la continuité de ces recherches, le présent article vise à mieux comprendre le rôle et les effets des diagnostics psychiatriques sur le parcours dans les services publics des femmes qui vivent ou ont vécu de la violence. Nous argumentons que l’attribution de diagnostics psychiatriques dans la situation particulière de femmes vivant ou ayant vécu de la violence produit des obstacles et des défis supplémentaires pour elles en raison de la relation équivoque entre les conséquences de la violence et les symptômes ciblés pour poser un ou plusieurs diagnostics. Entre autres, certains diagnostics psychiatriques semblent porter atteinte à la parole des femmes et aussi restreindre indûment leur accès aux services dont elles ont besoin et auxquels elles devraient avoir droit, puisque ces diagnostics créent des ambigüités en ce qui a trait aux interventions, en particulier lorsque les diagnostics sont multiples ou susceptibles d’être erronés. D’ailleurs, ces ambivalences se multiplient dans un contexte où les conséquences de la violence vécue sont banalisées et simplement interprétées comme des symptômes des diagnostics psychiatriques posés.

Ce projet, mené en partenariat avec le RGF-CN, a été construit autour de la violence dite sexiste. Il a été piloté par un comité d’encadrement composé d’expertes en recherche, d’expertes de la pratique, d’expertes de vécu et d’une agente de liaison de l’organisme Relais-femmes qui a occupé le rôle d’experte de processus féministe. C’est aussi ce comité qui a pris la décision de construire le projet autour de la violence « sexiste », ce qui permettait d’inclure une grande diversité d’expériences en lien avec les rapports de sexe et de genre, dont la violence sexuelle, la violence conjugale et, plus largement, la violence interpersonnelle. Dans cet article, nous avons choisi de donner une place d’importance à la parole des femmes interrogées. Les résultats que nous présentons s’ancrent dans l’analyse d’entretiens menés en 2021, dans la région de la Capitale-Nationale, avec des femmes utilisatrices de services communautaires et publics en matière de santé mentale et de violence.

En ce qui a trait à la méthodologie, un total de 20 entretiens semi-dirigés ont été réalisés. Leur durée moyenne est de 60 minutes. Chaque entretien a été mené à l’aide d’un guide d’entretien et d’un logiciel de visioconférence. La moyenne d’âge des participantes au projet était de 40 ans. La majorité des femmes rencontrées étaient célibataires, avaient un ou plusieurs enfants et s’identifiaient comme hétérosexuelles. La majorité d’entre elles avaient aussi un niveau d’étude collégial ou universitaire. La première étape de l’analyse a consisté à produire des analyses « verticales » pour chaque entretien, dans le but de synthétiser et mieux comprendre le récit dont chaque femme nous faisait part. Nous avons ensuite procédé à une analyse « transversale » pour cibler les similarités et les différences en termes de thèmes et de processus. Les thèmes principaux ont alors été discutés avec le comité d’encadrement, avant que le codage axial et sélectif soit produit. Les pseudonymes utilisés sont propres au présent article – stratégie destinée à éviter le croisement des informations avec celles d’autres textes produits et à assurer leur confidentialité.

À travers leur parcours, les femmes avec qui nous avons parlé avaient reçu une diversité de diagnostics, dont ceux de dépression, de trouble de la personnalité limite (TPL), de TSPT, de trouble bipolaire, d’anxiété ou de dépendance affective. Elles avaient aussi vécu plusieurs formes de violence, dont sexuelle, physique, psychologique et financière. Il s’agissait le plus souvent de violence dite conjugale ou de violence entre partenaires intimes, hors de la conjugalité. Notons aussi que, dans tous les entretiens, les violences qui avaient amené les femmes à consulter avaient été commises par des hommes, nous amenant à situer ces violences au sein de rapports sociaux de sexe et de genre – faisant ici écho à ce que Patrizia Romito (2018) détermine être de la violence masculine ou patriarcale.

Causes et effets des diagnostics psychiatriques sur les femmes

Les enjeux liés à la psychiatrisation de la détresse des femmes en général, et plus particulièrement des femmes ayant vécu de la violence, font explicitement partie des dénonciations du mouvement féministe depuis sa deuxième vague (Guyon, Simard et Nadeau 1981; Boston Women’s Health Book Collective 2011; Ferland 1995). En effet, dans les années 60, plus particulièrement aux États-Unis, des thérapeutes féministes se sont intéressées à la pathologisation excessive des expériences et des affects des femmes (Rawlings et Carter 1977). Face à ce constat, elles ont décidé de développer une approche thérapeutique féministe, pouvant être considérée comme le point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui, au Québec, l’intervention féministe (Corbeil et Marchand 2010). Ce type d’intervention, inspirée des valeurs et principes du mouvement de libération des femmes, peut se concevoir comme une pratique de résistance visant à créer un espace de dialogue égalitaire, au sein duquel la femme en proie à un mal-être sera encouragée à s’exprimer, à reconnaître les inégalités auxquelles elle fait face en tant que femme, ce qui lui permettra de collectiviser ses difficultés et de se réapproprier son pouvoir d’agir (Corbeil et Marchand 2010).

