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Les auteurs de cet ouvrage proposent une approche spécifique de la question des formes d’apprentissage de la classe ouvrière. Il s’agit de comprendre par quels processus, et dans quelles conditions, au-delà de leur formation initiale, les travailleurs élaborent les savoirs qui leur sont nécessaires dans le cadre de leur vie professionnelle, domestique et citoyenne.

Un parti pris épistémologique et méthodologique sur les savoirs cachés des travailleurs. Dans les situations de travail qualifiées de tayloriennes, les travailleurs développent et utilisent des savoirs, savoir-faire, savoir être tacites ou clandestins qui leur sont nécessaires pour l’accomplissement de leurs tâches, et qui rendent compte de la différence entre travail réel et travail prescrit. Abondamment étudiée par les ergonomes, les sociologues et les psychologues du travail, cette dimension est centrale dans l’ouvrage, mais les auteurs s’intéressent aussi aux savoirs élaborés dans les autres dimensions de la vie sociale sans négliger pour autant les formations plus institutionnelles offertes par les directions d’entreprises ou par les syndicats. L’interaction entre ces différents types de savoirs, au coeur de la problématique de ces auteurs, les conduit à analyser, outre les inégalités de classe, celles de genre et de provenance (personnes immigrées versus nationaux).

Pour étayer une analyse contextualisée et historicisée de l’apprentissage, les auteurs s’appuient sur une série de cinq études de cas, avec le parti pris de se placer du point de vue des travailleurs. C’est un parti pris épistémologique et méthodologique : il faut, pour faire sortir ces savoirs de l’ombre, solliciter l’expérience et le vécu des travailleurs eux-mêmes, qui ne sont d’ailleurs pas toujours conscients de ce qu’ils apprennent et savent. L’objectif est d’invalider les affirmations selon lesquelles les travailleurs souffrent d’un déficit de connaissances dommageables pour la performance des entreprises et de faire la démonstration que les travailleurs en savent plus que ce qu’on exige officiellement d’eux, et qu’ils ne trouvent pas matière à utiliser leurs savoirs dans le cadre de la division du travail. Il faut donc qu’émergent des organisations du travail qui permettent à la fois la production et la mobilisation officielle de ces savoirs.

Le livre se décompose en trois parties. La première présente la problématique développée ainsi que ses fondements théoriques. La deuxième (nettement la plus longue) est une présentation fouillée de chacune des cinq études de cas. La dernière synthétise et compare les résultats.

L’approche du « CHAT ». Dans la première partie, les auteurs partent d’une critique des théories du capital culturel (Bernstein et Bourdieu), qui passent à côté de la force créative de la culture de classe ouvrière en exagérant la dépossession culturelle organisée par la classe dominante. Contrairement à ce que postulent ces approches théoriques, les travailleurs sont individuellement et collectivement acteurs de leur monde : malgré la domination dont ils font l’objet, ils parviennent à développer leurs propres capacités d’apprentissage en dehors des formes académiques du savoir. Ces capacités augmentent avec la socialisation des forces de production (bibliothèques, écoles de syndicats plus nombreuses et diffusion des réseaux informatiques). Les travailleurs ne sont pas passifs, ni soumis et sans espoirs, mais ils s’inscrivent dans des dynamiques de constitution de savoirs qui deviennent accessibles à l’analyse lorsqu’on se situe délibérément de leur point de vue, sans prétention à l’objectivité qui, d’après les auteurs, n’existe pas ; c’est donc d’une recherche non pas sur mais avec les travailleurs, en solidarité avec eux et leur syndicat qu’il s’agit. Les interviews réalisées avec des travailleurs syndiqués se présentent, pour chacun d’entre eux, sous la forme d’un double entretien, l’un portant sur un récit de vie « apprenante » et l’autre sur les pratiques de travail et les dynamiques d’apprentissage dans le travail. Ils s’inscrivent dans des monographies comportant aussi une approche ethnographique (sur la base de notes prises lors des entretiens et des visites) et d’études de documents.

L’approche que les auteurs développent s’insère dans le « CHAT » (Cultural Historical Activity Theory) dans la lignée de Lev Vygostsky qui relativise la logique cognitive par rapport aux relations entre pensée et action, à l’importance de la pratique et de l’implication des personnes. L’apprentissage est avant tout un processus socio-culturel qui a une historicité. C’est, pourrait-on dire, un construit social, en rapport avec la concurrence entre entreprises, la lutte des classes et les modifications incessantes des forces de production.

Diversité et inégalités dans l’accès à l’apprentissage formel et informel : cinq études de cas. Cinq entreprises font l’objet de monographies fouillées. Il s’agit de l’industrie automobile, de l’industrie chimique, d’un institut technologique universitaire, d’équipementier automobile sous-traitant, et de l’industrie de l’habillement. On ne peut résumer ici l’extrême richesse de cette partie, où de façon très détaillée sont exposés les modalités et contenus d’apprentissage formel et informel, en fonction de la composition de la main-d’oeuvre, des situations de travail (type plus ou moins taylorien, formes de contrôle plus ou moins strictes, intensité du travail, nature des qualifications, horaires et durée du travail, importance de la présence syndicale et de sa capacité de négocier). D’importants extraits d’interviews rendent cette partie très vivante, riche d’informations, et illustrent bien la problématique mise en avant. L’importance du contexte et de la capacité de lutte des travailleurs, comme les contraintes extérieures qui pèsent sur eux apparaissent de façon lumineuse. On découvre l’abîme qui sépare un ouvrier masculin canadien de l’industrie automobile d’une ouvrière de l’habillement, mère de famille et d’origine étrangère, récemment immigrée. Mais on voit que tous sont confrontés à cette même contradiction qui veut qu’on ait plus de chances d’apprendre que d’appliquer ce que l’on a réussi à constituer comme savoir.

Apprentissage privé et professionnel : un métissage enrichissant mais inégalitaire. Dans la dernière partie, les auteurs synthétisent donc leurs résultats selon l’approche du « CHAT ». L’apprentissage ne dépend pas d’une sphère isolée, mais se trouve à la croisée de plusieurs types d’activités et de dimensions de la vie sociale elles-mêmes inscrites dans la réalité de la lutte des classes, de la segmentation du marché du travail, du régime patriarcal et de la discrimination raciale. Un premier chapitre s’intéresse plus systématiquement à la production de savoirs dans la sphère privé (domestique, de voisinage et de communauté) alors que le second s’attaque aux inégalités. L’apprentissage exige du temps, de l’énergie et un espace particulier, ce dont tous les travailleurs ne disposent pas de la même manière. Selon les auteurs, c’est la dimension « raciale » qui pèse le plus lourd avant celle du genre (mais les deux peuvent se combiner), alors que celle de l’âge paraît moins pertinente. Les immigrés se trouvent dans les organisations du travail et les formes d’emploi les plus contraignantes et souffrent d’un manque de maîtrise de la langue anglaise. De plus, les restructurations en cours qui vont dans le sens d’une déstabilisation et d’une intensification du travail ont des effets négatifs sur ces capacités d’apprentissage, indispensables même si elles ne sont pas totalement utilisées et jamais reconnues.

Ce livre est passionnant par la qualité des enquêtes et par le parti pris qu’il prend : celui de l’expérience, du vécu des travailleurs pour dévoiler l’importance, mais aussi l’inégalité de leur capacité d’action. Même si sur le plan théorique, on n’a pas le sentiment d’un apport spectaculaire, il mérite d’être lu et discuté pour la force de son travail empirique et l’importance des questions qu’il soulève.