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Le « syndrome des femmes battues » (SFB) renvoie à une catégorie nosologique issue de la psychologie cognitive américaine qui regroupe sous la même dénomination les effets que l’emprise et que l’expérience traumatique des violences induisent chez certaines victimes de violences conjugales. La création de ce syndrome par Lenore Walker, durant les années 70 (Walker 1979), s’est initialement inscrite dans la lignée du recentrage féministe sur la dimension psychologique des violences sexistes. Cette psychologue féministe voulait répondre à l’appui de ce dernier à la question qui occupait alors nombre de professionnelles et de professionnels amenés à travailler avec ces victimes : « Pourquoi certaines d’entre elles restent-elles avec leur conjoint? ». Le SFB devait concurrencer les diagnostics qui découlaient de leurs propres préjugés sexistes, qui les conduisaient alors à donner un sens aux comportements de ces victimes à l’aune du « trouble de la personnalité masochiste[1] » caractérisé dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders III (DSM-III) de l’American Psychiatric Association (1980) ou encore à expliquer leurs passages à l’acte en se basant sur le « trouble dysphorique prémenstruel[2] ». Au contraire de ces diagnostics qui faisaient de leurs comportements évitants ou criminels les résultats des troubles propres aux intéressées, le SFB replaçait à leur origine l’expérience des violences, et surtout les dynamiques psychosociales singulières qui les sous-tendent[3].

En développant cette catégorie nosologique, Walker a offert aux professionnels et aux professionnelles de justice un schème de compréhension inédit des passages à l’acte criminel dont ces victimes se rendent parfois coupables. Cela permet de comprendre que l’argument du SFB se soit vite imposé en Amérique du Nord comme un élément explicatif de premier ordre dans les affaires qui mettaient en cause des femmes accusées de maricide. Il a été mobilisé pour la première fois aux États-Unis au début des années 80, à l’occasion de l’affaire Hawthorne v. State of Florida (Florida District Court of Appeal 1982), au cours de laquelle Walker a été citée par la défense à l’appui de la thèse selon laquelle l’accusée se trouvait en état de légitime défense au moment où elle avait abattu son mari, car ce dernier la violentait depuis des années. La preuve d’experts ou d’expertes relativement à ce syndrome n’a toutefois été véritablement admise dans la jurisprudence américaine que deux ans plus tard, à l’occasion de l’affaire Kelly v. State of New Jersey (Supreme Court of New Jersey 1984), qui mettait en cause Gladys Kelly pour avoir poignardé son mari avec une paire de ciseaux à l’issue d’un des accès de violence de ce dernier. L’utilité des témoignages des experts et des expertes quant au SFB a été reconnue en ce qu’ils étaient susceptibles de fournir aux jurys les apports médicopsychologiques nécessaires pour évaluer si les femmes accusées de maricide qui clamaient avoir agi en état de légitime défense l’étaient bien au regard du droit pénal américain et du critère de « raisonnabilité » qu’il posait. Dans cet arrêt, comme dans celui de la Cour suprême du Canada (1990) (R. c. Lavallée), l’utilité des éléments relatifs au SFB a été reconnue dans la mesure où ceux-ci devaient permettre aux jurys de déterminer si les accusées se trouvaient bien au moment de leur passage à l’acte dans des dispositions telles qu’elles avaient pu croire raisonnablement en l’imminence du danger que leur conjoint représentait pour leur vie.

Dans ces contextes juridiques, l’argument du SFB a nourri en particulier les stratégies des avocates et des avocats des victimes de violences conjugales poursuivies pour avoir répliqué à leur conjoint. Cependant, alors que la jurisprudence citée devait permettre de leur accorder le bénéfice de la légitime défense, une partie de leurs défenseuses et défenseurs ont mobilisé la référence au SFB de manière à en appeler plutôt au régime de l’« excuse » (Coughlin 1994). En d’autres termes, la preuve d’experts ou d’expertes sur le SFB a été retenue afin d’établir l’altération du discernement de leurs clientes au moment des faits et d’en appeler à atténuer la peine prononcée à leur encontre. Cela explique en partie la raison pour laquelle nombre d’actrices et d’acteurs féministes ont cherché depuis lors à s’affranchir de cette référence dans les contextes pénaux cités.

En France, le SFB a effectué au contraire une percée au cours des dernières années, dans la rhétorique de certaines représentantes françaises de la lutte contre les violences conjugales qui situent leur combat sur la croisée entre le champ juridique et le champ politique. C’est le cas de deux avocates particulièrement controversées – maîtres Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini – qui se sont illustrées dans les affaires les plus médiatiques ayant mis en cause depuis les dix dernières années en France des femmes qui avaient commis un maricide[4]. En défendant Alexandra Lange, Jacqueline Sauvage ou encore Valérie Bacot, dont les histoires ont marqué la réflexion publique sur le traitement pénal des cas de maricide commis en contexte de violences conjugales, ces avocates sont devenues à leur tour des personnages de référence pour la cause de ces femmes justiciables.

Le prisme d’analyse

Par l’usage politique qu’elles font de leur expertise juridique et par leur volonté de faire avancer la cause des victimes de violences conjugales, Bonaggiunta et Tomasini correspondent au modèle de l’« avocat engagé » qui fait l’objet des analyses des usages militants du droit menées par le courant du cause lawyering (Israël 2009). Les apparenter à ce modèle est d’autant plus aisé que celles-ci assument pleinement leur identité professionnelle militante, et cela, en dépit de leur insertion dans un contexte de droit civil (civil law) au sein duquel la « protection des droits et libertés individuels est [censée être] garantie par l’État » (Lejeune 2011). Revendiquer cette identité en France, pays où l’idée d’une nette séparation entre droit et politique est entretenue, ne va donc pas de soi. Dans Une défense légitime, ouvrage dans lequel elles reviennent sur la naissance de leur cabinet spécialisé dans les violences faites aux femmes, ces avocates ne cachent pourtant pas la collaboration régulière qu’elles entretiennent avec certaines élues issues de la droite de l’échiquier politique français (Bonaggiunta et Tomasini 2020).