Selon cette perspective, plusieurs enjeux de santé mentale vécus par les femmes résulteraient de l’oppression à laquelle elles sont contraintes (Morrow 2017). Encore à ce jour, les professionnel·les qui adoptent une approche féministe travaillent souvent activement à dépathologiser la souffrance des femmes qu’elles et ils accompagnent, à l’opposé des pratiques dominantes au sein du réseau de la santé et des services sociaux québécois (Poirel 2006). Or, les Québécoises continuent à se faire prescrire plus de médicaments psychotropes que les Québécois (Conseil du médicament 2011). Elles souffriraient également plus fréquemment de dépression et de troubles de l’humeur, et elles demeureraient surreprésentées pour certains troubles de personnalité (Toneatto et Wang 2009; Wittchen 2010). Par conséquent, les femmes qui fréquentent une diversité d’organismes féministes sont également nombreuses à avoir reçu un diagnostic psychiatrique dans leur parcours de vie et doivent souvent faire face, entre autres, au stigmate associé à la maladie mentale (Helfrich, Fujiura et Rutkowski-Kmitta 2008).

Pour interroger l’approche biomédicale souvent utilisée, nous avons choisi d’aborder notre matériel empirique à partir de deux perspectives critiques complémentaires, à savoir l’approche féministe intersectionnelle et l’approche critique à l’étude de la folie développée au sein du mouvement des Mad Studies (Beresford 2020) – qui fait aussi appel à plusieurs des principes propres aux Ressources alternatives en santé mentale au Québec (Poirel 2006). L’intersectionnalité, qui vient des mouvements féministes noirs et de leurs réflexions sur les intersections entre la race et le sexe, permet d’appréhender la complexité et la multiplicité des identités et des inégalités sociales pour comprendre l’articulation de différents rapports sociaux. Elle facilite la déconstruction des formes de divisions sociales telles que le sexe, l’appartenance, la classe, le handicap, l’âge et, nous le proposons, « l’état mental » des femmes, de manière à reconnaître les façons dont différentes sources d’oppression s’imbriquent et interagissent à différents niveaux. Un de nos objectifs est ainsi d’intégrer de manière explicite cet axe de « sanisme » à l’approche intersectionnelle pour étudier le rôle et les effets des diagnostics psychiatriques, notamment pour cadrer, de manière fondamentale, la compréhension de ce que vivent les femmes qui consultent à la suite d’expériences de violence, ou encore la compréhension de leurs besoins en matière de soins.

Bien que les croisements entre le mouvement féministe et l’activisme antipsychiatrique ne soient pas nouveaux – observés, par exemple, au cours de la période qui a suivi la vague de désinstitutionnalisation des années 60 –, ce n’est que depuis les dernières années que le concept de sanisme a plus fréquemment et plus explicitement été croisé avec celui d’intersectionnalité pour étudier l’interaction entre l’oppression liée aux états mentaux et différentes autres formes d’oppression (Morrow 2017). Plus qu’une simple addition des forces, croiser l’oppression découlant des rapports issus de la normativité psychique à celle des rapports sociaux de sexe et de genre invite à une évaluation en profondeur des obstacles, des perspectives et des privilèges qui organisent, de manière structurelle, l’expérience et le parcours des femmes psychiatrisées.

Obtention et multiplication des diagnostics

Les femmes avec qui nous avons parlé dénoncent un manque d’information et de compréhension qui persiste dans le réseau public de santé quant aux problématiques de violences vécues par les femmes. Elles notent aussi qu’une reconnaissance de leur vécu est « cruciale » pour faire comprendre leur situation. Comme l’explique Alice : « J’ai l’impression que ma souffrance n’est pas prise en considération […]. J’ai l’impression de ne pas être comprise. » Similairement, Olivia nous dit : « Je veux quelqu’un qui va me croire, je veux quelqu’un qui va me défendre. » Or, l’effet de la violence semble souvent invisibilisé par la pose de nombreux diagnostics, puisque les conséquences de la violence deviennent largement interprétées et réinterprétées comme les symptômes d’apparentes « psychopathologies » (Warshaw, Brashler et Gil 2009). Les femmes interrogées ne sentent ainsi pas une véritable écoute de la part des professionnel·les. Parler de ce qu’elles vivent ou ont vécu peut prendre du temps, dépendre d’une relation de confiance pour, comme l’explique Alice, « s’ouvrir » et « parler de choses que je n’ai pas nécessairement parlé, par honte, par culpabilité » ou « par peur d’être prise en pitié » – expériences aussi documentées par Diana Rose et autres (2011).

