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L’emploi instable dessine-t-il le modèle d’emploi de demain ? De nombreux travaux plaident en ce sens – notamment ceux de Beck sur la « société du risque » (La société du risque : sur la voie d’une autre modernité [trad. fr. 2001], Aubier, Alto), ceux de Giddens (The Third Way, Polity Press, 1998 [tr. fr. dans A. Giddens et T. Blair, La troisième voie, Le Seuil, 2001], The Third Way and its Critics, Polity Press, 2000), ceux de Gazier et Schmid sur les marchés transitionnels (The Dynamics of Full Employment : Social Integration by Transitional Labour Markets, Cheltenham, Edward Elgar, 2002) ou bien encore le rapport pour la Commission européenne sous la direction d’Alain Supiot (Au-delà de l’emploi : transformations du travail et devenir du travail en Europe, Flammarion, Paris, 1999) – confortant ainsi le jugement commun largement répandu sur le sujet. C’est à une réponse inverse qu’invite l’ouvrage coordonné par Peter Auer et Sandrine Cazes.

Fruit des travaux de l’équipe politique du marché du travail constituée au sein du département Emploi de l’OIT, ce livre fait le point sur la stabilité de l’emploi dans les principaux pays industrialisés. D’un point de vue méthodologique, il combine une étude approfondie de comparaison internationale et quatre monographies nationales portant sur le Danemark (Per K. Madsen), les États-Unis (Paul Osterman), la France (Bénédicte Galtier et Jérôme Gautié) et le Japon (Olivier Passet).

L’étude de comparaison internationale, réalisée par Peter Auer et Sandrine Cazes, prolonge et actualise leurs travaux antérieurs et, plus largement, ceux réalisés par le BIT (L’emploi dans le monde 1996/1997 : les politique nationales à l’heure de la mondialisation, 1996 ; P. Auer et S. Cazes, « L’emploi durable persiste dans les pays industrialisés », Revue internationale du travail, vol. 139, no 4, 2000 ; P. Auer, S. Cazes et V. Spiezia, « Stable or Unstable Jobs : Interpreting the Evidence in Industrialized Countries », Employment Paper Series, no 26, International Labour Office, Employment Strategy Department, Geneva, 2001). Le coeur de l’analyse est constitué par l’analyse de l’ancienneté dans l’emploi sur la période 1992-2000 dans seize pays industrialisés (les pays de l’Union européenne – hormis l’Autriche –, les États-Unis et le Japon). La conclusion est claire : on enregistre aucune tendance à la baisse de la stabilité de l’emploi durant la décennie 1990. En moyenne, pour ces pays, l’ancienneté dans l’emploi au sein de la même entreprise a même légèrement augmenté passant de 10,2 à 10,4 ans entre 1992 et 2000. Seule l’Irlande, avec une ancienneté qui est passée de 11,1 à 9,4 ans, et dans une moindre mesure le Danemark (de 8,8 à 8,3 ans) enregistrent une baisse significative. Dans les autres pays, l’ancienneté est soit stable, soit augmente sensiblement comme en France (de 10,4 à 11,1 ans), au Japon (de 10,9 à 11, 6 ans) ou au Portugal (11,1 à 11,8 ans). Encore convient-il de souligner que ces chiffres désignent l’ancienneté telle qu’elle est constatée au moment de l’enquête, soit une ancienneté évidemment plus faible que l’ancienneté finale des salariés au sein de leur entreprise.

L’ancienneté dans l’emploi, comme tout indicateur, a certes sa part de fragilité. Il dépend, pour partie, de la conjoncture et de façon contra-cyclique : la hausse de l’emploi augmente mécaniquement la part de ceux qui viennent d’être recrutés (qui ont par définition une faible ancienneté) et favorise les démissions ; et cet effet l’emporte sur l’effet inverse provoqué par la baisse des licenciements ou la prolongation de la durée des contrats précaires (ou leur transformation en contrats de long terme). Il dépend aussi de la composition par âge de la population : les emplois précaires étant concentrés sur les jeunes, le vieillissement de la population active occupée pousse l’ancienneté vers le haut. Le recours à d’autres indicateurs de stabilité de l’emploi, tel que le taux de rétention de la main-d’oeuvre par les entreprises – qui lui est pro-cyclique – ne modifie cependant pas substantiellement le résultat global obtenu quant à la permanence de la stabilité de l’emploi. Un résultat qui corrobore celui obtenu par d’autres études sur le sujet (cf. outre les travaux du BIT déjà cités, ceux de l’OCDE, Perspectives de l’emploi [1984, 1993, 1996, 1997], ou bien encore ceux de Neumark sur les États-Unis, On the Job : Is Long-Term Employment a Thing of the Past ? New-York, Russel Sage Foundation, 2000).