En soulignant d’abord l’influence que les stratégies de défense pénales adoptées par Bonaggiunta et Tomasini à l’occasion des affaires Sauvage et Bacot ont eu sur la publicisation, puis sur la politisation du SFB en France, nous retracerons ces liens interpersonnels. Nous centrer sur ces deux cas d’étude jugés à sept ans d’intervalle et évaluer leur résonance politique en prêtant attention aux multiples projets législatifs qu’ils ont inspirés nous permettra en outre d’observer que l’action de ces avocates et élues a bien fini par familiariser le grand public, de même que certains acteurs et actrices de leurs procès, avec ce syndrome inconnu en France en 2010. Nous constaterons toutefois que leur façon de faire s’est soldée par leur recentrage sur les stratégies de défense pénales mentionnées les plus psychiatrisantes.

Le cadrage théorique

Après avoir examiné la trajectoire publique de la référence au SFB en France, nous adopterons un recul critique à l’égard de cette dernière. Nous tirerons des études féministes anglo-saxonnes du droit, qui ont été inspirées par une réflexion théorique sur l’agentivité (agency), des apports qui nous permettront de soulever les dangers allant de pair avec l’usage pénal de cette catégorie nosologique.

Sans occulter les nombreuses controverses définitionnelles dont ce concept fait l’objet (Bescont 2022), nous pouvons dire que l’agentivité renvoie classiquement à la capacité d’action qui est prêtée en propre à un sujet (Laugier et Balibar 2019). Au sens de la philosophie libérale, ce sujet-agent se caractérise par son autonomie physique et morale ainsi que par l’étendue de sa liberté individuelle. La pensée féministe s’accorde pour réarticuler sa compréhension de l’agentivité à une analyse des contraintes sociales qui entravent la liberté des femmes dans les sociétés patriarcales contemporaines (Higgins 1997; Hirschmann 2013). La majorité des penseuses qui adoptent cette perspective estime en effet que ces contraintes n’annulent pas tant la capacité d’agir des femmes, mais qu’elles conditionnent plutôt les modalités concrètes de son déploiement. Faire état de l’agentivité des femmes impliquerait donc, en termes féministes, de mettre à jour la diversité des stratégies de résistances individuelles et collectives qu’elles adoptent afin de contrer les effets de la domination masculine. Ainsi les stratégies de résistance utilisées par les victimes de violences conjugales peuvent-elles prendre des formes plus ou moins manifestes : de la contestation ouverte et physique des formes de domination mises en oeuvre par le conjoint, comme l’incarnent les gestes autodéfensifs perpétrés par certaines femmes qui commettent un maricide, à des formes plus quotidiennes (Vinthagen et Johansson 2013). Ces dernières stratégies de résistance sont celles dont se servent le plus couramment les femmes exposées au contrôle coercitif, à la violence de leur conjoint, ou aux deux à la fois. Les stratégies en question s’incarnent parfois par des actes qui ont pour effet de subvertir les cadres normatifs au travers desquels la domination se perpétue (Abrams 1995) et parfois, pour des raisons ayant trait à leur survie, par des stratégies actives d’adaptation à ces cadres (Mahoney 1991). Toutes témoignent pour autant, au sens de la littérature féministe, de l’agentivité des femmes.

Cette approche s’inscrit, comme nous allons le voir, en contradiction directe avec celle que les acteurs et les actrices du pénal adoptent traditionnellement pour appréhender les choix et les éventuels passages à l’acte défensif des victimes de violences conjugales (Mahoney 1991) et elle vient surtout contredire les représentations sociales que la preuve du SFB véhicule sur ces victimes. Cela explique notre recours à cette approche théorique, que nous avons choisi de mobiliser selon une perspective intersectionnelle. Ce faisant, nous tenterons à la fois de souligner les effets préjudiciables que son usage est susceptible d’occasionner pour nombre de justiciables qui sont à l’origine d’un maricide et de mettre en jeu la compréhension tronquée que ladite approche véhicule de l’agentivité des victimes de violences conjugales, le tout en mettant à jour ses implications dans une perspective plus systémique.

L’affaire Sauvage : publiciser les effets du SFB et requérir la légitime défense pour les victimes de violences conjugales qui ont commis un maricide

Le 1er décembre 2015 s’ouvre à la cour d’assises de Blois le procès de Jacqueline Sauvage, jugée en appel pour avoir abattu de trois coups de fusil dans le dos son mari qui la violentait depuis près de 50 ans. Tandis que la prévenue avait reçu, à l’issue du procès de première instance, une condamnation à 10 ans de réclusion, cette seconde audience fortement médiatisée sous l’impulsion de ses nouvelles défenseuses semble rebattre les cartes. En effet, Bonaggiunta et Tomasini ont obtenu un an auparavant la libération d’Alexandra Lange[5] et ont, ce faisant, participé[6] à remettre en cause l’interprétation dominante faite, dans ce type d’affaires, du critère de proportionnalité entre la menace et la riposte[7], qui délimite – en droit français – les contours de la légitime défense.