Un autre enjeu soulevé par les femmes concerne les stratégies mises en place pour qu’elles puissent acquérir une bonne compréhension des diagnostics qu’elles ont reçus, parfois sans se reconnaître dans ceux-ci. Quelques femmes avec qui nous avons parlé se sont dites parfois « heureuses » d’obtenir un diagnostic, puisque cela leur permet de mettre des mots sur ce qu’elles vivaient. Recevoir un diagnostic leur donne « le sentiment d’être entendue », « l’apparence qu’une solution à leur détresse était à l’horizon ». Toutefois, la tendance dans les entretiens était plutôt un sentiment d’ambivalence, où le diagnostic apparaissait comme un moindre mal :

Bien, c’est sûr que sept, d’avoir sept diagnostics d’un coup, tu paniques. Tu paniques, mais en même temps tu te dis, bien, c’est ce que tu as voulu. Maintenant, tu sais ce que tu as. […] Fait que, tu sais, ce n’était pas évident, mais en même temps, pas une fierté. D’être un soulagement, je pense. Au moins enfin, grâce à ça, je vais être capable d’aller chercher de l’aide. Parce que toutes les aides, c’est ça qui est plate dans le système de santé qu’on a, c’est tant que tu n’as pas de diagnostic, tu es comme un peu oubliée dans la société. C’est comme, tu ne fonctionnes pas pareil que quelqu’un d’autre dans la société, mais on ne t’écoutera pas, parce que tu n’as pas de diagnostic, tu sais.

Charlotte

Il est important de noter que, contrairement à d’autres types de maladies, on ne peut pas « guérir » d’une maladie dite mentale, selon les modèles et protocoles médicaux actuellement utilisés. Les diagnostics ne peuvent pas non plus, en pratique, être « effacés » du dossier. Même si, par exemple, un·e second·e psychiatre est en désaccord avec un diagnostic posé par le passé, le premier diagnostic reste habituellement au dossier. Pour la plupart des femmes, les diagnostics se sont seulement multipliés au fil des mois, des années. Finalement, elles sentent souvent que le message qui leur est communiqué est simplement de garder sous contrôle les symptômes de leur potentielle maladie – sans pour autant obtenir plus de services pour les violences qu’elles ont vécues. Tout·e juge, avocat·e, agent·e de police, intervenant·e ou médecin prenant connaissance du dossier a accès aux étiquettes imposées et aux diagnostics posés, qu’elles et ils soient ou non formés pour interpréter et bien comprendre ces informations. Parfois, ce qui n’est pas un diagnostic officiel est aussi interprété comme tel, et des conséquences réelles surviennent. Charlie exprime cela ainsi :

La [Direction de la protection de la jeunesse (DPJ)], tu sais, ils ont écrit sur le rapport que je vivais de l’anxiété, alors que c’est un diagnostic, l’anxiété, et que je n’ai jamais eu ce diagnostic-là, dans mon dossier. Alors je trouve que, des fois, ils utilisent le stress que je vis comme… mettre ça sur le dos de la santé mentale. […] Puis c’est normal, tu te fais suivre, tu te fais appeler, tu te fais harceler. [Monsieur] appelle ta tante, ton cousin, ta grand-mère, ton père, tu sais? Je veux dire, c’est agressant là de se faire suivre aussi. […] J’ai l’impression que c’est tout le temps : « Oui, mais madame est atteinte de santé mentale, elle est plus fragile. » Alors que monsieur, lui, il agit avec de la violence, en faisant des gestes. Et là, on dit : « Bien, c’est parce qu’il vit la séparation, c’est dur pour lui. » Mais pourquoi moi, ce ne serait pas dur, la séparation, ça serait la santé mentale?

Le témoignage de Charlie montre comment certaines façons d’être et d’agir deviennent l’objet de surveillance, de suspicion ou de justification à travers le langage de la santé mentale – se présentant parfois comme des enjeux diagnostiqués ou diagnostiquables et, à d’autres moments, comme des réactions acceptées et acceptables. C’est ici, entre autres, qu’une approche intersectionnelle inspirée des études sur le sanisme nous permet de problématiser ces pensées et ces actions « qui vont de soi » comme l’effet de rapports de pouvoir liés non seulement à l’état psychique, mais aussi, et surtout, à l’état psychique en fonction des rapports sociaux de sexe et de genre. Similairement, Alice explique que certains de ses comportements lui semblaient être interprétés comme de la « paranoïa » et que certaines de ses appréhensions étaient minimisées par une lunette biomédicale. Mais, pour elle, il s’agissait en fait des conséquences de la violence vécue :

Je ne suis pas capable d’avoir quelqu’un dans mon dos. Je n’aime pas ça. Puis je regardais partout. Tu sais, même [le médecin], il me disait, tu sais, c’est comme s’il me ramenait focus à lui, mais je n’étais pas capable. J’avais tout le temps peur que quelqu’un rentre pour m’agresser. Puis on dirait, tu sais, c’est comme si mon médecin ne prenait pas conscience de ça, puis il voulait qu’on ait vraiment une entrevue soutenue, que je sois super concentrée, que je sois comme avant. Mais je n’étais pas capable, là, tu sais, même je tremblais, puis je n’étais pas capable.

