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Ce livre, fruit d’une recherche soutenue par l’APEC (Association pour l’emploi des cadres), est le premier travail sur les cadres reposant sur une « intervention sociologique ». Cette méthode, développée dans le sillage d’A. Touraine et de F. Dubet, repose sur un processus de co-analyse acteurs/chercheurs, dans lequel le groupe est confronté à des interlocuteurs représentant ses principaux partenaires dans l’exercice de son activité : ici DRH, syndicalistes, consultants, conseillers des Prud’hommes, etc. Les hypothèses sont élaborées progressivement par les chercheurs qui les soumettent au groupe. Deux groupes de cadres – les uns plus âgés, les autres plus jeunes – ont été mis en place. L’ouvrage s’appuie principalement sur leurs travaux, secondairement sur des entretiens individuels auprès de leurs membres. Huit cas viennent d’ailleurs illustrer de manière régulière et vivante les grands thèmes du livre.

D’emblée, l’auteur situe avec une certaine modestie l’objet central : non pas définir avec précision la catégorie des cadres, mais approcher leur « expérience du travail » et « cerner ses spécificités ». Les deux lectures dominantes des transformations qui affectent le monde des cadres sont à écarter. La première les présente comme les grands gagnants de la métamorphose de l’entreprise, avec la fin du modèle bureaucratique et fordien dans lequel ils n’étaient que des rouages de l’organisation hiérarchique : ils deviennent des « animateurs », « acteurs et sujets de leur propre destin ». La seconde est celle de leur « banalisation » : ce sont à l’inverse les grands perdants d’une mutation qui les voit perdre la sécurité d’emploi et de carrière qui les distinguait des autres salariés. Ces deux lectures supposent en effet un lien trop mécanique entre « les transformations propres au système et les acteurs qui n’en sont que le réceptacle ». Or toutes les mutations n’allant pas dans le même sens, il importe d’étudier le travail des acteurs qui leur donne sens. À cette fin, trois dimensions du travail sont distinguées : le rapport à l’organisation – associé à un mode d’intégration à l’entreprise – le rapport à l’activité de travail, et le rapport à la carrière. L’hypothèse centrale est celle d’une déconnexion de ces trois dimensions. Elles sont étroitement imbriquées dans le « modèle intégré », reposant sur « la loyauté réciproque ». Ce modèle continue certes de faire référence dans l’imaginaire collectif que l’on se fait du cadre, mais il rend de moins en moins compte de la réalité : ces trois dimensions s’autonomisent, l’employabilité et l’insertion dans des réseaux se substituant à l’intégration à l’entreprise comme vecteurs de réussite sociale dans un monde du travail plus incertain.

Dans « les mutations d’un modèle », l’auteur précise le cadre interprétatif général : les traits idéaux-typiques du « modèle intégré » sont précisés. Prenant appui sur les travaux des années 1970 – L. Boltanski, G. Benguigui et D. Montjardet, et de G. Groux – il retient qu’être cadre c’est être « dans une perspective ascensionnelle permanente », « être intégré à un appareil », et être « loyal » envers la politique de la direction. La rupture du contrat de confiance entre l’employé et l’employeur est au principe des mutations de ce modèle. Mais plus qu’une « banalisation », c’est d’une « démocratisation » du modèle de cadre qu’il s’agit, puisque les nouvelles normes comportementales – autonomie, initiative, responsabilité, mobilité, engagement de soi, gestion de sa carrière – s’adressent peu ou prou à tous. Mais la loyauté n’offrant plus de garantie, les cadres sont contraints de choisir la « défection » (Hirshman) comme ligne de conduite. Le « modèle intégré » se décompose donc et donne naissance à deux variantes. Dans la première, qui s’applique surtout aux cadres expérimentés, lesquels l’ont personnellement connu, c’est la recherche du statut social plus que du rôle social dans l’entreprise qui définit les cadres. Dans la seconde, c’est la carrière qui devient le but en soi.

« De l’intégration au détachement » décrit la première des épreuves au travers desquelles se construit l’expérience du travail, celle du rapport à l’entreprise. Les entreprises libèrent les cadres du poids de la loyauté et les appellent à devenir pleinement acteurs de leur destinée. Les plus expérimentés sont dans la défection par défaut : leur attachement initial à l’entreprise se manifeste désormais par des critiques adressées aux instances de direction et l’importance accordée au réseau de relations. Les plus jeunes, formés dans le modèle de la défection, radicalisent ces attitudes sur le mode du mercenariat.

La seconde dimension est celle du travail proprement dit. O. Cousin parle à juste titre d’« autonomie limitée », car la maîtrise relative des cadres sur la manière d’organiser leurs tâches va de paire avec une prescription étroite des objectifs et une évaluation plus serrée des résultats. Leur expérience est ambivalente, elle est faite d’engagement de soi et de confiance dans ses compétences et ses performances, mais aussi d’incertitude sur les critères d’évaluation et de critiques à propos de la non-reconnaissance.

La dernière dimension est celle de la construction d’une image de soi au travers de la carrière, celle où se construit la subjectivation des acteurs. À la différence des deux premières, « tout se passe comme si la logique du système s’effaçait au profit de la logique des acteurs » : ici les cadres sont dans l’illusion d’un effacement du système, puisque réussir sa carrière semble ne reposer que sur les seules ressources des individus. L’« injonction à devenir soi-même » (Ehrenberg) qui singularise nos sociétés serait particulièrement efficace dans ce domaine. Non sans générer forces inquiétudes : celle de la « placardisation » chez les anciens, celle de sacrifices excessifs au plan de la vie privée chez les seconds.

Dans une conclusion toute en nuance, l’auteur retient « la gestion de carrière » comme ce qui définit le mieux aujourd’hui les cadres : il s’agit d’« arriver le plus haut possible », au travers « d’un travail sur soi et par le souci de son employabilité », ce qui donne l’illusion d’être « maître de son destin ». Ils doivent être « sûrs d’eux » alors qu’ils sont « hantés par l’échec et par le vieillissement ».

Appuyée sur une solide connaissance de la littérature sur le groupe social, ce livre, de lecture agréable, est une contribution importante au renouveau récent de la sociologie des cadres en France. Ses résultats convergent avec d’autres pour monter que s’il n’y a ni « précarisation » ni « banalisation », ces salariés ne sont pas indemnes de la montée de l’incertitude dans le monde du travail. La figure libérale du « cadre nomade » ne correspond pas plus à la réalité de leur nouvelle condition sociale. Sans doute que l’auteur aurait gagné à prendre plus systématiquement des biais liés à la méthode et à la composition des deux groupes : la fraction inférieure – les peu diplômés et les provinciaux de la catégorie – y est absente ou sous-représentée, et les femmes y sont trop peu nombreuses pour qu’elles aient pu faire valoir leur – éventuelle – expérience propre. Plus au fond, les principes sur lesquels repose la dynamique des « groupes d’acteurs » mis en place dans le cadre de « l’intervention sociologique » ne tendent-ils pas à occulter les effets de domination interne au groupe ? Ne tendent-ils pas à valoriser ce qui fait l’unité au détriment des doutes, des interrogations et des clivages qui animent la vie de chacun des sujets ? Quant aux différences entre les expérimentés et les jeunes, O. Cousin les interprète comme étant principalement liées à un effet d’âge, alors que nombre de ses matériaux amènent à penser qu’ils renvoient aussi à des effets de génération. Par exemple, n’ayant pas connu le « modèle intégré » comme référence initiale, il est probable que leur expérience ultérieure sera sensiblement différente de leurs aînés. Ces réserves n’enlèvent évidemment rien aux qualités majeures de ce livre.