En décembre 2015, les deux avocates s’engagent aux côtés de leur nouvelle cliente avec la même volonté de bousculer les traditions françaises relatives au traitement pénal des victimes de violences conjugales ayant commis un maricide. En s’inspirant des tactiques de défense nord-américaines (Bonaggiunta et Tomasini 2020 : 65), elles organisent la défense de Jacqueline Sauvage autour de l’argument, alors inédit dans le contexte pénal hexagonal, du SFB. Or, aux États-Unis comme au Canada, ce syndrome a donné lieu, comme nous l’avons souligné précédemment, à deux types d’argumentaires pénaux bien distincts. Cette situation explique les ambivalences qui traversent les plaidoiries respectives de Bonaggiunta et de Tomasini. Afin d’expliquer à cette audience non avertie les effets du SFB, elles resituent d’abord longuement l’état d’emprise dans lequel leur cliente s’était trouvée durant son mariage. En l’absence de l’expert psychiatre mandaté par la cour, elles dépeignent elles-mêmes – à l’aune de leur compréhension personnelle des ressorts de la mémoire traumatique – les logiques psychosociales de son passage à l’acte. Aux yeux des observateurs et des observatrices du procès, leur exposé semble d’abord en appeler à reconnaître l’altération du discernement de l’accusée au moment des faits. Cependant, ces avocates finissent, contre toute attente, par requérir la légitime défense. Les critères temporels qui délimitent les contours de cet état ne sont pourtant pas réunis au sens du droit français[8]. Bonaggiunta et Tomasini tentent ici le tout pour le tout : par référence à l’arrêt R. c. Lavallée, elles avancent l’idée selon laquelle leur cliente se trouvait, au moment de son passage à l’acte, dans un état de « légitime défense différée » au vu de la perception qu’elle avait eue, sous l’effet du SFB, du danger qui la menaçait (Mathieu et Grandclément 2017 : 188).

Sans surprise, et de manière regrettable pour l’accusée, cette stratégie de défense échoue : la condamnation de Jacqueline Sauvage à 10 ans de prison est confirmée, et ne provoque pas le revirement de jurisprudence escompté. Toutefois, la cause défendue par ces avocates – celle qui consiste à rendre publics les effets du SFB afin d’appeler la justice française à juger les victimes de violences conjugales qui ont commis un maricide avec plus de clémence (Bonaggiunta et Ph. R. 2015) – bénéficie d’une visibilité sans précédent. La stratégie médiatique qu’elles mettent en place afin d’appuyer les demandes de grâce déposées pour leur cliente entraîne en effet un débat public virulent autour du sort des victimes de violences conjugales françaises et de la nécessité de réformer le régime de la légitime défense (Assemblée nationale (France) 2016b).

La députée Valérie Boyer, du groupe Les Républicains, a été convaincue par l’argumentaire de ces avocates. Portée par l’émotion suscitée par le jugement de Jacqueline Sauvage, cette élue se met alors en lien avec Bonaggiunta et Tomasini afin de réfléchir à une proposition de loi. Dans le contexte de cette réflexion, elle publie le 11 janvier 2016 avec Tomasini, dans Le Monde, une tribune au sein de laquelle la députée en appelle à la création d’un « état de légitime défense différée » permettant d’inclure « la notion de “ syndrome de la femme battue ” » dans le droit français (Boyer et Tomasini 2016). Inspirée de la défense pénale de Jacqueline Sauvage, cette proposition doit ouvrir aux femmes qui passent à l’acte de manière « différée » par rapport aux agressions qu’elles subissent le bénéfice de la légitime défense.

Devant l’ampleur des critiques que ce projet soulève, Boyer choisit, en accord avec les deux avocates, de délaisser pour un temps cette première dénomination dans la proposition de loi no 3605 qu’elle dépose le 29 mars 2016 à l’Assemblée nationale. Son préambule reprend néanmoins les principaux éléments avancés dans cette tribune et soulève à son tour la nécessité de faire reconnaître pénalement les effets du « post-traumatisme de la femme violentée ». Par ce projet de loi, la députée propose de faire admettre l’irresponsabilité pénale des justiciables victimes de violences conjugales qui seraient en mesure d’attester avoir été atteintes « d’un trouble psychique ou neuropsychique » ayant « altéré [leur] discernement ou entravé le contrôle de [leurs] actes » au moment de leur passage à l’acte (Assemblée nationale (France) 2016a). Normalement, l’existence d’un tel trouble n’engage pas, en l’état actuel du droit français, l’irresponsabilité de la prévenue, mais invite plutôt à lui conférer le bénéfice des circonstances atténuantes[9]. Cette proposition, qui instigue un mélange des genres entre altération et abolition du discernement, n’est finalement pas votée par l’Assemblée nationale, pas plus que la seconde proposition de loi, identique à la première, que la députée Boyer dépose l’année suivante (Assemblée nationale (France) 2017).