Alice le mentionne : « [M]es réactions semblent démesurées, mais avec ce que j’ai vécu, pour moi, c’est un petit peu normal. » Ses paroles nous amènent explicitement à remettre en question ce que l’on pourrait ou devrait considérer comme des façons « normales » d’être ou d’agir, dans cette approche qu’est celle des études sur le sanisme. Le concept de « psychologisation » est aussi fort approprié pour interpréter ce que nous dit Alice, puisqu’il nous permet de voir comment « son » problème devient cadré « en termes individuels et psychologiques plutôt que politiques, économiques et sociaux » (Romito 2018 : 112). Plus largement, le récit des femmes avec qui nous avons parlé nous indique que, encore aujourd’hui, trop peu d’acteur·trices du système public comprennent pleinement l’effet de la violence vécue par ces femmes, notamment sur leur santé. Parlant de l’effet de la violence qu’elle a vécue, Emma explique :

Ça a complètement détruit ma santé, complètement détruit. […] C’est comme si je vivais de la colère, puis de la peine, puis c’est comme si je le croyais dans les choses [que mon ex] me disait là. Tu sais, c’était vraiment dénigrant, les choses qu’il me disait. Puis, même, je venais que je le croyais, fait que c’est comme si je m’auto… c’est comme si la destruction se faisait à l’intérieur de moi, tu sais? Et que toute cette colère-là, je ne pouvais pas monter le ton, je ne pouvais pas me fâcher, il fallait que… il fallait tout le temps… Fait que c’était toujours à l’intérieur de moi, il fallait toujours que ça soit caché parce qu’il ne fallait jamais que rien ne paraisse dans mon visage, s’il y avait des gens, quoi que ce soit. Fait qu’à force de tout garder en dedans là, puis c’est comme si j’avais implosé, puis c’est comme si ça faisait des dégâts, des dégâts, des dégâts, puis au fil des années, puis je ne m’en rendais pas compte, puis plus ça allait, plus… au début ça m’épuisait, puis à un moment donné, j’ai commencé à avoir mal, puis à un moment donné, j’ai commencé à devenir confuse, puis à ne plus avoir de mémoire, puis là à un moment donné, c’est comme si j’avais l’impression de me sentir comme une coquille vide. Puis, bien, plus ça allait, plus j’avais mal, moins j’avais d’énergie, plus j’étais fatiguée. C’est comme si j’étais une morte-vivante, là, finalement.

Nous savons que la violence sexiste et la violence masculine – comme Romito (2018) la nomme – font des ravages. L’exemple énoncé par Emma ne fait que s’ajouter à une longue liste de situations décriées par les femmes que nous avons interrogées. Mais force est de constater que « ces gens » auxquels Emma réfère, c’est l’entière société. C’est cet homme qui a été violent d’une façon peut-être désormais plus facilement reconnaissable par certain·es. Ça pourrait aussi être les membres de sa famille et ses proches, auxquels elle aurait à cacher sa colère. Pour Emma, c’était aussi les professionnel·les qu’elle consultait, qui ne toléraient pas ou n’acceptaient pas l’expression de cette colère – pour des raisons parfois compréhensibles. Or, il ne faut pas oublier que la violence se décline de différentes façons qui s’institutionnalisent et en viennent à conditionner « notre façon de percevoir la réalité, […] nos réactions, nos sentiments et nos comportements » (Romito 2018 : 73), notamment par l’euphémisation, la déshumanisation, la culpabilisation, la naturalisation, la compartimentation et la psychologisation (Romito 2018). En ce sens, s’interroger sur les rapports sociaux liés aux états psychiques et aux rapports sociaux de sexe et de genre nous invite à analyser ces situations où une ligne est tracée, nous interrogeant, entre autres, sur le « pourquoi » et le « pour qui » qui orientent nos actions.

