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L’ouvrage de Natacha Chetcuti-Osorovitz porte un regard original sur la réalité et le quotidien de femmes incarcérées actuellement pour des peines de moyenne et longue durée en France. Fondé sur l’analyse de récits de vie, elle utilise une approche, qualitative et ethnographique impliquant autant des observations sur le terrain que des analyses de récits. L’auteure explore les dimensions, ô combien complexes et contradictoires, des mondes intriqués de la violence et de la détention d’un côté, et des jeux de la soumission ou de l’émancipation du féminin, de l’autre.

Chetcuti-Osorovitz pose un regard sociologique nécessaire sur les itinéraires de vie des femmes détenues en France, itinéraires marqués par l’accumulation très impressionnante des violences de genre qu’elles subissent. Après avoir enduré des violences personnelles, puisque l’immense majorité d’entre elles ont été directement atteintes par une main masculine, elles ont subi de la violence contextuelle ou sociale, leur détention étant la conséquence immédiate de leur action, soit leur insurrection ou leur vengeance. Ces femmes sont devenues des actrices de la violence pour ne plus être des victimes idéales se contentant de la subir. Une fois incarcérées, elles découvrent de nouvelles violences, cette fois institutionnelles ou normées, puisque leur parcours pénal et disciplinaire imposera de se conformer à l’ordre social de genre. Enfin, elles continueront de subir, ce faisant, les pressions systémiques et structurelles de genre établies par le contexte même de leurs socialisations, culturelle, sociale, religieuse, conjugale ou sexuelle, professionnelle ou liée à l’emploi.

Dès ses premières lignes, l’ouvrage semble rechercher à établir son originalité. L’auteure évoque le peu de recherches apparent portant sur le diptyque femmes et violence, ou femmes et prison. Elle reconnaît pourtant l’immense fascination, à la fois scientifique et artistique, qui est portée depuis toujours à la « femme criminelle » : en témoignent les archives historiques ou la littérature romanesque, regorgeant d’exemples clichés de femmes insoumises, frondeuses, délinquantes, différentes, allant de l’empoisonneuse à la manipulatrice, de la reine à la prostituée. L’auteure n’est pas sans rappeler à cet égard les abus de la criminologie positiviste du début du xxe siècle, qui ont plus que jamais porté atteinte aux statuts actuels des femmes. L’originalité de l’ouvrage ne tient donc pas à cela : en 2024, l’on compte par dizaines de milliers les ouvrages ou articles, ne serait-ce que strictement scientifiques, qui portent uniquement sur les femmes incarcérées. Quant à la femme criminelle, elle est un objet courant en recherche, depuis toujours, au point qu’au début du xxe siècle il existait même des concepts pour en qualifier l’étude, tels que l’enclitophilie.

L’ouvrage est original pour une tout autre raison. Il étonne par la force de la démonstration selon laquelle il semble impossible qu’une femme, puisse sortir des rapports de domination et échapper aux rapports de pouvoirs quand l’expertise pénale est totalement enchevêtrée dans des attendus normatifs de genre. Ces femmes ont toutes été victimes de violences masculines additionnées de violence systémique ou structurelle; avant de devenir également des détenues. Or l’ouvrage démontre ainsi un paradoxe : l’institution carcérale insiste d’un côté pour reconnaître que toutes ces femmes sont des victimes, tout en faisant de leur statut de délinquantes le coeur de son intervention, en une boucle infinie d’auto-alimentations normatives et d’oppressions. Ces femmes ne peuvent que saisir la maigre chance d’établir, lorsque c’est possible, un discours identitaire échappatoire et émancipatoire. Se pose également, au fil de l’ouvrage, une question, elle aussi peu explorée : est-il possible de construire au quotidien, à l’intérieur des murs, un collectif de femmes détenues? Est-il seulement possible, en prison, de nouer des formes de solidarité étant donné la complexité des éléments de socialisations antérieures (les différences de milieux, de générations, de cultures, d’antécédents familiaux ou conjugaux, etc.)? Or l’auteure montrera, grâce aux éléments de configuration des récits, la construction de quelques libertés relationnelles qui leur permettent de conserver une vie sociale acceptable dans le contexte de la détention de longue durée.