À la fin de l’année 2018, le projet qui vise à faire reconnaître, à l’aune de ce syndrome, un état de « légitime défense différée » dans le droit français revient, quant à lui, brièvement sur le devant de la scène publique à l’occasion des manifestations qui accompagnent la sortie d’un téléfilm consacré à l’affaire Sauvage (Audoin et Bénis 2018). Il motive notamment les propositions qui sont déposées en 2019 par Marine Brenier, qui prend la suite de Valérie Boyer sur ce dossier à l’Assemblée nationale tandis que cette dernière entre en fonction au Sénat. Préparées elles aussi en étroite collaboration avec Tomasini, les propositions nos 2233 et 2234 – qui visent à instaurer, pour la première, « une circonstance » et, pour la seconde, « une présomption » de légitime défense « pour violences conjugales » – portent la marque des débats que nous venons d’exposer. Le SFB constitue là encore la « clé de voûte de [leur] argumentaire » (Assemblée nationale (France) 2019a). Cependant, ce sont surtout les effets d’« impuissance acquise » du SFB qui motivent les exceptions que ces actrices entendent insérer aux articles 122-5 et 122-6 du Code pénal français. Ces projets doivent en pratique permettre aux victimes de violences conjugales d’accéder à la légitime défense si tant est qu’elles soient en mesure de démontrer « par voie d’expertise » qu’elles étaient atteintes au moment des faits, si ce n’est du SFB, tout du moins « d’un syndrome de stress post traumatique » (SSPT) (Assemblée nationale (France) 2019a et 2019b). Cette condition se révèle particulièrement restrictive : les troubles de stress post-traumatique sont rarement notifiés par les psychiatres mandatés par la justice française (Faure 2018 : 141) et aucune mention du SFB n’apparaît alors dans un rapport médicolégal.

Si ces deux propositions de lois n’obtiennent pas non plus le succès escompté, il n’en est pas de même, sur un plan médiatique, du SFB. À l’issue des débats publics qui découlent de l’affaire Sauvage, ce syndrome, que Bonaggiunta et Tomasini (2020) continuent à invoquer régulièrement au pénal afin de défendre de nouvelles clientes, est de plus en plus couramment évoqué par les journalistes qui couvrent des affaires de maricide. La popularité qu’il a gagné graduellement dans les médias français s’illustre en 2020, lorsque l’affaire Bacot éclate au grand jour.

L’affaire Bacot : l’expertise psychiatrique à l’appui de la thèse de l’altération du discernement

Si l’on s’intéresse seulement aux faits pour lesquels l’accusée est poursuivie, l’affaire qui met en cause Valérie Bacot s’apparente aisément à la précédente. Le 13 mars 2016, cette femme assassine son époux d’une balle dans la nuque, alors que celui-ci « n’exerce pas » en cet instant « de menace directe sur sa vie » (Bienvault 2021). En cela, son geste ne relève pas non plus de la légitime défense, bien qu’il ait été lui aussi commis dans un contexte de violences avérées. Cependant, la teneur des antécédents qui lient les deux protagonistes de cette affaire[10] et surtout les résultats de l’expertise psychiatrique conduite sur la prévenue donnent une tournure inédite à ce procès. Ils inciteront Bonaggiunta et Tomasini, alors en froid, mais toujours associées dans la défense de cette prévenue, à revoir leur stratégie de défense.

Alors que l’expert avait choisi, dans le cas de Jacqueline Sauvage, de mettre en avant la toxicité de la relation qu’elle entretenait avec son époux, le psychiatre mandaté pour expertiser Valérie Bacot, Denis Prieur, prend le parti d’analyser le parcours de l’accusée d’après les effets de ce syndrome. Il revient sur la relation d’emprise qui la liait à son époux depuis son adolescence et sur la peur « permanente » qu’il lui inspirait. Précisons que l’emprise renvoie, selon la psychologue féministe Maria Barbier (2010 : 123), à « un système de domination psychologique ». D’après Isis Hanafy et Bernard Marc (2017), ce système de domination s’établit « au moyen de violences physiques, psychologiques, matérielles, socioéconomiques et/ou sexuelles » perpétrées par l’« empriseur » et vient « brouiller les limites et envahir le psychisme » de l’« emprisée ». En prenant appui sur cette notion, l’expert démontre plus précisément que Valérie Bacot n’était pas en mesure, psychiquement, de « recourir à la loi » pour se protéger de son époux (Bariéty 2021). Cet argumentaire trouve d’autant plus d’écho auprès des actrices et des acteurs de ce procès que la notion d’emprise, difficilement entendable dans les tribunaux français en 2015, vient tout juste d’être inscrite dans le droit grâce à la loi du 30 juillet 2020 « visant à protéger les victimes de violences conjugales » qui fait suite à l’ensemble de tables rondes organisées par le gouvernement français à l’occasion du Grenelle des violences conjugales de 2019[11].

Fait rare en France, l’expert diagnostique, dans son rapport médicopsychologique, le « syndrome de stress post-traumatique majeur » induit chez Valérie Bacot par la répétition des violences (Couvelaire 2021). Ce SSPT aurait, selon lui, occasionné une souffrance psychique et un « épuisement émotionnel » tels que l’accusée a fini par être enfermée « dans la certitude que seul le geste [maricide] pourrait [lui] permettre de [se] sauver » ainsi que ses enfants (Bariéty 2021). D’après cet expert, la confession de la fille de Valérie Bacot, selon laquelle son père lui avait posé des questions intrusives sur sa sexualité, aurait constitué le déclencheur de son passage à l’acte, car les confidences ainsi faites invitaient à penser que le père envisageait d’exploiter sexuellement sa propre fille. Pour toutes ces raisons, l’expert conclut – de manière inédite en France – que le discernement de l’accusée a été altéré sous l’effet de son SFB.

Durant l’audience, Tomasini et Bonaggiunta mettent en exergue leur engagement aux côtés des victimes de violences conjugales en saluant l’avancée fondamentale que ce diagnostic représente à leurs yeux pour leur défense (Bariéty 2021). Sur un plan pénal, elles souhaitent cette fois faire admettre l’irresponsabilité de leur cliente au sens de l’article 122-1 du Code pénal afin d’obtenir un non-lieu au titre de l’abolition de son discernement. Pour cela, elles cherchent à s’assurer le soutien de cet expert : « À ce stade de l’emprise, a-t-on encore une capacité de discernement suffisante pour passer à l’acte de manière raisonnée? » lui demande Tomasini (ibid.). Après avoir fait part de sa conviction intime selon laquelle « il existe [bien] chez Valérie Bacot “ une forme d’abolition du discernement ” », l’expert insiste, en vertu de son mandat légal, sur le fait que cette interprétation n’est pas cohérente avec l’état du droit (ibid.).