En lien avec la question de la psychologisation, plusieurs femmes avec qui nous avons parlé disent avoir observé un phénomène qu’elles jugent « bizarre », où leurs façons d’être sont expliquées par des « torts permanents de leur personnalité », lorsque la violence qu’elles ont vécue leur semble une explication mieux ajustée à la situation et à ce qu’elles vivent :

Je pense qu’il y a vraiment un manque là, parce que j’en ai connu beaucoup, des post-traumas, des post-traumatiques, des filles qui avaient été battues, violées, toutes les… toutes les histoires d’horreur, puis elles étaient toutes schizophrènes, bipolaires, euh, TPL, elles n’étaient jamais post-traumatiques, là. Ça ne pouvait jamais être ça, là. C’est… il y en a une qui l’avait, le diagnostic, mais ça lui a pris 10 ans avant de l’avoir. […] Tout le monde me racontait leur médication, puis je me disais mais ça n’a donc bien pas de bon sens, tu sais, c’est du monde [normal]. Elles ont peut-être juste besoin d’un peu de psychothérapie ou d’un peu d’aide, mais ce n’est pas parce que tu te fais battre par ton chum ou violer par un inconnu que tu es malade mentale.

Olivia

On voit dès lors un exemple supplémentaire de la façon dont certains diagnostics participent à « invisibiliser » la violence vécue et la responsabilité des agresseurs (Humphreys et Thiara 2003 : 217). Les diagnostics psychiatriques fonctionnent souvent comme de simples « étiquettes » et participent activement à créer des situations de stigmatisation ou, selon Florence, de « discrimination » – une réalité qui l’amenait constamment à cacher son diagnostic. Emma abonde aussi en ce sens, disant que ses diagnostics semblent faire « peur » aux gens et les amènent à « douter de ses capacités cognitives ». Romy donne un exemple supplémentaire de cet enjeu de « responsabilisation » auquel plusieurs femmes font face, et qui montre la difficulté de faire reconnaître les conséquences de la violence lorsqu’une autre « lunette » est imposée pour cadrer le vécu des femmes :

Moi, je suis arrivée en situation de crise. On m’a hospitalisée [deux semaines] la première fois. […] On me disait : « Ah, pauvre toi, ce n’est pas ça ton problème, ce n’est pas un choc post-traumatique, c’est le TPL, c’est ta personnalité. » Fait que, je te dirais que j’ai eu beaucoup, beaucoup de difficulté à l’accepter, dans le sens où je n’étais pas prête du tout à me faire dire ça, je dirais. […] Puis tout le long, on me disait : « Oui, mais on ne veut pas que tu parles de tes souvenirs de viol, on ne veut pas que tu parles de ton choc post-traumatique, tu as un problème de personnalité, tu ne veux pas le voir. » Fait que là, on m’a dit ça vraiment, vraiment souvent, on a comme fait… je l’ai mal pris parce qu’on a comme nié ma problématique, que moi je vivais intensément, c’est-à-dire me retrouver dans des souvenirs de viol, dans des impressions d’agression, de sentir comme des mains sur moi… Puis là, on me disait : « Bien, non, ce que tu dis là, ça n’a pas rapport, finalement, c’est parce que tu es TPL. » Ça, là, ça a eu un impact tellement majeur à douter de moi.

La plupart des femmes disent ainsi ressentir moins de confiance. Elles expliquent avoir l’impression que leur parole est constamment remise en question – avec des effets particulièrement néfastes pour elles lors de procédures judiciaires, comme celles entourant la garde de leurs enfants. Plusieurs femmes, dont Romy, ont aussi le sentiment que leurs dénonciations sont interprétées comme des « excuses inventées », notamment pour recevoir une indemnisation – mêlant de manière contradictoire l’image d’une personne « peu crédible » à la figure d’une femme qui serait aussi manipulatrice.

Effets des diagnostics sur le parcours des femmes

Pour toutes les femmes avec qui nous avons parlé, l’obtention d’un ou de plusieurs diagnostics a constitué un moment décisif dans leur parcours. Comme nous venons de le voir, les espoirs et les craintes associés à cet important événement concernent le plus souvent la façon dont certains diagnostics permettraient d’ouvrir des portes ou limiteraient leurs options en matière de soins. Or, c’est souvent le diagnostic qui vient définir une compréhension dominante de l’articulation entre la violence vécue et l’état émotif et cognitif des femmes en matière de santé mentale, en plus des soins dont elles pourraient ou « devraient » avoir besoin en tant que personne ayant une maladie dite mentale. Effectivement, comme l’explique Charlotte, les diagnostics sont souvent utilisés pour cadrer les besoins des femmes, et ce qu’elles ont vécu n’est pas toujours concrètement pris en considération :

[Les diagnostics], c’est juste des points de repère. Le professionnel va te caser dans une case, sans nécessairement écouter le besoin de : « Maintenant, je viens te parler aujourd’hui parce que je vis ça. » Puis ce « ça », là, il ne se case en rien. Puis cette discussion-là, là, tu es capable en tant que professionnel de faire : « OK, je vais te diriger vers ça malgré que tu as tel diagnostic ou que tu as vécu telle violence, qui fait en sorte que je vais prioriser plus celle-là. Puis en même temps, ton besoin est plus vers ça. » Mais moi, dans mon vécu, autant ma violence que j’ai vécue, autant que mes diagnostics, mes diagnostics servent à me caser sans nécessairement que j’aie l’écoute nécessaire de ce que je vis.