Sur le plan méthodologique, l’ouvrage prend la forme d’une expérience sociologique de recherche, relatée parfois davantage sous la forme d’un essai que sous celle d’un compte-rendu scientifique. La réalisation du terrain empirique laisse transparaître combien l’auteure a été imprégnée, et bouleversée, par l’expérience de ses démarches en prison. Elle a par ailleurs recueilli les récits de vie de ces femmes en tenant compte de l’influence qu’elle exerçait elle-même sur ces discours. Elle admet ainsi avoir fait tout son possible pour « faire parler celles dont la parole est si souvent portée par d’autres, sans devenir pour autant une porte-parole » elle-même. Le tout tient en équilibre sur un pari ambitieux, celui de procéder à l’analyse de récits en mobilisant deux des éléments du domaine les plus difficiles à cerner : la réalité carcérale d’un côté, et les biographies personnelles victimo-criminologiques, de l’autre.

L’idée, croit-on au départ, est de tenter de discriminer ce qui relève d’un côté de la subjectivité individuelle, et de l’autre du rapport social compris dans l’espace social. L’auteure tente de nous faire entrevoir, par ce biais, les moments de continuité et les moments de rupture dans les discours, ceux de confrontation et ceux d’assujettissement à l’univers carcéral normé. Cet univers carcéral est vu, sans surprise, dans une perspective critique convenue, à tendance foucaldienne. Il reste néanmoins très intéressant de constater ses coalescences, mais aussi confrontations, à la perspective féministe en général. Le cadre de l’analyse se situe à un double niveau au sein de l’ouvrage. Le premier, déclaré, est celui du continuum des violences : les violences subies par les femmes, visibles ou invisibles, proviennent de la main de l’homme, mais aussi de la norme et des dimensions systémiques et structurelles qui résultent de la hiérarchisation des rapports sociaux de genre ou de sexe. Le second niveau tient du continuum allant de la singularité à la solidarité. Les femmes forment à la fois un groupe hétérogène, et une force homogène collective et solidaire, alternant entre soumission et émancipation, souffrance et recherche permanente de respirations ou de bien-être, en passant en permanence de l’état de victimes à celui de délinquantes, de l’impuissance à l’agentivité. Le tout est ouvertement teinté d’un grand militantisme, parfois presque dérangeant en ce qu’il ponctue constamment la démonstration scientifique de remarques frisant le sens commun.

Dans son introduction, la sensibilité particulière de l’auteure transparaît, puisqu’elle retrace avec nous le raisonnement qui l’a conduite à se demander comment étudier au mieux les expériences pénitentiaires des moyennes et longues peines en France, dans le contexte actuel. L’observation joue, agréablement, sur deux registres différents : d’un côté l’expérience carcérale et le parcours d’exécution de la peine, son processus, son déroulement; de l’autre, des confidences de femmes détenues sous la forme d’un récit offert à la chercheuse. La question qui porte cette introduction aurait pu, à elle seule, justifier un chapitre : la femme peut-elle décemment réussir à tenir un récit sur elle-même, dans un contexte incarcéré? Comment établit-elle la mesure de son expérience et surtout la singularité de son parcours de vie alors que l’oppression normative tend, au contraire, à tout linéariser, simplifier, étiqueter? À cet égard, l’auteure interroge non pas autant le récit lui-même que ses capacités à être produit. Elle recherche les espaces de liberté dans la parole, dans le contexte où ils n’ont pas le choix que d’être conditionnés, répétés, appris.

Dans le premier chapitre, Chetcuti-Osorovitz explore la spécificité du terrain d’enquête en prison. Le chapitre se présente à la fois comme une découverte du monde exploré, objet de la recherche, et comme un simili-devis méthodologique, rédigé sous la forme d’un aveu des biais identifiés, des leçons reçues. On regrette fortement, néanmoins, l’absence de devis détaillé, qui manque cruellement à cette étape. On ne saura jamais vraiment qui sont les femmes rencontrées, où elles se trouvaient, pourquoi elles étaient incarcérées. L’ouvrage se permet, à cet égard, de passer outre les règles scientifiques les plus fondamentales : celles d’autoriser la lectrice ou le lecteur à reproduire, ne serait-ce que mentalement, le devis de recherche, de manière à en apprécier les nuances, ou à en critiquer les défauts. Cette étape nous sera refusée, sous prétexte que cela pourrait détourner du contenu des discours… pourtant, l’ouvrage est ponctué d’arguments militants, qui en détournent eux aussi.