Un tel propos n’empêche pas ces avocates de plaider en ce sens par référence à une nouvelle proposition d’amendement que Valérie Boyer cherche au même moment à faire voter au Sénat (Couvelaire 2021). Celle-ci profite de la lumière que la médiatisation de l’affaire Bacot projette à nouveau sur le sort de ces justiciables[12] pour proposer d’intégrer un amendement à la proposition de loi relative « aux causes de l’irresponsabilité pénale et aux conditions de réalisation de l’expertise en matière pénale » débattue en mai 2021. Celui-ci prévoit d’ajouter à l’article 222-14 du Code pénal français, relatif aux violences sur mineurs et personnes vulnérables, une mention qui devrait permettre de systématiser la prise en considération des effets psychotraumatiques de ces abus dans l’interprétation de la recevabilité des articles 122-1, 122-2 (relatif à l’état de contrainte[13]) et 122-5 (relatif au régime de la légitime défense) (Sénat (France) 2021). Cet amendement sera finalement retiré, mais la stratégie que ces avocates choisissent d’adopter au pénal n’échoue pas totalement. Certes, Valérie Bacot est reconnue coupable des faits qui lui sont reprochés, alors que ses avocates espéraient obtenir son acquittement, mais la peine prononcée contre elle prend surtout une dimension symbolique. En écopant d’une condamnation à quatre ans de prison dont trois avec sursis, l’accusée – qui a passé un an en détention préventive – ressort libre de ce procès.

En moins d’une décennie, le SFB s’est donc imposé en France comme un prisme d’analyse novateur des affaires pénales qui mettent en cause des victimes de violences conjugales pour maricide. Toutefois, tandis qu’il inspire régulièrement des discussions publiques sur le sort que la justice pénale française réserve à ces femmes, notamment sur leur accès au régime de la légitime défense, sa reconnaissance médicolégale semble légitimer plutôt les revendications portées par les deux avocates mentionnées plus haut, qui visent à faire reconnaître les femmes en question comme irresponsables (ou moins responsables) juridiquement sur un plan subjectif, c’est-à-dire au titre de l’altération de leur discernement qui est induite par les effets du SFB.

Cette évolution s’inscrit en outre à rebours de celle que nous observons chez nos homologues nord-américaines qui, depuis la fin des années 90, cherchent à substituer à cette lecture pénale psychologisante des passages à l’acte de ces femmes des modèles interprétatifs plus sociologiques. Ce revirement s’explique en raison des difficultés que la référence au SFB a posé en Amérique du Nord pour les défenseuses et les défenseurs de ces justiciables ainsi que pour la lutte contre les violences conjugales.

La défense du SFB : une stratégie pénale à double tranchant

Dans son commentaire de l’arrêt R. c. Lavallée (Cour suprême du Canada 1990), la juriste féministe Anne-Marie Boisvert (1991) met en exergue l’intérêt principal que la référence au SFB a eu au Canada dans les affaires où des femmes victimes de violences conjugales étaient accusées de maricide : celle-ci leur a permis d’avancer la perspective spécifique que ces victimes ont sur les dangers qui les menacent au moment de leur passage à l’acte (leur « raisonnabilité » au sens du droit canadien). La défense du SFB a en effet substitué à l’usage qui voulait que la justice se réfère à un standard de légitime défense masculinocentré un récit qui a rendu audible la perspective des victimes de violences conjugales. La caractérisation de leurs états d’emprise et des effets des SSPT dont elles pouvaient être porteuses a aidé à mieux faire comprendre aux acteurs et aux actrices de leur procès les temporalités de leur passage à l’acte (Boisvert 1991)[14] de même que les raisons qui les poussaient parfois à se saisir d’armes pour contrer les attaques à mains nues de leur agresseur (Supreme Court of Washington 1977). Ainsi la collaboration qui s’est engagée au cours des années 80 entre les psychologues féministes spécialistes des violences conjugales et certaines juristes investies dans la défense pénale des victimes autour de la défense du SFB (Pache 2019) a-t-elle abouti à rendre les régimes étatsunien puis canadien de la légitime défense plus mobilisables pour certaines des femmes qui sont poursuivies pour maricide. Là où elles se voyaient jusque-là couramment responsabilisées pour les violences subies, la défense du SFB leur a permis, en d’autres termes, d’être véritablement réintégrées dans leur statut de « victimes » (Fassin et Rechtman 2016 : 279).

D’après Bess Rothenberg (2003), l’adoption de la défense du SFB résulte toutefois plus d’un compromis sur le plan politique que d’une stratégie payante pour la cause de la lutte contre les violences faites aux femmes. Le succès de cette défense s’est en effet opéré en Amérique du Nord au prix de l’individualisation du problème des violences conjugales, là où le mouvement féministe s’évertuait pourtant depuis plusieurs années à faire ressortir son caractère systémique. De fait, le recentrage sur les traits psychologiques de la victime (qui constituent dans la défense du SFB les marqueurs véritables des violences) a détourné l’attention générale des facteurs structurels (ayant trait aux inégalités de genre) et institutionnels (difficultés au moment du dépôt de la plainte, insuffisance des outils de prévention et du nombre de places en hébergement d’urgence, etc.) qui favorisaient leur perpétuation dans les sociétés patriarcales.