Charlotte ajoute aussi que c’est en quelque sorte « devenu sa vie d’aller chercher de l’aide » et que les diagnostics ne garantissent jamais l’accès aux services, puisqu’elle se heurte habituellement à des listes d’attente et que certains diagnostics peuvent rendre une femme inadmissible à un service auquel elle l’aurait autrement été, pour un diagnostic psychiatrique différent qu’elle aurait aussi reçu. Par exemple, ne pas avoir accès à des services pour un TSPT en raison d’un diagnostic de TPL, aussi à son dossier. Ici, le fait que les diagnostics restent de manière permanente aux dossiers pourrait constituer une inquiétude supplémentaire lors de l’obtention de nouveaux diagnostics, puisqu’il n’y a pas vraiment de façon de garantir qu’un tel diagnostic ne viendra pas, dans le futur, contraindre l’accès aux soins.

Cet état de situation est possiblement aggravé par le fait que les diagnostics et les expertises semblent parfois effectués avec une connaissance « incomplète » des situations complexes que vivent les femmes, même si les conséquences sont « immenses » pour elles :

À un moment donné, mon avocate, elle voulait me faire évaluer par un psychiatre. C’était dans le privé, là, évidemment. Et ce psychiatre-là a lu les expertises du psychiatre [précédent] et il considérait que j’étais apte à travailler, que je n’avais pas de problème. J’ai trouvé ça injuste parce qu’il ne m’a même pas rencontrée. […] Il a fait une expertise pour dire que j’étais apte à travailler, mais sans me rencontrer là, tu sais, à la lumière du diagnostic qui a été posé par [l’autre] psychiatre. Alors ça, c’était comme, pour moi, je me disais, bien, il n’y a pas de justice, là, tu sais. Comment un psychiatre peut lire un dossier où il y a des erreurs, hein, de transcription ou tu sais? Il y a quand même des erreurs qui peuvent se glisser là. Sur certains points où j’ai dit des choses ou peu importe, mais ce n’est pas toujours écrit comme je l’ai dit, là. Ça peut être interprété, mais il ne m’a pas rencontrée.

Livia

Ces types de revirements soudains, comme le fait de devoir retourner au travail, traversent tous les entretiens. À bien des égards, les femmes semblent souvent contraintes de s’adapter aux aléas des décisions des professionnel·les qui viennent aussi limiter leurs possibilités d’action face à leur propre rétablissement. Les femmes doivent souvent attendre longtemps, et se réajuster rapidement. Un autre impératif cible aussi, dans la majorité des récits, la prise de médicaments pour traiter la maladie identifiée par le diagnostic. Pour plusieurs femmes, la « docilité » propre à la prise de médicaments, accompagnés d’effets secondaires fréquents, devient un marqueur symbolique du déversement des responsabilités sur elles et de l’individualisation des problèmes qu’elles vivent. Charlie exprime ainsi la réflexion suivante, où elle explique que les émotions qu’elle vit sont finalement principalement interprétées par autrui sous le « prisme » de la médicamentation qu’on lui a prescrite :

Genre, [monsieur] vient de m’écrire ou de faire de la marde. Puis là, je parle vite, puis tout, tu sais? « Tu as-tu pris tes médicaments, là? Tu prends-tu bien tes médicaments? As-tu consulté? » Christ, je suis en stress, ostie, il vient de me suivre, tabarnac! Genre, je me suis sauvée, puis tout, j’ai tu le droit de vivre, tu sais, en stress? C’est chiant de se faire dire : « Oui, mais là, tu as-tu pris tes médicaments? » Ou bien, des intervenants qui vont dire : « Bien, là, tu sais, tu prends-tu ta médication comme il faut? » Oui, je la prends comme il faut parce que je veux être heureuse, je veux être bien. Tu sais, genre, je ne veux pas vivre ça. Oui, je réagis mal en situation de stress. Mais, vous réagiriez comment, vous autres? Vous réagiriez bien pire.

Notons que certaines femmes ont dénoncé la façon dont, dans plusieurs situations liées à l’utilisation de services, elles ne pouvaient pas « être » en colère, et devaient simplement « dire » qu’elles étaient en colère. En d’autres mots, elles dénoncent certaines règles, formelles ou non, de « bienséance » qui les empêchent de dire ce qu’elles veulent dire, comme elles veulent le dire. Ne pas respecter ces règles comporte un danger intrinsèque, puisque tout élan d’émotions peut être interprété comme un symptôme additionnel d’une autre maladie, comme une incapacité à « contrôler » ces émotions – en particulier pour le TPL.