Si certaines transformations du capitalisme favorisent indéniablement l’instabilité de l’emploi (le raccourcissement du cycle de vie des produits, la financiarisation et sa logique de court terme, etc.), d’autres éléments, à l’évidence, pèsent en sens inverse. Les nouvelles formes d’organisation du travail, pour ne prendre que cet exemple, valorisent le travail en équipe, la polyvalence, la responsabilisation, l’autonomie, les capacités d’apprentissage spécifiques des travailleurs, soit autant d’éléments qui supposent une certaine durée.

On conçoit ainsi que les trente dernières années aient été moins marquées par un développement de l’instabilité des emplois que par une transformation des formes de la mobilité, la mobilité volontaire (sous formes de démission) cédant largement la place à la mobilité contrainte (sous formes de licenciement et surtout d’emploi précaire).

Ceci posé, on ne dira jamais assez, et l’ouvrage insiste sur ce point, que l’instabilité de l’emploi n’est qu’une composante, parmi d’autres, de l’instabilité du travail et des personnes sur le marché du travail. La stabilité de l’emploi peut s’accompagner d’une mobilité interne à l’entreprise (en termes de postes, d’établissement, etc.). Elle ne dit rien sur le caractère décent des emplois. Plus important encore, au cours des trente dernières années, la stabilité globale de l’emploi s’est accompagnée, dans un certain nombre de pays européens en particulier, du développement d’un chômage de masse, de sorte que l’instabilité des personnes sur le marché du travail s’est considérablement dégradée. La perception de l’insécurité sociale, enfin, dépend non seulement de l’ensemble de ces éléments mais aussi du degré de protection sociale face au risque de chômage ou de sous-emploi.

Les monographies présentées dans l’ouvrage permettent de préciser comment, selon les configurations institutionnelles propres à chaque pays, se déclinent chacune de ces dimensions. Ces monographies ne sont pas à proprement parler menées de front. Les indicateurs utilisés, les périodes étudiées, les questions creusées varient ainsi amplement. Bref, les informations fournies sur chacun des quatre pays étudiés ne sont pas directement comparables. Un défaut qui n’en n’est cependant pas vraiment un puisque l’étude de comparaison internationale du début d’ouvrage offre un cadrage précis et systématique. Articulé à celle-ci, l’éclairage sur les configurations institutionnelles permet, pour le coup, d’expliciter la façon dont la question de la stabilité de l’emploi, et au-delà de la flexibilité, se pose spécifiquement dans chacun des pays étudiés. On comprend ainsi pourquoi la stabilité de l’emploi, telle qu’elle est mesurée par l’ancienneté moyenne dans l’emploi, est traditionnellement plus élevée au Japon (11,6 ans en 2000) ou en France (11,1), et plus faible au Danemark (8,3) et aux États-Unis (6,6). Plus important encore, elle permet de saisir pourquoi l’instabilité plus forte de l’emploi au Danemark, en raison notamment d’un poids plus important qu’ailleurs des PME, s’accompagne néanmoins d’un assez fort sentiment de sécurité, alors qu’on observe une situation exactement inverse au Japon.

Au Danemark, l’emploi plus instable qu’ailleurs s’accompagne de dispositifs de protection sociale développés, que ce soit en termes d’indemnisation du chômage (même si elle a été réduite à la fin des années 1990) ou d’accès à des formations. Grâce à cette « flexecurité », la sortie de l’entreprise n’est pas nécessairement appréhendée comme un traumatisme. Au Japon, à l’inverse, le modèle de l’emploi à vie a finalement mieux résisté qu’attendu à la décennie perdue des années 1990. Ce modèle procède moins de la législation en matière de protection de l’emploi (très faiblement développée) que des pratiques et coutumes d’entreprise. Pour les travailleurs stables, la flexibilité existe néanmoins. Elle s’opère principalement par la variation du temps de travail ou des rémunérations. Le sentiment d’insécurité sur le marché du travail y trouve une partie de son explication. Mais c’est d’abord la faiblesse des dispositifs de protection sociale en cas de chômage et la stigmatisation de celui-ci qui expliquent que le Japon soit l’un des pays industrialisés où ce sentiment est le plus élevé, alors même que le taux de chômage y est réduit et la stabilité de l’emploi élevée.

Le constat d’une assez grande résistance de la stabilité de l’emploi étant établi, il reste à creuser comment celle-ci s’articule et se module du point de vue de ses effets aux dispositifs de protection de l’emploi (réglementation des licenciements, des contrats précaires, etc.) et de protection sociale (niveau et durée des allocations chômage, etc.). Plus fondamentalement encore, pour penser les relations entre stabilité de l’emploi et efficacité, il reste à préciser les liens qu’elle entretient au niveau microéconomique, avec la productivité, et au niveau macroéconomique avec la croissance. Peter Auer et Sandrine Cazes annoncent dans l’ouvrage de prochains travaux sur le sujet. Puisse ce projet être mené à bien.