On aurait pu croire que ce compromis politique se serait soldé par des bénéfices nets sur le plan juridique. Ce n’est pas le cas. En s’adaptant à la vision sociale dominante sur les violences conjugales (Rothenberg 2003 : 772) et en véhiculant une image stéréotypique de la « femme battue » (Coughlin 1994), la défense du SFB a renforcé la prégnance des croyances qui portent le plus préjudice pénalement aux victimes et, a fortiori, à celles qui sont poursuivies au pénal pour avoir répliqué. L’avocate féministe Elisabeth Schneider (2000 : 83) estime d’ailleurs que les victimes de violences conjugales étatsuniennes auraient perdu en crédibilité devant leurs instances pénales en réponse à la systématisation de son usage.

Voyons ce qui, dans le fonctionnement de cette défense pénale, a vocation à occasionner de tels effets. Au titre des traits psychologiques que le SFB prête à ces victimes, on en compte un en particulier qui a été abondamment critiqué en vertu de la vision particulièrement négative qu’il donne de l’agentivité des femmes victimes de violences conjugales : celui de leur « impuissance acquise ». La théorie tend, d’après Walker (2016 : 80-91), à expliquer la raison pour laquelle certaines victimes n’essaient plus de s’enfuir ou de porter plainte contre leur conjoint après quelque temps : croyant véritablement toute tentative vaine, celles-ci intégreraient la conviction de leur propre inaptitude à faire changer les choses. En réponse à cette certitude qui découle, selon Walker, des troubles cognitifs induits par le traumatisme des violences, ces victimes finiraient par rester figées dans un état de passivité et de soumission à l’égard de leur agresseur. Les partis pris normatifs qui sous-tendent ces conclusions ont largement été remis en cause. La question de recherche suivante (qui est à l’origine de ces conclusions) : « Pourquoi les victimes de violences conjugales ne partent-elles pas? » découle en réalité d’une vision qui ne tient pas compte du fait qu’une grande partie d’entre elles ne « restent » pas ou tentent à de multiples reprises de mettre un terme à ce type de relations avant d’y parvenir (Coughlin 1994; Mahoney 1991; Faure 2018).

Comme l’a depuis montré la psychologie féministe, l’« impuissance acquise » ne correspond en vérité qu’à un mécanisme d’adaptation à ces violences parmi d’autres, qui disparaissent presque entièrement de l’étude de Walker. Pour autant, les portraits médico psychologiques fournis à l’appui de la défense pénale du SFB ont fini par se focaliser univoquement sur les effets d’incapacitation caractéristiques de cet état d’impuissance acquise (Schneider 2000 : 81) et par occulter complètement les « stratégies rationnelles et délibérées de survie » que les victimes mettent concrètement en oeuvre dans ces situations de violences (Ferraro 2003; Mahoney 1991; Gruev-Vintila 2023). Les tentatives avortées de départ ou de dépôt d’une plainte, les stratégies quotidiennes mises en oeuvre pour éviter, parer ou soigner les coups, celles qui sont adoptées par les victimes pour protéger leurs enfants ou pour vivre une vie sociale ou professionnelle en dépit du contrôle que leur conjoint exerce sur leur vie, ou même leurs actes défensifs sont non seulement occultés par la défense du SFB, mais contribuent, quand ces éléments sont mentionnés lors de leur procès, à desservir ces justiciables.

Pour être admise dans les affaires mettant en cause des victimes de violences conjugales, la preuve du SFB doit en effet être corroborée par la personnalité de l’accusée et par la nature des relations qu’elle a entretenues avec son conjoint. Le succès de cette stratégie de défense est ainsi conditionné à la qualité de la performance de genre qu’elle est en mesure de fournir aux actrices et aux acteurs de son procès. Elle doit notamment leur apparaître dans toute sa vulnérabilité physique et psychologique afin de répondre aux stéréotypes sur les violences conjugales qui sont véhiculés par la référence au SFB (Schneider 2000). La théorie de l’impuissance acquise encourage plus généralement les prévenues « à prouver leur soumission et leur dépendance à l’égard de leur mari », selon Anne Coughlin (1994 : 44; notre traduction). Cette dernière montre précisément que la stratégie de défense du SFB repose entièrement sur une conception patriarcale des modèles matrimoniaux actuels, qui a incité les défenseuses et les défenseurs de ces justiciables à mettre en scène, de manière caricaturale, les hiérarchies qui opèrent dans ces couples où règne la maltraitance. Quant à celles dont les façons de vivre mettent en défaut les conceptions traditionnelle, hétéronormative ou monogame de la conjugalité – c’est-à-dire celles qui ont eu des histoires extraconjugales (Ferraro 2003 : 129), celles qui sont en couple avec d’autres femmes (Mahoney 1991 : 50) ou encore celles qui sont investies dans des relations non exclusives (Ferraro 2003 : 120) –, elles se voient tout bonnement exclues de son objet.