Plus généralement, les dossiers changent fréquemment de mains, et les listes d’attente sont souvent longues. Parfois, les femmes doivent attendre des mois ou des années pour des services que l’on jugerait autrement « urgents », et parfois des délais administratifs serrés leur imposent d’agir rapidement pour ne pas être disqualifiées – ce qui nous a permis de mieux apprécier le découragement ressenti par plusieurs d’entre elles. Ces femmes doivent aussi constamment redire et réexpliquer leur vécu sans se sentir « véritablement entendues » – ce qui pourrait être compris comme une forme de revictimisation. Parfois, ces femmes ont fait face à des interruptions de service ou à des « culs-de-sac » en matière de soins, étant à certains moments « trop malades » pour un service, et à d’autres moments « pas assez » pour y avoir accès. Parfois, les ressources ne sont pas ou plus disponibles. C’est ainsi que, par exemple, Emma dit ceci à propos d’un suivi en milieu hospitalier :

Ça dépend des jours, mais non, ça reste de la même façon. Mon médecin, elle dit qu’elle est un peu à bout de ressources. Elle m’a envoyé faire une évaluation en psychiatrie. J’ai eu mon évaluation la semaine passée. La psychiatre, elle propose un changement de médication, tu sais, ils ne savent pas trop comment m’aider plus que ça, finalement.

Plusieurs femmes ont aussi exprimé un manque de soutien quand elles ont dû se faire diriger vers les services, en particulier en ce qui a trait aux services communautaires – un problème qui a aussi été dénoncé dans d’autres contextes nationaux (Brooker et Durmaz 2015). Parfois, les services vers lesquels ces femmes sont dirigées ne sont pas bien ajustés à leur situation et aux raisons pour lesquelles elles consultent, des services dans lesquels elles retrouvent aussi des hommes qui ont commis des agressions ou des inconduites sexuelles et qui participent aux mêmes groupes. Comme Romy l’explique :

[Ma consommation] est comme devenue la priorité des psychiatres, la priorité au niveau du risque agressif. La DPJ s’est mise là-dedans. Il fallait que j’arrête de consommer de la drogue. On me parlait d’aller, même on m’a fortement suggéré… Anyway, je n’avais plus de cerveau pour réfléchir, mon fonctionnement était trop bas… On m’a suggéré d’aller dans une maison de désintoxication. Je n’ai pas pu analyser que ça ne faisait pas de sens, tu sais, mais je me suis retrouvée dans une maison avec [plusieurs] hommes autour. […] J’ai paniqué, j’avais l’impression d’être agressée partout, les portes ne se barraient pas pour dormir, il y avait des gars sur l’étage, j’avais peur de me faire agresser. […] Ça a été une négation complète [du viol que j’ai vécu] parce que la priorité, c’était que j’arrête de consommer de la drogue pour le psychiatre par rapport à mon TPL, puis la priorité pour la DPJ, c’était que j’améliore mes compétences parentales. Je peux-tu te dire que le cours […] pour développer les compétences parentales, là… je m’en câlissais. Mais j’ai été obligée de le suivre, en parallèle de me sentir violée en tout temps, puis tu sais, le viol n’avait pas encore été adressé.

Finalement, certains diagnostics psychiatriques finissent par généralement mieux répondre aux besoins exprimés par plusieurs des femmes avec qui nous avons parlé. C’est ainsi que, par exemple, le diagnostic de TSPT peut être vécu de manière bien différente que, par exemple, un diagnostic de TPL :

Bien, post-traumatique, ça a eu un effet bénéfique de pouvoir mettre des mots sur ce qui m’arrivait, parce que j’avais l’impression d’être folle, là. Puis tu sais, je n’avais comme pas d’espoir de m’en sortir, surtout que j’avais un psychologue à ce moment-là qui traitait, lui, le TPL. Puis il me disait que ma personnalité était cristallisée, puis que je ne m’en sortirais jamais. Fait que c’est sûr que, moi, d’avoir le post-traumatique, ça m’aidait à me dire « Bien non, il y a des traitements » pour le post-traumatique, contrairement au TPL que les gens me disaient : « Tu vas être comme ça toute ta vie, ça peut s’améliorer, mais ça ne changera jamais. » Fait que le post-traumatique, oui, ça m’a aidée. Ça… ça m’a aidée à juste garder l’espoir. […] C’est sûr qu’avoir un diagnostic de TPL, ça a retardé mon traitement du post-traumatique pendant [des années]. Parce que j’ai eu à attendre. Mon médecin m’a dit, dans le fond, qu’il fallait que je traite le TPL avant le post-traumatique. Moi, je l’ai cru. Puis il m’a aussi, tu sais, quasiment imposé la médication, parce qu’il me disait : « Si tu ne prends pas la médication, c’est comme si tu ne voulais pas changer, pas t’améliorer. »

Lea

On observe ainsi une tendance, dans les données, où les femmes qui ont reçu un diagnostic de TSPT semblent avoir obtenu un meilleur accès aux services, facilité par une certaine reconnaissance de la violence vécue. En revanche, comme l’indique Lea, les femmes avec un diagnostic TPL font face à des défis et obstacles additionnels, dont le poids d’une responsabilité supplémentaire perçue quant à la violence qu’elles ont subie.