Le deuxième chapitre est consacré aux parcours des femmes observées et s’avère le coeur même de l’ouvrage. On est ainsi emporté dans la vague des analyses de récits sur le continuum des violences subies. On y découvre la violence du lieu physique et du lieu-institution; les paradoxes de postures endossées par des femmes en souffrance, mais fortes. Le coeur du chapitre établit le paradoxe entre le statut de victime et celui de détenue, et ses nombreuses conséquences, allant des incompréhensions du sens de la détention ou de la peine aux confrontations ou oppositions qui en résultent. Le chapitre laisse une part importante aux symboles de la détention, encouragés non seulement par le langage, les programmes et les évaluations, les étiquetages pénaux, mais également par la création ou la recréation de l’univers du travail incarcéré (licite comme illicite).

Dans le dernier chapitre, l’auteure relève les cas particuliers des militantes basques, prétexte à l’étude du traitement pénal des illégalismes politiques. Ces prisonnières particulières, autodéfinies comme politiques, sont soumises à une forme d’effacement de la spécificité de leurs situations. Or elles résistent au dispositif carcéral d’invisibilisation, complexifiant le positionnement de la lectrice ou du lecteur.

Pour terminer, s’il faut identifier quelques reproches à ce bel ouvrage, nous en mentionnerons deux. Le premier est qu’il porte ouvertement sur les problèmes structurels ou systémiques et les systèmes de domination, il cible souvent quelques failles hyper-microscopiques qui, elles, font effet de digressions parfois perturbantes. L’auteure discourt par exemple, au fil des pages, de la difficulté d’expériences très particulières du quotidien ou d’anecdotes, prétextes à une analyse psychologique. Si ces éléments restent intéressants, le choix de l’auteure peut poser question, privant de certaines dimensions dans la vie de ces femmes.

Le second est l’apparence de confusion permanente de l’objet réel de la recherche dans le regard de l’auteure. Si l’ouvrage avait pour objectif de faire comprendre les subtilités, les nuances, la complexité de la réalité des femmes incarcérées, l’on se retrouve au final au dépourvu, témoins d’une réalité complexe, sans outil concret en main, à la fin de l’ouvrage, pour nous permettre de suivre un chemin. Par où attaquer le problème, et comment en distinguer les causes et les conséquences, dans ce cercle structurel infini, autoalimenté, itératif, des violences de genre qui ne prennent que la forme d’un continuum… et d’un continuum en plusieurs strates? L’ouvrage pose des questions. Montre des paradoxes. Interroge des problèmes. En cela, il est admirable. Mais il donne peu de réponses. Il ne permet pas d’attraper aisément le fil d’Ariane qui permettrait de commencer à travailler sur un chantier ou un autre. On ne peut que constater, malheureusement, que les femmes emprisonnées sont probablement également les plus racialisées, paupérisées, victimes de leurs maris, pères ou frères, de leurs familles, cultures, religions ou spiritualités, de leurs castes, des préjugés sexistes ou sexuels, des institutions, des normes et du droit, des normes genrées du travail, etc. Elles sont aussi, ici, les plus prisonnières, aux sens propre et figuré, du droit et des institutions. Elles sont donc, de toutes, les personnes les plus au centre de la convergence de toutes les formes possibles d’oppression et de domination. L’objet de la recherche se transforme ainsi sous nos yeux en un véritable trou noir, au sens exact du terme : un objet si complexe, dans un environnement géographique si compact, que l’intensité de son champ empêche toute réflexion de s’en échapper, ou d’en réchapper. Restera à la lectrice ou au lecteur d’espérer qu’un jour la recherche féministe devienne davantage accessible, intelligible, et, osons le dire, rassurante, pour qu’elle puisse être généralisée et qu’elle nous permette enfin de changer les choses.