Comme l’indiquent les expériences nord-américaines de cette défense pénale, la théorie de l’impuissance acquise complique en outre la reconnaissance du statut de « victimes » des femmes à qui on peut attribuer une certaine capacité d’autodéfense (que ce soit en raison de leurs aptitudes physiques ou par rapport au maniement des armes[15] ou encore de l’agressivité qui leur sont prêtées), puisque celles-ci se distinguent radicalement du modèle subjectif incapacité sur lequel cette théorie repose. Aux États-Unis, la défense du SFB aurait en particulier desservi les femmes racisées qui font, pour nombre d’entre elles, les frais de stéréotypes sur ce point (Schneider 2000 : 82). Par exemple, certains travaux ont démontré que les accusées noires (Allard 1991), et aussi au Canada, les femmes autochtones victimes de violences conjugales (Frigon 1996 : 21), avaient nettement moins bénéficié de la défense du SFB que leurs homologues blanches en raison des stéréotypes racistes qui sont relatifs à leur potentiel de violence. Un modèle eurocentrique de féminité sans défense et passive, dont ont été exclues historiquement les femmes racisées mais aussi les ouvrières et toutes celles dont le travail mobilise les corps, délimite en effet le recours possible à cet argument de défense (Ammons 1994; Allard 1991). La popularisation des représentations associées au SFB impliquait dans ces contextes juridiques que les violences subies par ces catégories de justiciables se voyaient encore plus difficilement reconnues que par le passé, tandis que celles d’entre elles qui étaient poursuivies pour avoir répliqué restaient résolument exclues du bénéfice de la légitime défense (Ferraro 2003 : 114).

De nombreuses études féministes du droit mettent de plus en cause les effets linguistiques induits par le recours à cette défense sexospécifique[16], qui ont contribué à amplifier certains des travers différentialistes de la justice pénale (Houel 2017). Celles qui analysent le fonctionnement de cette stratégie de défense notent qu’il suffit à l’accusation de dépeindre l’accusée comme une femme active, déterminée et affirmée ou encore de mettre en lumière les évènements au cours desquels elle aurait fait preuve d’une certaine indépendance à l’égard de son conjoint pour parvenir à retourner contre elle l’argumentaire pénal du SFB (Coughlin 1994; Schneider 2000). À l’inverse, les défenseuses et les défenseurs de ces justiciables se doivent de distinguer les prévenues du modèle libéral et androcentrique de l’« agent responsable » autonome et détenteur de sa « liberté de vouloir » qui, en théorie, est seul à pouvoir faire l’objet d’une sanction pénale (Abrams 1995; Mahoney 1991; Schneider 1995). Cela leur permet en effet de mettre en doute l’intentionnalité de leur geste homicide et de faire fonctionner le régime de la responsabilité à l’avantage de celles qui, parmi leurs clientes, correspondent au modèle subjectif incapacité que nous venons de dépeindre.

Cette stratégie de défense sexospécifique et psychologisante exploite en effet la tendance qu’a le régime juridique de la responsabilité, dans les modèles de justice libéraux, à fonctionner de manière dichotomique et « sexuée ». Souvenons-nous que, même dans les affaires nord-américaines au sein desquelles l’argument du SFB devait favoriser la reconnaissance de l’état de légitime défense de l’accusée, la tactique qu’il inspirait semblait plutôt en appeler à titre rhétorique au régime de l’excuse (Coughlin 1994). La place de premier choix donnée à la parole de l’expert ou de l’experte psychiatre spécialiste du SFB a contribué très directement à ce mélange des genres. Ce réflexe ne vient bien sûr pas de nulle part. Les acteurs et les actrices de la justice pénale ont historiquement eu tendance à prêter aux femmes justiciables non seulement un moindre degré d’agentivité, mais également, en retour, un moindre degré de responsabilité juridique par comparaison avec leurs homologues masculins (Chauvaud et Malandain 2009 : 17-23; Allen 1987). Cette tendance repose sur une vision différentialiste de leurs attributs respectifs : les femmes justiciables sont souvent perçues comme plus vulnérables, dépendantes ou déraisonnables (et donc moins aisément sanctionnables) que leurs homologues masculins. En mobilisant cette vision à son compte, la défense du SFB a vocation à renforcer ces travers différentialistes, de même que les effets de hiérarchisation qui leur sont associés (Coughlin 1994; Houel 2017). Rappelons que, dans les contextes libéraux, les sujets irresponsables ont traditionnellement été placés sous la domination des hommes raisonnables (Foucault 1982 : 509), et ont, à ce titre, fait l’objet de formes de contrôle social renforcées.

Même si la défense du SFB a permis à certaines femmes accusées de maricide d’obtenir une peine moins sévère pour les faits qui leur étaient reprochés, voire, plus rarement, un acquittement, ses effets restent en réalité à double tranchant. Comme le rappelle Coughlin, dans un modèle de justice (néo)libéral, la responsabilité juridique que portent les sujets de droit les expose certes à la sanction pénale lorsque des actes illégaux sont commis, mais elle leur confère de même certains avantages. La justice est, par exemple, tenue de respecter l’autonomie et la vie privée de ces sujets responsables ou encore de protéger leurs droits parentaux (Coughlin 1994 : 2). À l’inverse, en faisant admettre leur moindre responsabilité pénale par référence à des arguments psychologiques, on évite peut-être à certaines de ces justiciables des peines de prison trop longues, mais on les soumet en même temps à d’autres types de disciplines, que Coline Cardi et Geneviève Pruvost (2012 : 58) qualifient de « parapénales ». Ainsi, on engage plus concrètement leur renvoi vers les instances psychiatriques[17] et vers le champ de l’action sociale (Cardi 2007; Rothenberg 2003 : 776). Notons que, si les entraves[18] qui en résultent semblent plus « douces », elles ne sont en revanche pas limitées dans le temps, par le cadre rétributif de la peine.