Mieux appuyer, soutenir et diriger les femmes dans les services

Quelles sont les conséquences du ou des diagnostics sur l’expérience des femmes, selon celles avec qui nous avons eu la possibilité de parler? Premièrement, les diagnostics semblent souvent contribuer à l’imposition d’une interprétation psychologisante sur ce que ces femmes ont à dire et ce qu’elles vivent ou ont vécu. Ainsi faisant, elles se sentent parfois peu écoutées ou incomprises par les professionnel·les qui les accompagnent et les autres acteur·trices des services publics. Souvent, elles disent avoir été trop peu informées quant aux diagnostics qu’elles ont reçus et aux traitements suggérés ou imposés. À certains moments, elles se sentent dans un « néant », n’ayant pas accès à des services concrets ou « bien ajustés » à leurs besoins. Elles vivent aussi de la stigmatisation et de la discrimination en lien avec leur état de santé mentale vécu ou perçu et les diagnostics obtenus ou imposés. Elles ressentent aussi le pouvoir ou l’autorité des professionnel·les de la santé et d’autres acteur·trices institutionnel·les sur leur vie. Leur confiance est parfois affectée, ainsi que leur sentiment de pouvoir ou non exprimer ce qu’elles vivent et ressentent, comme la colère ou la tristesse. Parfois, le futur leur apparaît peu ou moins prévisible, et les diagnostics les privent aussi d’occasions de vie.

Plus largement, il est vrai que les médecins généralistes et les psychiatres jouent souvent un rôle de première importance en identifiant et en nommant le problème de la violence. Or, les femmes interrogées soulignent l’importance, dès le début de leur parcours, d’être bien dirigées dans des services pertinents et de ne pas simplement tout concentrer sur le diagnostic. La seule exception demeure possiblement le diagnostic de TSPT, puisqu’il agit aussi comme une reconnaissance de la violence vécue. Au Québec, la procédure usuelle pour poser un diagnostic psychiatrique ne prévoit pas vraiment de mécanisme pour évaluer si un diagnostic est donné à la suite d’une « bonne » compréhension de l’expérience et de l’état de la personne. Le climat actuel nous laisse aussi croire que plusieurs médecins ne bénéficieront pas nécessairement des ressources et du temps que l’on pourrait considérer comme essentiels pour effectuer un tel travail d’écoute en profondeur, en particulier dans des situations de grande complexité comme celles vécues par les femmes avec qui nous avons parlé. Lorsque les femmes désirent contester un diagnostic qu’elles ressentent comme leur ayant été « imposé », elles ont peu de recours. Elles n’ont pas droit, par exemple, à une seconde opinion. Elles ne peuvent pas non plus invalider ou effacer un diagnostic de leur dossier, même lorsqu’elles, ou encore d’autres médecins, développent des doutes quant à celui-ci. Comme nous l’avons vu, ces femmes semblent devoir vivre, jour après jour, autant avec les conséquences de la violence qu’avec les conséquences de leurs diagnostics.

Le sentiment qui en ressort, après analyse des entretiens, est que le système lui-même fait violence à ces femmes, violence institutionnelle ou systémique qui se perpétue malgré l’important travail et les intentions louables des professionnel·les qui travaillent avec ces femmes. Il serait opportun d’investir davantage dans les partenariats avec les ressources féministes qui travaillent avec ces femmes en milieu communautaire, notamment pour développer un meilleur accompagnement systématique de ces femmes lorsqu’elles consultent ou lorsqu’elles sont interpellées par les services publics. Il apparaît aussi nécessaire de continuer à sensibiliser les médecins et autres professionnel·les du réseau quant à l’importance de considérer les effets de la violence vécue par ces femmes à tous les niveaux des interventions, en plus de faciliter un accès rapide et gratuit à un·e psychologue reconnu·e pour son expertise en violence. Finalement, nous croyons qu’une réflexion plus large doit être entamée quant aux procédures de pose de diagnostics, à l’aspect permanent des diagnostics psychiatriques et à la façon dont les professionnel·les de différentes disciplines sont formés pour comprendre ceux-ci à l’intérieur de dossiers.