Des solutions de rechange au « syndrome des femmes battues »

Tous ces éléments expliquent la raison pour laquelle les juristes féministes nord-américaines ont très vite cherché à mettre fin à l’usage du SFB, et cela, non sans difficultés toutefois, puisque les représentations qu’il avait contribué à véhiculer sur les effets des violences conjugales sont longtemps restées opérantes chez les acteurs et les actrices du monde de la justice (Ferraro 2003). Aux États-Unis, un rapport commandé par le gouvernement fédéral intitulé The Validity and Use of Evidence Concerning Battering And Its Effects in Criminal Trials (1996) a ainsi recommandé de substituer à cette défense psychologisante, qui avait pour effet de déresponsabiliser ceux et celles qui étaient à l’origine des violences, une stratégie de défense alternative. Cette dernière consistait à mettre l’accent sur les facteurs concrets qui entravent la capacité des victimes de quitter le domicile conjugal et qui peuvent parfois les contraindre à user de la force pour se défendre (Faure 2018 : 139). Le droit canadien, quant à lui, s’est affranchi de la référence au SFB à l’occasion d’une réforme de l’article 34 du Code criminel. Cette réforme a redessiné les modalités d’appréhension du critère de « raisonnabilité » en obligeant le tribunal chargé de statuer sur l’existence d’un état de légitime défense à tenir « compte des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties ». Parmi ces éléments, il cite « la taille, l’âge, le sexe et les capacités physiques des parties en cause » mais aussi l’historique des relations entretenues par les parties (Gouvernement du Canada s. d.). Tout en invitant les tribunaux à tenir compte des perceptions et de la situation particulière des victimes de violences conjugales, le droit canadien est donc parvenu à la fois à dépsychologiser les modalités d’appréciation de leurs états de légitime défense et à s’affranchir de toute référence sexospécifique à leur état.

En France, les propositions avancées par Tomasini et Bonaggiunta ainsi que Valérie Boyer n’ont pas manqué de susciter des critiques venant d’associations, de juristes et de personnalités politiques engagées dans la lutte contre les violences conjugales. Tandis que certaines d’entre elles se sont opposées à tout projet visant à revoir les contours de la légitime défense au motif que cela reviendrait à désavouer l’« action des pouvoirs publics et des associations » qui venaient en aide aux victimes (Faure 2018 : 40)[19], d’autres se sont penchées plus concrètement sur la question. La possibilité d’établir une « présomption de légitime défense » pour violences conjugales a été un temps évoquée mais rapidement abandonnée en raison des craintes des magistrats et des magistrates, qui l’apparentaient au fait d’octroyer un « permis de tuer » leur conjoint aux victimes de violences conjugales (Assemblée nationale (France) 2016b). Dans le rapport d’information sur les violences faites aux femmes porté par la députée socialiste Pascale Crozon en 2016, la juriste féministe Catherine Le Magueresse a invité le législateur français à « s’inspirer des critères canadiens [posés dans l’article 34 révisé du Code criminel] pour redéfinir la légitime défense » (ibid. : 26). La juriste Diane Roman a appuyé cette idée, la sachant toutefois délicate à avancer en termes politiques, et a proposé comme solution de repli de s’en référer à l’article 122-2 du Code pénal français relatif à l’état de contrainte (ibid. : 27). Ces deux propositions sont restées lettre morte, mais arrêtons-nous, pour conclure sur la seconde.

Pour avancer l’idée selon laquelle les victimes pourraient être tenues irresponsables des actes commis en contexte de contrainte, Roman précise que celle-ci « intègre théoriquement [au sens du droit] la situation psychique de l’auteur » (Assemblée nationale (France) 2016b : 27). A-t-on véritablement besoin de présumer les victimes de violences conjugales françaises dénuées de toute capacité psychique à agir pour envisager la teneur des contraintes qui pèsent sur leur existence? Un regard vers la notion de contrôle coercitif semble indiquer le contraire. Développée dans une perspective psychosociale par Evan Stark en 2009, cette notion invite à recentrer l’attention sur les stratégies effectives, plus ou moins subtiles, qui sont adoptées par les agresseurs pour restreindre l’autonomie et la liberté d’action de leurs victimes (Stark 2009; Gruev-Vintila 2023 : 10). Celles-ci passent par la confiscation du produit de leur travail, par la surveillance de leurs activités ou par l’exercice de la menace ou de la contrainte physique et plus généralement par une diversité de formes de régulation personnalisées, qui toutes constituent des contraintes tangibles qui conditionnent les choix et les possibilités de départ des victimes. Ces stratégies coercitives mises en place par les personnes à l’origine de violences conjugales[20] témoignent, en termes systémiques, de la persistance des effets de la domination masculine dans les sociétés (néo)libérales (Stark 2009 : 1513).

La notion de contrôle coercitif rompt en ce sens avec les effets d’individualisation induits par la référence au SFB de même qu’avec le discours dominant relatif aux répercussions en matière d’incapacitation psychiques des violences conjugales. Elle ne suppose pas que l’agentivité individuelle des victimes soit abolie (au contraire, Stark (2009) insiste pour la revaloriser), mais suggère plutôt que ses modalités d’expression sont en partie conditionnées par l’incidence de ces stratégies coercitives. Pour toutes ces raisons, plusieurs pays l’ont intégrée à leur arsenal législatif (l’Écosse, l’Angleterre ou encore le Danemark) de manière à faire de ces stratégies de contrôle de véritables « crimes contre la liberté » des femmes qui les subissent (Gruev-Vintila 2023 : 10). En France, la référence au contrôle coercitif vient tout juste de s’imposer dans la sphère universitaire (ibid.), mais semble encore résolument étrangère au débat juridico-politique qui porte sur le sort des victimes de violences conjugales. En nous amenant à repenser la teneur des contraintes qui placent ces femmes dans l’urgence de se défendre contre leur agresseur, et qui les conduisent en dernier lieu à commettre un maricide, celle-ci pourrait pourtant bien inciter certaines actrices et des acteurs de ce débat à reconsidérer plus sérieusement la possibilité de recourir à ce dernier motif d’irresponsabilité.